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SECTION QUATRIÈME.

PHILOSOPHIE.


CHAPITRE I.

D’ARISTOTE ET DE PLATON.

Ces hautes considérations nous conduisent naturellement à la troisième division du catalogue, qui comprend la philosophie ancienne et moderne, c’est-à-dire toutes les découvertes de l’homme sur l’homme, Dieu et la nature, depuis le commencement des choses jusqu’à nous. Considérée sous ce rapport, cette partie du catalogue mérite une attention particulière. Elle excitera le dédain ou l’admiration suivant le point de vue de l’observateur. Peut-être faut-il y chercher plutôt les pensées du génie que les secrets de Dieu. Une quarantaine d’ouvrages qui tous promettent la vérité, qui tous se contredisent, et qui tous cependant ont jeté quelques lumières, voilà le travail philosophique de la pensée humaine depuis cinq mille ans.

Ces divers ouvrages, placés dans leur ordre, forment une véritable histoire de la philosophie. Ici l’intelligence est mesurée par ses œuvres : on peut voir d’un coup d’œil ce qu’elle a produit, ses promesses et ses découvertes, les ténèbres et la lumière, le point de départ et le point d’arrivée. Il y a dans ce catalogue huit ou dix noms qui résument la science, et trois ou quatre grands génies dont il faut adopter les pensées, sous peine de ne résoudre aucune des hautes questions d’avenir, d’immortalité, d’éternité qui tourmentent l’homme sur la terre.

Les orientalistes anglais, et en dernier lieu le docte Colebrocke, ont beaucoup écrit sur la philosophie antique des Perses et des Indiens ; c’était écrire de ce qui n’existe pas. Où règnent la théologie et le despotisme, on peut trouver de hautes maximes de morale ; elles servent à consoler les malheureux, mais il n’y a point de philosophie, car la philosophie cherche la vérité, et la vérité veut nous rendre libre ! L’avilissement des femmes par la polygamie, l’avilissement des hommes par les castes et l’esclavage, quarante siècles de despotisme et d’obéissance animale, protestent contre toutes les prétentions de l’Orient à la philosophie !

En laissant de côté Thalès et Pythagore, qui ne vivent que dans leurs disciples, la philosophie antique repose sur deux hommes dont la pensée est devenue souveraine : Platon et Aristote ! Ainsi tout le travail philosophique des peuples anciens s’est fait en Grèce ! C’est de ce petit coin du globe que sont sorties la liberté et la lumière : tous les soleils se lèvent à l’Orient !

Aristote et Platon ! aucune influence humaine n’a été aussi grande que celle de ces deux philosophes. Depuis qu’ils ont écrit, combien d’empires sont tombés, combien de peuples ont disparu ! et cependant leur puissance à eux renaissait avec les nouveaux empires, se multipliait avec les nouveaux peuples. Vous les rencontrez partout, dans la religion et dans la science, dans la morale positive et dans les abstractions métaphysiques. Leur génie nous a ouvert les régions de la pensée et de l’infini ! et ces régions sont devenues leur empire ! En y entrant ils se sont faits rois ! à chacun le gouvernement d’un monde !

Le monde de Platon, c’est le monde invisible ; l’âme de l’homme est jetée sur la terre comme un navire sur l’Océan. Du haut des mâts le matelot ne voit que l’immensité qui l’environne, c’est l’action de l’intelligence ; mais les regards du pilote percent l’espace, c’est le travail de l’âme : Il y a quelque chose là-bas, dit-il, et déjà il pressent la rive, la rive invisible qui est le but du voyage !

Dans le monde visible, tout nous échappe, tout nous trompe ; nous ne voyons que l’ombre des choses, nous ne nous attachons qu’à des objets qui doivent mourir ; partout la matière met des bornes à notre pensée. Dans le monde invisible, tout nous console, tout nous agrandit, tout nous rapproche de la perfection ; l’âme contemple Dieu ; elle reconnaît les types du beau idéal qu’elle cherchait vainement sur la terre, mais qu’elle cherchait !

Tel est le monde de Platon. Pour exprimer une doctrine si nouvelle, il a créé deux mots nouveaux : idée et providence. Avec le premier, il ouvre les champs de l’infini, il spiritualise les âmes ; avec le second, il anéantit la fatalité, qui jusqu’à lui avait pesé sur les intelligences. Voilà deux mots bien puissants, bien caractéristiques ; ils appellent Dieu aux choses de la terre et l’homme aux choses du ciel ; l’un est une philosophie, et l’autre une religion !

Tandis que Platon établit son empire dans les régions spirituelles, Aristote se fait roi du monde terrestre. Son génie, aussi vaste que le globe, l’embrasse tout entier ; mais il s’arrête là en présence de la matière, et l’invisible lui reste inconnu. Jamais homme ne posséda à un si haut degré la puissance intelligente. Sa mémoire est organisée pour tout retenir, son esprit pour tout inventer. Il observe les phénomènes naturels, et il crée la physique ; il observe les animaux qui peuplent le monde, et il crée la zoologie ; il observe les opérations de la pensée, et il crée la dialectique. Les lois des peuples ne lui sont pas plus étrangères que les lois de la science. Son vaste cerveau combine les formes de chaque gouvernement, il en indique les ressorts, il en écrit les codes, il en fixe la politique, examinant les causes de leur prospérité ou de leur chute ; et dans cet immense travail il n’oublie qu’une chose, c’est d’en marquer la justice et la moralité[1]. Que Platon s’élance dans le ciel, qu’il y déploie ses ailes d’ange ; il a besoin que l’immensité et l’éternité s’ouvrent devant lui. Mais Aristote, que ferait-il de l’infini ? Il n’a besoin que du temps et de l’étendue ; le propre de son esprit est de chercher la limite de tout, de donner des bornes à tout, de classer, de diviser, d’asservir. Et jetez seulement les yeux sur ses ouvrages ! s’il traite de la poétique, c’est pour lui imposer des règles ; de la tragédie, c’est pour la circonscrire dans les unités ; de l’éloquence, c’est pour la soumettre aux lois de la rhétorique ; et lorsque, parvenu au sommet de l’intelligence, il y rencontre la raison, que fait-il ? il lui prescrit ses formes, il lui creuse son moule, il l’enchaîne, il la garrotte, puis il la livre au syllogisme pour lui apprendre à sophistiquer la vérité et à subtiliser le mensonge. Ainsi dans ce génie si vaste tout se rapetisse ; l’infini de Platon disparaît, les idées éternelles s’effacent, et la création se réduit à la sensation, à l’intelligence, à la matière et au mouvement.

Tel est le monde d’Aristote, monde circonscrit dans le temps, sans providence, sans immortalité, presque sans Dieu, et dont l’horizon environné de ténèbres s’ouvre toujours sur la terre !

En esquissant les doctrines de ces deux grands hommes, nous avons, pour ainsi dire, marqué la place des diverses philosophies qui se partagent aujourd’hui le monde. Quelles que soient ces philosophies, elles touchent par un point à Platon ou à Aristote ; ils sont le flambeau où viennent s’allumer tous les autres flambeaux. La religion même, charmée de leur sagesse, les a introduits dans son sanctuaire ; Platon y règne par les pères de l’Église, qui reconnaissent en lui la pensée du vrai Dieu, et Aristote par les scolastiques, qui lui empruntent les règles de son argumentation. Sous les noms barbares de nominaux ou d’empiristes, de réaux ou d’idéalistes, ils civilisent le moyen-âge ; puis la lumière se fait, et alors ils reparaissent avec des formes plus dignes et plus philosophiques, mais toujours ennemis, mais toujours prêts à la dispute et au combat, jusqu’au jour où les deux camps se trouvent séparés par un abîme. C’était au dix-huitième siècle ; Locke venait de fonder sa doctrine sur une ligne d’Aristote. Hume s’empare de cette doctrine ; son œil perçant en mesure les ténébreuses profondeurs, et il la développe au profit du matérialisme et du néant. Ce fut le dernier terme de la philosophie d’Aristote, comme le dernier terme de la philosophie de Platon avait été l’idéalisme fantastique de Berkeley. En philosophie comme en optique, il y a certaines combinaisons où la lumière produit les ténèbres !


  1. Il justifie l’esclavage en reconnaissant une race d’hommes faits pour être esclaves. Il prive de leurs droits de citoyens tous ceux qui se livrent à l’industrie et au commerce. Politique, liv. 1er.