CHAPITRE VI.
HISTOIRE DE DEUX OUVRAGES D’ÉCONOMIE POLITIQUE, PUBLIÉS SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XIV.
FÉNELON. — VAUBAN. — BOISGUILBERT.
En traitant de l’économie politique nous avons omis à dessein deux ouvrages qui méritent une place à part, non qu’ils soient classiques dans la science, le temps oublieux et ingrat en a presque effacé le souvenir, mais ils signalent les premiers efforts de l’humanité en faveur du peuple, et sous ce rapport surtout ils méritent une mention particulière dans un livre destiné à recueillir toutes les pensées utiles au genre humain !
C’est une théorie nouvelle sur les droits des peuples et les devoirs des rois en matière d’impôts ! C’est aussi l’événement le plus considérable, quoique le moins aperçu jusqu’à ce jour, du siècle de Louis XIV !
Lorsqu’on étudie les œuvres littéraires et philosophiques de ce grand siècle, quelle que soit leur excellence, on y reconnaît l’action de la pensée souveraine qui régnait alors sur l’Europe. Le vieux Corneille, parmi les poètes, est peut-être le seul qui ait échappé à cette étreinte vigoureuse du despotisme royal. Pascal et ses amis y échappent aussi : ceux-là sont des hommes de solitude et de méditation ; ils n’appartiennent à leur époque ni par leurs mœurs ni par leurs œuvres, aussi furent-ils persécutés. Mais ces exceptions une fois reconnues, voyez comme le siècle se transforme pour flatter les oreilles et les yeux du maître. Racine refait la langue trop rude de Corneille, il lui donne cette élégance délicate qui fixe l’attention et l’admiration au point de laisser passer la vérité. Bossuet malgré l’austérité de ses doctrines, Fénelon malgré sa vertu, cèdent au besoin de rendre la piété aimable ; Boileau porte dans la satire littéraire les rigueurs de la tyrannie, et Molière, ce comédien de génie, détrône la noblesse et devient sans le savoir un instrument politique sous la main protectrice de Louis XIV. Le roi, la puissance et les plaisirs du roi, voilà le but où tout arrive. Les hommes d’État, les poètes, les philosophes, les gens de cour remontent au lieu de descendre. C’est une nation polie qui touche à peine à la nation vulgaire, et les essais de la politique, comme les lumières de la science, tout est pour les grands, rien n’est pour le peuple.
C’est donc une espèce de prodige que nous ayons à signaler ici quelques sentiments généreux dirigés vers la foule ! Au milieu de cette multitude de beaux génies, qui sont l’expression de la société, nous apercevons trois hommes privilégiés qui marchent en avant du siècle. Leur mission est de préparer les esprits à des vérités pour lesquelles les rois et les nations ne sont pas encore mûrs. Ils laissent tomber des pensées méconnues de leurs temps, mais qui doivent éclater dans les temps à venir : c’est le lien des deux époques ; la voix des pères qui se fait entendre aux enfants et qui leur prépare un bonheur ignoré du présent. Ces trois hommes qui s’occupèrent de la fortune du peuple dans un temps où la politique ne s’occupait que de la fortune des grands, c’est Fénelon, Vauban et Boisguilbert.
Déjà nous avons signalé le Télémaque comme un livre de haute politique emprunté à une législation réelle. Nous avons dit comment les yeux de Fénelon, fatigué des fausses grandeurs de son siècle, s’étaient tournés avec amour vers ce roi qui fut le père de son peuple, vers ce ministre qui fut l’ami de son roi. Certes, il y avait plus que du courage, il y avait du dévouement à choisir Henri IV et Sully pour modèles en présence de Colbert et de Louis XIV ! chose singulière ! Fénelon adressait son livre aux rois, et il ne fut compris que des peuples. Son effet le plus puissant fut d’inspirer le goût de l’agriculture et de relever aux yeux de la France le noble métier du labourage, qui, suivant l’expression de Sully, fait les bons soldats et prépare les grandes nations !
Les principes que Fénelon voulait inspirer au duc de Bourgogne, Vauban tenta de les donner au roi lui-même. Ce fut une illusion, sans doute, mais l’illusion d’une belle âme ; celles-là ne sont jamais perdues pour l’humanité !
Le courtisan Saint-Simon a honoré Vauban du nom de patriote, mot alors nouveau, et qu’on ne trouve qu’une fois dans ses mémoires[1]. Le grand seigneur oublie ses cordons et ses titres pour parler avec amour d’une vertu dont la nouveauté le surprend. L’éloge lui est arraché par l’admiration, et cette admiration est tellement involontaire qu’il s’étonne lui-même de tracer un panégyrique et qu’il en demande pardon à son lecteur. Pour se justifier, il proteste qu’il n’a jamais eu avec Vauban ni avec aucun de ses amis la liaison la plus légère. « Il ajoute que tout ce qu’il va dire est appuyé sur des faits et sur une réputation que personne n’a osé contredire, ni de son vivant ni après sa mort. » Admirable préface d’un magnifique éloge ! Voilà l’effet que produit la vertu ; elle nous arrache à nos propres passions ! On ne saurait la découvrir sans éprouver le besoin de la faire honorer !
Ce n’est ni comme guerrier, ni comme ingénieur, science dans laquelle Vauban fut sans rival, que nous nous proposons d’étudier ce grand homme. Son plus beau titre de gloire à nos yeux, c’est sa tendre compassion pour le peuple, ses efforts pour déraciner la misère implantée sur le sol, les persécutions dont on l’accabla, et sa fin si touchante, lorsque, poursuivi par les gens de finances qu’il avait voulu détrôner, disgracié par son roi qu’il avait voulu éclairer, calomnié, écrasé, méconnu, succombant au désespoir, il se vit seul sur son lit de mort, et put croire, en expirant, que tous ses travaux avaient été inutiles, non à sa gloire, mais à son pays !
Appelé successivement dans toutes les parties de la France par ses fonctions militaires, Vauban fut frappé de deux choses : de la richesse du sol et de la misère de ses habitants. Il en trouva la cause dans la mauvaise culture, dans le mépris de l’industrie, dans la surcharge des impôts, dans leur multiplicité et leur variété suivant les provinces, et, enfin, dans l’odieux système de leur perception. Le spectacle de tant de maux lui inspira une pensée sublime, ce fut d’y chercher un remède. Le voilà parcourant la France dans tous les sens, entrant dans les chaumières, écoutant les villageois, recueillant avec soin la valeur et le produit des terres, étudiant le commerce et l’industrie, s’informant de la nature des impôts, comparant les coutumes des provinces, leurs richesses, leurs cultures, envoyant son secrétaire dans les contrées qu’il ne peut visiter, faisant enfin, à lui seul, une espèce de cadastre, de statistique agricole, financière et commerciale du royaume, et, lorsqu’on le croit absorbé dans ses travaux de fortifications et de défense, préparant un monument plus durable que les forteresses et plus glorieux que les victoires.
Un système complet d’économie politique, calculé sur les produits de l’agriculture, et fondé sur la théorie des impôts, fut le fruit de ses recherches et de ses voyages. Ce travail était déjà fort avancé lorsqu’un nommé Boisguilbert, lieutenant géneral au siége de Rouen, publia un livre sur le même sujet. Ce livre est intitulé : Détail de la France sous le règne de Louis XIV (année 1697). Le but de Boisguilbert, comme celui de Vauban, est de soulager le peuple par une répartition plus exacte des impôts, de dévoiler les vexations des traitants, de simplifier les rouages de l’administration financière, et de faire arriver les recettes directement dans le trésor. Vauban reçut cet ouvrage avec joie et le lut avec reconnaissance. Il voulut voir l’auteur, courut à Rouen, et remercia la Providence du compagnon d’armes qu’elle venait de lui donner. Désormais ils seront deux à combattre ! Leurs pensées s’uniront, leurs projets vont se confondre, et leurs forces seront doublées. Boisguilbert ne portait la réforme que dans la perception ; Vauban attaquait les abus dans leur source. Il supprimait la taille et tous les autres droits, et les remplaçait par un impôt unique, uniforme, d’une perception facile et d’un produit sûr. C’est ce qu’il appelait la dîme royale. Cette dîme était partagée en deux branches : l’une portait sur les terres, et levait un dixième de leur produit ; l’autre portait sur le commerce et l’industrie, qu’il estimait devoir être encouragés. Il prescrivait des règles très simples, très sages et très faciles pour la levée et la perception de ces deux droits, suivant la valeur de chaque terre, la nature des produits et la population. Par ce nouveau système, appuyé des preuves les plus nettes et les plus évidentes, il triplait les revenus du roi et diminuait de plus de moitié les charges du peuple. Le grand problème était résolu comme il l’avait été par Sully.
Vauban ne publia son livre que dix ans après celui de Boisguilbert. C’est un petit volume in-12 de 238 pages, qui renferme le résultat de quarante années d’observations et de méditations. Il est impossible d’entrer en matière avec plus de simplicité et de bonhomie. Voici les premières lignes de cet admirable ouvrage :
« Je le dis de la meilleure foi du monde : ce n’est ni l’envie de m’en faire accroire, ni le désir de m’attirer de nouvelles considérations qui m’ont fait entreprendre cet ouvrage. Je ne suis ni lettré ni homme de finances, et j’aurais mauvaise grâce de chercher de la gloire et des avantages, par des choses qui ne sont pas de ma profession ; mais je suis Français, très affectionné à ma patrie, et très reconnaissant des grâces et des bontés avec lesquelles il a plu au roi de me distinguer depuis si long-temps… « C’est donc cet esprit de devoir et de reconnaissance qui m’anime et me donne une attention très vive pour tout ce qui peut avoir rapport à lui et au bien de son État ! »
Quel langage modeste et nouveau ! « Il n’est ni lettré, ni homme de finances, mais il est Français ; » mais il est inspiré par sa reconnaissance pour son roi, par son amour pour sa patrie : c’est, comme il l’exprime si bien, un esprit de devoir qui l’anime ; « il connaît les causes de la misère du peuple ; il y a cherché un remède, et quoiqu’il n’aie aucune mission pour un si beau travail, » il n’a pas laissé de s’y livrer avec ardeur, bien sûr qu’une longue application et l’amour du pays suffisent pour vaincre tous les obstacles. Après cette courte apologie, Vauban entre en matière. Il peint l’état du pays dans chaque province, dans chaque classe, la situation du peuple, les abus et les malfaçons qui se pratiquent pour la levée des tailles, des aides, des douanes et de la capitation. Il trace un tableau effrayant de ces violences ! Il dit que, « dans les campagnes, après avoir vendu les meubles d’un malheureux paysan, on pousse les exécutions jusqu’à arracher les portes et les fenêtres de sa maison, jusqu’à démolir les murailles pour en tirer les poutres, les solives et les planches, qui sont vendues au profit du trésor. » Il en résulte que les paysans laissent leur terre en friche, et vivent presque nus, refusant les biens de la terre, de crainte de se les voir enlever par les sergents.
Après ces tableaux de détails, Vauban trace un tableau général de l’ensemble du pays. Ses voyages et ses études l’ont conduit à ce résultat : que la dixième partie de la population est réduite à mendier son pain ; que, sur les neuf autres dixièmes, cinq végètent dans la plus profonde misère, et trois vivent dans une situation triste et embarrassée par des dettes et des procès ; qu’enfin, le dernier dixième, qui comprend les gens d’épée, de robe et d’église, toute la noblesse, toutes les charges militaires et civiles, les bourgeois, les rentiers, les marchands, le dernier dixième, disons-nous, ne renferme que cent mille familles, parmi lesquelles il n’en est que dix mille qui jouissent d’une véritable aisance. Or, le clergé et la noblesse ne paient rien ; ils reçoivent au contraire ; les bourgeois et les rentiers dans l’aisance paient peu. La charge des impôts porte donc tout entière sur la classe la plus misérable, la plus méprisée du royaume. C’est sur ces neuf dixièmes que s’étendent les persécutions et les ruines qui en sont la suite.
Tel est le douloureux tableau que Vauban eut le courage de placer sous les yeux de Louis XIV. « Sire, lui disait-il avec une simplicité et une onction touchantes, je me sens obligé d’honneur et de conscience de vous représenter que de tous temps on n’a pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple ; qu’on en fait trop peu de cas, qu’on le ruine, qu’on le méprise, et que cependant c’est lui qui est le plus considérable par le nombre, et, par ses services réels, le plus utile au bien du royaume ! Sire, c’est cette partie du peuple dont le travail et le commerce enrichissent votre trésor ; c’est elle qui fournit tous les soldats, les matelots, les marchands, les ouvriers ; c’est elle qui façonne les vignes et qui fait le vin, qui sème le blé et qui le recueille : l’industrie, le commerce, le labourage doivent tout à ses labeurs. Voilà, Sire, de quoi est faite cette partie du peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant encore à l’heure où j’écris ces lignes. »
Bénissons la main qui les a tracées, ces lignes si nobles, si courageuses. Honorons le grand homme qui, au milieu des magnificences et des vanités de la cour, fit apparaître le tableau déplorable de tant de misères et d’injustice, et se présenta pour les soulager ! L’héroïsme du citoyen est plus rare que celui du guerrier. Vauban les réunit tous deux ; il mérite une double place dans la mémoire des hommes, celui qui servit sa patrie comme Catinat et l’humanité comme Fénelon !
Le petit traité de la Dîme royale parut en 1707 ; tous les lecteurs y applaudirent. Il reçut, dit Saint-Simon, l’approbation générale des personnes versées dans ces matières ; mais ce livre avait un défaut qui devait le faire échouer. Sans doute il y avait un grand mérite à sauver le peuple, à enrichir le roi, à favoriser l’agriculture et le commerce ; mais ruiner du même coup une armée de financiers, de commis, d’employés, les réduire à vivre à leurs dépens et non aux dépens du public, voilà le crime, le crime impardonnable ! L’autorité du roi allait, il est vrai, s’accroître du bonheur du peuple. Mais que devenait l’autorité du contrôleur général, sa faveur, sa fortune, sa toute-puissance, et plus bas celles des intendants de province, de leurs secrétaires, de leurs protégés, qui tombaient dans l’impuissance de faire du bien et du mal ! Est-il surprenant que cette foule d’agents ait conspiré contre un système si avantageux au peuple, si glorieux au roi et si fatal pour eux ? La robe entière en rugit : elle perdait l’enregistrement des édits bursaux ! Les ministres Chamillard et Desmarets s’emportèrent à toutes sortes d’excès : ils perdaient la distribution des fortunes et des emplois. En un mot, Vauban et Boisguilbert virent tous les puissants du siècle soulevés contre leurs projets. L’Église et la Noblesse, placées hors de toute atteinte, regardaient avec indifférence ; la bourgeoisie s’affligeait, et le peuple, qui eût tout gagné à ce changement, ne se douta pas même qu’il s’agissait de son salut. Absorbé dans sa misère, le nom de ses défenseurs n’arrivait pas jusques à lui !
Ce ne fut donc pas merveille si le roi, prévenu et investi de la sorte, repoussa durement et le livre et l’auteur. L’accueil glacé de Louis XIV, quelques reproches échappés avec violence frappèrent le grand homme au cœur. Dès ce moment sa capacité militaire, ses vertus, ses services, tout disparut aux yeux de la cour. « Le roi, dit Saint-Simon, ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du public, qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. Il s’en expliqua de la sorte et sans ménagement. »
Le bruit en retentit jusque dans la finance offensée, qui abusa étrangement de son triomphe, et le malheureux maréchal, abandonné de ses amis, repoussé par la cour, méconnu du roi, voyant qu’il fallait renoncer à tout le bien qu’il avait cru possible, n’ayant plus d’espoir ni pour lui, ni pour le peuple, ni pour l’humanité, s’éloigna du monde, et, consumé d’une affliction que rien ne put adoucir, mourut peu de mois après, dans un abandon, dans un isolement dont l’ingratitude humaine n’offre peut-être pas un second exemple. « Le roi fut insensible à cette nouvelle, jusqu’à ne pas faire semblant de s’apercevoir qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. » Mais il n’en fut pas de même de l’Europe ; cette mort sembla dessiller tous les yeux ! Un concert de louanges s’éleva sur le cercueil du grand homme. Il eut pour oraison funèbre la douleur de la France, et plus tard, au moment où les ennemis franchissaient nos frontières, un souvenir et une larme de Louis XIV.
Le peuple avait perdu un ami ; il lui restait un défenseur. L’honnête Boisguilbert en voyant le sort de Vauban ne put se contenir ; loin de céder à l’orage, il continue l’œuvre de son ami. Dans une première entrevue avec Pontchartrain, il s’était empressé de lui faire connaître son système ; mais celui-ci, le traitant comme un fou, lui avait tourné le dos. Cette indigne réception ne le rebuta pas. Il voulut voir Chamillard comme il avait vu Pontchartrain. Celui-ci l’écouta et le repoussa, sous prétexte que les changements étaient impossibles au milieu de la guerre. Boisguilbert ainsi éconduit lui répond en publiant un petit volume où il prouve que toutes les réformes de Sully ont été opérées pendant une guerre désastreuse et qu’elles en ont réparé les maux. Laissant ainsi le ministre sans excuse, il s’abandonne à toute son indignation, dévoile les intrigues, attaque les abus, et fait un tableau si plein de feu des maux de la France que les ministres, déjà irrités de la comparaison avec Sully, ne songent plus qu’à se venger. Boisguilbert fut exilé au fond de l’Auvergne. Il se montra digne de cette disgrâce par sa constance : on voulait lui en faire un sujet d’amertume, il n’en accepta que l’honneur. Et lorsque, plus tard, les sollicitations de ses amis lui permirent de rentrer dans les murs de Rouen, sa ville natale, il y fut reçu aux acclamations de la foule : un peuple tout entier l’attendait à son passage !
Boisguilbert était neveu du grand Corneille : les vers sublimes et les nobles actions se confondent dans cette famille.
Un dernier outrage, le plus déchirant de tous, était réservé à la mémoire de Vauban. À force d’entendre parler de la dîme royale, les ministres l’étudièrent ; ils la trouvèrent bonne, et au lieu de s’en contenter pour tout impôt, suivant le système du maréchal, ils rétablirent en sus de toutes les autres charges.
« Voilà, s’écrie Saint-Simon, voilà comment il faut se garder en France des plus utiles intentions ! Qui aurait dit à Vauban que tous ses travaux pour le soulagement de la France n’aboutiraient qu’à établir un nouvel impôt, plus dur, plus permanent et plus cher que tous les autres ! C’est une terrible leçon pour arrêter les meilleures propositions en fait d’impôts et de finances. »
Saint-Simon se trompe ; la vérité est toujours bonne, et celle-ci a porté son fruit. Le but de Vauban était de faire payer à la France le dixième des revenus, et c’est précisément ce qu’on paie aujourd’hui. On a suivi, il est vrai, d’autres formes dans l’établissement de l’impôt, mais il avait donné le mouvement aux esprits ; il avait découvert la route nouvelle où d’autres ont pénétré plus avant. Il faut toujours proposer le bien ! que les méchants soient là pour le combattre, qu’importe ! le temps est là aussi pour le faire adopter.
Voltaire attribue, on ne sait pourquoi, la dîme royale à Boisguilbert, et il a trouvé un grand nombre d’écrivains qui l’ont copié sans examen. Il est probable que Voltaire n’avait pas lu ce livre, dont le titre porte le nom du maréchal de France Vauban, et que Vauban lui-même présenta au roi comme son ouvrage. La disgrâce qui suivit cet hommage aurait pu épargner à Voltaire une pareille inadvertance, et à ses copistes une dernière injure à la mémoire du grand homme !
Tous les genres de travaux, tous les genres d’études remplirent la vie de Vauban. Il a laissé des mémoires sur toutes les parties de l’administration civile et militaire, la levée des troupes, la stratégie, les fortifications, la marine, les colonies, les finances, la culture, le commerce, les canaux, enfin toutes les branches de l’industrie et de l’économie politique. Il appelait cela ses oisivetés, titre modeste donné parle génie à des travaux dont l’exécution aurait assuré la prospérité du pays. On a peine à comprendre comment la vie d’un homme a pu suffire à tant de choses, surtout lorsqu’on songe que, dans sa carrière militaire, il eut à rétablir trois cents places ou forteresses anciennes, qu’il en construisit trente-trois nouvelles, parmi lesquelles on compte Cassel et Strasbourg ; qu’il créa le fameux port de Dunkerque, conduisit cinquante-trois siéges, y reçut plusieurs graves blessures, et se trouva à cent quarante actions de vigueur.
Cette vie devait être le modèle de tous les genres de dévouement. À l’époque où une fureur fanatique désolait la France, lorsque la révocation de l’édit de Nantes venait de décimer la population et menaçait la prospérité du pays et la gloire du roi ! un seul homme ose demander le rétablissement de l’édit de Henri IV et le maintien de la tolérance religieuse, et cet homme, c’est encore Vauban. La même main qui venait d’écrire le traité de l’attaque et de la défense des places osa, dans trois mémoires consécutifs, en appeler au roi de la liberté des consciences et des droits de l’humanité.
On me pardonnera, je l’espère, ces longs détails sur les ouvrages, presque oubliés aujourd’hui, de Vauban et Boisguilbert. La création de la science économique en faveur du peuple, la lutte vigoureuse de ces deux grands hommes contre la puissance et la violence, sont la plus belle page de l’histoire du siècle de Louis XIV, qui, lui-même, est une des plus belles pages de l’histoire de l’esprit humain !
Que si quelques idées de vanité humaine avaient pu se glisser dans le cœur de Vauban et de Boisguilbert, nous aurions revendiqué pour eux la gloire attribué à Quesnay. Mais cette gloire, ils ne l’ont pas cherchée ; leur but était plus noble que la gloire, et nous ne la réclamons pas pour eux, à moins que la gloire ne soit la reconnaissance et l’amour de la postérité.
- ↑ Tome V, pag. 284.