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D’UNE
BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE.
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SECTION PREMIÈRE.

INTRODUCTION.


CHAPITRE I.

SITUATION MORALE DU PAYS ; BESOINS DU SIÈCLE.

Les hommes auront beau supprimer les distinctions, la noblesse, les castes, les priviléges, ils ne pourront jamais si bien faire qu’il n’y ait toujours un premier et un dernier. C’est ainsi que les institutions les plus libérales comme les plus aristocratiques amènent forcément le partage du peuple en deux classes : d’un côté ceux qui gouvernent, de l’autre ceux qui sont gouvernés. Toutefois il y a cette différence que dans les aristocraties les deux classes sont éternellement séparées : c’est la noblesse, c’est le peuple ; l’un peut tout, l’autre ne peut rien ; tandis que, dans les démocraties, les deux classes tendent sans cesse à se confondre : en haut, en bas, au pouvoir, à la charrue, c’est toujours le peuple que vous voyez, c’est toujours le peuple qui monte ou qui descend.

Cette forme de gouvernement est la plus digne de l’homme, puisque son but est le développement de l’intelligence de tous au profit de tous, d’où il suit que le devoir de ceux qui gouvernent, dans ce système, est d’éclairer la raison des peuples, de leur donner des principes communs, une instruction universelle, de fonder enfin les unités nationales, pour arriver un jour à l’unité humanitaire !

L’instruction du peuple est donc à la fois le but et la nécessité du gouvernement représentatif ; bien plus elle en est la vie. Aussi, depuis vingt ans, l’éducation primaire et secondaire a-t-elle été l’objet des sollicitudes de tous les hommes du pouvoir qui avaient une pensée d’avenir. Ceux-là voyaient bien que des institutions nouvelles appelaient un peuple nouveau, et que, puisque ces institutions fondaient des droits, elles devaient imposer des devoirs ; mais comment en instruire les masses ? comment leur donner à la fois la pensée et la morale, la puissance et la lumière, la souveraineté et la justice ? C’est là le point principal, et c’est précisément le point oublié. Nous instruisons le peuple comme Condillac instruisait sa statue, en lui présentant des images et des sons. Toutes les idées lui viennent du dehors, comme aux animaux les plus vils, et nous oublions d’aller chercher au dedans l’être moral, l’être infini que Dieu y a placé !

Or, ce grand travail de la régénération des peuples par les éléments matériels de la science, dégagés de toute idée morale et religieuse, doit un jour produire ses résultats. Quels seront-ils ? Question grave que tout le monde s’adresse et à laquelle personne n’ose répondre. On se préoccupe du besoin d’instruire la foule, et l’on ferme les yeux sur les suites nécessaires de la mauvaise instruction qu’on lui donne. Et cependant ce seul fait de l’instruction d’un peuple est une des plus puissantes révolutions qui se soient encore vues sur la terre : des derniers rangs de la société, des profondeurs de ses abjections et de ses misères, va sortir une nation nouvelle, envieuse, ambitieuse, sans prochain et sans Dieu ; une nation enflée de cette demi-science de raisonnements à vide, que Bacon trouvait plus dangereuse que l’ignorance et la barbarie. Ce n’est pas tout encore ; au-dessus de ce chaos populaire, apparaît une jeunesse turbulente, sans principes, habituée dans les colléges aux idées grecques et romaines, et s’inoculant dans les cabinets littéraires les idées américaines ; une jeunesse pleine de présomption, mêlant tout, brouillant tout ; haïssant le despotisme et regrettant l’épée de Bonaparte ; réhabilitant Robespierre par les arguments de M. de Maistre sur l’excellence du bourreau ; prenant la guillotine pour emblème, Marat pour modèle, l’émeute pour principe, la terreur pour une forme de gouvernement ; plongée enfin dans la théorie de l’assassinat jusqu’au point de ne plus le distinguer de la vertu, et se croyant propre à gouverner le monde parce qu’elle ne reculerait devant aucune des extrémités du crime ! Et en traçant ce tableau nous ne mentons pas, nous ne calomnions pas, nous reproduisons des maximes, nous recueillons des discours, nous disons ce que tout le monde peut lire dans des journaux, dans des libelles publiés en haine de toute autorité ; nous ne faisons pas une satire, nous écrivons l’histoire !

Telle est la situation intellectuelle et morale du pays : la France meurt faute d’idées générales et de principes communs ; elle meurt au pied de l’arbre de la science dont on ne lui présente que les mauvais fruits ; elle meurt dans les familles à qui on refuse la vie morale et religieuse ; elle meurt dans le gouvernement qui, enorgueilli de sa prospérité industrielle et financière, n’a pu s’élever jusqu’à l’intelligence de ces mots de l’Évangile : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de vérité ! »

Le mal est grand sans doute, mais il n’est point incurable : né d’une fausse science et d’un mauvais système d’éducation, il peut être effacé par des réformes et par de bons ouvrages. Il n’y a que la lumière qui dissipe les ténèbres, il n’y a que la vérité qui dissipe l’erreur ; c’est donc la lumière, c’est donc la vérité qu’il faut répandre. Examinons la société, prenons-la telle que nos éducations et nos institutions l’ont faite, en commençant par les colléges et en finissant par le monde. En général, les études des colléges se concentrent dans un petit nombre de livres grecs et latins, livres excellents sous le rapport historique ou littéraire, mais qui, dans l’état actuel de la civilisation, ne peuvent nous servir ni de règles ni de modèles. Des esclaves qu’on enchaîne, des ilotes qu’on assassine, des peuples conquis qu’on égorge ou qu’on vend sur la place publique comme un vil bétail ; des enfants qui tuent leur père, des pères qui font tomber la tête de leurs enfants ; la barbarie dans le pouvoir, le vice dans les mœurs et le crime érigé en vertu ; voilà les premières images, les premières idées qui frappent le cœur de la jeunesse ! On sème l’ivraie et l’on se plaint de la moisson.

Si des colléges nous passons aux écoles primaires, un spectacle non moins affligeant se présente. Là, point de livres grecs et latins, mais aussi point de livres français ! Inutilement vous avez pensé, vous avez écrit pour le salut du genre humain, Fénelon, Fleury, Vauvenargues, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ; inutilement votre génie s’est appliqué à nous faire aimer la vertu en la montrant non comme un devoir, mais comme un bonheur ; vos ravissantes inspirations ne seront jamais entendues de la foule ; vous ne pénétrerez pas dans la chaumière du pauvre pour le consoler de sa misère, lui révéler son âme qu’il ignore, et tous les bienfaits d’un Dieu qu’on lui laisse oublier ! Nos législateurs l’ont ainsi voulu, et vos pensées généreuses resteront inconnues de ceux même à qui vous les aviez destinées ! Des abécédaires pour toute science, des méthodes d’enseignement pour toute morale, et quelquefois par hasard les éléments arides de la grammaire et de l’arithmétique, voilà ce que nous rencontrons dans les écoles primaires des villes et chez les magisters illettrés de nos campagnes. On veut bien enseigner à lire au peuple, mais à condition qu’il ne lira pas ; on lui donne un instrument dont on lui refuse l’usage ; il tient la clef du monde des pensées, et ce monde si beau, si vaste, où il recevrait une nouvelle vie, ce monde, le seul digne de l’homme, ne s’ouvrira jamais devant lui !

Il est vrai que des sociétés catholiques, effrayées du vide où on laissait le peuple, se sont empressées de lui offrir les livres qu’elles croyaient propres à son éducation. Mais ces livres ne sont pas toujours choisis par une piété bien éclairée ; ce sont pour la plupart des livres mystiques sans aucun rapport avec le mouvement du siècle. C’est l’Histoire véritable de la croix de Migné, la Vie de sainte Philomèle, de Marie Alacoque, du père Fourier, réformateur des chanoines ; c’est la vie édifiante de Nicolas de Flue[1], lequel resta vingt ans sans manger, ou l’histoire encore plus édifiante de la possession des Ursulines de Loudun, du supplice d’Urbain Grandier, et des horribles tentations du père Surin, qui, à force d’exorciser les religieuses, finit par se croire lui-même possédé d’une légion de diables. Voilà les livres qu’on imprime sérieusement au dix-neuvième siècle pour l’instruction d’un peuple appelé à connaître ses lois et à les faire ; d’un peuple dans les rangs duquel l’élection va chercher des députés et des ministres. Qu’arrive-t-il ? repoussé par l’ennui, et, il faut bien le dire, par le dégoût qu’inspirent de pareils ouvrages, la foule cherche d’autres lectures, heureuse quand elle ne rencontre sur sa route que les Vies édifiantes de Cartouche et de Mandrin, ou les Faits merveilleux de Richard-sans-Peur, des quatre fils Aymon, et de Mélusine à la queue de serpent, seuls ouvrages qui, avec les Facéties de Voltaire et les honteuses élucubrations de Pigault-Lebrun, forment aujourd’hui la

bibliothèque privilégiée du peuple, c’est-à-dire toute sa science historique, politique et morale !

Que dis-je ? une autre science plus facile lui est offerte à peu de frais. En face de la société catholique des bons livres sont venues se placer les sociétés dites républicaines ; avec leurs formes abruptes, leurs barbes farouches, leur amour du bourreau et leur politique émanée de la Montagne. Celles-là aussi ont leurs apôtres et leurs martyrs dont elles publient les doctrines à deux sous la feuille, et, comme il est écrit dans le prospectus, pour former le peuple à la vertu. Jamais roi n’eut de courtisans plus abjects ! Ils disent à ce peuple ignorant qu’il sait tout, qu’il peut tout, et que la loi suprême c’est sa volonté ! Ils appellent sa force brutale, intelligence, et ses assassinats, justice. S’ils publient des livres d’histoire, ils en effacent soigneusement les belles actions et n’y développent que les crimes, toujours pour former le peuple à la vertu[2]. S’ils publient des livres de politique, ils choisissent les discours sanglants de Robespierre, ce tigre à face humaine, dont ils font un sage, ou de Marat, ce convoiteur des trois cent mille têtes, dont ils font un martyr, et toujours pour former le peuple à la vertu[3]. Tous leurs écrits, s’adressant à la colère, signalent des vengeances, réveillent des haines ; tous commandent la spoliation des riches et le massacre des premiers par les derniers, et toujours, toujours pour former le peuple à la vertu. Telle est la Bibliothèque populaire des sociétés jacobines ; car c’est une dérision de les appeler républicaines. Elles nourrissent le peuple de férocité et de mensonges, comme ce tyran de l’antiquité nourrissait ses chevaux de chair humaine. On conviendra sans doute qu’à de tels livres, la Société des bons livres aurait pu opposer quelque chose de mieux que la possession du père Surin, la réforme des chanoines par le docte Fourier, voire même les stigmates et les visions béatifiques de sainte Marie Alacoque !

Ainsi se résument les divers degrés de nos éducations publiques et particulières : dans les colléges, la démagogie grecque et romaine, sans autres principes ; dans les écoles chrétiennes, les croyances du moyen-âge et les mortifications des saints ; dans les sociétés populaires, la haine de toutes les supériorités avouées, les doctrines de quatre-vingt-treize ; et au milieu de tout cela, chose étrange ! l’indifférence des familles, les préjugés de province, de castes, de naissance, de fortune, d’état, chaos ténébreux des vanités d’autrefois et des vanités d’aujourd’hui, éléments usés, mais non sans vie, qui doivent former la société nouvelle. C’est de là qu’il faut faire sortir une de ces grandes idées morales, communes à tous, qui font mouvoir les peuples comme un seul homme, et qui seules aussi ont le pouvoir de les faire grands !

Le mal est dans les éléments mêmes de l’instruction, et ce sont ces éléments qu’il faut mettre en harmonie avec nos institutions nouvelles. Or, nos institutions nous appellent à discuter non-seulement les intérêts de notre ville et de notre département, mais encore les intérêts de la patrie et du genre humain. Équilibre des empires, relations politiques et commerciales du globe, puissance de l’industrie et de l’agriculture, tout ce qui peut rendre l’homme capable de résoudre ce généreux problème de la plus grande prospérité publique et du plus grand bonheur de l’individu, législation, religion, morale, philosophie, tout arrive à la tribune nationale, tout y est soumis aux lumières de la nation. Ne semble-t-il pas que la même loi qui a fait du peuple un législateur ait dû lui imposer une instruction large, morale, universelle, pour tout dire, en un mot, une éducation encyclopédique ?

CHAPITRE II.

DE LA PUISSANCE DES LIVRES.

Il est donc vrai qu’en renouvelant nos lois et en fondant des écoles nous n’avons accompli que la moitié de l’œuvre et que l’autre moitié est encore à faire. Ce n’est pas assez de formuler des constitutions, il faut y élever les peuples. Cette idée nous a frappé. Persuadé que les plus hautes pensées de la plus haute morale sont intelligibles aux hommes de toutes les classes ; persuadé que, dans la situation actuelle de l’Europe, on ne peut ramener les esprits à l’unité d’opinion que par la vérité, car elle seule est une, nous avons conçu le projet de coopérer à cette régénération tant souhaitée, en formant une bibliothèque complète des chefs-d’œuvre de l’esprit humain et en leur faisant parler à tous la même langue. Le but de cette entreprise est de fonder l’éducation nationale sur l’étude de tous les beaux génies qui ont éclairé le monde. Certes ce ne peut être une idée trompeuse que de renouveler les peuples avec les livres mêmes qui nous ont moralisés ou civilisés.

Le Panthéon littéraire, bibliothèque universelle, n’est pas seulement une entreprise de libraire, la plus grande qu’on ait encore tentée, c’est une conception de haute morale publique, un essai d’instruction nationale dont la fin suprême est de réunir dans les mêmes principes toutes les classes de la société. Il s’agit d’habituer les esprits les plus vulgaires aux images du beau et du bon, de jeter dans la circulation une grande masse d’idées civilisatrices, de détruire partout l’erreur par la présence de la vérité, et, pour tout résumer en un mot, de rendre les plus sublimes pensées du génie communes à tout un peuple !

L’instruction ne donne pas l’intelligence, elle la meuble et la développe ; elle nous ajoute les idées des autres et nous grandit de tout ce qu’elle nous ajoute ; elle met en nous Socrate, Platon, Newton, Fénelon, et nous permet de les égaler, non dans leurs vastes conceptions, mais dans leur charité évangélique, ce qui est plus beau et plus heureux. C’est ainsi que, par l’étude délicieuse de la vie et des œuvres de ces bienfaiteurs des hommes, l’âme d’un peuple peut s’élever à une perfection, où sans leur secours elle ne fût jamais arrivée. Les plus humbles et les plus pauvres sont appelés comme les autres à la possession de ces trésors qui autrefois n’appartenaient qu’aux riches, mais dont l’imprimerie a fait la propriété du genre humain !

On s’étonnera peut-être de la puissance que nous attribuons aux livres ; mais les livres sont des idées, et c’est avec des idées que les petites et les grandes choses se font ici-bas. Nous devons aux livres tout le bien et tout le mal qui est sur la terre. Il y en a trois ou quatre qui gouvernent le monde. Voyez ce que les Védas ont fait de l’Inde, et ce que le Coran a fait de la Turquie ! Les peuples sont heureux ou malheureux suivant la pensée écrite qui les inspire. Voilà pourquoi l’Asie meurt sous le poids de ses chaînes ! voilà pourquoi aussi la France, l’Angleterre, l’Amérique sont libres ! Et qui donc les a faits libres ? Vous nommez Cromwell, Washington, Mirabeau ! Mon regard porte plus haut, je vois le Christ et l’Évangile !

Ces hautes influences ne s’exercent pas seulement sur les peuples, elles vont droit aux individus dont elles révèlent les aptitudes ou développent le génie ! Les poèmes d’Homère forment Alexandre : il veut être Achille, et soumet l’Asie, dont sa gloire commence la civilisation. La vie des grands hommes de Plutarque imprime à Rousseau ce type de beau idéal qu’il reproduit dans tous ses ouvrages ; et les descriptions enchantées de Marc-Paul excitent dans l’âme de Christophe Colomb cette curiosité sublime qui le pousse à la découverte du Nouveau-Monde. De nos jours enfin nous avons vu un simple paysan, le jeune Caillié, s’enflammer à la lecture d’un volume de Robinson oublié par hasard dans une école de village, et seul, sans argent, sans protecteur, sans autre secours que sa puissante volonté, traverser les contrées barbares de l’Afrique et pénétrer jusqu’à Tombouctou, dont l’existence n’est encore constatée que par son voyage !

L’influence des livres est universelle ; c’est le grand levier du monde moral et politique. Imaginez, en effet, une force comparable à celle-ci : aux deux extrémités du globe la même page va éveiller les mêmes pensées, soulever les mêmes passions, réunir comme en un faisceau les êtres que l’immensité sépare, et nous révéler, au milieu de la variété des races, la fraternité des âmes, l’unité du genre humain !

Telle est la puissance des livres, et ce n’est pas nous, qui oserons la nier, nous qui sommes leur ouvrage, nous sortis à peine d’une révolution dont les livres furent le premier et le plus puissant moteur. Ce point une fois accordé, on nous demandera sans doute de quels éléments nous comptons former notre bibliothèque ; dans quel esprit elle sera composée, et à quelles mains assez habiles, à quel homme d’un goût assez délicat, assez pur, à quelle tête encyclopédique nous confierons le soin d’un choix qui doit s’opérer au milieu du chaos de plusieurs millions de volumes. Ces questions sont graves, et nous serions bien embarrassé d’y répondre si nous n’avions pour auxiliaires que des secours humains ; mais une autorité divine, un juge qui ne se laisse jamais ni éblouir ni tromper, le temps, s’est chargé de la plus grande partie de notre travail. Que pouvions-nous faire de mieux que de nous en tenir à son jugement ? Le temps c’est la réflexion de l’humanité ! Contempteur du médiocre, il n’épargne ni le mauvais goût ni les mauvaises doctrines ; et s’il conserve quelquefois ces dernières, lorsqu’elles portent l’empreinte du génie, il les conserve en les condamnant. En effet, de quel mépris immortel le temps n’a-t-il pas couvert les impiétés de Pline, la matière éternelle d’Épicure, le matérialisme de Hume, le panthéisme de Spinosa, et toutes les doctrines subversives de leurs imitateurs. Ces systèmes vivent, dira-t-on. Oui ! ils vivent dans l’histoire de la science, mais ils sont morts dans son action et dans son estime. Dès lors il n’y a plus de péril ; les erreurs des sophistes peuvent être un témoignage de la grandeur de leur intelligence, mais elles sont aussi un témoignage du pouvoir de la raison humaine qui sait les démêler et les réprouver !

Ainsi le Panthéon littéraire, véritable bibliothèque universelle, se composera des chefs-d’œuvre de toutes les littératures, des ouvrages originaux de toutes les langues, des livres sacrés et primitifs de tous les peuples ; poésie, philosophie, histoire, politique, morale, géographie, voyages, nous n’oublierons rien de ce que le temps a consacré. Le Panthéon littéraire, c’est le recueil de tout ce que l’homme a pu découvrir sur Dieu, sur la nature et sur lui-même ; c’est le livre des pensées du genre humain. Vous y verrez les prodiges de l’intelligence pour arriver au bien-être matériel, et les efforts de l’âme pour échapper à la matière, pour en percer les ténèbres. Livre immense dont chaque feuillet porte la date d’un siècle et le nom d’un homme de génie, et dont l’ensemble représente le travail intellectuel de l’humanité depuis quatre mille ans.

Notre travail à nous est de recueillir ces trésors, d’en dresser le catalogue, d’en suivre la chaîne et d’y établir l’ordre ; non pas seulement cet ordre de petits détails qui isole les œuvres de chaque individu et de chaque époque, afin d’en diviser la gloire, mais l’ordre d’un vaste ensemble qui dans les œuvres de tous les peuples ne voit que le travail du genre humain. Celui-là est le seul vrai, le seul philosophique, les nations anciennes et les nations modernes y apparaissent marchant vers le même but, et accomplissant avec lenteur un fait mystérieux que nous commençons seulement à entrevoir, le fait de leur transformation morale par la recherche et la découverte de la vérité !

CHAPITRE III.

ÉTUDES DE L’ARBRE ENCYCLOPÉDIQUE DE BACON
ET DE D’ALEMBERT.

Toutefois l’ordre dans les détails est de nécessité, et c’est par lui seulement qu’on peut arriver à la vue claire et précise de l’ensemble. Pour concilier ces deux choses, l’idée nous vint d’établir notre catalogue sur les grandes divisions de l’arbre encyclopédique de D’Alembert ; la célébrité de cette invention semblait une garantie de son excellence. Ouvrant donc le premier volume de l’Encyclopédie, nous vîmes cet arbre fameux qui, comme celui de la science du bien et du mal, porte dans ses fruits toutes les connaissances humaines. Le tronc de cet arbre c’est l’entendement ; ses trois branches c’est la mémoire, la raison et l’imagination, lesquelles produisent l’histoire, la poésie et la philosophie. Certes, c’était une idée de génie que de placer les différents travaux de l’homme au sommet des facultés de l’âme et de l’intelligence qui les enfantent ; la classification est ingénieuse, et l’ordre semble s’établir ; mais à l’examen tout s’écroule, et les branches de l’arbre ne présentent plus qu’erreur et confusion. Et d’abord le point de départ est faux ; pour faire sortir les arts, les sciences et les lettres de nos facultés divines et humaines, il fallait trouver et définir ces facultés, séparer avec soin ce qui est de la terre et ce qui est du ciel, ce qui appartient à l’intelligence et ce qui appartient à l’âme, puis donner à chacun son œuvre. C’est ce que Bacon a voulu faire et c’est ce que D’Alembert n’a pas même tenté. Ici tout est confondu. Des trois facultés que le philosophe attribue à l’âme, une seule lui appartient : la raison. Et en effet, la mémoire des choses terrestres n’est point une faculté de l’âme, c’est une faculté de l’intelligence, que les animaux possèdent comme nous. D’autre part, l’imagination n’est point une faculté simple, car elle se forme de la mémoire, puis du sentiment du beau et du sentiment de l’infini, rayons divins de l’âme dont D’Alembert ne parle pas.

Ce système, vicieux dans son ensemble, ne l’est pas moins dans les détails. Jetons les yeux sur la première tige. Qu’est-ce que la mémoire ? une faculté de l’intelligence qui ne produit que ce qu’elle reçoit. D’Alembert lui fait produire les arts et métiers et les manufactures, toutes choses qui naissent bien plutôt de nos besoins, de l’observation, de l’imitation, de l’imagination, que de la mémoire. Sur cette même tige j’aperçois l’histoire : l’histoire civile, l’histoire littéraire, l’histoire naturelle, l’histoire de la terre et de la mer, l’histoire des végétaux, des animaux, des minéraux, etc. Ici le désordre augmente, car je retrouve la botanique, la minéralogie, la zoologie, l’astronomie, la chimie sur la tige de la raison. Il y a donc erreur ou double emploi, et c’est au moins une idée fausse que de vouloir séparer les sciences de leur histoire. Les sciences sont le résultat de l’observation et de l’expérience ; elles se renouvellent chaque siècle, en sorte que leur histoire fait partie d’elles-mêmes. Les scinder, comme aurait dit Bacon, c’est arracher l’œil du cyclope, c’est leur ôter la lumière.

Mais voici des choses bien plus étranges. Cette tige de la raison, dont toutes les branches devaient produire la vérité, est chargée de sciences mensongères. On y voit le blason à côté de la logique, la magie naturelle et la magie noire à côté de la religion ; puis la tige s’élance au-dessus de toutes les autres jusqu’au sommet de l’arbre, et là elle est terminée par l’apothicairerie que l’auteur matérialiste regardait sans doute comme le dernier terme de la raison humaine !

Quant à la tige de l’imagination, on est fort étonné de lui voir produire la gravure et l’architecture civile, surtout cette dernière qui ne crée rien de grand qu’à l’aide du calcul et du compas. On y trouve aussi la poésie, qui entre les mains du géomètre se divise en narrative, dramatique et parabolique. Nous n’aurions jamais entendu ce mot, s’il n’était expliqué par celui d’allégorique dans la table qui précède l’arbre et qui en réunit toute la nomenclature. L’allégorie peut être du ressort de la poésie, mais elle ne constitue pas un genre particulier non plus que la narration. L’une et l’autre appartiennent également à toutes les poésies bucoliques, dramatiques, lyriques et épiques ; et en vérité, malgré notre admiration pour le génie de Bacon et de D’Alembert, il nous a été impossible de trouver plus de narrative dans une épigramme que dans une comédie ! Au reste, si les genres sont mal définis, il n’en est point d’oubliés, et toujours, sous le titre général de poésie narrative, on trouve le madrigal, l’épigramme, le roman, vers et prose, s’élevant vers le ciel, à côté des poèmes d’Homère !

L’idée de cet arbre appartient, comme tout le monde le sait, au chancelier Bacon ; mais l’arbre de Bacon, moins étendu, a cependant plus d’ensemble : il commence par les éléments, s’élève de science en science jusqu’à la politique, et se termine par la théologie. Ainsi, l’arbre de Bacon jette ses racines sur la terre et porte à son sommet l’idée de Dieu. C’est à ce couronnement sublime que D’Alembert et Diderot ont substitué l’apothicairerie !

CHAPITRE IV.

PLAN BIBLIOGRAPHIQUE DE L’OUVRAGE.

On conçoit tout ce qu’une pareille théorie a d’arbitraire et par conséquent de peu philosophique. Pour l’adopter, il eût fallu en reconstruire le système, émonder l’arbre et renouveler ses tiges ; encore n’eussions-nous pas été sûr de faire mieux que nos modèles. Force fut donc de renoncer à une méthode dont l’idée fondamentale, la classification des œuvres de l’esprit humain sous les facultés de l’intelligence qui les produisent, nous avait paru si belle, mais dont l’exécution dans l’état présent de la science, était impossible. L’ordre encyclopédique une fois abandonné, il nous restait l’ordre bibliographique. Celui-là éveille moins de pensées, mais il est clair, précis, sans péril dans ses erreurs, car on peut commettre des erreurs même en rédigeant un catalogue. C’est donc à l’ordre bibliographique que nous nous arrêtâmes, et nous étions loin alors de nous attendre à tous les avantages qu’il allait nous présenter. Dans les catalogues les plus précieux, l’art bibliographique n’a d’autre but que de faciliter les recherches par une bonne classification des matières, ou de fixer la curiosité sur la date et la condition des livres ; mais dans un catalogue du genre de celui-ci, c’est-à-dire dans une bibliothèque universelle où il s’agit de recueillir et de classer, non ce que la typographie a produit de plus rare, mais ce que le génie de l’homme a produit de plus beau, la science des de Bure, des Renouard, des Wan-Praet, des Brunet, devient une véritable science littéraire, une étude de goût et qui donne beaucoup plus qu’elle ne promet. Ici les détails du catalogue ne sont rien, mais chaque division, soit théologique, soit philosophique, soit politique, soit morale, nous offre un tout complet du grand travail de l’humanité depuis les premiers temps du monde jusqu’à nous, et il en résulte que l’ensemble de toutes ces divisions est une véritable histoire de l’esprit humain par les monuments mêmes de la pensée.

Lorsqu’au dix-huitième siècle Diderot conçut le plan de l’Encyclopédie, il ne s’agissait de rien moins que d’élever un monument entre le passé et l’avenir, sur lequel tout le passé était écrit. Grande conception, moins grande cependant que le Panthéon littéraire. Diderot résumait dans l’ordre alphabétique, et les procédés des arts, et les découvertes des sciences, et les systèmes de philosophie ; nous, nous publions les ouvrages originaux qui renferment toutes ces choses. L’Encyclopédie n’est pour ainsi dire que la table des matières de notre collection ; table incomplète, et dont aujourd’hui les articles les plus importants seraient à refaire, tant nos progrès ont été rapides. Dans les sciences tout est changé, jusqu’aux éléments ; on se croirait jeté dans un nouveau monde : l’eau et l’air décomposés par Lavoisier ne sont pas l’eau et l’air des physiciens de l’Encyclopédie, et le soleil d’Young et de Fresnel n’éclaire plus le globe de la même lumière que réfractait le prisme de Newton. La politique n’est pas moins avancée ; alors elle proclamait la liberté comme une utopie, et la liberté nous a été donnée : nous avons passé de la théorie à l’usage, et réalisé une forme de gouvernement dont les plus grands publicistes du dix-huitième siècle n’avaient pas même conçu l’idée. Enfin le monde moral de la philosophie s’est transformé comme le monde politique des législateurs, comme le monde physique de la science. Locke et Hume avaient matérialisé la pensée et tout réduit à l’œuvre visible des sens. Sous leur règne, la philosophie ne vécut que de la vie du corps ; elle était sans âme, elle fut sans progrès. Mais un grand mouvement s’opère à la venue de Kant. Celui-là voit la science de plus haut ; il la mesure, puis il en montre les néants, mais en présence de Dieu, et sous l’inspiration d’une âme immortelle qui se connaît. Voilà où nous en sommes, et voilà ce qu’il était utile de graver, comme notre épigraphe, sur les portes du temple où nous devons retrouver toutes les gloires intellectuelles de l’univers.

Nous allons donc recueillir et classer nos véritables richesses. Parcourant les longues galeries de nos bibliothèques, nous allons trier, parmi des millions de volumes écrits sur tous les sujets à toutes les époques, et dans toutes les langues, le petit nombre d’ouvrages qui ont reçu la sanction du génie et du temps. Nombre en effet très minime, si on le compare à ces masses poudreuses d’in-folio et d’in-quarto que le temps a frappées de mort, et que les vers rongent sur leurs tablettes comme des cadavres dans leurs tombeaux ; nombre prodigieux, si on ne considère que la multitude d’idées répandues dans chacun de ces livres, les principes qu’ils proclament, et l’immense impulsion que l’ensemble de ces lumières peut donner au monde !


SECTION DEUXIÈME

THÉOLOGIE.


CHAPITRE I.

LIVRES SACRÉS ET PRIMITIFS DES PEUPLES ANCIENS. — PÈRES
DE L’ÉGLISE GRECQUE ET LATINE.

Dans l’ordre que nous avons adopté, la théologie se présente la première. Rien de plus grand que cette science qui embrasse le ciel et l’enfer ; nous la trouvons partout, chez les hordes sauvages comme chez les peuples civilisés et c’est parce que nous la trouvons partout qu’elle doit éternellement fixer notre attention. Considérée dans son essence, c’est-à-dire indépendamment de ses formes et de ses dogmes, elle divinise l’humanité. La théologie sur tout le globe, c’est le genre humain produisant la pensée de Dieu et faisant un temple de l’univers.

Il y a des théologies qui sont mortes avec les peuples qu’elles dirigeaient : celles-là sont devenues des mythologies ; elles appartiennent aux poètes et n’ont pas dû trouver place dans notre première division. C’est donc aux grandes théologies vivantes que nous avons demandé leurs œuvres.

Commençons par l’Orient ; cette partie de notre catalogue, quoique peu considérable, doit exciter un vif intérêt. Elle offre les livres religieux et primitifs de deux vastes empires, l’Inde et la Chine ; restés immobiles et comme pétrifiés depuis trente siècles sous le poids des chaînes dont la théologie les écrase.

Les quatre Védas, sur lesquels repose tout l’édifice de la politique et de la religion indienne, sont encore inconnus de l’Europe. On sait que les Brachmanes ne peuvent les communiquer qu’aux hommes de leur race, sous peine de se voir réduits à la condition des parias. Mais rien ne résiste à une volonté forte ; ces livres, objets de tant de recherches et de sacrifices jusqu’à ce jour inutiles, viennent enfin d’être révélés au docte Colebrocke, qui fait travailler à leur publication. Ainsi la Bible de Brahma fera partie de la bibliothèque universelle. Là doit être le secret de cette organisation théologique assez vigoureusement constituée au dedans pour réduire cent trente millions d’hommes à l’état de bétail humain pendant trois mille ans, et si faiblement défendue au dehors qu’elle tombe aujourd’hui devant quelques bataillons anglais. Nous saurons enfin ce que nous devons espérer de ces sources indiennes si riches en poésie, mais qui, jusqu’à ce jour, ont trahi les espérances savantes de ceux qui leur demandaient l’histoire des premiers jours du monde et la date de notre arrivée sur la terre !

À côté des livres sacrés des Indiens nous avons placé les livres sacrés de la Chine. Ceux-ci méritent d’autant plus d’attention qu’on a cru y reconnaître des fragments des livres antiques et peut-être antedéluviens de Babylone, de la Perse et de l’Égypte[4]. Ces livres n’auraient pas péri dans les ruines de ces empires ; emportés et conservés en Chine par une colonie égyptienne ou babylonienne, les Chinois en les traduisant s’en seraient attribué les histoires. Ainsi ce n’est pas l’histoire de la Chine qu’il faut chercher dans les livres sacrés des Chinois, mais l’histoire du genre humain !

À l’appui de cette grande théorie on cite des faits importants ; par exemple les mêmes dates, les mêmes événements et les mêmes hommes se retrouvent dans les livres sacrés de la Chine et dans la Bible, dans le royaume du milieu et dans la Chaldée ; les noms seuls sont changés, encore l’analyse philologique leur donne-t-elle quelque fois le même sens. Il en résulte ce fait singulier, que les Chinois, qui se vantent d’une antiquité de deux ou trois cent mille ans, portent dans leurs livres les plus anciens les preuves de la chronologie de Moïse et n’ont besoin que de se lire pour se réfuter.

L’étude des livres sacrés de l’Inde et de la Chine est si importante, et il serait si beau d’y découvrir l’histoire des premiers temps du monde, que nous avons cru indispensable d’y jeter cette lumière ! Tout commence en Asie, la religion et la civilisation. C’est le pays des tombeaux, des ruines, des hiéroglyphes, des peuples morts avec leurs langues, avec leur histoire, avec leurs cités, avec leurs dieux. Pays de prodiges, témoin de la création de l’homme et point de départ de toutes les nations qui couvrent aujourd’hui le globe. Là régnèrent avant le déluge les divinités mythologiques de la Perse, de l’Égypte, de l’Inde et de la Grèce. Là s’écoulèrent les jours des patriarches et des prophètes. Moïse y entendit la voix du Tout-Puissant ; puis les temps s’accomplirent et ce fut le règne de Jésus. Ainsi l’histoire de l’Asie s’ouvre par la création. Dans son origine elle touche à Dieu, et dans son déclin à la grande scène évangélique qui devait renouveler le monde et transporter la civilisation de l’Orient à l’Occident !

C’est donc à l’Orient, resté barbare, que nous devons les deux livres qui ont civilisé l’Occident :

La Bible, cette création du monde matériel qui ne promettait aux Juifs que les biens de la terre, sans rien affirmer de l’avenir ; l’Évangile, cette création du monde moral qui ne promettait aux hommes que les biens du ciel et qui affirme l’immortalité !

Ici commence la théologie de l’autre moitié du globe. Celle-ci s’est appuyée sur l’éloquence et la vérité. Elle s’est enrichie d’une suite de grands noms depuis saint Jérôme jusqu’à Bossuet, depuis saint Augustin jusqu’à Fénelon ; enfin elle possède le livre qui a renouvelé le monde, et personne ne s’étonnera de lui voir tenir la première place dans notre bibliothèque universelle.

Il y a plusieurs époques dans l’histoire du christianisme : l’époque de sa naissance, et les époques d’hérésies, de controverses et de réforme. L’époque de sa naissance est le plus grand événement de l’histoire des hommes ; c’est la régénération du globe par la foi et la charité. Après sept cents ans de gloire, de violences et de pillage, Rome mourait, et tous les peuples soumis à ses lois, des bords du Tage aux rives de l’Euphrate, du Danube au Nil, du Rhin au Tibre, allaient se trouver sans maîtres et sans dieux : la grande unité républicaine et romaine se dissolvait. Un enfant né dans une étable, élevé dans l’atelier d’un charpentier, fut le seul secours de la Providence au milieu des ruines de l’univers, et ce secours suffit pour le sauver. À l’unité romaine créée par la guerre, constituée par la forme municipale, il substitue une simple doctrine morale d’où ressort l’unité du genre humain, la charité universelle ; il rapproche les peuples divisés, il les unit entre eux, en leur montrant un père dans le ciel, des frères dans tous les hommes ; puis du haut de sa croix il jette le pardon et la résignation sur la terre, et c’est en priant pour ses bourreaux que le Dieu a changé le monde !

Cette époque sublime eut ses saints, ses martyrs, ses pères, comme on les a appelés, du nom le plus doux que l’homme puisse donner à l’homme. Alors toutes les cités, toutes les populations avaient leur père. On les trouvait partout, dans les catacombes où ils priaient, dans les thébaïdes ou ils s’humiliaient, dans les amphithéâtres où ils mouraient. Dieu semblait les avoir chargés de la double mission de réformer les vices du monde civilisé qui allait disparaître, et de dompter les hordes barbares qui du fond du Nord accouraient au sac du grand empire. Ceux-là ne savent que tuer ou mourir ! Ils viennent se venger de douze siècles de conquêtes ; mais quel étonnement ! au lieu d’armée à combattre ils trouvent des hommes qui bénissent ceux qui les égorgent, des hommes qui, lorsqu’on leur arrache leur tunique, offrent encore leur manteau, qui, lorsqu’on les frappe au visage, tendent humblement l’autre joue ! Il y avait dans ce mépris de la vie et des richesses quelque chose de grand qui surpassait les barbares. Le fer n’eut pu les vaincre, la charité les dompta ; et c’est ainsi que de la plus épouvantable confusion où se soit abîmé le monde, un sentiment inconnu fit peu à peu sortir l’ordre, la sagesse et une civilisation nouvelle.

La grandeur des événements, les luttes sublimes de la résignation et de la foi contre Rome et les barbares, l’étrangeté de la vie chrétienne au milieu de cette dissolution universelle, les prédications continues des pères, leurs courses pastorales à Jérusalem, à Rome, à Athènes, à Antioche, à Constantinople, dans la Syrie et dans la Gaule, pour arrêter les armées, convertir les peuples ou fléchir des rois, tels sont les prodiges de l’histoire à cette époque ; voilà ce que racontent les pères de l’Église grecque et romaine, avec cette éloquence simple et passionnée qui fut sans modèle avant eux, et qui n’a pu être égalée que par les nouveaux pères de l’Église du siècle de Louis XIV !

On peut juger par cette faible esquisse des soins que nous avons dû prendre pour recueillir dans les écrits des premiers chrétiens tout ce qui pouvait caractériser cette grande époque, électriser les âmes, inspirer la vertu, enseigner l’éloquence et servir de lumière aux hommes de bonne volonté !

CHAPITRE II.

NÉANT DES LIVRES DE CONTROVERSE. — LES PETITES LETTRES.

Nous dirons peu de choses des hérésies et des controverses qui entachèrent les siècles héroïques du christianisme ; elles ont fait naître des livres véhéments, passionnés, aucun chef-d’œuvre. Des opinions qui bouleversèrent l’Orient et l’Occident, des passions qui séduisirent et entraînèrent des peuples, n’inspirent plus aujourd’hui que l’indifférence et le mépris. Les noms même des grands sectaires, les Manès, les Eutychès, les Basilidès, les Sergius, les Arius, les Donat, les Carpocrate, ces noms puissants qui remuaient le monde, qui dévastaient l’Église, qui représentaient une doctrine, ne nous apportent plus aucune idée, et veulent être expliqués pour être compris !

Les seules réformes intelligibles pour nous sont celles du quinzième et du seizième siècle. Celles-là ont fait révolution parmi les peuples, mais sans remuer leur âme par les inspirations du génie ; elles ont créé vingt sectes religieuses et n’ont pas donné un livre religieux au genre humain. Ce n’est pas que Jean Huss, Luther, Calvin, Zuingle aient épargné l’encre et le papier ; ils écrivaient, ils imprimaient, ils prêchaient ; mais rien ne leur a survécu ; pas même leur doctrine, aujourd’hui détruite par leur doctrine. Les deux volumes in-folio de Jean Huss, les neuf volumes in-folio de Calvin, les quatre cents ouvrages de Luther n’ont plus de lecteurs hors de leur communion ; ceux-là ont pu remuer les passions d’un siècle, et dans ce siècle appeler à eux quelques masses populaires ; ils n’ont pas eu le don de parler à l’humanité !

Restent les controverses brûlantes et les dissertations théologiques et mystiques des temps modernes ; plus elles ont été fécondes et plus elles paraissent stériles. Qui pourrait lire aujourd’hui les Allumettes du feu divin, de Pierre Doré ; le Décrotoire de vanité, de Langesteine ; le Chancre ou couvre-sein féminin, de Polman ; les Entre-mangeries et Guerres ministrales, du fougueux cordelier Feuardent, homme digne de son nom, disent les écrivains de la réforme, et qui s’était incarné toutes les fureurs de la Ligue. Le temps a effacé tout cela ; il a effacé cette multitude d’ouvrages mystiques sur les anges, les démons, la grâce, l’oraison et la pénitence : l’Oreiller spirituel, le Bourdon des âmes dévotes, le Discours contre les femmes débraillées, le Fouet du pécheur, le Fouet des menteurs, le Fouet des jureurs, le Fouet des paillards, et tous les fouets théologiques et scolastiques qui régnaient sur nos pères, alors que le fouet dans les mains du bourreau, des pédants et des moines, était devenu un instrument universel de civilisation, d’éducation et de salut !

Les controverses du siècle de Louis XIV, c’est-à-dire du siècle des grandes pensées et des grands écrivains, n’ont été ni moins violentes, ni moins abondantes que les controverses des siècles précédents. La bibliothèque de Sainte-Geneviève possède douze mille ouvrages sur la bulle Unigenitus, et les catalogues en citent un nombre presque aussi formidable sur les disputes du jansénisme ! Qu’est-il resté de tout cela ? rien. Qu’est-il resté des querelles du quiétisme, où se rencontrèrent les deux puissants athlètes de l’Église moderne, Bossuet et Fénelon ? rien. Qu’est-il resté de la volumineuse polémique de Port-Royal et des jésuites, où un simple docteur de Sorbonne, Antoine Arnault, reçut le titre de grand, comme Corneille, comme Condé, titre que le temps n’a pas détruit ? rien, rien ! Je me trompe ! de ces milliers d’in-quarto et d’in-folio qui ont pesé sur l’Europe, de ces guerres doctorales qui furent éclairées par le feu des bûchers et soutenues par le fer des soldats ; de ces pamphlets, de ces thèses, de ces propositions, des dissertations qui exercèrent si longtemps une puissance royale sur les peuples, le temps a détaché un petit volume, chef-d’œuvre de grâce et d’ironie, chef-d’œuvre de raison et d’éloquence, un livre qui a fixé la langue et qui durera autant qu’elle : les Lettres provinciales ; voilà tout ce qui reste des querelles religieuses qui ont bouleversé le monde pendant trois siècles ; la justice du temps n’en a tiré que deux cents pages !

Mais à côté des œuvres de la théologie, il y a les œuvres de la religion ; celles-là constituent le beau, le bon, l’utile, le sublime ; elles ont brisé les chaînes des peuples, et c’est par elles que nous arrivons à la liberté.

L’Évangile est la source sacrée de tout le bien qui est aujourd’hui sur la terre. Les autres religions nous appellent au bonheur, celle-ci nous appelle à la résignation, tous, heureux ou malheureux, car elle sait que les heureux ont aussi leurs souffrances. Grande et admirable doctrine, fondée sur notre double nature, elle ne nous promet rien ici-bas que la persécution et la douleur ; toutes ses récompenses sont dans le ciel, et c’est en y attirant nos regards par la foi et l’espérance qu’elle a dématérialisé le monde !

Telles sont les vérités que le temps a consacrées dans les œuvres de Gersen, de saint François de Sales, de Fénelon, de Massillon, de Bossuet, de Bourdaloue, de Nicole, de Fleury, de Malebranche, d’Abbadie, et de cette multitude de beaux génies leurs émules ou leurs disciples, continuateurs sublimes des pères de l’Église grecque et latine, et voués comme eux au culte de la vérité. Avec quel soin religieux nous avons recueilli ces œuvres saintes, illustrées par le temps, consacrées par notre reconnaissance, et qui, après avoir été la gloire de l’Europe, sont devenues la consolation du genre humain !


SECTION TROISIÈME.

JURISPRUDENCE.


CHAPITRE I.

DE LA BARBARIE DES LOIS CIVILES ANCIENNES ET MODERNES.
DE LA PEINE DE MORT.

Après les lois de Dieu viennent les lois des hommes ; après la théologie la jurisprudence : ces deux choses furent longtemps confondues. Pour donner plus d’autorité aux lois civiles, les anciens les écrivaient dans le livre de la religion. La justice humaine avait les mêmes règles que la justice céleste, elle n’agissait qu’au nom de Dieu. Ainsi furent fondées théologiquement presque toutes les législations de l’Asie. La Bible renferme le recueil complet des constitutions civiles et politiques du peuple juif, et encore aujourd’hui la Turquie n’a pas d’autre code que le Koran.

C’est donc à l’article théologie qu’il faut recourir pour trouver les lois des plus anciens peuples du monde.

Quant à la jurisprudence des Grecs et des Romains, elle ne constate qu’un seul fait, l’union monstrueuse de la liberté et de l’esclavage ! fait accompli et qui par conséquent ne peut plus se renouveler chez les peuples chrétiens.

Notre jurisprudence a pris un essor plus vaste ; elle fut longtemps un mélange de la Bible ; des lois des Goths et des Vandales, et des Instituts de Justinien rapportés de l’Orient par saint Louis. Puis enfin elle se sépara de la théologie et voulut se réformer, mais elle n’eut pas le temps d’achever son travail ; la révolution venait de commencer le sien, et à celle-là ce n’étaient pas de simples réformes qu’il fallait ; c’était l’anéantissement du passé, une place vide où le peuple seul restât debout. Ainsi périt l’ancienne jurisprudence et tout le fatras gothique de la chicane ; ainsi périrent les couturmes avec les divisions de provinces, les priviléges avec la noblesse, les lois et les ordonnances avec la puissance despotique ; il n’y eut plus ni états de Bretagne, ni charte du Dauphiné ; ni coutume du Poitou, ni franchise de Normandie, ni parlement de Toulouse ; il y eut une France, et dans cette France une seule loi !

Mais la révolution ne fut pas seulement fatale aux vieilles ordonnances et aux vieilles coutumes qui scindaient le pays, elle fut fatale aux livres qui les commentaient, les tourmentaient, les expliquaient. Auxiliaire terrible du temps, elle tua des bibliothèques entières. Des milliers d’in-folio et d’in-quarto, objets des études les plus longues et les plus ardues ; des livres dont chaque ligne était une autorité et dictait un jugement ; des noms souverains au barreau, l’honneur de la magistrature, la gloire du palais, cessèrent tout à coup d’être invoqués et furent devant la justice comme s’ils n’avaient jamais été. Alors périrent les commentateurs de la loi, glose et texte, les œuvres révérées des Bartole, des Cujas, des Hotteman, des Loisel, des Chenu, des Coquille, des Baluze, des Accurse, des Alciat, des Cocceinus, des Rittershusius, des Conringius, ces oracles du vieux barreau, et tant d’autres dont nous ne pourrions renfermer les noms dans vingt pages in-folio. À peine quelques traités choisis de Grotius, Puffendorf, Barbeirac, Leibnitz, etc., surnagèrent-ils dans cet immense naufrage ; encore ceux-là ne durent la vie qu’à leur tendance philosophique et religieuse, au besoin qu’ils éprouvèrent les premiers de voir introduire dans les lois d’un peuple chrétien un peu de cette charité, de cette humanité évangéliques que nos législateurs n’ont pas cessé de méconnaître !

L’esquisse que nous venons de tracer suffit pour expliquer le vide de ce chapitre de notre catalogue. L’ancienne jurisprudence est morte ; la nouvelle, quoique moins imparfaite, n’est pas destinée à vivre. Nos codes ne sont qu’un premier pas hors de la barbarie et du crime légal. Que de pages infamantes et sanglantes ! que de pages athées ! Notre Code criminel semble avoir été rédigé pour l’enfer, où toutes les peines sont éternelles. Ses punitions les plus douces sont des flétrissures ; il marque le condamné au front ; il lui imprime, non la honte, mais l’opprobre. Ces mots : Condamné à temps, sont illusoires ; toutes les condamnations sont à vie, puisqu’elles déshonorent, puisqu’elles retranchent de la société. Ainsi l’homme des bagnes, l’homme des cachots, l’homme même de la police correctionnelle, sont à jamais perdus. Il n’y a pour eux ni asile, ni repentir, ni espérance ; leur avenir est dans le crime : la loi infamante les a touchés !

Et cependant toute faute punie doit être effacée. La peine subie, n’est-ce donc pas la rémunération ?

Tant que les lois déshonoreront en punissant, tant qu’elles fermeront la porte au repentir, nous serons hors de l’Évangile et de la nature. Tant que les lois prononceront la peine de mort, en d’autres termes, tant qu’elles ôteront ce qu’elles ne peuvent rendre, nous serons hors du droit et de l’humanité.

Ce dernier fait mérite toute l’attention du législateur.

Que l’homme à demi sauvage tue son semblable, ce crime appartient à l’animal. Mais voyez ce qui arrive à mesure que l’âme se développe ; nous passons de la cruauté à la pitié, de la pitié à l’humanité, et de l’humanité au doute. C’est le moment de la lutte. L’homme s’arrête, s’interroge, se fait juge du meurtre que la loi couvre de son égide. Le doute lui est apparu comme une lumière ; et l’action de tuer, qui tout à l’heure lui semblait acte de justice, maintenant se termine par une question sur le droit de tuer. Quelle route immense parcourue par la conscience, et quel progrès sur cette route. L’âme humaine est une flamme qui dévore toutes les erreurs ! Je ne crois pas que jamais le tigre se soit enquis du droit de déchirer ses victimes !

Force est donc de reconnaître que dans une question si grave le doute est bien près du remords.

Et quant à ceux chez qui cette crainte ne s’est pas encore manifestée, si leur conscience se taît, que leurs yeux s’ouvrent au moins ; la vue du sang versé par la justice humaine les fera réfléchir. Que ce sang soit impur, cela est possible ; mais que la victime soit toujours plus coupable envers la société que la société envers la victime, c’est là une question qui n’a point encore été posée et qui cependant serait de quelque poids devant le grand jury de la raison humaine !

Pour la débattre cette question, il faut descendre dans la fange populaire, sur la dernière marche où l’homme a faim et où il apparaît avec sa seule intelligence animale, couvert de haillons et la main armée par le désespoir. Il a tué, et vous voulez le tuer ; la réaction nous semble plus forte que l’action. Vous savez ce que vous faites en punissant le criminel ; mais lui savait-il bien ce qu’il faisait en commettant le crime ? Et quand donc lui avez-vous enseigné l’énormité du mal ? quel soin avez-vous pris de son enfance ? quelle instruction avez-vous donnée à son âme ? avez-vous songé seulement qu’il avait une âme ? Vous le tuez parce que vous l’avez oublié ; vous le tuez parce qu’il est né dans la bassesse. Tous ses déréglements viennent de son ignorance et de celle de sa mère. Si vous l’aviez instruite, sa mère, elle l’aurait éclairé. De quoi donc venez-vous lui demander compte, à lui qui n’a rien reçu, à lui qui n’a jamais possédé une seule parcelle de cette science qui est la vie de l’âme, de ces richesses qui sont la vie du corps et dont vous, qui le jugez, êtes les heureux détenteurs ?

Dans l’état d’oubli et d’abjection où se trouvent les trois quarts de la société humaine, toute loi qui frappe de mort est injuste, tout juge qui applique la loi est criminel. Celui qui tue doit être retranché de la société, non de la vie ; nulle justice ne peut sans sacrilége lui ôter le temps du repentir, puisque au repentir Dieu attache la rémunération et le pardon. La loi ressemblera-t-elle à cet Espagnol qui frappa son ennemi après un péché mortel, se réjouissant dans son cœur de le condamner à la fois à la mort et à l’enfer ?

CHAPITRE II.

PHILOSOPHIE DU DROIT. — BECCARIA. — BLACKSTONE. — PILATI
DE TALUSSO. — MONTESQUIEU.

Mais laissons de côté ces considérations générales, et revenons aux livres de jurisprudence. Jusqu’ici nous n’avons parlé que du droit français ; c’est qu’il est aujourd’hui le meilleur de l’Europe. En bouleversant le sol, notre révolution a tout nivelé. Les priviléges attachés à la terre ont disparu comme les priviléges attachés aux familles. Toute terre est libre, tout homme est noble. Sous ce rapport, la France est digne des regards du ciel ; elle recommence la grande famille humaine qui chez tous les autres peuples du monde se trouve scindée par l’inégalité et la barbarie, triste spectacle qui se déroule au cœur de l’Europe et jusque sous nos yeux. Ici nous voyons les paysans se traîner dans les abjections d’une servitude dont leur corps est la garantie, et cette garantie saisit la femme et l’enfant comme le père ; là les vassaux placés hors du droit commun, sous l’omnipotence du maître, ne peuvent même, pour sauver leur vie, invoquer la justice des tribunaux. Esclaves attachés à la glèbe, ils perdent en naissant le droit de se choisir un état et de disposer de leurs enfants. Pour se marier on les oblige de payer une redevance appelée bedemund, qui comprend la taxe de la femme et de la vache, comme qui dirait un droit de bétail animal et de bétail humain ! tant ces demi-dieux féodaux de notre âge font peu de cas de l’humanité. Et ces choses ne se passent pas en Afrique, sur les bords du Niger ou du fleuve Blanc ; elles se passent chez des peuples chrétiens, en Poméranie, dans la Lausatie saxonne, le Mecklembourg, le Holstein et le Hanôvre. Elles s’étaient évanouies devant les armées de Napoléon, la chute effroyable du vainqueur a tout rétabli !

Terminons ce tableau : Aux États-Unis, le code noir ; en Pologne, les serfs ; en Irlande, le hors la loi ; en Allemagne, les servitudes féodales ; telles sont les pages infamantes de l’histoire du droit en 1837, hélas ! et jusqu’à ce jour les peuples n’ont effacé ces pages qu’avec du sang !

Quant à la jurisprudence des peuples libres, elle n’a encore rien produit pour l’immortalité. Ainsi point de Codes, point d’Institutes, de Digestes, de Pandectes ; cette place restera vide dans notre catalogue jusqu’à l’heure où des lois justes et évangéliques viendront éclairer quelques petits coins du globe. Et quant aux livres que nous avons admis sous le titre général de jurisprudence, leur petit nombre est un de ces faits caractéristiques dont il est impossible de ne pas s’étonner. Rien dans l’antiquité ; quatorze ou quinze ouvrages dans les temps modernes, dont les trois quarts au moins appartiennent à la fin du siècle dernier et au commencement du nôtre, voilà tout ce que la science a produit dans l’intérêt de l’humanité, soit pour adoucir des lois combinées pour la torture et la mort, soit pour en formuler de meilleures, soit enfin pour établir les vrais principes du droit naturel et du droit des gens.

Lorsqu’on jette les yeux sur le passé, et qu’on voit les formes tortueuses et violentes de ce qu’on appelait la justice, les arrestations secrètes, les procédures clandestines, les procès-verbaux frauduleux ; la science des témoins par fractions, douze témoins douteux pouvant en former deux admissibles ; la science des crimes par fusion, vingt actions innocentes pouvant composer un crime capital ; toutes les horreurs de l’inquisition portées dans les tribunaux séculiers ; les chevalets, les chaînes, les marteaux, les tenailles, les scies, étalés tout sanglants devant les juges comme des instruments de vérité, et avec cela point de bornes au pouvoir de la justice pour torturer et supplicier, rien, rien pour secourir l’innocence, pour laisser espérer la victime, oh ! alors on ne peut concevoir qu’il ait fallu que neuf cents ans s’écoulassent avant qu’un Beccaria fît entendre le cri de l’humanité au milieu de cette boucherie légale, de ces hommes tenaillés, brisés, coupés, écartelés, de ce travail effroyable des juges et des bourreaux !

L’indifférence des criminalistes pour tout ce qui tient à l’humanité s’explique à peine par la barbarie des temps et l’ignorance des peuples ; mais l’indifférence des philosophes comme Montaigne, des hommes religieux comme L’Hôpital, des législateurs comme Montesquieu, qui pourra l’expliquer ?

À côté du livre de Beccaria il n’y a rien. Homme admirable, il fut seul à consommer sa révolution ! son livre n’a que deux cents pages, et avec ce petit volume il a fait plus de bien au monde que les quinze mille in-folio des jurisconsultes brevetés et endoctorisés ne lui ont fait de mal. Il a tout réformé.

Lorsque ce livre parut, en 1764, date précieuse qui doit être conservée dans les annales des bienfaiteurs de l’humanité, Montesquieu était mort depuis neuf ans. La joie de se voir un pareil disciple a manqué à la vie de ce grand homme. Le Traité des délits et des peines est le plus beau livre qui soit sorti de l’étude de l’Esprit des lois.

Au même titre du catalogue, nous ayons placé Blackstone, illustre commentateur de lois anglaises, autre disciple de Montesquieu, moins grand que son maître ; Pilati de Talusso, dont les ouvrages, pleins d’érudition et de pensées, méritent d’être connus en France ; enfin Gravina et Savigny, les deux meilleurs historiens de la législation romaine.

Mais au-dessus de ces noms se rencontre toujours le nom de Montesquieu. La place de celui-ci est à part ; c’est la place du trône. Personne ne vient s’asseoir dans le cercle que la gloire trace autour de lui. Après les chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV, au milieu d’une littérature qui croyait avoir tout dit, Montesquieu se présente avec un livre entièrement neuf ; livre immense qui, comme le Discours de Bossuet, renferme en quelques pages l’histoire de tous les peuples du monde, et dont le tableau s’agrandit encore de l’histoire et des institutions qui les ont fait vivre et mourir. Moins puissant, moins majestueux que Bossuet, Montesquieu entre cependant plus profondément dans les causes secondaires de la chute ou de l’élévation des empires. Ce que Bossuet ne daigne voir que dans le ciel, l’auteur de l’Esprit des lois le trouve quelquefois sur la terre. Il dit les faits ; des faits il déduit les conséquences ; des conséquences il tire les principes ; et de tout cela sortent la critique et l’éloge, la réforme et les perfectionnements. Le but de l’auteur, comme il l’écrit lui-même, est d’exposer les rapports des lois civiles et politiques avec les principes de chaque gouvernement, le climat, les mœurs, la religion, les inclinations, les labeurs, le commerce et l’origine des peuples. Mais dans cette longue énumération il a, suivant nous, oublié le point capital, celui dont l’examen hardi eût fait le plus de bien au monde, celui qui l’eût placé, lui, le grand homme, au premier rang des bienfaiteurs des hommes ; en un mot, il a oublié de signaler les rapports de toutes les législations humaines avec les lois morales de la nature, seul moyen d’en faire tomber les tyrannies, d’en révéler les mensonges !

Cependant l’Esprit des lois, même avec ses imperfections, était trop grand pour le siècle. Il eut alors peu de lecteurs ; on le loua et le critiqua sans le comprendre[5]. Aujourd’hui tout est changé ; les yeux se sont ouverts, il fait école. Ainsi il a fallu quarante années de bouleversements politiques pour que cet ouvrage fût compris : son intelligence nous est venue par la révolution qui en a été le commentaire. Et ceci est un brillant témoignage du génie de l’auteur. Quand Montesquieu écrivait, l’Europe était en plein repos. Mais lui, au fond de son cabinet, dans son fauteuil, où il passa vingt ans à méditer son livre, assistait à toutes les grandes révolutions qui ont bouleversé le monde : les peuples morts renaissaient pour l’instruire ; il revoyait le passé, et dans ce passé il trouvait la lumière !

CHAPITRE III.

DES VÉRITABLES LOIS DE LA NATURE.

Passons au droit naturel, qui malheureusement n’a pu offrir qu’un petit nombre d’ouvrages à notre collection. Cette science est toute moderne ; quelques lignes de Bacon la révélèrent à Grotius. Nous avions le droit civil, le droit politique, le droit canonique, droits arbitraires qui menaçaient l’homme bien plus qu’ils ne le protégeaient. En dehors de tous ces droits, le savant jurisconsulte rencontra le droit naturel, c’est-à-dire la loi de la nature, et la science fut fondée. Une science sublime qui doit un jour réformer et gouverner le monde, mais dont Grotius lui-même ne comprit pas toute la portée, et dont il est loin, suivant nous, d’avoir développé les véritables lois !

Comme tous les grands génies qui ouvrent de nouvelles routes, Grotius a eu ses commentateurs et ses disciples. Les commentateurs sont oubliés. Parmi les disciples trois seulement méritent d’être nommés : Puffendorf, Barbeyrac, et Burlamaqui. Voilà les maîtres de la science ; voilà tout ce que la philosophie du droit a produit pour replacer la justice sur ses bases éternelles, pour l’appuyer d’une autorité plus haute que la sagesse humaine !

Si nous ne citons ici ni d’Holbach ni Diderot, c’est qu’ils ont pris le délire des sens, l’assouvissement brutal des passions, pour la loi de la nature, ne s’apercevant pas que la première loi de la nature est l’ordre, que c’est par l’ordre matériel que tout ce qui est matériel existe, et que c’est par l’ordre moral seul que l’homme peut exister. Le code de la débauche, le code des animalités humaines n’est pas plus la loi de la nature, pour les êtres qui ont une âme, que le dévouement à la patrie, l’amour de Dieu et du genre humain n’est la loi de la nature pour les animaux !

Les lois de la nature c’est la pensée de Dieu empreinte dans ses œuvres ; elles sont physiques lorsqu’elles ressortent du monde matériel ; elles sont morales lorsqu’elles ressortent de l’âme humaine.

Leibniz regrettait de ne pas trouver dans les ouvrages de Puffendorf la certitude mathématique ; Leibniz avait raison. Les lois morales de la nature sont aussi positives que ses lois physiques. La grande règle de Keppler que les carrés des temps des révolutions des planètes autour du soleil sont proportionnés aux cubes de leur distance, ne se présente pas avec une certitude mathématique plus rigoureuse que cette loi morale de l’humanité : l’homme incline toujours vers ce qu’il y a de plus beau ! ou cette autre : l’homme n’est complet, il n’est tout ce qu’il peut être que dans sa liberté ! ou encore cette autre : aucun objet ne contient en soi la cause première de son existence : loi sublime qui par l’inconnu nous force à remonter jusqu’à Dieu.

Toutes ces lois sont des faits tirés de l’observation de l’homme, comme les faits mathématiques sont des lois tirées des propriétés de la matière.

De ces principes, il résulte qu’étudier la nature, c’est chercher la pensée de Dieu dans un livre écrit de la main de Dieu même, et que découvrir cette pensée, c’est connaître la vérité et la vertu. Voilà pourquoi nous avons dit que le droit naturel devait un jour réformer le monde. Hâtons-nous donc d’introduire les lois de la nature dans nos lois politiques, puisque c’est le seul moyen d’échapper à la barbarie et au mensonge. N’invoquons plus ni Grotius, ni Barbeyrac, ni Montesquieu, ces grands explorateurs des législations humaines ; une source plus pure nous est ouverte. L’homme fait ses lois suivant ses caprices, Dieu nous a donné les siennes suivant sa sagesse, et c’est dans l’étude de cette sagesse que repose tout l’avenir de l’humanité.

Ainsi une large place reste vide dans notre catalogue, une place plus glorieuse à conquérir que celle de Montesquieu, car le jour où elle sera remplie sera un jour de salut pour le genre humain ! Alors se réalisera la grande pensée de Moïse qui voulait soumettre tous les peuples du monde à la seule loi de Dieu. Mais cette loi ne sera pas la révélation d’un prophète, reçue au sommet de la montagne et gravée sur des tables fragiles ; elle sera une révélation universelle : tous les hommes auront le pouvoir de la lire dans le grand livre de la nature, dont les pensées sont écrites de la main même de Dieu !


SECTION QUATRIÈME.

PHILOSOPHIE.


CHAPITRE I.

D’ARISTOTE ET DE PLATON.

Ces hautes considérations nous conduisent naturellement à la troisième division du catalogue, qui comprend la philosophie ancienne et moderne, c’est-à-dire toutes les découvertes de l’homme sur l’homme, Dieu et la nature, depuis le commencement des choses jusqu’à nous. Considérée sous ce rapport, cette partie du catalogue mérite une attention particulière. Elle excitera le dédain ou l’admiration suivant le point de vue de l’observateur. Peut-être faut-il y chercher plutôt les pensées du génie que les secrets de Dieu. Une quarantaine d’ouvrages qui tous promettent la vérité, qui tous se contredisent, et qui tous cependant ont jeté quelques lumières, voilà le travail philosophique de la pensée humaine depuis cinq mille ans.

Ces divers ouvrages, placés dans leur ordre, forment une véritable histoire de la philosophie. Ici l’intelligence est mesurée par ses œuvres : on peut voir d’un coup d’œil ce qu’elle a produit, ses promesses et ses découvertes, les ténèbres et la lumière, le point de départ et le point d’arrivée. Il y a dans ce catalogue huit ou dix noms qui résument la science, et trois ou quatre grands génies dont il faut adopter les pensées, sous peine de ne résoudre aucune des hautes questions d’avenir, d’immortalité, d’éternité qui tourmentent l’homme sur la terre.

Les orientalistes anglais, et en dernier lieu le docte Colebrocke, ont beaucoup écrit sur la philosophie antique des Perses et des Indiens ; c’était écrire de ce qui n’existe pas. Où règnent la théologie et le despotisme, on peut trouver de hautes maximes de morale ; elles servent à consoler les malheureux, mais il n’y a point de philosophie, car la philosophie cherche la vérité, et la vérité veut nous rendre libre ! L’avilissement des femmes par la polygamie, l’avilissement des hommes par les castes et l’esclavage, quarante siècles de despotisme et d’obéissance animale, protestent contre toutes les prétentions de l’Orient à la philosophie !

En laissant de côté Thalès et Pythagore, qui ne vivent que dans leurs disciples, la philosophie antique repose sur deux hommes dont la pensée est devenue souveraine : Platon et Aristote ! Ainsi tout le travail philosophique des peuples anciens s’est fait en Grèce ! C’est de ce petit coin du globe que sont sorties la liberté et la lumière : tous les soleils se lèvent à l’Orient !

Aristote et Platon ! aucune influence humaine n’a été aussi grande que celle de ces deux philosophes. Depuis qu’ils ont écrit, combien d’empires sont tombés, combien de peuples ont disparu ! et cependant leur puissance à eux renaissait avec les nouveaux empires, se multipliait avec les nouveaux peuples. Vous les rencontrez partout, dans la religion et dans la science, dans la morale positive et dans les abstractions métaphysiques. Leur génie nous a ouvert les régions de la pensée et de l’infini ! et ces régions sont devenues leur empire ! En y entrant ils se sont faits rois ! à chacun le gouvernement d’un monde !

Le monde de Platon, c’est le monde invisible ; l’âme de l’homme est jetée sur la terre comme un navire sur l’Océan. Du haut des mâts le matelot ne voit que l’immensité qui l’environne, c’est l’action de l’intelligence ; mais les regards du pilote percent l’espace, c’est le travail de l’âme : Il y a quelque chose là-bas, dit-il, et déjà il pressent la rive, la rive invisible qui est le but du voyage !

Dans le monde visible, tout nous échappe, tout nous trompe ; nous ne voyons que l’ombre des choses, nous ne nous attachons qu’à des objets qui doivent mourir ; partout la matière met des bornes à notre pensée. Dans le monde invisible, tout nous console, tout nous agrandit, tout nous rapproche de la perfection ; l’âme contemple Dieu ; elle reconnaît les types du beau idéal qu’elle cherchait vainement sur la terre, mais qu’elle cherchait !

Tel est le monde de Platon. Pour exprimer une doctrine si nouvelle, il a créé deux mots nouveaux : idée et providence. Avec le premier, il ouvre les champs de l’infini, il spiritualise les âmes ; avec le second, il anéantit la fatalité, qui jusqu’à lui avait pesé sur les intelligences. Voilà deux mots bien puissants, bien caractéristiques ; ils appellent Dieu aux choses de la terre et l’homme aux choses du ciel ; l’un est une philosophie, et l’autre une religion !

Tandis que Platon établit son empire dans les régions spirituelles, Aristote se fait roi du monde terrestre. Son génie, aussi vaste que le globe, l’embrasse tout entier ; mais il s’arrête là en présence de la matière, et l’invisible lui reste inconnu. Jamais homme ne posséda à un si haut degré la puissance intelligente. Sa mémoire est organisée pour tout retenir, son esprit pour tout inventer. Il observe les phénomènes naturels, et il crée la physique ; il observe les animaux qui peuplent le monde, et il crée la zoologie ; il observe les opérations de la pensée, et il crée la dialectique. Les lois des peuples ne lui sont pas plus étrangères que les lois de la science. Son vaste cerveau combine les formes de chaque gouvernement, il en indique les ressorts, il en écrit les codes, il en fixe la politique, examinant les causes de leur prospérité ou de leur chute ; et dans cet immense travail il n’oublie qu’une chose, c’est d’en marquer la justice et la moralité[6]. Que Platon s’élance dans le ciel, qu’il y déploie ses ailes d’ange ; il a besoin que l’immensité et l’éternité s’ouvrent devant lui. Mais Aristote, que ferait-il de l’infini ? Il n’a besoin que du temps et de l’étendue ; le propre de son esprit est de chercher la limite de tout, de donner des bornes à tout, de classer, de diviser, d’asservir. Et jetez seulement les yeux sur ses ouvrages ! s’il traite de la poétique, c’est pour lui imposer des règles ; de la tragédie, c’est pour la circonscrire dans les unités ; de l’éloquence, c’est pour la soumettre aux lois de la rhétorique ; et lorsque, parvenu au sommet de l’intelligence, il y rencontre la raison, que fait-il ? il lui prescrit ses formes, il lui creuse son moule, il l’enchaîne, il la garrotte, puis il la livre au syllogisme pour lui apprendre à sophistiquer la vérité et à subtiliser le mensonge. Ainsi dans ce génie si vaste tout se rapetisse ; l’infini de Platon disparaît, les idées éternelles s’effacent, et la création se réduit à la sensation, à l’intelligence, à la matière et au mouvement.

Tel est le monde d’Aristote, monde circonscrit dans le temps, sans providence, sans immortalité, presque sans Dieu, et dont l’horizon environné de ténèbres s’ouvre toujours sur la terre !

En esquissant les doctrines de ces deux grands hommes, nous avons, pour ainsi dire, marqué la place des diverses philosophies qui se partagent aujourd’hui le monde. Quelles que soient ces philosophies, elles touchent par un point à Platon ou à Aristote ; ils sont le flambeau où viennent s’allumer tous les autres flambeaux. La religion même, charmée de leur sagesse, les a introduits dans son sanctuaire ; Platon y règne par les pères de l’Église, qui reconnaissent en lui la pensée du vrai Dieu, et Aristote par les scolastiques, qui lui empruntent les règles de son argumentation. Sous les noms barbares de nominaux ou d’empiristes, de réaux ou d’idéalistes, ils civilisent le moyen-âge ; puis la lumière se fait, et alors ils reparaissent avec des formes plus dignes et plus philosophiques, mais toujours ennemis, mais toujours prêts à la dispute et au combat, jusqu’au jour où les deux camps se trouvent séparés par un abîme. C’était au dix-huitième siècle ; Locke venait de fonder sa doctrine sur une ligne d’Aristote. Hume s’empare de cette doctrine ; son œil perçant en mesure les ténébreuses profondeurs, et il la développe au profit du matérialisme et du néant. Ce fut le dernier terme de la philosophie d’Aristote, comme le dernier terme de la philosophie de Platon avait été l’idéalisme fantastique de Berkeley. En philosophie comme en optique, il y a certaines combinaisons où la lumière produit les ténèbres !

CHAPITRE II.

DES AUTEURS QUI ONT TRAITÉ DU PRINCIPE DE CERTITUDE.
DE LA SÉPARATION DES FACULTÉS DE L’ÂME ET DES FACULTÉS DE L’INTELLIGENCE.
ROUTES NOUVELLES À OUVRIR EN PHILOSOPHIE.

Maintenant il ne nous reste plus qu’à signaler des noms et à copier des titres ; les deux camps sont ouverts, les deux bannières sont déployées : ici Platon, là Aristote ; ici Descartes, Mallebranche, Leibnitz, Bossuet, Fénelon, J.-J. Rousseau ; là Spinosa, Locke, Hume, Diderot, Helvétius. Ne redoutez ni la violence des pensées ni l’immoralité des doctrines ! Si vous lisez tout, il n’y a point de péril, car toutes les fausses philosophies ont rencontré leurs antagonistes et leurs vainqueurs ; le mal lui-même a produit le bien en devenant l’occasion des vérités qui le réfutent. Si Hume n’avait pas écrit ce livre désespérant, dernier mot du matérialisme, qui nous rabaisse au niveau de la brute, Kant n’eût jamais développé ces considérations sublimes sur l’entendement, qui replacent le genre humain en présence de Dieu, et le scepticisme croirait encore avoir des arguments invincibles !

Au reste, notre indifférence pour toutes les doctrines furibondes qui ont ravagé le dernier siècle est une garantie suffisante contre ces mêmes doctrines. Voici un fait dont la portée est immense : à mesure que nos mœurs se matérialisent par le bien-être industriel, notre philosophie s’épure et se spiritualise par l’action toute-puissante, quoique inaperçue, de Platon et de l’Évangile. Aujourd’hui Locke et Hume, d’Holbach et Helvétius sont morts. Si le temps a épargné les écrits des deux premiers, c’est que ces écrits ont fondé une école. Mais cette école, qu’a-t-elle produit depuis cinquante ans ? rien de supérieur, pas un de ces livres qui jettent l’effroi dans les âmes et qui les forcent à la lutte et à la victoire. Ainsi le combat des deux doctrines touche à sa fin ; les raisonnements qui dégradent l’homme, les sophismes qui méconnaissent Dieu, se sont épuisés, et il a bien fallu reconnaître que leur source était toujours les ténèbres, toujours l’ignorance, puisque toujours ils se sont évanouis devant la lumière !

Notre catalogue renferme donc les supériorités de chaque école. Mais, dira-t-on, pourquoi tant d’écoles rivales ou ennemies ? pourquoi ces doctrines qui se succèdent et s’effacent sans cesse ? pourquoi Descartes après Aristote, Locke après Descartes, Kant après Locke, Ficht après Kant, Schelling après Ficht, Heggel après Schelling ? Si la vérité était trouvée, il n’y aurait qu’une école, et dans cette école qu’une doctrine. Or, si la vérité n’est pas trouvée, tous ces livres sont inutiles ; il faut laisser la tablette vide, ne pas surcharger notre mémoire, et attendre l’heure suprême où la science nous sera donnée !

Oui ! mais alors que devient l’histoire de la philosophie ? comment l’ignorance du passé servira-t-elle aux progrès de l’avenir ? C’est un grand pas vers la vérité que d’avoir épuisé beaucoup d’erreurs. Vous dites : La philosophie pose les plus graves questions sur l’origine des êtres, la cause première, la nature de l’âme, le monde invisible, mais elle n’en résout aucune. Cela est douloureux sans doute, et cependant il ne faut pas trop s’en affliger, car au fonds il importe peu que l’homme puisse résoudre ces questions ; ce qui importe, c’est qu’il ait pu se les faire. Elles prouvent que l’infini est dans son âme, par conséquent que son âme ne mourra pas ; elles le font grand, parce qu’elles constatent, même dans ses doutes, que sa mission était d’apporter l’idée de Dieu sur la terre.

Puis il n’est pas irrévocablement décidé que ces questions doivent rester à jamais sans réponse. Ce qui est décidé, c’est que les routes suivies jusqu’à ce jour, sont sans issue et qu’il est temps d’en ouvrir une nouvelle ; ce qui est décidé, c’est que les erreurs du passé, les impuissances des doctrines, tiennent à l’oubli de deux choses fondamentales et vers lesquelles toutes les forces philosophiques doivent se diriger :

1o Établir le principe de certitude, c’est-à-dire trouver un criterium de vérité hors de l’atteinte des passions et des falsifications humaines.

2o Séparer avec soin les facultés de l’âme des facultés de l’intelligence, c’est-à-dire séparer dans l’homme ce qui appartient à l’homme de ce qui appartient à l’animal.

La découverte du premier principe ramènerait toutes les philosophies à l’unité.

La découverte du second ferait cesser le combat du spiritualisme et du matérialisme ; elle anéantirait ce dernier en lui concédant toutes ses objections.

Or, l’étude des livres de philosophie doit produire cette conviction, que le principe de certitude n’existe ni dans la logique, qui a des arguments égaux pour le mensonge et pour la vérité ; ni dans l’assentiment du genre humain, qui a consacré l’idolâtrie et l’esclavage, ces deux grandes erreurs des temps antiques ; ni dans la parole du maître, qui est ondoyante et passionnée ; ni dans les abstractions métaphysiques, qui ont toutes leurs antinomies. Où donc le chercher, ce principe, si ce n’est dans l’étude de la nature et dans la découverte de ses lois ? La nature étant l’œuvre de Dieu, les lois de la nature sont sa pensée, et cette pensée les yeux de tous les hommes peuvent la voir, sans qu’aucune volonté humaine puisse la falsifier ou l’effacer.

Appuyer la philosophie sur les lois de la nature, c’est donc introduire la sagesse divine dans la sagesse humaine, c’est présenter les œuvres de notre intelligence à la lumière de l’intelligence qui a créé le monde !

Ainsi nous sommes ramenés encore une fois à l’étude des lois de la nature. Désormais l’office du philosophe sera de les découvrir et de les formuler. Puis, la loi étant découverte, il suffira de l’opposer à nos conceptions pour en faire disparaître les erreurs. Ainsi le paradoxe de Rousseau sur l’état sauvage, qu’il confond avec l’état de nature, se trouvera réfuté par la seule exposition de la loi de sociabilité du genre humain. L’état de nature pour le tigre, c’est le développement de toutes les facultés du tigre ; l’état de nature pour l’homme, c’est le développement de toutes les facultés de l’homme. Or, pour accomplir ce développement, il faut qu’il passe de l’amour de sa tribu à l’amour de l’humanité, de l’adoration d’un fétiche à la contemplation de Dieu. Dans l’état sauvage le tigre est complet ; l’homme n’est complet que dans l’état de société ; pour lui, la loi de la nature, c’est la civilisation !

Mais l’homme a deux manières de s’étudier ; dans le genre humain et dans lui-même. Pour peu qu’il ait exercé la vie, il a senti sa double nature, révélée par le combat intérieur et par le vide des passions terrestres qui lui laissent toujours un désir. Il y a donc deux êtres en lui : un animal intelligent qui a des passions et des volontés comme tous les autres animaux ; puis quelque chose de moral qui combat ces passions, qui voudrait s’en rendre maître, arracher l’homme à la matière et le purifier de son animalité. Ce quelque chose de moral, c’est l’âme.

Ainsi le plus grand intérêt de l’homme sur la terre est de connaître son âme, de savoir ce qu’elle est, ce qu’elle peut et à quoi elle aspire. Pour atteindre ce but il n’y a qu’un moyen, c’est de la séparer de toutes les autres facultés humaines ; or, cette séparation s’opère par ce principe : Aucune des facultés que l’homme partage avec les animaux n’appartient à l’âme.

Si nous trouvons des facultés qui soient communes à l’homme et aux animaux, et qui toutes soient matérielles, elles pourront être le résultat de l’organisation.

Si nous trouvons des facultés qui n’appartiennent qu’à l’homme, et qui toutes soient spirituelles, il faudra bien convenir que celles-là ont une autre origine et qu’elles sont indépendantes de la matière.

Les animaux ne possèdent pas seulement l’instinct, ils possèdent encore l’intelligence ; comme nous ils reçoivent des sensations, comme nous ils perçoivent des idées qu’ils conservent dans leur mémoire, comme nous ils ont une volonté et des passions terrestres. Jetés comme nous sur ce globe, dont ils possèdent une partie, ils y développent mille industries diverses, ils y travaillent, ils y combattent, ils y tuent, toujours comme nous. Mais là s’arrêtent la ressemblance.

Ce qu’ils n’ont pas :

C’est la conscience qui leur reproche d’avoir tué ;

C’est la raison qui nous rend sensibles à la vérité ;

C’est le sentiment de l’infini, que le temps et l’espace ne sauraient satisfaire ;

C’est le sentiment du beau, dont le type, entrevu au ciel, n’a point de modèle ici-bas ;

C’est enfin le sentiment moral qui s’attaque à toutes nos volontés mauvaises.

Voilà ce qui est dans l’homme et ce qui n’est pas dans les animaux ; voilà l’âme humaine indépendante de l’organisation et de la matière ; c’est elle qui jouit de la vérité ; c’est elle qui repousse le crime, la haine, la vengeance, et dont l’élan sublime triomphe de toutes nos passions terrestres ! c’est elle enfin qui nous ouvre le monde invisible : ces cinq rayons s’élèvent jusqu’à Dieu[7] !

Tels sont les principes qui doivent un jour servir de bases à toutes les philosophies et qui seuls peuvent en assurer les progrès ; et ces principes, ce n’est pas nous qui les posons, c’est Dieu lui-même qui les a gravés dans le grand livre de la nature.

CHAPITRE III.

DES LIVRES DE HAUTE POLITIQUE, ET, ENTRE AUTRES, DE LA RÉPUBLIQUE DE PLATON.

La philosophie n’est pas seulement l’étude des lois morales qui doivent assurer le bonheur de l’individu, elle est encore la découverte des lois sociales qui doivent assurer la prospérité des peuples ; alors elle prend le nom de politique. Heureux quand ce nouveau nom n’efface pas jusqu’au souvenir de son origine !

Un des faits les plus merveilleux des temps antiques, c’est l’apparition de la liberté sur la terre, aux confins de l’Asie, c’est-à-dire au milieu des nations esclaves, en face des despotes qui les écrasaient. Quelques familles échappées à la tyrannie universelle osent concevoir une idée dont le passé ne leur offrait aucun exemple, l’établissement de la liberté dans les limites de la loi, au lieu de l’obéissance sans limites aux caprices du tyran. Ce fut un jour de grâce pour l’humanité que celui où une cité libre s’éleva pour la première fois sur le sol de la Grèce. Alors commence une nouvelle période dans l’histoire du genre humain. Deux systèmes politiques sont en présence : d’une part, le pouvoir sans bornes qui opère sur les masses comme sur une matière inerte, sur une chair inanimée ; d’autre part, la liberté glorieuse qui donne à l’homme une famille, une patrie, et à cette patrie des héros ! Tels sont les deux systèmes qui, avec les modifications qu’entraîne le temps, se sont peu à peu partagé le monde, en sorte qu’après trois mille ans nous nous sommes retrouvés dans la même situation où étaient autrefois la Grèce et l’Asie. Seulement le spectacle a changé de place, il a passé de l’Orient à l’Occident ; les peuples libres ont fait d’immenses progrès, et le point lumineux du globe s’est agrandi !

Tout nous vient de la Grèce ! Sur le même sol, les peuples reçurent la vie, la liberté et la lumière. Déjà nous avons remarqué que la philosophie y eut son berceau ; observation incomplète, si nous n’ajoutions à cette heure qu’elle n’y était née qu’après la liberté ; et cela devait être, car c’est seulement chez les peuples libres que la vérité peut naître !

Ce chapitre de notre catalogue nous révèle un fait bien douloureux ; c’est que, après trois mille ans d’essais législatif et de travaux politiques, la science sociale n’est guère plus avancée qu’au point de départ. Le progrès des peuples a été plus grand que celui des législateurs. Platon et Aristote, Solon et Lycurgue, n’ont été ni surpassés ni égalés dans l’ensemble de leurs œuvres ; les créateurs de la science en sont restés les maîtres et les régulateurs !

Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de poser le problème que les philosophes de l’antiquité ont cherché à résoudre :

Former une société où chaque citoyen occupe la place de son intelligence, et où la vertu soit éternellement portée au suprême pouvoir !

Il s’agit ici de détruire le privilége de la naissance et d’établir l’aristocratie de la sagesse et du talent.

Platon résout le problème en fondant une éducation qui organise le classement des races d’or, d’argent et d’airain, lesquelles races ont chacune leur fonction dans sa république.

Il faut oser le dire ; en prenant l’argent pour base de l’élection, les législateurs des temps modernes ont moins bien résolu le problème. Comment la richesse serait-elle la mesure du mérite et du patriotisme, elle qui, semblable aux Harpies d’Homère, corrompt tout ce qu’elle touche ? Nous avons matérialisé la loi, comme D’Alembert avait matérialisé la science ; en sorte qu’un beau jour la banque s’est trouvée au sommet de l’édifice social, à peu près comme l’apothicairerie au sommet de l’arbre encyclopédique !

Cette triste solution est la suite du mauvais système dans lequel nous sommes entrés. Nous faisons des lois avant de former un peuple, c’est-à-dire avant d’avoir une éducation qui produise des hommes. Ce n’est pas ainsi que procède Platon ; il commence par créer le peuple qu’il veut gouverner, il le prend au berceau, il lui ouvre une école ; sa république n’est qu’un traité d’éducation nationale, la source et la vie de ses institutions. Mais cette éducation, quelle est-elle ? est-ce, l’enseignement des sciences et des langues, de la logique et de la rhétorique ? non, non. Il faut des appuis moins frêles au disciple de Socrate. C’est l’étude du beau, du bon, du juste, c’est l’amour de la vérité et de la vertu. Il s’agit tout simplement de développer les plus généreuses, les plus nobles inspirations de l’âme humaine, de faire des hommes dignes de ce nom. Et voilà cependant ce que le monde persiste à flétrir des épithètes injurieuses de rêves et d’utopies platoniques ! Que faire ? apprendre aux hommes à se moins mépriser eux-mêmes !

Après Platon il faut toujours nommer Aristote. Celui-ci a écrit de la science politique et non de l’éducation. Son but n’était pas de tracer le tableau idéal d’un gouvernement parfait[8], mais d’examiner l’esprit des lois de tous les gouvernements, libres ou despotiques, qui se partageaient alors le globe ; et dans cet examen il développe une sagacité si profonde qu’elle ressemble quelquefois à la perversité. Que Platon peigne la tyrannie, c’est pour en inspirer l’horreur ! Sans s’arrêter aux magnificences du pouvoir, à ses voluptés, à ses richesses, que le vulgaire adore, il va droit au cœur du tyran, il en sonde les plaies, il en étale les haines, les peurs, les satiétés, les remords, et à la face du monde il déclare que cet homme environné d’esclaves et de bourreaux, cet homme devant lequel la terre se tait et se prosterne, est la plus misérable des créatures. Aristote aussi peint le tyran, mais c’est pour le guider dans la carrière du crime, c’est pour soumettre son règne à des principes qui le fasse durer. Tout Machiavel est sorti du cinquième livre de la Politique. Mais pour tempérer cette accusation, hâtons-nous de le dire ; dans ce même ouvrage Montesquieu a trouvé l’idée première de son livre immortel.

Ainsi Platon et Aristote se rencontrent encore à la tête de la politique, et là, comme en philosophie, ils forment deux écoles bien tranchées. À Aristote appartiennent Machiavel, Hobbes et Locke ; à Platon appartiennent Cicéron, Thomas Morus, Harrington, Fénelon, J.-J. Rousseau, Filangieri, Bernardin de Saint-Pierre, ces véritables amis de la liberté et de l’humanité ; car c’est une chose bien remarquable que tous les philosophes qui ont écrit pour nous rendre libres et heureux estimaient les hommes et croyaient à la vertu, tandis que les philosophes qui se sont faits les professeurs politiques du despotisme et de la tyrannie n’avaient foi qu’au crime et méprisaient l’humanité.

Tous nos progrès politiques se concentrent dans trois grands faits : la suppression de l’esclavage, cet élément hideux des vieilles républiques ; la liberté de conscience, conquête du dernier siècle, et l’amour des hommes qui a élargi le cœur de l’homme. Dans le monde antique il y avait des cités rivales, des peuples ennemis ; dans le monde moderne, il y a un genre humain ! Voilà les progrès des nations civilisées depuis deux mille ans. Nous disons des nations civilisées en nous hâtant de faire une exception bien triste, et que toutefois nous ne pouvions taire dans un livre dont le but est de signaler la marche de l’intelligence et de la raison sur le globe !

Strabon raconte qu’au marché de Délas en Cilicie il se vendait souvent dans un seul jour jusqu’à dix mille esclaves pour le service des citoyens de Rome. Aujourd’hui ces marchés publics d’âmes humaines n’existent plus que dans quelques contrées barbares, mais les acheteurs, mais les détenteurs de la marchandise existent encore dans des contrées civilisées. Faut-il le dire ? aux rives du Nouveau-Monde, sous la double lumière de l’Évangile et de la liberté, un peuple s’est rencontré, dont la loi consacrait l’avilissement d’une race entière. Cette loi, elle dit à l’esclave : Tu seras puni si tu oses avoir de l’intelligence ; elle dit au maître : Tu seras puni si tu laisses une âme à ton esclave. Le tuer, tuer un homme ou lui apprendre à lire, deux crimes égaux aux yeux du législateur, et qui encourent la même peine. Ainsi l’homme pour posséder l’homme est réduit à le dégrader et à se dégrader soi-même. Un crime l’entraîne à un autre crime. « Marche, marche, dirait Bossuet ; qui achète un esclave, commence son meurtre ; marche, marche, la route de sang est ouverte ! Alors au bruit de l’émeute, aux cris des victimes, ces peuples nous apparaissent dansant autour des bûchers et brûlant des hommes vivants, comme les races sauvages dont ils ont usurpé les forêts ! Marche, marche, il manque encore à la fête, le festin des cannibales ! »

CHAPITRE IV.

DES AUTEURS D’UTOPIES PARMI LES MODERNES.
THOMAS MORUS ET FÉNELON.


Nous l’avons dit, tous les progrès de l’humanité sont dus à l’école de Platon. On lui a reproché de rêver des perfections idéales, et cependant rien n’est plus positif que ses doctrines. Loin de s’appuyer sur le vide, comme on l’a dit, elles s’appuient sur le sentiment du beau qui éclate dans tous les hommes, et leur point de départ est toujours un fait accompli. Et en effet la République n’est que le développement perfectionné d’une législation déjà connue. Platon perfectionne les institutions de Lycurgue, Cicéron les institutions de Rome, Harrington les institutions de l’Angleterre, Thomas Morus les formes usées des anciennes républiques, et Fénelon lui-même, que fait-il autre chose que fondre ensemble le pouvoir absolu de Louis XIV avec les lois paternelles d’Henri IV et les réglements agricoles du grand Sully !

Ainsi donc rien de plus positif que ces législations idéales ; les rêves des gens de bien sont déjà les mœurs des nations ; nous leur devons le petit nombre de principes naturels qui ont humanisé l’Europe. C’est dans l’utopie de Thomas Morus que se trouve le premier appel à la liberté de conscience dont nous jouissons aujourd’hui. Et quelle douleur lorsqu’on vient à songer que le grand homme porta sa tête sur l’échafaud, pour avoir pensé autrement que le roi sur une question théologique.

Que blâmez-vous dans ce projet de république ? une perfection qui paraît au-dessus de l’humanité ! Avancez toujours vers le modèle et bientôt vous demanderez à le surpasser. Les vérités sublimes d’un siècle sont les vérités populaires des siècles suivants, et que de choses encore le temps y ajoute !

On s’étonnera peut-être de trouver le Télémaque parmi les livres de haute politique ! Les bibliographes l’ont placé à la suite des poèmes d’Homère, et nous à la suite du poème de Platon. En effet le Télémaque est une utopie monarchique, comme le dialogue sur la justice est une utopie républicaine. Mais de plus c’est un poème à la manière de l’Iliade et de l’Odyssée ; admirable ouvrage, le seul peut-être où soient venues se fondre à la fois les inspirations poétiques et politiques des deux plus grands génies de l’antiquité ; résumé sublime de Platon et d’Homère agrandi de l’amour du genre humain, vivifié des flammes de l’Évangile !

Télémaque, c’est le gouvernement despotique divinisé par la sagesse du despote.

Et toutefois cette utopie qui scandalisa le grand siècle n’était, comme nous l’avons remarqué, que l’histoire écrite des dix dernières années du siècle qui venait de s’écouler. Législateur d’une cité imaginaire, Fénelon pouvait dire au duc de Bourgogne : « La cité véritable a existé. » Et en effet le gouvernement de Salente, c’est le gouvernement d’Henri IV idéalisé par une belle imagination. La France était dévastée par la guerre ; Sully imagine de la régénérer par l’agriculture. Son but est de donner à la royauté toute l’austérité des mœurs républicaines. Il repousse les arts du luxe, les frivolités de la richesse, les industries qui amollissent, repeuple les campagnes aux dépens des villes, surtout aux dépens de la cour, et ne veut que des pâtres, des laboureurs et des soldats ! Le labour et le pâturage disait-il, sont les deux mamelles de l’État. Eh bien ! Fénelon n’a pas d’autres principes, et n’établit pas d’autre félicité dans son royaume imaginaire. Voyez la surprise de Télémaque en revenant à Salente après une longue absence ; ces campagnes qu’il a laissées incultes et désertes, il les retrouve peuplées d’ouvriers diligents et cultivées comme un jardin. L’aisance a remplacé la misère, et les yeux charmés rencontrent partout la fraîcheur, la joie et la fécondité. Mais à peine il entre dans la ville que son admiration cesse : la magnificence, le luxe, cette multitude d’artisans pour les délices de la vie qui donnait à Salente une apparence de prospérité, tout a disparu. Alors Mentor lui dit comment les habitants superflus de la ville sont venus peupler les campagnes ; comment les propriétés se sont multipliées en se divisant, et comment cette multiplication si douce et si paisible des biens de la terre a plus augmenté le royaume que n’aurait fait une conquête. Ainsi les mœurs sont changées, l’agriculture et le bien-être ont fait un nouveau peuple ; peuple de laboureurs qui aime la paix, peuple paisible qui ne craint pas la guerre : les terres bien cultivées sont toujours bien défendues. Eh bien ! ce tableau délicieux est emprunté mot à mot aux mémoires de Sully[9], et cette réforme républicaine, proposée aux rois comme le type d’une perfection idéale, le grand ministre l’avait rêvée et exécutée.

Ainsi rien d’illusoire dans la politique de Télémaque. Il y avait alors à la cour des hommes qui auraient pu la reconnaître, car ils en avaient joui ; mais tout s’oublie si vite en France que Louis XIV lui-même, le petit-fils d’Henri IV, ne voulut voir dans l’auteur de ce livre que l’esprit le plus chimérique de son royaume. Le grand roi ignorait sa propre histoire !

Un siècle s’écoule, et il arrive un jour ou toutes ces chimères se trouvent réalisées et dépassées. Alors des idées plus larges, suite nécessaire de l’influence du Télémaque, deviennent le foyer du nouveau siècle. La paix religieuse garantie par la liberté des cultes, l’humanité dans la justice garantie par l’établissement du Jury, l’affranchissement du peuple garanti par l’égalité devant la loi, la prospérité générale garantie par la division des propriétés, et cette division garantie par le partage égal des biens du père entre les enfants ; enfin le despotisme devenu impossible, en présence de la représentation nationale, du vote de l’impôt et de la presse libre ; tout cela fut aussi traité de chimère il y a cinquante ans, et voilà que ces chimères prennent un corps au milieu de l’Europe.

Mais que nous sommes loin encore de la perfection à laquelle nous devons atteindre ! Quelle route immense à parcourir avant d’arriver à la connaissance des lois de la nature et à leur introduction dans nos codes politiques ! Qui résoudra le grand problème d’élever la vertu au pouvoir et l’intelligence à la vertu ? Qui organisera l’élection populaire sur des bases favorables à la liberté et non à la licence ? Qui décidera enfin cette grave question du progrès social ; c’est à savoir si le progrès existe dans le triomphe de la démocratie sur l’aristocratie, ou des patriciens sur les plébéiens ? toutes choses puissamment débattues et non encore décidées. Seulement une vive lumière a éclairé le siècle : tout à coup la loi morale et providentielle de l’histoire a été entrevue ; nous avons pu reconnaître le but vers lequel nous marchions, et nous avons pressenti que ce but est le triomphe de la cause des peuples dans le genre humain !

À présent il ne nous reste plus qu’un progrès à signaler : la suppression graduelle de la guerre sur le globe. Henri IV osa s’élever jusqu’à cette pensée. Le vainqueur d’Ivri et de Coutras rêvait la paix universelle : tous les grands États de l’Europe se seraient fédérés sur le modèle des petits États de la Suisse, et de cette réunion de tant de royaumes divers on aurait vu sortir la république européenne. Une armée formidable devait maintenir l’ordre au dehors ; au dedans un sénat de rois aurait jugé les différends des rois. Projet sublime, tranché par le poignard d’un assassin, mais qui heureusement ne fut pas perdu pour l’humanité. Fénelon le recueille dans le Télémaque où il complète les institutions de Salente, et l’abbé de Saint-Pierre en fait le sujet d’un de ces livres qui lui ont mérité le titre d’homme de bien. Aujourd’hui cette sainte pensée est tombée du cœur des sages au cœur des peuples, et le jour n’est pas loin où elle fera sa révolution dans le monde civilisé. Alors l’Europe ne formera plus qu’une seule nation partagée en douze ou quinze gouvernements libres, les États-Unis du vieux monde. Alors plus de guerre, plus de ravages, plus de condamnation à mort prononcée par un homme contre un peuple ; plus d’armées chargées d’exécuter la sentence terrible d’un despote : ces grands carnages politiques seront à jamais effacés de l’histoire des hommes, et la pensée de Dieu règnera sur la terre.

CHAPITRE V.

DES LIVRES D’ÉCONOMIE POLITIQUE. — QUESNAY. — TURGOT. — DUPONT DE NEMOURS. — SMITH. — MALTHUS. — GODOWIN. — RICARDO.

Une dernière division du grand chapitre de la philosophie nous reste à examiner ; elle porte le titre d’Économie politique, science dont le but spécial est de créer les éléments matériels du bien-être, comme le but de la politique pure est de garantir les intérêts moraux de la société.

Cette science n’est pas nouvelle ; Aristote et Xénophon en ont posé les bases au sein même de la famille. Vous entrez dans la maison d’un simple citoyen ; vous y voyez le mari et la femme, l’un occupé à calculer, à multiplier les produits de son industrie, ou les biens plus doux de la terre ; l’autre empressé à les recevoir, à les conserver, à établir l’ordre dans la distribution et l’économie dans l’abondance. Au milieu de ces tableaux gracieux d’un ménage bien uni, d’une maison bien ordonnée, Xénophon établit les principes de la science ; il peint les relations patriarcales du maître et de l’ouvrier, de la femme et du serviteur ; toutes les scènes de la vie active des villes, toutes les scènes de la vie laborieuse des champs ; le commerce, les échanges, les semailles, les moissons, l’hospitalité, le culte des dieux ; il n’oublie rien de ce qui peut enrichir ou sanctifier une maison. Or, cette science qu’il développe avec tant de charmes prend le nom d’économie domestique lorsqu’elle règle le ménage d’un citoyen, et le nom d’économie politique lorsqu’elle règle les affaires de l’État. Les mêmes vertus qui font prospérer une famille assurent la fortune d’un pays !

Telle fut la science à son origine : vous diriez d’un traité de morale familière et religieuse ; la prospérité y naît de l’ordre, la richesse de la vertu. Dieu y prodigue ses biens aux bonnes consciences, et l’économie politique y est présentée comme l’accomplissement de tous les devoirs de l’homme et du citoyen.

Il ne faut cependant pas croire que les recherches spéculatives sur l’origine des richesses et sur les moyens de les multiplier dans la cité par le privilége, le commerce ou les prohibitions, fussent inconnus des anciens. Aristote a traité ce sujet sous le nom de chrematistique, ou science des richesses, et c’est dans son traité de la politique que nos savants ont puisé les premiers éléments de notre économie industrielle.

Cette science peut citer de grands noms. Nous en avons choisi sept qui représentent toutes les écoles et qui en signalent à la fois la création et les progrès. Ainsi notre catalogue renferme les ouvrages de Quesnay, Turgot, Dupont de Nemours, Smith, Malthus, Godowin et Ricardo ; véritable encyclopédie d’économie politique que nous ferons précéder d’un essai sur la philosophie de la science. C’est à dessein que nous avons omis dans cette liste le nom de J.-B. Say, disciple fidèle de Smith, interprète souvent heureux de ses doctrines ; sa médiocrité perce partout, et jamais dans ses meilleurs ouvrages il n’a pu s’élever au-dessus du rôle de commentateur. Qui a lu Smith n’a rien à apprendre de Say.

Revenons aux ouvrages portés dans le catalogue. Quesnay s’y trouve en première ligne, et cela à juste titre, car il est le véritable fondateur des doctrines d’économie politique admises aujourd’hui dans toute l’Europe. Le premier il combattit l’école mercantile qui s’appuie du monopole et du privilége ; le premier il chercha l’origine de la richesse dans la double liberté de l’agriculture et de l’industrie. La devise de son école est : « laissez faire et laissez passer ; » devise célèbre, devenue l’expression de la science, et dont l’accomplissement graduel renferme tous les progrès de l’avenir !

Turgot, Mirabeau (l’ami des hommes), Morellet, Gournay, furent les promoteurs les plus ardents de la doctrine, et Dupont de Nemours la formula dans un livre intitulé : Physiocratie ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain.

Les adversaires du système physiocratique furent en France, Condillac[10] et Mably[11] ; en Allemagne, Mozer, Springer, Pfeiffer ; en Italie, Briganti et Galiani. Puis vint Adam Smith qui le compléta, le rectifia et l’établit.

Quesnay, réduisant tout à l’agriculture, avait trouvé l’origine des richesses dans le revenu net de la terre. Smith y ajouta l’industrie manufacturière et commerciale. La division du travail, l’échange facile de ses produits, la formation des capitaux mobiles, et la sage répartition de toutes ces choses, tels sont, d’après Smith, les éléments de la richesse publique et privée. Comme les économistes de l’école française, il proclame le laissez faire et le laisser passer ; il attache la prospérité matérielle des peuples au même principe qui assure leur prospérité politique, la liberté !

Parmi ses disciples il faut distinguer Ricardo et Malthus. Nous dirons peu de chose du premier : son observation sur l’inégalité productive des différentes espèces de terres a été féconde ; mais ses formes sont abstraites, sa méthode est aride, et c’est dans son livre surtout que l’économie politique cesse d’être une science morale et devient une science mathématique.

Venons à Malthus, disciple de Smith, qui a égalé son maître, mais en ouvrant une route nouvelle.

Tous les législateurs anciens et modernes ont encouragé le mariage et récompensé la fécondité, s’appuyant de ce principe que l’accroissement des populations est un signe certain de prospérité dans l’État. C’est ce principe consacré par les siècles et recommandé par les plus illustres philosophes, que Malthus est venu soumettre à l’examen le plus sévère de la science. Armé de faits écrasants empruntés soit à l’histoire, soit à la statistique de tous les peuples, il établit que les encouragements donnés à la population entraînent les plus grands malheurs lorsqu’ils ne sont pas accompagnés de l’accroissement immédiat des moyens de subsistance. Idée nouvelle, vérité fondamentale, dont le but n’est pas d’arrêter les progrès de la population, mais de favoriser les développements de l’agriculture, cette source du bien-être et de la vertu des peuples. Idée nouvelle, vérité fondamentale, lumière brillante du législateur qui doit modifier dès à présent toutes les utopies, tous les projets conçus pour l’amélioration du genre humain !

Jusque-là Malthus ne blesse ni la vérité ni l’humanité ; mais quelle chute profonde lorsque, exagérant la puissance de son principe, il établit que la population du globe est fatalement progressive, d’où il résulte qu’il y a dans l’avenir un jour inévitable où les produits de la terre ne suffiront plus au genre humain : et ce jour est d’autant plus près que les peuples auront acquis plus de vertus et jouiront de plus de bonheur ! Réalisez vos utopies, faites fleurir les sciences, anéantissez les vices, les ambitions, les corruptions, toutes les maladies du corps et de l’âme ; maudissez, supprimez la guerre et ses horribles gloires, le principe de l’accroissement progressif de la population est là pour tout engloutir. Plus vos perfectionnements le favorisent, plus vous accélérez votre perte ; la faim se place toujours au bout de la carrière, en sorte que les triomphes de la vertu et de la raison conduisent droit à l’anthropophagie.

Telles sont les idées de Malthus sur la population ; il a douté de la Providence ; il a fait la science athée. Ce qu’il prévoit, lui, faible créature, il n’a pas imaginé qu’un Dieu ait pu le prévoir ; et voilà que celui qui a dit à la mer : Tu viendras jusque-là, tu n’iras pas plus loin, est resté sans puissance ou sans prévoyance devant les flots des générations. Ainsi procède le disciple de Smith. Il ne s’aperçoit pas que ses calculs le conduisent à l’absurde, et, sans rougir, sans s’étonner, il accepte ce double résultat de sa doctrine que le crime seul peut sauver le monde, et que le perfectionnement physique et moral de l’homme est le plus grand malheur de l’humanité !

On peut voir la réfutation scientifique de ces paradoxes dans le livre de Godowin et dans les excellentes recherches de M. Aubert de Vitry sur les vraies causes de la misère et de la félicité publiques[12]. Quant à nous, il nous a semblé que les résultats du système détruisaient le système, suivant ce principe dont jamais la vérité ne fut démentie, que toutes les doctrines immorales sont fausses et que les doutes sur la bonté de Dieu sont des faiblesses de notre intelligence. Tout comprendre, ce serait tout adorer !

L’économie politique est peut-être la science qui a le plus d’avenir, mais aussi c’est la science qui a le plus d’ennemis à combattre et de tyrannies à renverser. Adversaire redoutable des prohibitions qui isolent les peuples et des monopoles qui maintiennent leur misère, elle repousse tous les systèmes qui tendent à concentrer sur un seul point les bienfaits de la nature ; elle se place non dans une ville, non dans un royaume, mais au centre du monde pour en ouvrir les routes, en aplanir les barrières, en libérer les fleuves, pour en distribuer généreusement les productions naturelles et industrielles à toutes les nations de la terre. Son point de vue est l’intérêt du genre humain, son avenir la liberté universelle, et son but l’accomplissement des lois de la nature.

En effet la variété des productions terrestres est le grand lien social des nations. La nature a établi entre tous les climats comme une balance providentielle de ses richesses. Ce qu’elle donne aux montagnes elle le refuse aux vallées ; ce qu’elle donne au Nord, elle le refuse au Midi, en sorte que si vous jetez les yeux sur l’immensité du globe, vous voyez chaque peuple occupé d’une culture dont la moisson est promise à un autre peuple, ou d’une industrie qui tient à son sol et dont le commerce du monde réclame les produits.

L’homme est insatiable dans ses désirs, immense dans ses besoins. Pour le nourrir ce n’est pas trop des habitants des airs, des eaux, des bois et de toutes les productions de la terre ; pour le vêtir ce n’est pas trop de l’écorce des plantes et de la toison des animaux tissées et façonnées par l’industrie de tous les peuples ; il lui faut l’or du Potose, les diamants de Golconde, les perles des mers orientales ! Son avidité trouve des richesses jusque dans la dépouille des plus vils insectes ; la mouche de l’opuntia lui donne la pourpre et la chenille du mûrier lui file sa parure.

Peut-être les moralistes se sont-ils trop hâtés de flétrir cette passion envahissante ; ils n’ont pas vu qu’il y avait là une loi de la nature dont le but était de civiliser le monde en appelant les nations à se connaître et à s’aimer. En effet, la nature a donné une limite aux besoins de tous les animaux, limite qui est précisément le terme de leur puissance ; elle n’en a point donné aux besoins de l’homme. Jeté nu sur le globe, il ne reçoit en naissant d’autre arme que le désir de tout posséder ; l’origine de sa grandeur est dans la misère qui le force à la conquête du monde ! Sa nudité l’a fait roi.

Ainsi la loi qui varie et disperse les productions de la nature est en rapport avec l’immensité des désirs et des besoins de l’homme ! elle établit les relations des peuples et confédère le genre humain.

Et ce qui prouve le dessein de la Providence, c’est que les mêmes latitudes du globe dans les deux hémisphères ne produisent ni les mêmes plantes ni les mêmes animaux !

Et ce qui prouve la bonté de la nature, c’est la surabondance des produits spéciaux de chaque climat, en harmonie non avec les besoins de ceux qui les recueillent, mais avec les besoins de tous les peuples de l’univers !

L’économie politique est donc une science large, universelle, fraternelle ; elle repose d’une part sur la loi physique, qui assigne à chaque climat des produits divers, et d’autre part sur la loi morale qui ne fait qu’une seule famille du genre humain.

Voyez sortir des ports de l’Europe et de l’Asie cette multitude de vaisseaux, ceinture animée du globe. Les uns ont le soleil au zénith, les autres ne le voient qu’à l’horizon, ou voguent aux lueurs des aurores boréales. Tous vont distribuer les productions des divers pays entre des peuples qui ne se sont jamais vus. Le triste Lapon dissipe ses ennuis avec le tabac que lui envoie le planteur brésilien, et il pare sa compagne d’un mouchoir teint en rouge sur les bords du Gange. L’hermine tuée dans les neiges du Kamtschatka enrichit le doliman des princes de l’Asie, et le nègre de l’Afrique échange sa poussière d’or contre des barres de fer coulées en Sibérie ou des feuilles de papier blanc qu’il croit faites avec les lames de son ivoire. Partout où l’homme peut pénétrer, il est sûr de rencontrer quelques richesses nouvelles. Ici ce sont des moissons de cannes à sucre, là des prairies d’indigo bleuâtre et des forêts de cotonnier. Ailleurs la cochenille, ailleurs le cannellier ; plus loin les gousses du cacao et les siliques de la vanille. Un cercle de thé fume depuis la Chine jusqu’en Angleterre, et les parfums de la fève de Moka se répandent à la fois sur l’Asie et sur l’Europe, tandis que les vins joyeux de France pétillent dans la coupe de toutes les nations !

Eh bien ! ces trésors de la nature que la Providence fait ressortir à la moralité, à la civilisation de la grande famille humaine, des prohibitions insensées les circonscrivent et les arrêtent aux frontières de chaque peuple. Partout vous voyez les gouvernements établir des lignes contre le bien-être et l’abondance, comme ils en établiraient contre la peste. Ici des sentinelles repoussent à coup de fusil le blé qui nous arrive de l’étranger et dont les riches convois feraient tomber, dit-on, le pain à trop bas prix ; là des bandes de douaniers saisissent et brûlent les tissus de laine et de coton qui auraient couvert la nudité des habitants d’une province. Aujourd’hui on prohibe le bétail pour favoriser les nourrisseurs, demain on prohibera le fer pour favoriser les maîtres de forges, toujours aux dépens des consommateurs. Vainement la loi de la nature donne à chaque climat son produit, à chaque nation son industrie, à chaque territoire sa richesse. La loi du fisc aspire à changer tout cela. Priviléges, monopoles, violences, tarifs onéreux, troupes de douaniers, elle arme tout contre le pauvre, prohibe la marchandise, met à l’index la pensée, poursuit l’intelligence au profit de la tyrannie et les productions industrielles au profit de quelques privilégiés, isole les peuples, et sous prétexte de maintenir la balance du commerce, va soulevant partout des famines et des misères factices, au milieu des richesses de l’univers !

Terminons cet examen en rappelant la belle maxime de Quesnay inspirée par Fénelon : Laissez faire et laissez passer ! Laissez faire et laissez passer ! cela veut dire : plus de barrières, plus de tarifs ; plus de priviléges, plus de prohibitions, plus de monopoles, plus de douanes ! Laissez faire et laissez passer ! C’est la loi de la nature opposée aux lois humaines, le premier et le dernier mot de la science économique : il résume tout par la liberté !

CHAPITRE VI.

HISTOIRE DE DEUX OUVRAGES D’ÉCONOMIE POLITIQUE, PUBLIÉS SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XIV.
FÉNELON. — VAUBAN. — BOISGUILBERT.

En traitant de l’économie politique nous avons omis à dessein deux ouvrages qui méritent une place à part, non qu’ils soient classiques dans la science, le temps oublieux et ingrat en a presque effacé le souvenir, mais ils signalent les premiers efforts de l’humanité en faveur du peuple, et sous ce rapport surtout ils méritent une mention particulière dans un livre destiné à recueillir toutes les pensées utiles au genre humain !

C’est une théorie nouvelle sur les droits des peuples et les devoirs des rois en matière d’impôts ! C’est aussi l’événement le plus considérable, quoique le moins aperçu jusqu’à ce jour, du siècle de Louis XIV !

Lorsqu’on étudie les œuvres littéraires et philosophiques de ce grand siècle, quelle que soit leur excellence, on y reconnaît l’action de la pensée souveraine qui régnait alors sur l’Europe. Le vieux Corneille, parmi les poètes, est peut-être le seul qui ait échappé à cette étreinte vigoureuse du despotisme royal. Pascal et ses amis y échappent aussi : ceux-là sont des hommes de solitude et de méditation ; ils n’appartiennent à leur époque ni par leurs mœurs ni par leurs œuvres, aussi furent-ils persécutés. Mais ces exceptions une fois reconnues, voyez comme le siècle se transforme pour flatter les oreilles et les yeux du maître. Racine refait la langue trop rude de Corneille, il lui donne cette élégance délicate qui fixe l’attention et l’admiration au point de laisser passer la vérité. Bossuet malgré l’austérité de ses doctrines, Fénelon malgré sa vertu, cèdent au besoin de rendre la piété aimable ; Boileau porte dans la satire littéraire les rigueurs de la tyrannie, et Molière, ce comédien de génie, détrône la noblesse et devient sans le savoir un instrument politique sous la main protectrice de Louis XIV. Le roi, la puissance et les plaisirs du roi, voilà le but où tout arrive. Les hommes d’État, les poètes, les philosophes, les gens de cour remontent au lieu de descendre. C’est une nation polie qui touche à peine à la nation vulgaire, et les essais de la politique, comme les lumières de la science, tout est pour les grands, rien n’est pour le peuple.

C’est donc une espèce de prodige que nous ayons à signaler ici quelques sentiments généreux dirigés vers la foule ! Au milieu de cette multitude de beaux génies, qui sont l’expression de la société, nous apercevons trois hommes privilégiés qui marchent en avant du siècle. Leur mission est de préparer les esprits à des vérités pour lesquelles les rois et les nations ne sont pas encore mûrs. Ils laissent tomber des pensées méconnues de leurs temps, mais qui doivent éclater dans les temps à venir : c’est le lien des deux époques ; la voix des pères qui se fait entendre aux enfants et qui leur prépare un bonheur ignoré du présent. Ces trois hommes qui s’occupèrent de la fortune du peuple dans un temps où la politique ne s’occupait que de la fortune des grands, c’est Fénelon, Vauban et Boisguilbert.

Déjà nous avons signalé le Télémaque comme un livre de haute politique emprunté à une législation réelle. Nous avons dit comment les yeux de Fénelon, fatigué des fausses grandeurs de son siècle, s’étaient tournés avec amour vers ce roi qui fut le père de son peuple, vers ce ministre qui fut l’ami de son roi. Certes, il y avait plus que du courage, il y avait du dévouement à choisir Henri IV et Sully pour modèles en présence de Colbert et de Louis XIV ! chose singulière ! Fénelon adressait son livre aux rois, et il ne fut compris que des peuples. Son effet le plus puissant fut d’inspirer le goût de l’agriculture et de relever aux yeux de la France le noble métier du labourage, qui, suivant l’expression de Sully, fait les bons soldats et prépare les grandes nations !

Les principes que Fénelon voulait inspirer au duc de Bourgogne, Vauban tenta de les donner au roi lui-même. Ce fut une illusion, sans doute, mais l’illusion d’une belle âme ; celles-là ne sont jamais perdues pour l’humanité !

Le courtisan Saint-Simon a honoré Vauban du nom de patriote, mot alors nouveau, et qu’on ne trouve qu’une fois dans ses mémoires[13]. Le grand seigneur oublie ses cordons et ses titres pour parler avec amour d’une vertu dont la nouveauté le surprend. L’éloge lui est arraché par l’admiration, et cette admiration est tellement involontaire qu’il s’étonne lui-même de tracer un panégyrique et qu’il en demande pardon à son lecteur. Pour se justifier, il proteste qu’il n’a jamais eu avec Vauban ni avec aucun de ses amis la liaison la plus légère. « Il ajoute que tout ce qu’il va dire est appuyé sur des faits et sur une réputation que personne n’a osé contredire, ni de son vivant ni après sa mort. » Admirable préface d’un magnifique éloge ! Voilà l’effet que produit la vertu ; elle nous arrache à nos propres passions ! On ne saurait la découvrir sans éprouver le besoin de la faire honorer !

Ce n’est ni comme guerrier, ni comme ingénieur, science dans laquelle Vauban fut sans rival, que nous nous proposons d’étudier ce grand homme. Son plus beau titre de gloire à nos yeux, c’est sa tendre compassion pour le peuple, ses efforts pour déraciner la misère implantée sur le sol, les persécutions dont on l’accabla, et sa fin si touchante, lorsque, poursuivi par les gens de finances qu’il avait voulu détrôner, disgracié par son roi qu’il avait voulu éclairer, calomnié, écrasé, méconnu, succombant au désespoir, il se vit seul sur son lit de mort, et put croire, en expirant, que tous ses travaux avaient été inutiles, non à sa gloire, mais à son pays !

Appelé successivement dans toutes les parties de la France par ses fonctions militaires, Vauban fut frappé de deux choses : de la richesse du sol et de la misère de ses habitants. Il en trouva la cause dans la mauvaise culture, dans le mépris de l’industrie, dans la surcharge des impôts, dans leur multiplicité et leur variété suivant les provinces, et, enfin, dans l’odieux système de leur perception. Le spectacle de tant de maux lui inspira une pensée sublime, ce fut d’y chercher un remède. Le voilà parcourant la France dans tous les sens, entrant dans les chaumières, écoutant les villageois, recueillant avec soin la valeur et le produit des terres, étudiant le commerce et l’industrie, s’informant de la nature des impôts, comparant les coutumes des provinces, leurs richesses, leurs cultures, envoyant son secrétaire dans les contrées qu’il ne peut visiter, faisant enfin, à lui seul, une espèce de cadastre, de statistique agricole, financière et commerciale du royaume, et, lorsqu’on le croit absorbé dans ses travaux de fortifications et de défense, préparant un monument plus durable que les forteresses et plus glorieux que les victoires.

Un système complet d’économie politique, calculé sur les produits de l’agriculture, et fondé sur la théorie des impôts, fut le fruit de ses recherches et de ses voyages. Ce travail était déjà fort avancé lorsqu’un nommé Boisguilbert, lieutenant géneral au siége de Rouen, publia un livre sur le même sujet. Ce livre est intitulé : Détail de la France sous le règne de Louis XIV (année 1697). Le but de Boisguilbert, comme celui de Vauban, est de soulager le peuple par une répartition plus exacte des impôts, de dévoiler les vexations des traitants, de simplifier les rouages de l’administration financière, et de faire arriver les recettes directement dans le trésor. Vauban reçut cet ouvrage avec joie et le lut avec reconnaissance. Il voulut voir l’auteur, courut à Rouen, et remercia la Providence du compagnon d’armes qu’elle venait de lui donner. Désormais ils seront deux à combattre ! Leurs pensées s’uniront, leurs projets vont se confondre, et leurs forces seront doublées. Boisguilbert ne portait la réforme que dans la perception ; Vauban attaquait les abus dans leur source. Il supprimait la taille et tous les autres droits, et les remplaçait par un impôt unique, uniforme, d’une perception facile et d’un produit sûr. C’est ce qu’il appelait la dîme royale. Cette dîme était partagée en deux branches : l’une portait sur les terres, et levait un dixième de leur produit ; l’autre portait sur le commerce et l’industrie, qu’il estimait devoir être encouragés. Il prescrivait des règles très simples, très sages et très faciles pour la levée et la perception de ces deux droits, suivant la valeur de chaque terre, la nature des produits et la population. Par ce nouveau système, appuyé des preuves les plus nettes et les plus évidentes, il triplait les revenus du roi et diminuait de plus de moitié les charges du peuple. Le grand problème était résolu comme il l’avait été par Sully.

Vauban ne publia son livre que dix ans après celui de Boisguilbert. C’est un petit volume in-12 de 238 pages, qui renferme le résultat de quarante années d’observations et de méditations. Il est impossible d’entrer en matière avec plus de simplicité et de bonhomie. Voici les premières lignes de cet admirable ouvrage :

« Je le dis de la meilleure foi du monde : ce n’est ni l’envie de m’en faire accroire, ni le désir de m’attirer de nouvelles considérations qui m’ont fait entreprendre cet ouvrage. Je ne suis ni lettré ni homme de finances, et j’aurais mauvaise grâce de chercher de la gloire et des avantages, par des choses qui ne sont pas de ma profession ; mais je suis Français, très affectionné à ma patrie, et très reconnaissant des grâces et des bontés avec lesquelles il a plu au roi de me distinguer depuis si long-temps… « C’est donc cet esprit de devoir et de reconnaissance qui m’anime et me donne une attention très vive pour tout ce qui peut avoir rapport à lui et au bien de son État ! »

Quel langage modeste et nouveau ! « Il n’est ni lettré, ni homme de finances, mais il est Français ; » mais il est inspiré par sa reconnaissance pour son roi, par son amour pour sa patrie : c’est, comme il l’exprime si bien, un esprit de devoir qui l’anime ; « il connaît les causes de la misère du peuple ; il y a cherché un remède, et quoiqu’il n’aie aucune mission pour un si beau travail, » il n’a pas laissé de s’y livrer avec ardeur, bien sûr qu’une longue application et l’amour du pays suffisent pour vaincre tous les obstacles. Après cette courte apologie, Vauban entre en matière. Il peint l’état du pays dans chaque province, dans chaque classe, la situation du peuple, les abus et les malfaçons qui se pratiquent pour la levée des tailles, des aides, des douanes et de la capitation. Il trace un tableau effrayant de ces violences ! Il dit que, « dans les campagnes, après avoir vendu les meubles d’un malheureux paysan, on pousse les exécutions jusqu’à arracher les portes et les fenêtres de sa maison, jusqu’à démolir les murailles pour en tirer les poutres, les solives et les planches, qui sont vendues au profit du trésor. » Il en résulte que les paysans laissent leur terre en friche, et vivent presque nus, refusant les biens de la terre, de crainte de se les voir enlever par les sergents.

Après ces tableaux de détails, Vauban trace un tableau général de l’ensemble du pays. Ses voyages et ses études l’ont conduit à ce résultat : que la dixième partie de la population est réduite à mendier son pain ; que, sur les neuf autres dixièmes, cinq végètent dans la plus profonde misère, et trois vivent dans une situation triste et embarrassée par des dettes et des procès ; qu’enfin, le dernier dixième, qui comprend les gens d’épée, de robe et d’église, toute la noblesse, toutes les charges militaires et civiles, les bourgeois, les rentiers, les marchands, le dernier dixième, disons-nous, ne renferme que cent mille familles, parmi lesquelles il n’en est que dix mille qui jouissent d’une véritable aisance. Or, le clergé et la noblesse ne paient rien ; ils reçoivent au contraire ; les bourgeois et les rentiers dans l’aisance paient peu. La charge des impôts porte donc tout entière sur la classe la plus misérable, la plus méprisée du royaume. C’est sur ces neuf dixièmes que s’étendent les persécutions et les ruines qui en sont la suite.

Tel est le douloureux tableau que Vauban eut le courage de placer sous les yeux de Louis XIV. « Sire, lui disait-il avec une simplicité et une onction touchantes, je me sens obligé d’honneur et de conscience de vous représenter que de tous temps on n’a pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple ; qu’on en fait trop peu de cas, qu’on le ruine, qu’on le méprise, et que cependant c’est lui qui est le plus considérable par le nombre, et, par ses services réels, le plus utile au bien du royaume ! Sire, c’est cette partie du peuple dont le travail et le commerce enrichissent votre trésor ; c’est elle qui fournit tous les soldats, les matelots, les marchands, les ouvriers ; c’est elle qui façonne les vignes et qui fait le vin, qui sème le blé et qui le recueille : l’industrie, le commerce, le labourage doivent tout à ses labeurs. Voilà, Sire, de quoi est faite cette partie du peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant encore à l’heure où j’écris ces lignes. »

Bénissons la main qui les a tracées, ces lignes si nobles, si courageuses. Honorons le grand homme qui, au milieu des magnificences et des vanités de la cour, fit apparaître le tableau déplorable de tant de misères et d’injustice, et se présenta pour les soulager ! L’héroïsme du citoyen est plus rare que celui du guerrier. Vauban les réunit tous deux ; il mérite une double place dans la mémoire des hommes, celui qui servit sa patrie comme Catinat et l’humanité comme Fénelon !

Le petit traité de la Dîme royale parut en 1707 ; tous les lecteurs y applaudirent. Il reçut, dit Saint-Simon, l’approbation générale des personnes versées dans ces matières ; mais ce livre avait un défaut qui devait le faire échouer. Sans doute il y avait un grand mérite à sauver le peuple, à enrichir le roi, à favoriser l’agriculture et le commerce ; mais ruiner du même coup une armée de financiers, de commis, d’employés, les réduire à vivre à leurs dépens et non aux dépens du public, voilà le crime, le crime impardonnable ! L’autorité du roi allait, il est vrai, s’accroître du bonheur du peuple. Mais que devenait l’autorité du contrôleur général, sa faveur, sa fortune, sa toute-puissance, et plus bas celles des intendants de province, de leurs secrétaires, de leurs protégés, qui tombaient dans l’impuissance de faire du bien et du mal ! Est-il surprenant que cette foule d’agents ait conspiré contre un système si avantageux au peuple, si glorieux au roi et si fatal pour eux ? La robe entière en rugit : elle perdait l’enregistrement des édits bursaux ! Les ministres Chamillard et Desmarets s’emportèrent à toutes sortes d’excès : ils perdaient la distribution des fortunes et des emplois. En un mot, Vauban et Boisguilbert virent tous les puissants du siècle soulevés contre leurs projets. L’Église et la Noblesse, placées hors de toute atteinte, regardaient avec indifférence ; la bourgeoisie s’affligeait, et le peuple, qui eût tout gagné à ce changement, ne se douta pas même qu’il s’agissait de son salut. Absorbé dans sa misère, le nom de ses défenseurs n’arrivait pas jusques à lui !

Ce ne fut donc pas merveille si le roi, prévenu et investi de la sorte, repoussa durement et le livre et l’auteur. L’accueil glacé de Louis XIV, quelques reproches échappés avec violence frappèrent le grand homme au cœur. Dès ce moment sa capacité militaire, ses vertus, ses services, tout disparut aux yeux de la cour. « Le roi, dit Saint-Simon, ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du public, qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. Il s’en expliqua de la sorte et sans ménagement. »

Le bruit en retentit jusque dans la finance offensée, qui abusa étrangement de son triomphe, et le malheureux maréchal, abandonné de ses amis, repoussé par la cour, méconnu du roi, voyant qu’il fallait renoncer à tout le bien qu’il avait cru possible, n’ayant plus d’espoir ni pour lui, ni pour le peuple, ni pour l’humanité, s’éloigna du monde, et, consumé d’une affliction que rien ne put adoucir, mourut peu de mois après, dans un abandon, dans un isolement dont l’ingratitude humaine n’offre peut-être pas un second exemple. « Le roi fut insensible à cette nouvelle, jusqu’à ne pas faire semblant de s’apercevoir qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. » Mais il n’en fut pas de même de l’Europe ; cette mort sembla dessiller tous les yeux ! Un concert de louanges s’éleva sur le cercueil du grand homme. Il eut pour oraison funèbre la douleur de la France, et plus tard, au moment où les ennemis franchissaient nos frontières, un souvenir et une larme de Louis XIV.

Le peuple avait perdu un ami ; il lui restait un défenseur. L’honnête Boisguilbert en voyant le sort de Vauban ne put se contenir ; loin de céder à l’orage, il continue l’œuvre de son ami. Dans une première entrevue avec Pontchartrain, il s’était empressé de lui faire connaître son système ; mais celui-ci, le traitant comme un fou, lui avait tourné le dos. Cette indigne réception ne le rebuta pas. Il voulut voir Chamillard comme il avait vu Pontchartrain. Celui-ci l’écouta et le repoussa, sous prétexte que les changements étaient impossibles au milieu de la guerre. Boisguilbert ainsi éconduit lui répond en publiant un petit volume où il prouve que toutes les réformes de Sully ont été opérées pendant une guerre désastreuse et qu’elles en ont réparé les maux. Laissant ainsi le ministre sans excuse, il s’abandonne à toute son indignation, dévoile les intrigues, attaque les abus, et fait un tableau si plein de feu des maux de la France que les ministres, déjà irrités de la comparaison avec Sully, ne songent plus qu’à se venger. Boisguilbert fut exilé au fond de l’Auvergne. Il se montra digne de cette disgrâce par sa constance : on voulait lui en faire un sujet d’amertume, il n’en accepta que l’honneur. Et lorsque, plus tard, les sollicitations de ses amis lui permirent de rentrer dans les murs de Rouen, sa ville natale, il y fut reçu aux acclamations de la foule : un peuple tout entier l’attendait à son passage !

Boisguilbert était neveu du grand Corneille : les vers sublimes et les nobles actions se confondent dans cette famille.

Un dernier outrage, le plus déchirant de tous, était réservé à la mémoire de Vauban. À force d’entendre parler de la dîme royale, les ministres l’étudièrent ; ils la trouvèrent bonne, et au lieu de s’en contenter pour tout impôt, suivant le système du maréchal, ils rétablirent en sus de toutes les autres charges.

« Voilà, s’écrie Saint-Simon, voilà comment il faut se garder en France des plus utiles intentions ! Qui aurait dit à Vauban que tous ses travaux pour le soulagement de la France n’aboutiraient qu’à établir un nouvel impôt, plus dur, plus permanent et plus cher que tous les autres ! C’est une terrible leçon pour arrêter les meilleures propositions en fait d’impôts et de finances. »

Saint-Simon se trompe ; la vérité est toujours bonne, et celle-ci a porté son fruit. Le but de Vauban était de faire payer à la France le dixième des revenus, et c’est précisément ce qu’on paie aujourd’hui. On a suivi, il est vrai, d’autres formes dans l’établissement de l’impôt, mais il avait donné le mouvement aux esprits ; il avait découvert la route nouvelle où d’autres ont pénétré plus avant. Il faut toujours proposer le bien ! que les méchants soient là pour le combattre, qu’importe ! le temps est là aussi pour le faire adopter.

Voltaire attribue, on ne sait pourquoi, la dîme royale à Boisguilbert, et il a trouvé un grand nombre d’écrivains qui l’ont copié sans examen. Il est probable que Voltaire n’avait pas lu ce livre, dont le titre porte le nom du maréchal de France Vauban, et que Vauban lui-même présenta au roi comme son ouvrage. La disgrâce qui suivit cet hommage aurait pu épargner à Voltaire une pareille inadvertance, et à ses copistes une dernière injure à la mémoire du grand homme !

Tous les genres de travaux, tous les genres d’études remplirent la vie de Vauban. Il a laissé des mémoires sur toutes les parties de l’administration civile et militaire, la levée des troupes, la stratégie, les fortifications, la marine, les colonies, les finances, la culture, le commerce, les canaux, enfin toutes les branches de l’industrie et de l’économie politique. Il appelait cela ses oisivetés, titre modeste donné parle génie à des travaux dont l’exécution aurait assuré la prospérité du pays. On a peine à comprendre comment la vie d’un homme a pu suffire à tant de choses, surtout lorsqu’on songe que, dans sa carrière militaire, il eut à rétablir trois cents places ou forteresses anciennes, qu’il en construisit trente-trois nouvelles, parmi lesquelles on compte Cassel et Strasbourg ; qu’il créa le fameux port de Dunkerque, conduisit cinquante-trois siéges, y reçut plusieurs graves blessures, et se trouva à cent quarante actions de vigueur.

Cette vie devait être le modèle de tous les genres de dévouement. À l’époque où une fureur fanatique désolait la France, lorsque la révocation de l’édit de Nantes venait de décimer la population et menaçait la prospérité du pays et la gloire du roi ! un seul homme ose demander le rétablissement de l’édit de Henri IV et le maintien de la tolérance religieuse, et cet homme, c’est encore Vauban. La même main qui venait d’écrire le traité de l’attaque et de la défense des places osa, dans trois mémoires consécutifs, en appeler au roi de la liberté des consciences et des droits de l’humanité.

On me pardonnera, je l’espère, ces longs détails sur les ouvrages, presque oubliés aujourd’hui, de Vauban et Boisguilbert. La création de la science économique en faveur du peuple, la lutte vigoureuse de ces deux grands hommes contre la puissance et la violence, sont la plus belle page de l’histoire du siècle de Louis XIV, qui, lui-même, est une des plus belles pages de l’histoire de l’esprit humain !

Que si quelques idées de vanité humaine avaient pu se glisser dans le cœur de Vauban et de Boisguilbert, nous aurions revendiqué pour eux la gloire attribué à Quesnay. Mais cette gloire, ils ne l’ont pas cherchée ; leur but était plus noble que la gloire, et nous ne la réclamons pas pour eux, à moins que la gloire ne soit la reconnaissance et l’amour de la postérité.


SECTION CINQUIÈME.

SCIENCES.


CHAPITRE I.

DE QUELQUES FAUSSES SCIENCES, TELLES QUE LA MAGIE,
LA DIVINATION, ETC..

Passons aux sciences physiques, c’est-à-dire aux sciences dont l’ensemble comprend l’étude matérielle de l’homme et de l’univers.

L’histoire des sciences comme l’histoire des peuples commence par des fables. Au lieu d’étudier la nature on tente de la soumettre à des formules mystérieuses. L’homme avide et crédule veut changer le plomb en or, la rosée du ciel en breuvage d’immortalité ; il attache son destin à une étoile, et voit l’avenir gravé dans les entrailles des victimes ou sur le livre sacré des Sibylles. Ainsi les sciences occultes naissent avant les sciences naturelles, et l’imagination des peuples leur prête la force de Dieu même. Dans l’antiquité elles gagnent des batailles, elles fondent des empires, dominant tout et jusqu’aux plus hautes intelligences ! Alexandre et Socrate consultent les oracles, et les héros de Rome se soumettent aux poulets sacrés !

Chez les modernes ces influences furent moins glorieuses sans être moins puissantes. La magie, les enchantements, l’art de connaître l’avenir et de soumettre les démons, les mystères de la religion mêlés aux mystères de la sorcellerie, donnent un caractère étrange de tristesse et de grandeur à notre moyen-âge. Toutes les superstitions des anciens se modifient : elles ne peuvent plus rien pour la prospérité des empires, elles peuvent tout pour le malheur des peuples. Ce fut une époque fatale d’imagination et d’aveuglement : les ombres sortaient de leurs tombeaux, les démons se faisaient esclaves de l’homme au prix de son âme, la science enseignait des paroles pour évoquer les esprits, et à sa voix des armées de fantômes apparaissaient sur toute la terre. Alors une lutte terrible s’engage entre le monde des morts et le monde des vivants ; on eût dit que le ciel et l’enfer se disputaient une seconde fois l’empire. Partout où Satan se montre les échafauds s’élèvent, les bourreaux frappent, les bûchers s’allument. Cette lutte toujours sanglante dura plusieurs siècles, et pendant tout ce temps, prêtres, rois, peuples, savants, magiciens, combattirent dans les ténèbres !

Tels furent les mauvais fruits des sciences occultes. Comment le peuple aurait-il pu douter de la magie, lorsque ses enchantements se trouvaient attestés par le droit romain, le droit Canon[14], les Pères de l’Église[15], l’autorité des conciles[16], les ordonnances de nos rois[17], les arrêts des parlements[18] et les supplices des magiciens.

Le docte Reuchlin, l’ami d’Erasme, dédie au pape Léon X un livre sur l’art cabalistique !

Jacques Ier, roi d’Angleterre, compose un traité de la démonologie !

Bodin, auteur de la République, ouvrage consulté avec fruit par Montesquieu, écrit sur les démons et sur les sorciers ; il croit aux sabbats ! il croit à la transformation des hommes en loups, et cite des procédures criminelles à l’appui de ses croyances !

Un homme qui fit l’étonnement de son siècle par l’immensité de ses connaissances, un prince souverain d’Italie qu’on ne peut soupçonner de charlatanisme, Jean Pic de La Mirandole, publie neuf cents propositions sur toutes les sciences, et consacre les soixante-onze dernières à l’art cabalistique dont il exalte les prodiges. Cet art lui a fait connaître l’époque précise de la fin du monde, qui arrivera, dit-il, dans cinq cent quatorze ans et vingt-cinq jours, à partir de la minute où il écrit. Suivant ce calcul, le monde n’aurait plus que cent quatre-vingts ans de durée, aujourd’hui trente novembre dix-huit cent trente-six !

La puissance des enchantements est si grande, dit Agrippa, qu’on croit qu’ils peuvent renverser toute la nature. Quelques mots de magie suffisent pour enfler soudain la mer la plus calme, déchaîner les vents, arrêter le soleil, et détacher les étoiles de la voûte céleste… et si cela n’était pas, comment les lois porteraient-elles des peines si rigoureuses contre ceux qui enchantent le ciel et la terre[19] ?

Eh bien ! ces sciences qui ont fait des martyrs, et dont les adeptes croyaient posséder la puissance de Dieu ; ces sciences qui furent tour à tour la terreur et l’admiration des peuples, après des siècles de persécution et de gloire sont venues expirer dans l’antre de quelques vieilles sibylles et sur les tréteaux des charlatans. Les prodiges ont cessé, les oracles se sont tus, les mauvais esprits sont rentrés dans leurs ténèbres et les spectres dans leurs tombeaux ; et pour expliquer ce que toutes ces choses vues et entendues par nos pères avaient de merveilleux, il nous reste le magnétisme et la catalepsie !

Il reste aussi des milliers de volumes ; mais qui n’expliquent rien, et qui tous sont morts comme les sciences qu’ils enseignaient. Ici nous retrouvons le même encombrement que dans la jurisprudence et la théologie. Nos bibliothèques publiques plient sous le poids de ces œuvres de crédulité que les noms célèbres des Cardan, des Nostradamus, des Vanhelmont, des Campanelle, des Paracelse, des Arnauld de Villeneuve, des Raymond Lulle, des Agrippa, n’ont pu sauver de l’oubli. Passons donc aux sciences véritables, et voyons ce qu’elles ont produit pour la postérité.

CHAPITRE II.

DES LIVRES DE PHYSIQUE, DE CHIMIE, ETC.

On s’étonnera peut-être du petit nombre de livres que renferme ce chapitre de notre catalogue.

D’abord, nous avons dû en distraire toutes les œuvres mathématiques, dont la langue universelle n’est cependant accessible qu’à infiniment peu de lecteurs ; plus tous les livres spéciaux de physique, de chimie, d’anatomie, de zoologie, de botanique, sciences mobiles dont chaque progrès change le système, dont chaque système renouvelle les formes et dont, malgré nos richesses apparentes, nous ne possédons encore que les matériaux. Au point où nous en sommes, vingt ans, trente ans vieillissent une science. Que sont devenus les systèmes célèbres qui hier encore régnaient sur le monde savant ? Newton n’est plus le dieu de la lumière ; Franklin a perdu le sceptre de l’électricité, et Lavoisier celui de la chimie. Un fait nouveau suffit pour détruire les plus sublimes théories. Heureuse fluctuation, mouvement sublime, où chaque chute est un progrès et chaque destruction une lumière !

Voyez la chimie ! que d’expériences ingénieuses, que de découvertes inouïes ! Comme elle est riche pour le pauvre, comme elle est prodigue pour le riche ! Les anciens alchimistes voulaient composer de l’or, et ce secret, s’ils l’avaient découvert, aurait appauvri le monde ; la science nouvelle ne veut qu’étudier la nature, et cette étude lui révèle des formules qui sont la fortune des peuples. C’est une fée plus puissante, plus éblouissante que celles des Mille et une Nuits. Ses découvertes sont des créations, ses jeux sont des merveilles ; elle a des chars qui roulent sans coursiers, des vaisseaux qui voguent sans voiles ! elle fait le diamant avec du charbon, le sucre avec du charbon, de l’eau, et encore de l’eau, le saphir avec de l’argile, la lumière et la foudre avec une pierre d’aimant ; elle change en ténèbres les rayons du soleil, et dans un vase plein d’eau sa baguette magique trouve de brillantes illuminations.

Mais plus la chimie s’enrichit, plus le désordre augmente. Aucune théorie générale n’a remplacé les anciennes théories mortes sous le progrès ; chaque professeur fait sa langue, chaque école crée sa méthode, et l’unité européenne qui ressortait de la nomenclature de Lavoisier est remplacée par le chaos !

De tous ces faits il résulte que les sciences physiques n’ont qu’une vie transitoire qui ne permet guère de les introduire dans une bibliothèque universelle ; elles nous lèguent des noms qui effacent d’autres noms, des expériences qui tuent des systèmes ; et, chaque siècle, elles enfantent des milliers de volumes dont la postérité n’accepte que quelques pages !

Et en parlant de la physique, nous entendons encore la chimie, la minéralogie et la géologie, car ces quatre sciences, séparées dans les livres, n’en forment qu’une dans la nature.

Et cependant, malgré les observations qu’on vient de lire, cette section de notre catalogue ne restera pas entièrement vide. Nous avons recueilli trois ouvrages d’un mérite supérieur, et dont la destinée est de survivre aux révolutions de la science.

Les Lettres sur quelques sujets de physique et de philosophie, par Euler.

Les Lettres sur l’histoire de la terre et l’histoire de l’homme, par de Luc.

Le Discours sur les révolutions du globe, par Cuvier.

Ces trois ouvrages respirent la plus haute philosophie. Les deux premiers surtout sont empreints d’un sentiment religieux qui les fera vivre malgré le mouvement des systèmes et les progrès de la physique. C’est qu’il y a dans le sentiment religieux quelque chose de plus large, de plus puissant que dans nos théories les plus savantes ; la science n’explique que les causes secondaires, le sentiment religieux complète la science en l’élevant jusqu’à Dieu !

CHAPITRE III.

DES LIVRES D’ASTRONOMIE. — PTOLÉMÉE. — COPERNIC. — KEPLER.

De la physique de la terre nous passons à la physique du ciel. C’est la partie merveilleuse de notre collection. Elle ne renferme qu’un très petit nombre d’ouvrages, mais ces ouvrages sont ceux de Copernic, Galilée, Kepler, Newton, Herschel et Laplace, les plus grands noms de la science, ses créateurs et ses législateurs. La Providence permit que ces beaux génies se succédassent sans interruption sur la terre, pour expliquer l’immensité de la création. Une seule âme semble les avoir animés successivement. On les voit se passant le flambeau, et continuant la même pensée qui grandit toujours. Ainsi se compléta la science des orbes célestes ; l’œuvre de Dieu fut mesurée, sa puissance comprise, et du travail successif de ces six intelligences le système du monde jaillit dans son unité !

En 1543, c’est une de ces dates qui marquent dans l’histoire de l’esprit humain ; fut imprimé et publié pour la première fois, à Nuremberg, un volume petit in-folio, intitulé De revolutionibus orbium cœlestium, révolutions des orbes célestes. Ce livre, de cent quatre-vingt-seize feuillets, avait été composé par un chanoine de Frauenberg, Nicolas Copernic, qui, tout en faisant la médecine des pauvres et en régissant les biens de l’évêché de Warmie, avait découvert le système du monde. Mais le grand homme ne devait pas jouir de sa gloire. Il était sur son lit de mort lorsqu’on lui apporta le premier exemplaire de son livre ; ses mains le touchèrent, ses yeux le virent, puis soudain il expira, comme s’il eût attendu ce moment pour retourner dans sa patrie céleste. Sa mission était remplie ; il venait de révéler au genre humain une pensée que Dieu n’avait confiée qu’aux soleils qui roulent dans l’espace.

Toute l’astronomie moderne est sortie de ce livre ; avant lui il n’y avait rien.

Dans le système de Ptolémée, le soleil et les planètes traçaient des milliers de cercles lumineux autour de la terre immobile, et le ciel étoilé, s’inclinant d’orient en occident, tournait lui-même en vingt-quatre heures autour de notre système planétaire qu’il enveloppait tout entier de sa sphère d’azur et de cristal !

Le point de départ de Copernic est là. Il fallait tout changer, tout deviner ; il fallait replacer le soleil au centre de notre système, peser les mondes, agrandir l’espace, et mesurer l’immensité. L’infini, dont le sentiment est en nous, et dont la pensée nous écrase ; l’infini qui explique tout et que nous ne pouvons comprendre, pour trouver les lois de l’univers, il fallait l’imaginer, et presque le contempler. Cette conception fut la plus puissante de Copernic ; elle lui révéla l’immensité du ciel avant que Galilée eût inventé le télescope ; elle lui révéla le triple mouvement de la terre, avant que Galilée, Kepler et Newton eussent découvert les principes de la mécanique céleste. Il vit le ciel dans sa pensée, comme ces grands génies le virent dans les calculs de la science, comme ils le virent avec les instruments qui ouvrent l’espace, et toutes les découvertes faites après lui devinrent la justification de son système.

Que dans ce magnifique travail le sentiment de l’infini ait été la lumière de Copernic, il est impossible d’en douter ; la preuve, c’est que Tycho-Brahé, ce grand astronome qui découvrait des étoiles nouvelles, ce grand géomètre, précurseur inspiré de Kepler et de Newton, le premier qui observa les effets de la réfraction et la marche des comètes, n’objectait à Copernic que l’immensité de sa création. Si ce système est vrai, disait-il, chaque étoile devient un soleil environné de ses planètes, et alors que sommes-nous dans l’espace ? Accoutumé aux idées de limites, de cercles, de centres, il ne peut comprendre un ciel sans bornes, et demande avec effroi où est le milieu de cet infini !

C’est dans le chapitre X de ses orbes célestes que Copernic a réglé pour la première fois l’ordre des planètes et leurs mouvements autour du soleil immobile. Il y dévoile en quelque sorte le plan général de la création. Le troisième livre est l’explication du mouvement annuel de la terre, et de ce que les astronomes ont appelé depuis les stations, les rétrogradations des astres. C’est dans ce livre que l’auteur brise la charpente grossière de la vieille astronomie, et substitue à la complication de ses sphères et de ses cercles le double mouvement de l’axe du globe : découverte qui devint l’origine des plus grandes découvertes. Ainsi fut trouvé le mécanisme du monde, et ces merveilles, que la seule meditation révèle à Copernic, pour être prouvées, attendent deux siècles les calculs de Newton.

Lorsque Ptolémée combattait l’hypothèse du mouvement de la terre, il s’appuyait de cette objection : qu’en admettant que les corps placés à la surface de la terre tendent vers son centre, comme à un terme de repos, il faut que ce centre, et à plus forte raison la masse entière du globe, reste également en repos. Pour répondre à cette difficulté, Copernic imagine l’attraction.

« La pesanteur, dit-il, est une tendance que l’auteur de la nature a imprimée à toutes les parties de la matière pour s’unir et former des masses. Cette propriété appartient également à la lune, aux planètes et au soleil ; c’est elle qui a réuni et arrondi en globe les molécules qui les composent, et qui maintient leurs formes sphériques. Tous les corps placés à leur surface pèsent également vers leurs centres, sans jamais entraver leur circulation dans leur orbites[20]. »

Ainsi Copernic a dit le premier que la pesanteur est une propriété générale de la matière ; que cette propriété appartient à la terre, à la lune, au soleil, à toutes les planètes qui composent notre système ; enfin que c’est par son action que les astres s’agglomèrent et se maintiennent dans leurs formes sphériques. À ces pensées si vastes, à ces propositions si neuves, il manque un seul mot, le mot qui valut l’immortalité à Newton. En effet, cette force que Copernic découvre entre les molécules de la nature, il ne fallait, pour deviner l’attraction, que la transporter au milieu des astres.

Après le livre de Copernic vient le livre de Kepler sur les mouvements de Mars, l’un des plus beaux ouvrages, dit le savant et infortuné Bailly, qui ait jamais été exécuté par l’homme armé de la patience et du génie ! La route des planètes s’y trouve tracée pour la première fois dans des ellipses dont le soleil est le foyer commun. Copernic avait replacé cet astre au centre du monde ; Kepler découvre sa vertu motrice et lui donne une âme qui anime et gouverne tout. La vie que Dieu prodigue aux atomes invisibles, le philosophe l’entrevoit dans les grands corps célestes. Les mondes, les soleils sont à ses yeux des êtres organisés, les habitants de l’espace ; ils y naissent, dit-il, comme les oiseaux dans l’air[21], pour peupler l’étendue, comme les plantes dans le sein du globe pour l’embellir et le féconder. Ainsi, sous l’influence de sa puissante imagination, les mondes s’organisent, les astres vivent et pensent, et la vertu motrice du soleil devient une force intelligente qui pénètre et soutient l’univers. Système bizarre appuyé d’une idée sublime ; car ce fut une idée sublime que celle de la force motrice du soleil s’affaiblissant par la distance et agissant en ligne droite comme la lumière ! Kepler aussi touche l’attraction sans la deviner !

Si dans l’esprit de ce grand homme la vérité se mêle souvent à l’erreur, plus souvent encore elle s’en dégage comme la lumière se dégage des ténèbres. Kepler croyait avec son siècle à la propriété mystérieuse des nombres, à l’astrologie, à l’alchimie, à la magie, mais il croyait aussi à la simplicité des lois de la nature, et cette croyance, personne dans le siècle ne la partageait avec lui. Ce fut la marque de son génie et la source de sa gloire.

La recherche de ces lois, que lui seul entrevoyait, absorba sa vie. Celle qui établit une relation entre la distance des planètes au soleil et la longueur de l’année de chacune de ces planètes lui coûta dix-sept ans de méditation et de calculs. Il fut presque aussi longtemps à découvrir la loi des orbes célestes et la loi des aires, c’est-à-dire celle qui fixe la marche des astres dans une ellipse, et celle qui leur fait décrire chaque jour des portions d’ellipse équivalentes.

Toute l’astronomie moderne est comprise dans ces trois grandes lois ; elles sont la base du système du monde. Kepler a eu la gloire d’ouvrir la route où devait passer Newton.

Nous ne dirons rien ni de ses malheurs, ni de sa misère, ni des attaques furibondes de ses ennemis ; la contemplation du ciel et la conscience de ses découvertes le consolaient de tout. Ses préfaces respirent cette joie poétique des belles âmes qui reçoivent et donnent la lumière. Il s’y place toujours en présence de Dieu, seul auteur de tout ce qu’il fait de bien, de tout ce qui lui arrive d’heureux. C’est Dieu qui l’a conduit comme par la main vers Tycho-Brahé, son maître et son ami ; c’est Dieu qui lui a donné le pain du jour par la libéralité de deux magnanimes empereurs[22]. Sa persévérance dans l’étude, ses découvertes dans l’infini, la vie dut corps et la vie de l’âme, il les doit à Dieu qui lui a inspiré le désir de tout connaître pour tout adorer. Au moment de publier sa grande loi des orbites il écrit hardiment : Le doigt de Dieu est là ! et il termine la préface du cinquième livre de ses Harmonies du monde par ce passage remarquable où l’on voit tous les mouvements de son âme, sa constance à suivre une idée, la gradation de ses progrès et les transports de ses découvertes : « Déjà depuis huit mois j’ai vu le premier rayon de lumière ; depuis trois, j’ai vu le jour ; enfin à cette heure je vois le soleil de la plus admirable contemplation. Rien ne me retient plus ; je m’abandonne à mon enthousiasme, je veux braver les mortels par l’aveu franc que j’ai dérobé les vases d’or des Égyptiens pour en former à mon Dieu un tabernacle loin de l’Égypte idolâtre. Si l’on me pardonne, je m’en réjouis ; si l’on s’irrite, je me résigne. Le sort en est jeté, j’écris mon livre. Qu’il soit lu par la génération présente ou par la postérité, qu’importe ! Il peut attendre son lecteur ; Dieu n’a-t-il pas attendu six mille ans pour se donner un spectateur[23]. »

Ce grand homme, ce grand poète, protégé par deux empereurs, mourut dans la misère !

CHAPITRE IV.

VUE DE L’INFINI. — GALILÉE.

Mais le moment est venu où le voile qui nous cache les profondeurs du ciel doit tomber ! C’est aux enfants d’un lunetier de Middelbourg que la science doit la découverte du télescope. Le hasard voulut qu’en jouant avec des verres concaves et lenticulaires ils rencontrassent précisément la distance qui grossit les objets. Le bruit de ce prodige traversa les Alpes, et parvint jusqu’à Galilée, mais sans développement, sans détails. On lui dit seulement qu’on avait trouvé une combinaison de deux verres au moyen de laquelle les objets paraissaient considérablement agrandis. Ce phénomène le fit réfléchir ; il prit deux morceaux de verre qu’il tailla de sa propre main ; puis, les ayant placés dans un tuyau d’orgue en cherchant le point qui produisait le grossissement, il se trouva que le télescope était inventé !

Aussitôt Galilée le dirige vers le ciel. Heureuse pensée qui allait changer la science et renouveler les pensées du genre humain ! À mesure que l’œil de Galilée s’accoutume à ces espaces, de nouveaux espaces s’ouvrent, de nouveaux astres s’allument, une création sans fin lui apparaît. Un siècle et demi ne s’était pas encore écoulé depuis qu’au milieu du vaste Océan Colomb avait découvert un monde ; au milieu de l’océan céleste Galilée en découvre des millions ! Il veut les compter, leur nombre lui échappe ; c’est le sable de la mer jeté dans l’espace et changé en autant de soleils. Oh ! ce fut une joie divine que cette première contemplation ! Il voyait, lui, faible mortel, ce qu’aucun regard humain n’avait encore vu ! En présence de ces mondes nouveaux, flamboyants dans l’infini, il n’y avait alors que Dieu, les anges et Galilée !

Le premier essai public du télescope se fit au sommet de la tour de Saint-Marc, en présence de la noblesse de Venise. Le peuple tout entier attendait en bas, les yeux fixés sur la tour, s’entretenant des merveilles qu’on venait de découvrir et s’étonnant qu’un simple tube de cuivre pût ouvrir les routes du ciel ! Galilée lui-même a consigné ses découvertes dans un petit ouvrage, chef-d’œuvre de simplicité et de modestie, intitulé : Nouvelles des régions étoilées, Nuntius sidereus. Cet ouvrage fut publié en 1610, mais les découvertes dataient de 1609, et dejà elles étaient répétées dans tous les observatoires de l’Allemagne, de la Hollande, de la France, de l’Angleterre et de la Pologne : elles avaient le monde pour témoins.

Il y a quelque chose d’antique dans ce petit volume de deux cents pages qui renferme en si peu d’espace tant de choses nouvelles, tant de merveilles inconnues. D’abord Galilée dirige sa lunette sur la lune ; il voit sa surface claire et argentée, toute sillonnée de fleuves et de montagnes dont il mesure la hauteur. Il reconnaît une terre, suivant la méthode des analogies dont Copernic avait enrichi la science. La lune emploie un demi-mois à s’éclairer ; Galilée suit les gradations de cette longue aurore, et pendant quinze jours il a le plaisir de voir marcher la lumière et décroître l’ombre sur le disque de cette petite planète, jusqu’au moment où le soleil la couvrit tout entière. Enfin il jugea que nous devions offrir à la lune le même spectacle qu’elle nous offre, et que nous illuminions ses nuits comme elle illumine les nôtres !

Tournant ensuite son télescope sur les étoiles fixes, il fut surpris de ne les pas voir grandir comme la lune ; ce n’était plus qu’un point lumineux dépouillé de ses rayons. Mais une surprise plus grande fut de voir leur nombre s’accroître d’une manière si effrayante qu’il se crut un moment sous l’influence d’une illusion. Toutes les places du ciel qui paraissent vides à l’œil nu s’étaient soudain peuplées d’étoiles que l’éloignement rend invisibles. Alors il jeta les yeux sur la Voie lactée, et sa surprise dut s’accroître encore, car il se trouva que cette tache blanche était un océan de soleils ! Là s’arrêtent ses découvertes dans l’infini. Vainement il voulut contempler d’autres taches plus éloignées et qui lui semblaient de même nature, son télescope manqua de puissance : ces cieux nouveaux étaient réservés à Herschel.

Il revint donc aux planètes qui composent notre système. Il vit le premier les taches du soleil, de larges taches noires dans des abîmes de lumière. Il rencontra sans le comprendre le double anneau de Saturne, dont les sept lunes lui échappèrent ; enfin il découvrit les quatre satellites de Jupiter, et cette découverte lui parut si belle à lui-même qu’il prit soin d’en fixer la date. Ce fut le 7 janvier 1610 qu’il aperçut trois points lumineux, un à l’occident, deux à l’orient de la planète. Le lendemain ces trois petits astres avaient passé à l’occident ; le lendemain il n’y en avait que deux ; le 12 il retrouva les trois étoiles ; enfin le 13 il en vit quatre, et après deux mois d’observation il lui fut facile d’établir que ces petits astres étaient les satellites de Jupiter, et qu’ils roulaient autour de lui comme la lune roule autour de la terre pour l’éclairer[24].

Toutes les découvertes de Galilée étaient favorables au système de Copernic ; il osa le défendre. Condamné une première fois par l’inquisition, il avait promis de se taire ; la vérité l’emporta, ses dialogues parurent. Cet ouvrage à la fois littéraire et scientifique, et où Galilée soutenait le mouvement de la terre, devint le prétexte d’une nouvelle accusation. L’auteur fut mandé à Rome et conduit au palais du Saint-Office. Là ses juges lui intimèrent l’ordre de se défendre ; il parle, mais on l’interrompt à chaque mot, on l’écrase de citations de la Bible. Que pouvaient les preuves mathématiques contre le sta sol de Josué ? Que pouvait la science contre l’ignorance, la vérité contre la théologie ? « Je m’étais mis en devoir, dit naïvement Galilée dans une de ses lettres, d’établir les preuves de ma doctrine ; mais malheureusement elle ne fut pas comprise. On se jetait dans des digressions inutiles pour me convaincre du scandale que j’avais causé, et l’on me citait toujours la Bible comme l’argument le plus fort contre mon système[25] ! » Enfin le procès dura plusieurs mois, et se termina par l’arrêt suivant : Soutenir que le soleil est immobile et qu’il occupe le centre du monde est une proposition absurde, fausse en philosophie, et hérétique, puisqu’elle est contraire au témoignage de l’Écriture. Il est également absurde et faux en philosophie de dire que la terre n’est point immobile au centre du monde, et cette proposition considérée théologiquement est au moins erronée dans la foi.

Debout en face de ses juges, le saint vieillard écoutait ces paroles étranges et restait confondu d’étonnement. Alors les yeux qui avaient découvert le ciel se voilèrent ; l’intelligence qui avait agrandi la création se troubla. Un moment il put croire que l’ordre de la nature était changé, que tout ce qu’il avait vu était une illusion, que tout ce qu’il avait pensé était un mensonge. Au milieu de son trouble on lui cria de se prosterner, et de faire amende honorable devant Dieu et devant les hommes. Sa tête vénérable s’inclina, ses genoux fléchirent, et d’une voix éteinte par le désespoir il dit : « Moi, Galilée, à la soixante et dixième année de mon âge, étant constitué prisonnier, à genoux devant vos Éminences, et ayant sous les yeux les saints Évangiles, que je touche de mes propres mains ; d’un cœur et d’une foi sincère, j’abjure, je maudis, je déteste les absurdités, erreurs, hérésies du mouvement de la terre. »

En écoutant ces paroles, les juges crurent avoir rendu le mouvement au soleil. Galilée était encore à genoux ; ils le condamnèrent à réciter une fois par semaine pendant trois ans les sept Psaumes de la pénitence, puis ils ordonnèrent de le reconduire en prison. Les insensés ! ils ne voyaient pas la lumière qui rayonnait du front du martyr et qui allait éclairer le monde !

E pur si muove, dit à voix basse le vieillard, en se relevant et en frappant la terre de son pied : mouvement inspiré d’une grande âme qui se replace dans la gloire et dans la vérité. Les perceptions de la science venaient de triompher des aveuglements de la foi.

À la suite de ce jugement, les dialogues furent supprimés. C’est ce livre fameux qui a trouvé place dans notre catalogue à côté du Courrier céleste, dont il est le développement et le complément.

Nous avons visité, près de Florence, la maison modeste où Galilée se retira après son jugement. Elle s’élève au sommet d’une petite colline couverte de vignes et d’oliviers. Ses fenêtres s’ouvrent sur des jardins solitaires, sa terrasse domine de vastes campagnes, dont les perspectives se prolongent à l’infini. Nulle part les jours ne sont plus brillants, nulle part les nuits ne sont plus resplendissantes. Là, en présence de cette nature si riche, de ce ciel si bleu et si profond, les douleurs se calment et l’âme s’élève. Galilée y continua ses découvertes, partageant sa vie entre la contemplation des astres et la méditation de Dieu, jusqu’au moment où, victime de ses longues veilles, il perdit la vue. Alors, sans plaintes, sans désespoir, il appela à son aide les yeux de ses disciples, disant que la terre seule lui était fermée ; et longtemps encore son génie les guida à travers ces avenues éblouissantes de soleils qu’il revoyait dans sa pensée !

C’est dans cette maison qu’il rendit le dernier soupir, à l’âge de soixante-dix-huit ans, le 9 janvier 1672, l’année même de la naissance de Newton. La chaîne des grands génies spectateurs du ciel ne fut pas interrompue !

On nous accusera peut-être d’avoir accordé trop de place à l’analyse des deux ouvrages de Galilée. Mais qu’on y songe bien, ces ouvrages ont fait révolution. Le genre humain leur doit quelque chose de plus que des vérités physiques, il leur doit la première des libertés, celle qui enfante toutes les autres, la liberté de la pensée.

À cette époque, le dogme de l’autorité enchaînait le monde ; toute vérité était écrite, et la science et la raison avaient leurs limites dans ce qui avait été fait, dans ce qui avait été dit : point de progrès à la pensée, point d’avenir au genre humain ! Pour détruire cette puissance anti-sociale, il fallait la convaincre de mensonge ; bien plus, il fallait que ce mensonge frappât tous les yeux, occupât toutes les oreilles, qu’on l’imprimât, si l’on peut s’exprimer ainsi, au front des astres, et qu’il y demeurât éternellement visible, pour la gloire du génie et le salut de l’avenir. Ce fut l’inquisition qui se chargea de rendre ce service à l’humanité. Elle voulait condamner l’œuvre de Galilée, et il se trouva qu’elle condamnait l’œuvre de Dieu. Terrible méprise qui attira la foudre sur sa tête, et dont le scandale toujours croissant pendant un demi-siècle réveilla le genre humain. Ainsi périt l’autorité. Le jour où elle cessa de paraître infaillible, la pensée reprit ses ailes et la vérité son empire !

Maintenant la terre tourne, le télescope est découvert, et les astres roulent dans leurs ellipses autour du soleil, leur foyer commun. Kepler a établi la vertu motrice du soleil ; Huygens, les principes de la force centrifuge ; Galilée, la loi de la chute des corps ; Hook a prononcé le mot attraction ; les principes sont entrevus, les matériaux sont prêts, et, par une combinaison toute providentielle, le génie qui doit élever le monument vient de naître. Ce génie, dont tant de savants illustres ont commencé le travail et préparé la venue, ce prédestiné de la science, à qui il a été donné de comprendre la nature comme Dieu l’a faite : c’est Newton.

CHAPITRE V.

DE NEWTON ET SES OUVRAGES.

Il avait vingt-quatre ans, lorsque, se trouvant à la campagne, une pomme lui tomba sur la tête et le fit songer au phénomène de la pesanteur. Il se demanda si la pomme serait tombée en supposant l’arbre beaucoup plus haut, et il ne put en douter ; puis, élevant graduellement la tige de l’arbre jusqu’à la hauteur de la lune, il se demanda encore pourquoi cet astre ne tombait pas sur la terre comme la pomme était tombée sur sa tête. Cette question le jeta dans des méditations profondes. Il mit vingt ans à la résoudre, mais aussi la réponse fut la découverte du système de l’univers.

Les Indiens donnent à la contemplation le pouvoir de créer. C’est par la contemplation que Manou repeuple la terre, après le déluge. Sublime allégorie qui explique le génie de Newton ! De ces longues et solitaires contemplations, vous voyez sortir tout le système du monde, les planètes et le soleil, comme ils étaient sortis de la pensée de Dieu même !

La gravitation universelle ne fut d’abord pour lui qu’une spéculation mathématique, une hypothèse dont il cherchait les formules, s’étonnant à chaque découverte de les trouver d’accord avec les faits. Or ces formules qu’il préparait éventuellement, se disant toujours : Si l’attraction est vraie, les choses doivent se passer ainsi ; ces formules calculées pour le plaisir de sa puissante intelligence, il se trouva un jour que c’étaient les lois mêmes de l’univers. Voici comment cela arriva. Pour établir la vérité de sa théorie, il lui fallait une mesure exacte de la terre. Cette mesure n’existait pas encore, lorsque Louis XIV, dont toutes les pensées avaient de la grandeur, chargea l’astronome Picard de déterminer le degré du méridien[26]. Newton reçut cet immense travail pendant une séance de la Société royale de Londres. Il devait y trouver soit la confirmation, soit le renversement de la gravitation universelle. Plein de cette glorieuse inquiétude, il se hâte de rentrer chez lui et de reprendre ses calculs ; mais à mesure qu’il avance dans sa démonstration, à mesure qu’il voit la plus sublime géométrie vérifier les lois qu’il a découvertes, son âme se trouble, son cœur brûle, sa main tremble, et bientôt son émotion devient si profonde qu’il est obligé de s’arrêter et de prier un de ses amis, heureux témoin de cette scène, d’achever le calcul dont son génie vient d’entrevoir les résultats. Non, non, jamais une joie si sainte n’avait été éprouvée par un cœur mortel sur la terre ! mais aussi jamais il n’avait été donné à un homme de contempler de si près la création ! L’heure qui venait de s’écouler l’avait rendu maître d’une des pensées de Dieu !

Une fois en possession de ce trésor, l’univers n’a plus de secrets pour lui. Quel beau spectacle que celui de Newton pesant la terre et son satellite, pesant le soleil, pesant les planètes, mesurant la force qui les maintient dans leurs orbites, et les harmonies qui les balancent dans l’immensité ! La manière dont il procède à ces grandes opérations est aussi merveilleuse que leurs résultats. Si la pesanteur, dit-il, est l’effet de l’attraction, le poids des corps en est la mesure. Il faudrait pouvoir transporter le même corps sur chaque planète, et calculer successivement les variations de son poids ; nous connaîtrions les forces attractives de tous les astres, et le système de l’univers nous serait dévoilé. Cette pensée qui se présente à nous comme un rêve, le génie de Newton l’exécute. Il prouve par les calculs les plus rigoureux qu’un corps pesant une livre à quelque distance de la terre, et porté successivement à la même distance des centres de Saturne, de Jupiter et du soleil, pèserait aussi successivement soixante-dix-huit, deux cent quatre-vingt-huit, et trois cent huit mille livres. Or, comme le poids d’un corps n’est que l’attraction exercée sur lui par un autre corps et que la force attractive du plus puissant est réglée par la quantité de matière qu’il contient, il s’ensuit que Saturne, Jupiter et le soleil ont, le premier soixante-dix-huit fois, le second deux cent quatre-vingt-huit fois, et le troisième trois cent huit mille fois plus de matière que notre globe[27].

Voilà pourquoi le soleil soutient tous les mondes ; l’empire lui est échu comme au plus puissant. Partout où sa force a pu s’étendre, il a saisi les planètes et les a forcées de circuler autour de lui. Ainsi restent suspendus à son disque, sur les abîmes de l’espace, les vingt-sept corps célestes qui forment son cortège et qu’il couvre de sa lumière.

L’empire qu’il exerce sur les planètes, les planètes l’exercent sur leurs satellites. Les deux lunes d’Uranus, la lune unique de la terre, les sept lunes de Saturne, les quatre lunes de Jupiter sont attachées à leurs planètes comme les planètes le sont au soleil. De la combinaison de toutes ces forces, qui se combattent et se balancent, du mouvement éternel de tous ces mondes, Dieu et Newton ont fait ressortir l’équilibre de l’univers !

Lorsque Newton publia en 1686 son traité des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, il était dans la plénitude de ses hautes facultés, il avait quarante-cinq ans. Pour arracher ce sacrifice à sa modestie, il fallut le solliciter, et peut-être sans les prières de la Société royale de Londres il n’eût jamais consenti à rendre public un ouvrage qui est la gloire de l’esprit humain. Ce n’est pas qu’il craignît la critique ; ce qu’il craignait, c’était d’être troublé dans ses hautes contemplations. Sa vie fut, comme celle des anges que l’Écriture nous montre, absorbée dans la découverte éternelle des œuvres de Dieu ! Que de choses il a vues le premier, et que de choses le genre humain n’aurait jamais vues sans lui !

Pour l’honneur de l’humanité, nous remarquerons que le sentiment du beau et l’amour de Dieu furent les seuls véhicules de cette puissante intelligence. Il avait l’âme d’un sage et l’innocence d’un enfant ; aussi, comme dans l’Évangile, Dieu se laissa-t-il approcher ! Newton vécut en sa présence, et ce fut la source de toutes ses découvertes !

Quoique ces découvertes eussent été préparées par celles de Kepler et de Galilée, son livre fut peu compris dans le siècle. Huygens n’adopta l’attraction qu’entre les corps célestes, et la rejeta comme cause de la pesanteur terrestre. Le grand Leibnitz traita de contes de fées la gravitation universelle ; il méconnut Newton, comme Bacon avait méconnu Galilée. Bernouilli osa combattre l’ensemble du système, et Fontenelle lui opposa les tourbillons de Descartes. Les hommes les plus savants craignaient d’embrasser une pensée si vaste. Le génie de Newton fut cinquante ans à les soumettre ; il n’en avait employé que vingt à la découverte du système de l’univers.

CHAPITRE VI.

CRITIQUES DES OUVRAGES DE NEWTON.
HARMONIES SUBLIMES DES PERTURBATIONS CÉLESTES.
MÉCANIQUE CÉLESTE DE LAPLACE.

Le livre de Newton se trouve placé dans notre catalogue entre celui de Galilée et celui de Laplace. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; c’est ici une classification purement bibliographique ; le livre de Newton est seul, il n’a point de pair, il n’a point de rival, et la date de sa publication est restée jusqu’à ce jour la plus grande époque de l’histoire de l’esprit humain !

Une erreur cependant s’était fait jour dans l’esprit de Newton, et la rectification de cette erreur a suffi à la gloire d’un puissant géomètre.

Rien n’est plus simple que le mouvement d’une planète autour du centre qui l’attire ; mais quand au lieu d’une planète il y en a deux, la complication des mouvements et des attractions commence. Que si vous en supposez quatre, cinq, dix, vingt, toutes ces forces qui agissent en sens divers, tous ces corps qui troublent réciproquement leurs marches, finissent par jeter d’immenses perturbations dans l’ensemble du système, et l’on peut entrevoir l’époque où ce désordre toujours croissant entraînerait la chute de l’univers. Cette crainte entra dans l’âme du grand Newton ; il ne lui vint pas dans la pensée que Dieu, qui a tout prévu pour la vie d’un insecte, avait dû prévoir aussi quelque chose pour la vie des mondes. Dans la préoccupation où le jette l’enrayant spectacle des perturbations progressives du soleil et des planètes, il va jusqu’à entrevoir le moment « où la charpente de la nature réclamera le secours d’une main réparatrice ; » donec hœc naturœ compages manum emendatricem tandem sit desideratura[28]. Quelle conception étroite pour une âme si grande ! Voilà donc un Dieu qui aurait eu besoin de mettre deux fois la main à l’œuvre et de raccommoder les soleils qu’il avait allumés !

Eh quoi ! les cieux qui, du temps des prophètes, racontaient la gloire du Créateur, soumis aux lois géométriques ne raconteraient-ils plus que son impuissance ?

Frappé de l’observation de Newton, un géomètre français conçut le projet d’examiner, soit en détail, soit dans leur ensemble, les réactions et les déviations des planètes et de leurs satellites.

Le problème était immense ; il fut résolu par six volumes in-quarto d’équations et de formules analytiques. C’est de cette masse effrayante de chiffres que le génie de Laplace fit sortir la plus vive lumière qui eût encore éclairé le monde depuis Newton. Là fut établi géométriquement que toutes les irrégularités des astres avaient été prévues, qu’elles étaient périodiques, qu’elles entraient dans le système de l’univers, en sorte qu’à la fin de chaque grande période, c’est-à-dire après des oscillations d’une durée de plusieurs siècles, tous les astres qui composent notre système se retrouvaient à leur place, sans altérations et sans changements, comme aux premiers jours de leur création !

Voici donc une pensée conservatrice, une prévoyance divine, une cause finale géométrique, mise à la place du désordre apparent des planètes et du soleil ! quel poids dans la balance religieuse qu’une telle découverte sortie d’une école accusée d’athéisme !

Le livre qui la renferme n’a pas six lecteurs en Europe. Uniquement composé de chiffres, il ne pouvait ni trouver place dans notre catalogue ni manquer à notre travail ; c’était d’ailleurs la préface nécessaire de l’exposition du système du monde, ouvrage capital du même auteur, et que nous avons recueilli !

CHAPITRE VII.

DES LIVRES DE COSMOGONIE.
SYSTÈME DU MONDE DE LAPLACE.

Newton avait donné les lois générales de l’univers. Laplace remonta plus haut, il voulut expliquer les secrets de sa formation ; son livre, quoique systématique, a obtenu le premier rang. C’est la seule cosmogonie qu’on ait encore élevée sur les bases larges et solides de la géométrie et de la mécanique !

Au commencement l’atmosphère du soleil, développée par la chaleur primitive de la création, remplissait les zones où roulent aujourd’hui les mondes ; mais avec le temps cette atmosphère s’est refroidie, elle a tenu moins d’espace, et en se retirant elle a semé sa route de masses circulaires dont plus tard l’attraction a fait des planètes. Ainsi notre monde, tous les mondes se composent des mêmes éléments que le soleil, et ce qui prouve qu’ils ont fait partie de cet astre, c’est qu’ils tournent tous autour du soleil et sur eux-mêmes dans le sens de sa rotation ; ils ont conservé son mouvement et n’ont perdu que sa lumière !

Toutefois dans ces débris d’atmosphère il s’est trouvé des molécules trop volatiles pour s’unir aux planètes ; celles-là continuent de circuler autour du soleil, et forment la lumière zodiacale. D’autres masses plus compactes, également retenues autour du soleil, véritables miniatures de planètes, balayées par la terre dans son mouvement annuel, donnent naissance à deux phénomènes inexplicables avant Laplace, les étoiles filantes et les pluies de pierres. Tel est le système cosmogonique de Laplace. Ce grand géomètre, en substituant l’atmosphère solaire et les lois mathématiques au fiat lux de Moïse, crut avoir créé l’univers sans Dieu. Il disait froidement que Dieu lui était inutile, qu’il n’avait pas besoin de cette hypothèse, ne s’apercevant pas que les lois mathématiques ne sont que l’ordre, et que l’ordre témoigne la volonté et l’intelligence. Funeste aveuglement d’une âme faite pour la vérité ! Celui qui avait trouvé la périodicité des perturbations célestes, c’est-à-dire la plus sublime des causes finales, une de ces harmonies qui rendent Dieu visible, reste incrédule, par orgueil, en présence du système de l’univers.

Et cependant si l’incrédulité peut être vaincue, c’est par la puissance de ces hautes spéculations de la pensée. Aristote lui-même, ce contemplateur si froid, si réservé de la nature, s’émeut en cherchant les lois qui la gouvernent. Dans son émotion, il qualifie de théologiques, c’est-à-dire appartenant plus spécialement à Dieu, les investigations de la philosophie sur le système du monde. Théologisons, dit-il en commençant son discours, théologisons sur ces grands objets ! Puis il continue ses recherches, content d’avoir appelé le Créateur à son ouvrage. Laplace ne s’émeut pas, ne théologise pas, lui ; il calcule, il géométrise ; le nom de Dieu ne se trouve nulle part dans l’œuvre de l’homme. On voit que Laplace y pensait, pour ne pas récrire, et y penser, y penser sans cesse, n’était-ce pas le graver sur tous les feuillets de son livre !

CHAPITRE VIII.

DES LIMITES DE L’ASTRONOMIE.
DERNIERS LIVRES PUBLIÉS SUR LA SCIENCE.

Il nous reste à parler des découvertes des deux Herschel dans les régions sidérales, c’est-à-dire des cieux nouveaux qui se sont ouverts devant eux !

Non loin de Londres en vue des tours normandes de Windsor, aux limites de cette forêt qui inspira si bien la muse de Pope, on rencontre une maison champêtre, simple, agréable, sans luxe, faite pour la science et l’hospitalité. Là, au milieu d’un jardin, à l’air libre, sur une verte pelouse, sont disposés de nombreux télescopes, dont les tubes énormes, semblables à des canons braqués vers le ciel, dépassent de beaucoup le toit de toutes les maisons du voisinage. C’est dans ce lieu, c’est avec ces instruments fabriqués de la main d’Herschel lui-même que furent faites les plus belles découvertes de notre siècle. Environné des prodiges de la science moderne, le grand astronome semble avoir voulu conserver quelques souvenirs de la science des anciens pasteurs ! son observatoire est une prairie !

On y voit le télescope avec lequel il découvrit Uranus dans le point même du ciel où Voltaire le premier, où Kant le second, avaient dit : Ici doit être une planète !

Le télescope de Galilée grossissait trente-trois fois les objets ; Herschel en fit un qui les grossissait douze mille fois. La nébuleuse d’Orion, à peine visible à l’œil nu, y répandait une clarté de plein midi. Quel spectacle ! Sous les regards perçants d’Herschel les profondeurs les plus sombres s’illuminent, et de nouveaux firmaments lui apparaissent, semés de soleils de toutes les couleurs ; il y en a de rouges, de bleus, de verts, d’opales, d’orangés ; ce sont des cieux de saphirs, de rubis et d’émeraudes. Sans doute des planètes roulent autour de ces soleils inconnus ; l’œil d’Herschel ne peut les voir, mais sa pensée les devine. Comment imaginer tant de lumière répandue dans l’espace, si Dieu n’y avait jeté des mondes, et si dans ces mondes des yeux ne s’ouvraient pour la recevoir !

Là Herschel découvre les étoiles doubles, deux soleils formant à eux seuls un système, roulant autour l’un de l’autre, et mettant ceux-ci quarante ans, ceux-là six mille ans à tracer le double cercle de leur immense révolution. La couleur de ces doubles soleils est souvent en contraste, soit le rouge et le vert, le bleu et le jaune, etc. Ainsi la même planète est successivement éclairée par un soleil rouge et par un soleil vert. Chaque jour a sa couleur, chaque couleur donne son spectacle. Sous ces lueurs magiques les mondes se transforment, et la plus sublime poésie serait impuissante à faire comprendre le charme de leur crépuscule et la richesse de leurs aurores !

Là ne s’arrêtent pas les découvertes d’Herschel ; son génie devait encore agrandir la création. Vous est-il jamais arrivé, le soir, en vous promenant dans la campagne, de plonger vos regards au-delà des étoiles et d’y saisir de petites taches blanchâtres, de formes variées, et qui s’étendent ; par couche dans l’espace. Ces petites taches blanchâtres, ce sont des voies lactées, des nuées d’étoiles dont chaque point est un soleil. Voilà les découvertes du premier Herschel. Son télescope sépare ces soleils de la masse qui les absorbe, et les rend visibles à la terre. Et quand on pense que le second Herschel a découvert plusieurs milliers de ces nébuleuses, c’est-à-dire plusieurs milliers de voies lactées semblables à la nôtre ; quand on pense que ces étoiles, rapprochées par l’immensité qui nous en sépare, semblent se toucher et s’élèvent comme des murailles de soleils toutes flamboyantes entre notre ciel et d’autres cieux qui se déroulent sans fin et sans mesure, alors l’âme, toujours plus libre, plus dégagée, se réjouit de se reconnaître au milieu de tels spectacles ! elle voit la preuve de sa grandeur ; car elle sent qu’il faut l’éternité pour contempler cet infini.

Ainsi la création s’agrandit à mesure que nos instruments se perfectionnent, et nos yeux cessent de voir avant que la nature cesse de créer. Mais le second Herschel a fait plus que la contempler, il y a porté le calcul, la règle et le compas ; il a pesé les étoiles doubles, comme Newton avait pesé les planètes, et les lois de la gravitation, qui se montrent pour ainsi dire en miniature[29] dans notre système, il les a retrouvées puissantes et dominantes dans les régions les plus reculées de l’espace. Conclusion mémorable ! s’écrie un illustre apologiste du second Herschel ; conclusion mémorable qui fait époque dans l’histoire de la science par son caractère de généralité et d’unité ! magnifique exemple de la simplicité des lois fondamentales de la nature, par lesquelles son puissant auteur a montré que lui il est le même ici et partout, maintenant et toujours[30].

Telles sont les découvertes des deux Herschel ; ils ont transporté l’astronomie dans de nouveaux cieux ; ils ont élargi l’espace, multiplié les mondes et ouvert les routes lumineuses qui conduisent peut-être à ce soleil central ; moteur immense de la création, autour duquel la voûte céleste tout entière roule et se meut d’une seule pièce, emportée dans l’espace avec ses étoiles, ses soleils et ses Voies lactées !

La science s’est arrêtée là. C’est donc par les ouvrages des deux Herschel que se termine cette série importante de notre catalogue. Nous voici revenus sur la terre ! C’est elle, c’est la terre, c’est le tapis varié qui l’enveloppe, ce sont les animaux qui la peuplent, les éléments qui la composent, qui vont être l’objet de nos études. Dans cette division du catalogue, comme dans toutes les autres, les matériaux sont nombreux et les livres originaux sont rares. Nous n’avons admis que les derniers.

CHAPITRE IX.

BIBLIOGRAPHIE DES SCIENCES NATURELLES.
ARISTOTE ET PLINE. — LINNÉ ET BUFFON.

La nature compte quatre grands historiens : deux parmi les anciens, Aristote et Pline ; deux parmi les modernes, Linné et Buffon. D’Aristote à Pline on ne voit aucun progrès ; entre Pline et Buffon la science meurt ; elle subit le sort des lettres, de la philosophie, des institutions et des nations. Alors il se fait un silence de plusieurs siècles, pendant lequel la pensée ne produit rien. Le moyen-âge est une époque d’isolement et d’attente ; les peuples y vivent dans les ténèbres, sans aucun souvenir des anciens temps. Au lieu de continuer le passé, ils le recommencent, ils recommencent la barbarie, jusqu’au jour où les trésors de l’intelligence et de la science antique leur sont révélés. Mais ce jour une fois levé, le genre humain reprend sa marche, épuisant d’abord la science déjà faite, s’y reposant même pendant quelques siècles, comme si elle avait tout compris, tout expliqué, puis enfin ouvrant les yeux à la lumière, et n’acceptant plus les livres d’Aristote et de Pline que comme le point de départ de la science nouvelle qui allait éclairer le monde. Là commence le règne de Linné et de Buffon, le nomenclateur, le législateur de la science, le peintre, l’historien de la nature.

Ces deux grands hommes naquirent la même année (1707), l’un dans une petite ville au cœur de la France, d’une famille riche et considérée, l’autre dans un village de la province de Smaland en Suède, d’une famille pauvre et inconnue. Les ancêtres de ce dernier avaient pris le nom de Linnœus d’un gros tilleul[31] placé devant la maison champêtre où Linné reçut la vie. Ce nom botanique fut comme un présage de ses belles destinées.

Une autre circonstance non moins poétique, c’est que son enfance s’écoula dans un jardin : il y grandit, comme il le dit lui-même au milieu des fleurs. Ce jardin appartenait à son père, qui était passionné pour la botanique ; sa mère ne l’était pas moins ; la possession d’une plante rare comblait tous ses vœux ; elle ne concevait pas d’autres plaisirs ; en sorte, dit naïvement Linné dans les mémoires de sa vie, que, lorsqu’il lui naquit un fils, elle ne s’étonna pas de faire cesser ses cris en mettant une fleur dans ses petites mains !

Ainsi se préparait au sein de la nature et dans la famille la vocation du jeune Linné. À présent voyons ses travaux et ceux de Buffon !

À vingt-huit ans, Linné débute par le Système de la Nature, ouvrage capital où il embrasse les trois règnes (1735). À quarante-deux ans, Buffon publie les premiers volumes de son histoire naturelle générale et particulière, qui comprennent la théorie de la terre et l’histoire de l’homme (1749). Ces deux livres caractérisent leur auteur. Dès le début ils se séparent. La route est large, magnifique, immense. L’un s’y élance en roi, avec la majesté du premier homme, foulant la terre et regardant le ciel ; l’autre, plus timide, marche en observant toujours. Ses regards se tournent aussi vers le ciel, mais avec moins de fierté pour lui-même et plus d’adoration pour le Créateur. Le premier mot qui se présente à lui, au moment d’écrire l’histoire de la nature, est le nom de Dieu ; il le place en tête de son livre, et dans une page sublime d’adoration et de foi il ose exprimer ses attributs. Voulez-vous le nommer destin ? s’écrie-t-il, vous le pouvez, car c’est de lui que tout dépend. Voulez-vous le nommer nature ? vous le pouvez encore ; il est l’auteur et le père de toutes choses. Voulez-vous que ce soit la providence ? c’est encore lui, le prévoyant, qui gouverne l’univers. Il se dérobe à nos yeux éblouis, mais il se manifeste à la pensée. Cette grande majesté s’est retirée dans un sanctuaire impénétrable à nos sens, et c’est à l’âme qu’elle se découvre[32] !

La manière de procéder de Linné est remarquable ; il décrit les individus pour établir les espèces, et c’est par l’étude des détails qu’il arrive à la connaissance de l’ensemble. Le caractère de son génie est de présumer l’ordre et de le chercher jusque dans les objets les plus minimes de la nature, et c’est là aussi l’origine de toutes ses découvertes. Il est vrai que ses classifications ne sont pas toujours heureuses. Par exemple il range les animaux en sept ordres, et dans le premier ordre auquel il donne le nom de primates, le caractère saillant de l’espèce amène sur le même plan l’homme et la chauve-souris. Un résultat aussi bizarre devait éclairer le naturaliste. L’homme n’est point un objet de simple curiosité qu’on puisse ranger dans un cabinet d’histoire naturelle entre le baboin et la roussette. Il n’est pas le maître du monde parce qu’il est mieux vêtu que l’hermine, mieux armé que le tigre, lui jeté sur la terre nu et sans défenses. Il est le maître du monde parce qu’il n’est pas de ce monde. La cause de sa supériorité échappe à toutes les classifications systématiques, et lorsque Linné trouve dans ses dents incisives et canines le caractère animal qui le rapproche du singe et de la chauve-souris, nous, nous trouvons dans son âme, qui voit Dieu, le caractère sublime, indélébile, unique, qui, en l’arrachant à la terre, le sépare du reste de la création !

Et qu’on ne croie pas que nous blâmions l’illustre naturaliste de ses classifications et des caractères qui lui servent de base, nous le blâmons d’y avoir fait entrer l’homme. L’homme n’est point un anneau de la chaîne matérielle des êtres qui se termine à ses pieds ; il en commence une nouvelle, toute céleste, toute intellectuelle qui se termine aux pieds du trône de Dieu ! L’animal est séparé de la plante par l’intelligence ; l’homme est séparé de l’animal par la religion ; il y a le néant entre eux !

Le système botanique de Linné se présente avec des inconvénients moins graves ; il embrasse tout le règne végétal, les plus grands arbres et les plus petites mousses ; mais il suffit d’une simple valériane pour le renverser. Toutefois le système ne s’est point écroulé sous cette exception fâcheuse ; l’idée fondamentale en est si vraie, si poétique, que les savants eux-mêmes n’ont pu se résoudre à l’abandonner : la poésie a fait vivre la science. Les botanistes anciens ne distinguaient les herbes que par leurs qualités purgatives ou délétères ; une plante leur paraissait inutile dès que ses sucs n’offraient pas un remède ou un aliment, et tandis qu’une jeunesse voluptueuse se couronnait de fleurs pour s’exciter à la joie, eux ne cherchaient dans les végétaux que des tisanes, des emplâtres et des onguents. C’est de cette science de pharmacie et d’orgie que Linné a fait sortir la science des fleurs ; une science ravissante, où tout s’anime, où tout vit, où tout rappelle le sentiment et la pensée. Les fleurs s’ouvrent à la lumière et se ferment à la nuit, comme les yeux de tous les êtres. Elles ont leur veille et leur sommeil ; elles ont leurs amours, leurs noces, leur maternité. Et ici je ne fais que traduire Linné, le grand poète, l’ingénieux observateur ; je caractérise la science, comme il l’a caractérisée lui-même, par les plus douces fêtes de la vie, par les plus doux mystères de l’amour.

Un des plus grands services que Linné ait rendus à la botanique, c’est de simplifier sa nomenclature. Il a donné des noms à toutes choses, mais ces noms, objets de tant de critiques, il ne les a pas donnés au hasard : la plupart offrent d’heureux rapprochements ou de touchants souvenirs ! Le double caractère de cette partie de ses œuvres est la précision et la poésie. Et, par exemple, en contemplant le bauhinia dont les folioles sont toujours accouplées deux à deux, on devine que Linné nomma ainsi cette plante par allusion aux deux frères Bauhin, dont les noms, toujours unis comme ces feuilles, sont attachés aux mêmes ouvrages et rappellent les mêmes découvertes. Un second exemple montrera encore mieux la pensée de Linné. Les fleurs du genre commelina ont deux pétales remarquables et un troisième plus petit ; en établissant ce genre, Plumier et Linné caractérisent les trois Commelins, dont deux (Jean et Gaspard) se sont distingués dans la science, tandis que la mort vint interrompre les travaux du troisième avant l’heure de la gloire. Ce dernier, c’est le pétale le plus petit que les deux plus grands protégent de leur ombre. Ainsi deux fois la botanique a chanté son hymne à la tendresse fraternelle. L’onomatologie poétique de Linné fourmille de semblables rapprochements ; nous en citerons un dernier exemple. Tout le monde sait que l’infortuné Banister trouva la mort dans une de ses excursions savantes. Au sommet d’un rocher où il voulait saisir quelques mousses précieuses, son pied glisse, et il est précipité dans un abîme. Pour consacrer ce souvenir Linné choisit une plante qui ne croît que sur les pics les plus escarpés, et cette plante devient pour l’Europe entière le banisteria scandens, une inscription vivante, gravée au sommet de toutes les montagnes, aux bords de tous les précipices, et que le temps, qui détruit tout, est chargé de renouveler éternellement !

Le style de Linné est approprié à son genre de travail. Ses lignes sont courtes, précises, aphoristiques ; il ne peint pas, il décrit. Ce n’est ni la beauté, ni la laideur qui le frappe ; il veut caractériser l’espèce, et non faire connaître l’individu. Voilà pourquoi ses méthodes réunissent souvent dans la même classe les objets les plus dissemblables, le chêne et la pimprenelle, le chien et le hérisson, bizarreries qu’on a vivement critiquées, et qui peut-être, vues de plus haut, auraient été traitées avec plus d’indulgence. En effet il s’agit de comparer, de grouper un grand nombre d’objets et de les placer dans un ordre qui les fasse reconnaître : le but est de soulager la mémoire écrasée sous la masse de la création, et non d’établir l’ordre même de la nature. La nature ne classe pas, ne divise pas, ne sépare pas : elle remplit tous les vides, elle réunit toutes les extrémités ; la vue de l’ensemble nous montre non des genres, non des espèces, mais un réseau vivant qui enveloppe le globe tout entier, l’homme restant toujours à part ! Cessons donc d’accuser Linné des anomalies de ses méthodes ! Admirons plutôt qu’il ait commis si peu d’erreurs dans cette immense revue de l’univers, où, semblable au premier homme, il imposa des noms à toutes choses. Sa faute, suivant nous, n’est pas d’avoir crée des classifications artificielles plus ou moins parfaites, mais d’avoir donné au livre admirable qui les renferme le titre trompeur de Système de la nature !

Ce livre, nous le publions. Nous publierons également :

Les Principes de botanique, petit volume de vingt-six pages, qui coûta à l’auteur sept années de méditations et d’étude ; la Philosophie botanique, ouvrage original qui est devenu la loi fondamentale de la science ; enfin les Délassements académiques, recueil précieux de mémoires sur toutes les parties de l’histoire naturelle, le sommeil des plantes, les noces des fleurs, l’horloge et le calendrier de Flore, mémoires poétiques et scientifiques entremêlés de mémoires pleins d’élévation et de philosophie sur la nécessité de voyager dans sa patrie, la variété du caractère des hommes, les rapports providentiels de tous les êtres et les lois harmonieuses de l’univers. Ici l’homme religieux apparaît à chaque page, et l’on peut dire de son livre ce que Linné lui-même disait de la nature, que c’est un chemin agréable et facile qui mène à l’admiration de Dieu !

Tant de travaux seraient peut-être restés sans récompense si Linné n’eût trouvé par hasard le moyen de faire développer des perles dans la moule d’eau douce de Suède (unio margaratifera). Le gouvernement avait négligé le savant utile au genre humain, il s’empressa d’appeler à lui le savant qui venait de découvrir un trésor : la cupidité avait éveillé la justice. Alors se renouvela la vieille histoire de la sibylle et du pieux Énée ; on lui demanda son rameau d’or en échange de quelques feuilles de chêne : Linné reçut des lettres de noblesse[33] ; il en avait donné à sa patrie !

Les œuvres de Linné ne se trouvent guère aujourd’hui que dans la bibliothèque des naturalistes ; notre intention à nous est de les introduire dans la bibliothèque des gens du monde : leur place y est marquée à côté des œuvres de Buffon. Moins puissant, moins éloquent que ce dernier, il est plus simple, plus varié, plus vaste. Son esprit voit mieux l’ensemble, parce que son âme se voit mieux elle-même. En écrivant, Buffon songe surtout à ses lecteurs, Linné ne songe qu’à ses disciples : il enseigne ; Buffon peint, raconte et décrit. Le livre de Buffon est une magnifique galerie où chaque tableau nous apparaît dans son cadre, mais isolé des autres tableaux. Le livre de Linné n’isole rien, les objets s’y détachent sur un fonds immense qui les unit ; c’est la variété dans l’unité. On l’a blâmé de ses méthodes parce qu’elles renferment quelques erreurs, et l’on n’a pas remarqué que ces erreurs, qui se concentrent dans les détails de ses classifications, sont sans périls pour la science et sans révolte contre la religion. Les erreurs de Buffon ont plus de gravité ; il s’occupe d’abord de notre petit globe qu’il s’efforce de construire par la toute-puissance de sa seule imagination ; puis il y place les animaux qu’il tire du néant par la toute-puissance des molécules organiques ; puis enfin il y place l’homme, statue immobile qu’il anime et qu’il vivifie par la toute-puissance des doctrines de Locke, créant le genre humain avec de la matière et des sensations, comme Descartes s’était vanté de créer le monde avec de la matière et du mouvement. Ainsi partout la toute-puissance de l’homme, et nulle part la toute-puissance du Créateur. Ce n’est pas que Buffon ne parle souvent de Dieu ; il le jette dans ses écrits comme un ornement ; il le nomme jusque dans les livres où il semble vouloir se passer de lui, et ses systèmes annoncent plutôt l’orgueil du savant que l’orgueil de l’impie.

Mais si le génie de Buffon faiblit lorsqu’il veut créer l’univers, il est sublime lorsqu’il ne songe qu’à le peindre. L’histoire des animaux est à la fois le plus beau monument qu’on ait élevé à la science et le plus magnifique tableau qu’on ait fait de la création. L’auteur y peint chaque climat, y décrit chaque contrée, les montagnes et les vallons, le ciel et la mer, les forêts vierges et les champs cultivés. Là, vous voyez apparaître un à un tous les êtres qui peuplent le globe : les animaux domestiques modifiés par l’éducation et les animaux féroces, libres dans leurs instincts et dans leur intelligence. Buffon les isole, il est vrai, ce qui est une faute, mais il les étudie, mais il les peint dans leur site natal, ce qui est un trait de génie. La nature champêtre ou sauvage, et quelquefois aussi l’habitation de l’homme, fait le fonds de tous ses tableaux.

Un des effets les plus heureux de cet admirable ouvrage n’est pas d’avoir illustré la science, mais d’avoir tourné les esprits vers l’étude de la nature. Il en inspire le goût, en en montrant les charmes, en y jetant la lumière. L’histoire des animaux, et les treize discours sur divers sujets d’histoire naturelle disséminés dans ces ouvrages, sont des chefs-d’œuvre, les seuls peut-être dont le siècle de Louis XIV ne puisse offrir le modèle, et qui manquent à sa gloire !

CHAPITRE X.

DE L’ÉCOLE NOUVELLE OUVERTE PAR BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

Le nom de Bernardin de Saint-Pierre vient naturellement se placer auprès de celui de Buffon. Son livre est un mélange délicieux de philosophie morale et d’histoire naturelle : l’étude de la nature dans l’homme, l’étude de la nature dans l’univers, deux sciences qu’on ne devrait jamais séparer, car tout se tient dans la création, et la puissance intellectuelle de l’homme est le lien qui unit la morale à Dieu. Bernardin de Saint-Pierre ne fut ni l’historien, ni le romancier, ni le nomenclateur de la nature ; il en fut le contemplateur ; aussi son point de vue est-il toujours vrai et religieux dans la formation du globe comme dans la structure de l’insecte, comme dans la vie humaine, il sait qu’il y a puissance, prévoyance et bonté. Cette pensée est sa lumière ; elle le guide au milieu des ténèbres de la science, et la foi ardente qui lui fait présupposer l’ordre le lui découvre !

Il n’y a qu’une science, la science des lois de la nature ; la géométrie, la physique, la chimie, la minéralogie, la médecine, la morale, la métaphysique, etc., ne sont que des branches détachées, ou plutôt de riches débris de cette science universelle dont le point de vue est Dieu ! Chaque savant voit la vérité dans le débris qu’il possède, et ne se doute pas que cette vérité n’est visible qu’à celui qui en contemple la source. Ainsi un botaniste, après avoir étudié les caractères et les vertus d’une plante, après l’avoir classée dans son herbier, croit en connaître l’histoire. Cependant il ignore ses relations avec le soleil, les eaux, les vents, les plaines, les montagnes, le globe ; il ignore quelles harmonies l’unissent aux autres végétaux, quelles aux animaux, quelles à l’homme. Ce sont ces convenances que l’auteur des Études semble avoir entrevues le premier. Pour lui tout est lié dans la nature ; la création est un ordre, une chaîne dont les anneaux se touchent, et dont les extrémités vont du ciel à la terre, de la plante à l’homme par les formes, et de l’homme à Dieu par la pensée.

Notre globe terrestre lui apparaît tournant sur ses pôles, et chaque matin découvrant au soleil l’hémisphère qui a été voilé par les ombres de la nuit. Alors le concert commence, le vent souffle, les feuillages sont agités, les fleurs exhalent leur encens ; c’est une harmonie universelle de sons, de couleur, de parfums, c’est la vie et l’amour ! Tous les trois mois le concert change, quoique le globe harmonieux soit toujours le même ; les saisons viennent tour à tour en balancer les deux hémisphères. Le printemps incline le nôtre vers le soleil jusqu’au solstice d’été et le couvre de verdure et de fleurs ; l’été, en le ramenant à l’équinoxe, en mûrit les moissons, et l’automne tardive le charge de fruits jusqu’au solstice d’hiver qui l’enveloppe de frimas et lui donne quelques jours de repos. Mais pendant ce temps le soleil ne reste pas oisif, et déjà il rétablit par sa présence dans l’hémisphère opposé les bienfaits que son absence refuse au nôtre. C’est au sein de ces grandes harmonies que Bernardin de Saint-Pierre découvre une infinité d’harmonies secondaires, qui toutes s’enchaînent et qui toutes concourent au grand travail de la nature. Il voit les vapeurs que le soleil puise dans l’Océan, les montagnes qui les arrêtent, les vents qui les distribuent, les fleuves qui en jaillissent et sillonnent le globe en retournant aux mers, leurs sources éternelles ! Il mesure ces cuirasses énormes de glaces fixées sur les pôles et disséminées sur les monts des deux zones torrides pour les rafraîchir, et ces vastes déserts de sable d’où sortent les tempêtes brûlantes qui soufflent sur les contrées glaciales pour les réchauffer. Puis de ce vaste ensemble qui lui montre l’ordre et la puissance, il passe aux détails qui lui révèlent la bonté. Il étudie le cours des eaux, et, le premier, il trace la géographie des fleuves ; il reconnaît la station constante des végétaux, et le premier il trace la géographie des plantes ; il observe les zones assignées à tous les êtres, et le premier il trace la géographie des animaux. Les pages des Études où il appelle l’attention des savants sur ces nouvelles sciences, sont empreintes d’une émotion religieuse qui touche l’âme et qui l’éclaire ; c’est le don de l’auteur. Il faut que sa joie devienne la vôtre ; car, voyez-vous, lorsqu’il rencontre les preuves invincibles de la prévoyance de Dieu, c’est pour l’humanité qu’il se réjouit !

Dans ce livre admirable, l’homme apparaît toujours au centre de la création. Tout est soumis à son intelligence et ordonné à ses besoins ; ainsi, lorsque Bernardin de Saint-Pierre trace le tableau géographique des plantes distribuées par zones sur le globe, il s’arrête tout à coup pour remarquer que dans cette distribution, il ne fait point entrer la famille des graminées, parce que la nature, ayant placé dans cette famille le principal aliment de l’homme, a voulu qu’elle fût cosmopolite comme lui ! « Il n’y a point de terre, dit-il, où quelque espèce de blé ne puisse croître. Homère, qui avait si bien étudie la nature, caractérise souvent chaque pays par le végétal qui lui est propre. Il vante une île pour ses raisins, une autre pour ses oliviers, une autre pour ses lauriers, une autre pour ses palmiers ; mais il donne à la terre l’épithète générale de zeidora, ou porte-blé. En effet, la nature en a formé pour croître dans tous les sites, depuis la Ligne jusqu’aux bords de la mer Glaciale. Il y en a pour les lieux humides des pays chauds, comme le riz de l’Asie ; il y en a pour les lieux marécageux des pays froids, comme une espèce de folle-avoine, qui croît naturellement sur les bords des fleuves de l’Amérique septentrionale, et dont, au rapport du Père Hennepin, plusieurs nations sauvages font chaque année d’abondantes récoltes. D’autres blés réussissent à merveille sur les terres chaudes et sèches comme le millet et le panic, en Afrique, et le maïs, au Brésil ; enfin l’orge croît jusqu’au 62e degré de latitude, dans les rochers de la Finlande, où j’en ai vu des récoltes aussi belles que celles des champs de la Palestine. »

Plutarque raconte qu’Alexandre essaya vainement de naturaliser le lierre dans les champs de Babylone. Cette faible plante qu’il voulait faire servir à ses triomphes résista à ses mains guerrières. Que ne portait-il avec lui un végétal utile à l’homme : le blé, le riz, l’avoine, ou toute autre espèce de graminée ! ces plantes qui devaient nous suivre autour du globe se seraient soumises à sa puissance ; mais le lierre expira où le blé aurait vécu. Dieu n’avait pas songé aux caprices d’Alexandre, il n’avait songé qu’aux besoins de l’humanité[34].

Ces délicieuses harmonies, Bernardin de Saint-Pierre les retrouve jusque dans la distribution géographique des animaux. Tous ceux qui ne sont pas directement utiles à l’homme et tous ceux qui lui sont funestes ont été parqués dans des points étroits du globe. Dès qu’ils en sortent ils cessent de se reproduire, et souvent aussi ils cessent de vivre. Au contraire les animaux paisibles, le cheval, le bœuf, l’âne, la brebis, la chèvre, ces compagnons de l’homme, ces auxiliaires indispensables de ses travaux champêtres, le suivent dans tous les climats. Partout où il a planté sa tente ils sont venus labourer la terre, donner leur lait et prodiguer leurs toisons. C’est ainsi que, par une exception adorable, Dieu ouvre du même coup toutes les régions du monde aux graminées qui nourrissent le genre humain et aux animaux qui les cultivent !

Tel est le livre de Bernardin de Saint-Pierre ; ce n’est ni un livre de science, ni un livre d’éloquence, ni un livre de poésie, et cependant il a fourni des couleurs aux plus grands poètes, des formes nouvelles aux plus éloquents prosateurs et des lumières aux plus savants naturalistes ; c’est un de ces livres rares qui font école !

Voilà pourquoi nous avons placé à la suite des études les Tableaux de la nature et la Géographie des plantes de M. de Humboldt, deux ruisseaux sortis de ce grand fleuve !

CHAPITRE XI.

DE QUELQUES LIVRES CURIEUX D’HISTOIRE NATURELLE.
SWAMMERDAM, RÉAUMUR, DE GEER, TREMBLEY, BONNET.

Nous voici arrivés aux limites de l’histoire naturelle. L’astronomie nous a fait pénétrer l’abîme des infiniment grands, l’histoire des insectes va nous faire pénétrer l’abîme des infiniment petits. Nous y trouverons autant de mondes perdus dans la poussière que nous avons trouvé de soleils perdus dans les espaces célestes, mais sans nous étonner de cet infini : une goutte d’eau avec ses millions d’habitants, une nébuleuse avec ses millions de soleils, pèsent également dans la main de Dieu !

Les anciens ont peu étudié cette partie de l’histoire naturelle. Aristote, dans son grand ouvrage si éloquemment loué par Buffon, parle d’une vingtaine d’insectes, tels que la fourmi, l’abeille, la sauterelle, l’araignée, le moucheron, la chenille et une espèce de ver à soie, mais il en parle sans les connaître, sans les avoir jamais observés ; il ne dit rien de leurs mœurs, rien de leur industrie, rien de leurs amours, et ne soupçonne pas même les merveilles de ces petits mondes qui lui furent fermés.

Pline a consacré aux insectes un livre entier de son histoire de la nature, où presque toujours il copie Aristote. Il parle d’une espèce de fourmis plus grosses qu’un loup, et dont aux Indes on se sert pour arracher l’or de la mine ; de mouches qui vivent dans les flammes, où elles se jouent comme le poisson dans l’eau ; de papillons qui naissent de la rosée du matin, et d’une espèce de chenille qui s’engendre des gouttes de pluie[35]. Tel est le merveilleux de Pline. Ce n’était pas la peine de corriger Aristote qui fait naître la même chenille des fibres mêmes de la feuille qui doit lui servir de nourriture[36].

Il a fallu quatre mille ans avant que ces petits animaux qui nous disputent le globe aient excité la curiosité des naturalistes. Les poètes chantaient les amours du papillon et de la rose, ils célébraient les fourmis et les abeilles à une époque où les savants n’avaient pas encore daigné leur jeter un regard. Ces derniers les croyaient produits par la corruption, et n’imaginaient pas qu’ils pussent jouer dans le grand ensemble de l’univers d’autre rôle que celui de naître et de mourir. Réaumur fut le Christophe Colomb de ces petits peuples. Il découvrit les mystères de leurs amours et les lois curieuses de leur instinct et de leur politique, ces royautés d’un brin d’herbe, ces républiques d’une motte de terre. Comme un voyageur égaré sur des rives lointaines, il entra dans des cités inconnues, où l’on exerçait tous les arts et toutes les industries ; il y vit des fileuses, des tisserands, des maçons, des charpentiers, des architectes, des physiciens savants dans les lois de l’équilibre, des ingénieurs habiles à se servir des formes de la plus profonde géométrie. Enfin il crut reconnaître dans ces atomes animés des passions et des ambitions aussi terribles que les nôtres, et souvent il assista à ces scènes éternelles de guerre et d’amour qui ont pour théâtre un fétu ou un grain de sable, et qui sont l’harmonie et le salut du monde !

Il avait compris l’ordre providentiel établi entre les ruses, les industries, les combats de ces petits êtres si bien armés pour la guerre, si bien organisés pour le plaisir. Il avait vu qu’une seule mouche échappée à cette loi générale qui balance la production par la destruction suffirait pour envahir la nature, pour anéantir le genre humain !

Ces mondes nouveaux occupèrent l’Europe ; tous les regards des naturalistes se tournèrent de ce côté. On s’étonnait de retrouver l’immensité dans l’invisible, l’infini dans la poussière. Réaumur eut de nombreux disciples dont les travaux tenaient de la féerie. Alors Spallanzani découvre le rotifère, qui ressuscite après plusieurs années de mort et les animaux infusoires qui vivent dans l’eau bouillante, et dont l’instinct se manifeste par tant de singularités que le professeur Crusius[37] et le docte Gleichen[38] n’ont pas balancé à leur accorder une âme presque raisonnable. À la même époque Bonnet commence sa carrière par des observations curieuses sur le puceron vierge et mère tout à la fois ; Lyonnet décrit les quatre mille quatre cent quarante-un muscles de la chenille du saule, et Trembley publie ses expériences sur les polypes d’eau douce qui, semblables à l’hydre de Lerne, renaissent et se multiplient sous le couteau qui les frappe. Dans cette école la plupart des naturalistes bornent leurs recherches à un seul insecte : Hook au bourdon, Schirach à l’abeille, Keler à la mouche commune, Pujet à l’œil du papillon, et comme si ce champ eût encore paru trop vaste à l’intelligence humaine, deux académies sont fondées en Allemagne dans l’unique but d’étudier les amours et les travaux d’une mouche.

Lorsque Réaumur publia ses découvertes, Buffon ne s’était fait connaître que par des traductions, et Linné n’avait encore rien écrit. Toutefois Réaumur n’était pas entré le premier dans la carrière entomologique ; Rhedi et Swammerdam avaient préparé sa route, comme Kepler et Galilée avaient préparé la route de Newton, sans rien dérober à sa gloire.

Rhedi et Swammerdam sont les premiers qui aient écrit sur les insectes après les avoir observés. La science commence avec eux, et l’on peut dire qu’elle commence par un chef-d’œuvre : la Bible de la Nature, de Swammerdam.

C’est donc à juste titre que nous avons rejeté de notre catalogue tous les ouvrages des naturalistes compilateurs qui ont précédé ce grand homme, et au nombre desquels il faut placer Gesner, Aldrovande et Jonston, savants plus avancés dans l’étude des livres que dans l’étude de la nature !

Tels ont été, non les maîtres, mais les devanciers de Réaumur. Parmi ses disciples, nous avons choisi de Geer, surnommé le Réaumur de la Suède, et Bonnet, le fondateur de l’école génevoise. Les œuvres de ce dernier sont pleines de charmes ; c’est une suite de tableaux qui étonnent l’imagination et absorbent l’intelligence. Le style de l’auteur est simple, clair, élégant ; il écrit comme il observe, se passionnant pour ses découvertes, et toujours plus vivement ému à mesure que le petit coin du voile qu’il soulève lui laisse entrevoir de plus merveilleux spectacles. Nous avons recueilli plusieurs de ses ouvrages, entre autres la Contemplation de la Nature ; c’est son chef-d’œuvre. Il y a fondu, au milieu de ses propres observations, toute la science physique et métaphysique du siècle. Son plan est le plus vaste qui se puisse concevoir ; il embrasse la création ; c’est la chaîne des êtres de Leibniz, dont les anneaux se déroulent de la terre au ciel, du caillou à la plante, de la plante à l’animal, de l’animal à l’homme. Rien de plus magnifique que ce plan, malheureusement fondé sur une erreur. Une chaîne matérielle ne saurait jamais atteindre l’infini ; le dernier anneau manquera toujours. Que la nature passe graduellement de la plante à l’animal par les tremelles et les zoophytes, rien d’impossible ; mais où sont les liens qui unissent le singe à l’homme, l’animal concentré dans ses besoins physiques à l’être intellectuel, qui ne vit pas seulement de pain, mais de vérité ? D’une part, je vois le vide du néant ; de l’autre, je vois une âme qui touche à Dieu, une âme qui se sent immortelle. Tous les soleils qui roulent dans l’espace ne suffiraient pas pour combler cet abîme. Mais si le plan de l’ouvrage est faux, sa conception est vaste et religieuse ; il représente la nature dans ses détails et dans son ensemble il rappelle le monde à son auteur, et après la vérité, qui surpasse tout, rien n’est peut-être plus magnifique que cette chaîne jetée dans l’espace, comme une echelle lumineuse qui, de création en création, de soleils en soleils, d’intelligence en intelligence, s’élève jusqu’à Dieu !

C’est donc par la contemplation de la nature que se termine le chapitre de notre catalogue consacré à l’histoire naturelle. Après Linné, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Réaumur, de Geer, Bonnet, Trembley et quelques-uns de leurs disciples, on ne trouve plus qu’une armée de nomenclateurs. Ceux-là peuvent être utiles et faciliter la science, mais ils ne feront jamais partie de la Bibliothèque universelle.

CHAPITRE XII.

BIBLIOGRAPHIE DES SCIENCES MÉDICALES.
MÉDECINE SYSTÉMATIQUE.

Si l’on considère combien sont nouvelles toutes les sciences, on s’étonnera de la multitude d’excellents ouvrages qu’elles ont produits. L’histoire naturelle ne date pas de plus de cent ans ; la chimie date à peine de cinquante ; la minéralogie et la géologie ont été créées de nos jours ; la théorie magnétique, galvanique et électrique ne font que de naître, et cependant toutes ces sciences sont en progrès, toutes offrent des résultats prodigieux pour le bien-être de l’humanité et pour la gloire de l’intelligence. Une seule, la médecine, est restée en arrière, et pour la trouver dans son état normal, c’est au point de départ qu’il faut la prendre ; cette assertion nous fait remonter jusqu’à Hippocrate.

Hippocrate fit de la médecine une science d’observation ; les modernes en ont fait une théorie systématique. Là est l’origine de son peu de progrès. Les systèmes, qui parfois jettent la lumière dans les sciences physiques, en médecine ne produisent que les ténèbres. Être mécanicien, animiste ou humoriste, suivre fatalement les hypothèses de Brown ou de Broussais, inonder le malade de boissons aqueuses, comme Bontekoë ou comme Botal, épuiser dans ses veines la dernière goutte de sang, c’est se faire un bouclier du titre de docteur contre l’article 302 du Code criminel.

Le tableau énergique des révolutions médicales, depuis deux mille ans, manque à l’histoire de la science. On y verrait les peuples livrés successivement aux doctrines les plus meurtrières et les plus tranchées, l’ignorance présente accusant l’ignorance passée, les théories d’un siècle condamnées par les théories du siècle suivant ; en sorte que la médecine aurait toujours été dans l’erreur, qu’elle se serait toujours trompée, c’est-à-dire qu’elle aurait toujours tué ; l’erreur dans l’art d’Hippocrate, c’est la mort. Voilà ce que nous apprend l’histoire des révolutions médicales, et ce sont les médecins eux-mêmes qui ont dressé l’acte d’accusation.

L’ancien traitement de la petite vérole par les sudorifiques et les cordiaux en offre un terrible exemple. Quoique ce traitement fût mortel, les médecins ne cessèrent de l’imposer jusqu’au moment où Sydenham lui substitua un traitement absolument contraire. Alors il eût soin d’observer que la méthode qu’il abolissait avait été plus fatale à l’humanité que ne le serait une guerre de plusieurs siècles !

Un second fait non moins décisif se passe aujourd’hui sous les yeux de l’Europe. Nous avons vu la doctrine de M. Broussais remplacer instantanément la doctrine de Brown. Or, qu’est-ce que représentent ces deux doctrines, si ce n’est la négation et l’affirmation du même principe, deux traitements opposés, dont l’un ne saurait donner la vie sans que l’autre ne donne la mort ?

Ainsi Brown ne voit dans les maladies que des signes d’asthénies et de faiblesse. Vous êtes consumé d’une inflammation générale ; n’importe, il prodigue les échauffants, les toniques, le quinquina, la cannelle, l’opium, le camphre ; il veut vous rendre des forces, vous sur-exciter, et il vous tue.

Dans le système de Broussais, au contraire, toutes les maladies sont des inflammations, des phlogoses, et par conséquent tous les malades, sans distinction, doivent être rafraîchis par des boissons délayantes et affaiblis par des saignées copieuses. S’ils ne guérissent pas, on les couvre de sangsues ; s’ils ne meurent pas, on les saigne de nouveau. Inutilement ils se plaignent d’épuisement et d’asthénie ; tout cela est l’effet d’une cause irritante, d’un stimulus local qui exige de nouvelles et d’intarissables saignées. L’agonie elle-même n’est point un état de débilité. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tout le monde meurt par excès de force, et l’on trouve toujours après la mort des traces d’une phlogose qui aurait infailliblement cédé si on avait répandu plus de sang et fait avaler plus de tisane.

Qui ne voit dans ces deux systèmes un mépris profond de la vie des hommes, joint à une ignorance complète des lois de la nature. L’idée de soumettre tous les faits pathologiques à un principe général est l’idée la plus étroite et la plus meurtrière qui soit jamais entrée dans une cervelle humaine. Le médecin arrive avec un traitement tout fait, le même pour tous les cas ; il n’a besoin ni d’étude ni d’observation, il n’a pas même besoin de voir son malade. Pauvre malade ! il faut qu’il prenne son parti ; sa vie est jouée à pair ou non. Si la théorie rencontre bien, il est sauvé ; si elle rencontre mal, il est mort. Ses héritiers paieront le médecin !

Ces théories exclusives ont quelque chose de la fatalité des anciens ; elles ne se bornent pas à tuer les hommes ; elles favorisent la paresse, établissent l’ignorance, et font des médecins sans études à la manière de Gil-Blas et de Sangrado. Et pourquoi voulez-vous que nos jeunes docteurs se condamnent à étudier les médicaments, lorsque les uns font tout avec les toniques, les autres tout avec la saignée ? Comment leur ferez-vous entendre que la thérapeutique est appelée à juger en dernier ressort de toutes les théories ? deux mots suffisent : saigner et rafraîchir. Rafraîchir et saigner, voilà les grands arcanes de la science ; ils ont tué le premier aphorisme d’Hippocrate. La vie est courte, il est vrai, mais en voyant ce qui se passe, vous serez forcé de convenir que l’art n’est pas long, et que le jugement n’est pas difficile !

Ces faits suffisent pour justifier le vide de cette partie de notre catalogue. Nous avons banni toutes les théories systématiques, c’est-à-dire des bibliothèques entières. En médecine, il n’y a que l’observation, l’expérience, la méthode d’Hippocrate ; tout le reste, quelle que soit la célébrité des noms et la puissance du génie, n’est qu’erreur, empirisme ou charlatanisme !

CHAPITRE XIII.

MÉDECINE D’OBSERVATION.
HIPPOCRATE, CELSE. — ZIMMERMANN, PINEL, BICHAT.

Une fois débarrassé de ce superflu médical qui, semblable à la vieille théologie et à la vieille jurisprudence, n’est plus consulté que par les savants, nous trouvons sept ou huit beaux livres, œuvres du génie, fruits de l’expérience et de l’étude. Ces livres tiennent peu de place dans notre bibliothèque, mais ils renferment beaucoup de choses ; ce sera, si l’on veut, les écrits de la petite tablette, titre par excellence qu’on donnait à Alexandrie aux seuls ouvrages d’Hippocrate !

Hippocrate, c’est le nom éternel ! la supériorité de sa raison, autant que la supériorité de sa science, l’ont élevé à la première place qu’il occupe depuis plus de deux mille ans. Il est du petit nombre d’hommes dont le nom, comme celui d’Homère et de Socrate, est le type du vrai beau et sert de comparaison dans tous les éloges, sans jamais pouvoir être égalé !

Le caractère de son génie, c’est la pénétration et le jugement. Comme observateur, il voit loin et vite ; il approfondit les objets qu’il semble parcourir ; chacun de ses regards est une découverte. Comme philosophe, il est plein de vues générales, mais ces vues ne sont jamais des systèmes, elles sont l’enchaînement et la conséquence des faits observés ; comme écrivain, son style est mâle, simple, rapide, et se grave dans la mémoire ; c’est le style propre de la science. On a dit de ses ouvrages qu’ils offraient à eux seuls plus de phénomènes, de symptômes et d’observations qu’il n’y en a dans les ouvrages réunis de tous les médecins, depuis l’invention de la médecine jusqu’à nous, et cet éloge qui paraît prodigieux, n’est que juste. Ses études médicales embrassent toute la nature. Le premier il reconnut que chaque saison apporte ses maladies, et que les airs, les eaux et les lieux exercent de puissantes influences sur le physique et le moral de l’homme. Le petit traité où il développe cette pensée n’a que vingt pages, mais ces vingt pages ont enfanté des milliers de volumes. Là, chaque ligne est un fait, et chaque fait une lumière ; la philosophie et la politique s’y instruisent comme la médecine. Bernardin de Saint-Pierre y a trouvé des harmonies, Buffon des vues larges et nouvelles, Montesquieu l’idée fondamentale d’un chapitre de l’Esprit des lois, et le système de Herder sur la philosophie de l’histoire en est sorti tout entier !

Mais Hippocrate n’est pas seulement l’homme de la science, il est l’homme de l’humanité. Ses ouvrages sont empreints d’un sentiment évangélique qui rappelle quelquefois les doctrines de Socrate dont il fut contemporain. Il ordonnait à ses disciples de guérir gratuitement les pauvres et les étrangers. Il leur disait : Plus vous aimerez les hommes, plus vous aimerez votre art, puisque cet art vous donne le pouvoir de leur être utile. Il définissait le désintéressement, une prééminence divine qui élève l’âme au-dessus des choses terrestres ; et tout ce qu’il enseignait, il le faisait. Ses maximes philosophiques sont l’histoire complète de sa vie !

Le plus beau monument de ce grand caractère c’est le serment qu’il exigeait de ses disciples. « Je jure, leur faisait-il dire, par Apollon, par Esculape, par Hygie, et les autres dieux et déesses de la médecine, de regarder comme mon propre père celui qui m’aura instruit dans l’art de guérir, de lui témoigner ma reconnaissance en subvenant à tous ses besoins, de considérer ses enfants comme les miens, et de leur enseigner gratuitement la médecine, s’ils ont le dessein d’embrasser cette profession. J’agirai de même envers ceux qui se seront engagés par le serment que je prête. Jamais je ne me laisserai séduire pour administrer à qui que ce soit un médicament mortel, ni pour exciter l’avortement…. Mon unique but sera de soulager et de guérir les malades, de répondre à leur confiance, et d’éviter jusqu’au soupçon d’en avoir abusé, spécialement à l’égard des femmes. Dans quelque position que je me trouve, je garderai le silence sur les choses que j’aurai jugé devoir rester secrètes. Puissé-je, religieux observateur de mon serment, recueillir le fruit de mes travaux et mener une vie heureuse, sans cesse embellie par l’estime générale ! que le contraire m’arrive si je deviens parjure ! » Je doute qu’un pareil serment ait jamais été prononcé aux écoles de médecine de Londres et de Paris. La haute morale qui imprime tant de grandeur aux institutions des anciens manque à presque toutes les nôtres.

À la suite des œuvres d’Hippocrate on trouvera les huit livres qui nous restent de Celse. Là point de système, mais des observations ; c’est la manière du maître dans sa simplicité primitive. Le septième livre est consacré aux opérations chirurgicales ; il renferme plusieurs inventions attribuées à la science moderne, mais que les hommes instruits reportent à leur source.

Toutes les œuvres médicales de l’antiquité grecque et romaine se concentrent pour nous dans ces deux beaux génies, Hippocrate et Celse. Si on ne lit point ici le nom si célèbre de Galien, c’est que ses livres sont pleins de théories plus ou moins subtiles qui l’éloignent de la vérité. Ils renferment, il est vrai, toute la science anatomique et thérapeutique du siècle, c’est-à-dire l’espèce de science que le temps perfectionne et qui meurt avec le temps ; mais la véritable science, celle qui naît du génie de l’observateur, et qui ne meurt jamais, le style verbeux et l’imagination brillante de Galien se refusent presque toujours à l’exprimer. Voilà ce qui le sépare d’Hipocrate, dont les œuvres éternelles ne sont que l’observation simple et précise des lois de la nature.

De Celse à Harvey nous trouvons de grands médecins et de savants docteurs, mais aucun de ces hommes dont la postérité accueille les ouvrages et bénit le souvenir !

La médecine moderne date donc de la découverte de la circulation du sang. Nous donnerons le livre où elle fut annoncée pour la première fois (1628). C’est un livre original comme le Traité des orbes célestes de Copernic, et les Nouvelles des régions du ciel de Galilée ; il a fait révolution !

Après l’œuvre de Harvey la science ne compte plus que trois ouvrages :

1o Le Traité de l’expérience de Zimmermann ; livre de haute philosophie, le plus beau, le plus utile qui ait été publié depuis Hippocrate, dont il développe les doctrines.

Vous pouvez être savant chimiste, savant botaniste, savant anatomiste, commenter admirablement la pathologie et la thérapeutique ; si vous n’êtes grand observateur, vous ne serez jamais bon médecin.

Tel est le résultat du beau traité de Zimmermann.

2o La nosographie philosophique de Pinel, ouvrage descriptif et cependant entièrement neuf. Pinel est le premier qui ait compris la nécessité d’étudier les tissus des divers organes, leurs fonctions et leurs altérations morbides, pour en tirer à la fois la classification des maladies et l’indication de leurs traitements. Cette idée est fondamentale ; indiquée par Pinel, elle produit un excellent ouvrage ; approfondie par Bichat, elle a renouvelé la médecine. Le livre de Bichat porte le titre d’Anatomie générale : c’est le seul traité de physiologie que nous ayons admis dans notre collection. Il peut en effet remplacer tous les autres.

Dès son entrée dans la carrière Bichat rejette tous les systèmes, embrasse la méthode d’Hippocrate et rétablit la science sur l’observation. Son premier essai fut la découverte des membranes synoviales ; bientôt après il publie ses recherches sur la vie et la mort, puis enfin son Anatomie générale, production immortelle, où se trouvent placés à leur véritable rang tous les phénomènes de l’économie vivante. Là on voit que chaque tissu a sa vie propre, que les maladies sont souvent bornées aux systèmes élémentaires, et qu’avant d’attaquer un organe dans son ensemble elles affectent successivement les divers tissus qui en font partie. Ainsi Bichat transporte aux tissus les affections qu’on n’avait encore cherchées que dans les organes ; il recule l’origine de la maladie, il saisit le symptôme à sa naissance avant les progrès qui l’agrandissent, et régénère à la fois, par cette seule découverte, la pathologie et la thérapeutique, la physiologie et la médecine, l’art d’observer et l’art de guérir.

Nous n’avons signalé qu’une très petite partie des ouvrages de Bichat. Il avait entrepris de renouveler toutes les sciences médicales, et souvent il lui arrivait d’ouvrir jusqu’à deux cents cadavres dans un mois. Lorsqu’on étudie tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a voulu faire, il semble que la vie d’un seul homme n’ait pu suffire à tant de travaux. Et quelle surprise et quelle douleur lorsqu’on lit à la tête de son dernier ouvrage, l’Anatomie descriptive, qu’il mourut à trente ans.

Ses doctrines philosophiques décèlent la même hauteur de pensée que ses doctrines médicales. Il avait réduit la machine humaine à vingt et un tissus doués chacun d’une organisation et d’une vitalité différente ; mais toutes ces vitalités étaient soumises à l’action supérieure de l’âme ; il croyait à cette action, indépendante du corps, et une pareille croyance dans un homme qui avait tant et si bien étudié la matière mérite qu’on s’y arrête. C’est là sans doute la cause première de sa grande supériorité sur tous les médecins athées ou matérialistes de notre siècle. En effet, le médecin athée ne saurait jamais acquérir qu’une science incomplète. Il n’étudie de l’homme que son corps, l’action de l’âme lui est inconnue. Son art ne lui apprend ni à la combattre lorsqu’elle est trop énergique ; ni à s’en aider lorsqu’elle pourrait le secourir ; il n’y croit pas. Ainsi l’athée ne voit que la matière ; il abaisse l’homme et la science, et il en résulte que la médecine, cette haute philosophie qui embrasse à la fois l’étude du corps et de l’âme, n’est en effet pour le médecin matérialiste que l’art vétérinaire appliqué à un animal un peu plus intelligent que le singe ! Quel résultat et quelle science !

Aujourd’hui deux routes à peine tracées sont ouvertes à l’art de guérir : la médecine préventive, c’est-à-dire la médecine de pronostic qui prévoit et prévient les maladies, et la médecine morale qui étudie les affections et les forces de l’âme pour les opposer aux maux du corps. Là se concentrent tous les progrès de l’avenir ; là est une révolution plus complète, plus heureuse que toutes celles qui ont été opérées par l’anatomie et la physiologie !

Terminons le grand chapitre consacré aux sciences naturelles. En recueillant ce qu’elles ont produit de remarquable pendant un travail de quatre mille ans, un fait nous a frappé ; c’est que les plus hautes découvertes, celles qui font le plus d’honneur à l’esprit humain, se concentrent dans un espace de trois siècles, et ces trois siècles sont précisément ceux qui touchent le nôtre. Ainsi, de 1473 à 1571, nous voyons naître Copernic, Bacon, Kepler et Galilée ; de 1596 à 1646, Descartes, Pascal, Huygens, Newton et Leibniz ; de 1707 à 1771, Linné, Buffon, Swammerdam, Bernardin de Saint-Pierre, Réaumur, Bonnet et Bichat. Tous ces beaux génies arrivent sur le globe, chacun à son heure, comme des ouvriers que la voix de Dieu appelle successivement au même travail. Dans cette grande mission scientifique, les premières pensées se tournent vers le ciel ; la terre n’a que les secondes. Il semble que notre âme s’attache de préférence aux choses qui l’étonnent. Nous voulons connaître la loi qui soutient les soleils, nous cherchons l’immensité, avant même de jeter un regard sur la petite planète qui nous sert d’habitation. Deux fois s’est révélée cette aptitude singulière de l’esprit humain. Aristote ne vient qu’après les pasteurs chaldéens, et Linné qu’après Newton. Ainsi, chez les anciens comme chez les modernes, la science de l’astronomie a précédé la physique terrestre et toutes les sciences de l’histoire naturelle. Les yeux de l’homme ont beau rencontrer les choses qui passent, son âme mieux instruite s’en détourne et cherche éternellement et divinement l’infini.


SECTION SIXIÈME.

BELLES-LETTRES.


CHAPITRE I.

ÉTUDES LITTÉRAIRES DE L’ORIENT.

L’histoire matérielle des peuples est écrite, l’histoire de l’esprit humain ne l’est point encore. Lorsque nous ouvrons nos annales, qu’y voyons-nous ? la généalogie des rois et leurs successions sur la terre qu’ils ont ravagée ; mais la généalogie des esprits, la suite des pensées écrites qui unit les générations aux générations et l’homme à Dieu, celle-là ne se trouve nulle part. Notre intention n’est pas de suppléer à cet oubli ; un si grand travail surpasse nos forces ; nous voulons seulement rappeler le titre de quelques livres qui ont influé sur l’humanité, et dresser l’inventaire de nos plus belles conceptions ; nous rédigeons le catalogue de nos richesses intellectuelles et morales ; un plus habile en écrira l’histoire.

Il y a dans toute littérature deux ordres de pensées bien distinctes, bien tranchées : les unes appartiennent à Dieu, les autres appartiennent à l’homme. Les premières sont données par la science et la philosophie, les secondes se développent dans les poésies, l’éloquence et l’histoire.

Qu’est-ce en effet que la science quand elle est vraie, et non systématique ? c’est la pensée de Dieu révélée aux hommes par l’étude de ses ouvrages ; la science c’est l’expression de l’intelligence divine.

Et aussi qu’est-ce que la poésie, l’éloquence, les belles-lettres ? c’est la pensée de l’homme appliquée soit aux choses de la terre, soit aux choses du ciel. L’œuvre littéraire, c’est l’expression de l’intelligence humaine !

Du premier ordre nous voyons sortir ces âmes privilégiées qui sur la terre portent le nom de Platon, Fénelon, Descartes, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, lorsqu’ils expriment les lois morales de l’humanité, et le nom de Copernic, Kepler, Galilée, Newton, Herschel, lorsqu’ils découvrent les lois physiques de la nature.

Au second ordre appartiennent les fortes intelligences, les âmes poétiques qui comme Homère, Sophocle, Euripide, le Dante, le Tasse, Molière, Corneille, Shakspeare, impriment à la société les formes de leur génie, et reçoivent de la nature la beauté de leurs conceptions.

Ainsi la philosophie et les sciences sont la pensée de Dieu ; la poésie, l’éloquence, l’histoire, toutes les œuvres comprises sous le titre générique de belles-lettres, sont la pensée de l’homme.

C’est de ces dernières que nous allons nous occuper. La section du catalogue qui les renferme est la plus riche de toutes ; c’est une corbeille de fleurs et de fruits qui déborde de toutes parts. Là surtout se fait sentir l’influence des climats, des mœurs, des institutions et des différents âges du monde ! Le génie de l’homme s’y montre d’autant plus vigoureux, d’autant plus original qu’il est plus près des époques primitives de la société ou des temps primitifs de la nature !

Mais les origines de cette histoire merveilleuse présentent plus d’obscurités et de nuages que les origines des nations. De quelle région sont venues les premières influences ? Comment se sont-elles modifiées ? De quelle époque date la vie intellectuelle des peuples ? Est-ce à l’Hindoustan, à la Chine, à l’Égypte, à la Judée qu’il faut rattacher le premier anneau de cette chaîne éclatante ? Qu’il serait beau de remonter à la source du fleuve gigantesque ! de suivre son développement primitif, d’observer ses sinuosités, de noter ses embranchements, ses ramifications, ses progrès, sa fécondité impérissable ! Qu’on aimerait à dominer toutes les annales de la pensée humaine, depuis ses ténèbres les plus obscures jusqu’à ses époques de lumière !

Non-seulement les origines sont mystérieuses, mais l’ensemble est confus ; dans tous les temps, chez toutes les nations civilisées, la littérature et les arts portent l’empreinte d’une imitation et d’un emprunt. L’Inde pèse sur la Grèce ; la Judée emprunte à l’Égypte ; l’Hellénie rayonne sur la cité de Romulus ; la Grèce et Rome modifient la civilisation des temps postérieurs. Dans cet échange universel, dans ce magnétisme sans fin, comment assigner à chaque nation sa part du trésor immortel ? Pas de race qui n’ait communiqué son génie aux races voisines ou lointaines, amies ou ennemies. Sous mille influences opposées venues du Nord et du Midi, l’espèce humaine a fait son éducation intellectuelle et morale. Elle ne peut, sans une espèce d’effroi, s’arrêter aujourd’hui devant l’immense dépôt de ses acquisitions et de ses richesses ; elle a peine à en compléter l’inventaire ; ses souvenirs sont confus et les sources diverses de son opulence ne lui sont pas toutes connues.

Fils de l’Europe, les derniers nés de la civilisation et ses enfants les plus chers et les plus habiles ; pour nous le majestueux Orient est encore rempli de mystères. Voici la Chine patriarcale, la Judée monothéiste, l’Arabie nomade, l’Égypte théocratique, l’Hindoustan soumis au régime des castes : chacune de ces grandes subdivisions de l’antiquité orientale a laissé ses traces, non dans la civilisation seulement, mais dans les annales de la littérature et des arts ; traces énigmatiques et profondes livrées à l’admiration des peuples et aux éternelles méditations des savants. Que nous reste-t-il de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Perse et de la Chaldée ? quelques inscriptions indéchiffrables ou non déchiffrées, d’autres qui présentent des noms perdus ; des pyramides et des symboles ; quelques fragments liturgiques tels que le Dessalir et le Zendavesta ; ruines éparses, métopes brisées qui révèlent à l’observateur la splendeur et la beauté des grands temples détruits. La Chine, dont la vieille enfance nous étonne et dont le génie n’a rien de progressif, commence à déployer devant nos érudits les trésors de ses bibliothèques. S’il est permis de juger le goût littéraire d’un peuple d’après des fragments incomplets ; la plus haute inspiration de la poésie et de l’art chinois est due à la piété filiale, au culte de la famille, à une certaine moralité étroite, mesquine, presque triviale, qui cherche à compenser par la subtilité du détail le peu d’élévation des vues. Dans les romans ou peintures des mœurs privées de ce peuple, telles qu’un homme de talent, M. de Rémusat, et plusieurs savants anglais nous les ont fait connaître, on trouve des nuances fines et bien senties, des portraits de coquettes et de coquins agréablement rendus ; une extrême minutie de détail ; nul enthousiasme, nulle facilité, peu d’invention.

Ce n’est pas que la sagacité, l’esprit, les ingénieuses combinaisons manquent aux poèmes, aux contes, aux drames chinois : l’Orphelin de Tchao, le Vieil héritier offrent des incidents heureux, des situations pathétiques et piquantes. Mais une sécheresse toute prosaïque domine l’ensemble de ces compositions ; le poète et l’artiste ne se laissent pas même entrevoir, et l’auteur ne semble être qu’un habile et patient ouvrier. Un bon sens assez délié, mêlé de ruse, dénué d’élévation et de chaleur, constitue la puissance intellectuelle de cette nation étrange. Exceptons d’une condamnation trop générale peut-être les œuvres du philosophe Lao-Tseu, et surtout le code de Tsa-Tsing-Leu-Lie : une haute pureté y respire et se joint à une connaissance profonde de l’humanité, à une candeur et à une douceur d’âme presque évangéliques.

Non moins isolés parmi les monuments littéraires des peuples, mais remarquables par un caractère de grandeur sauvage qui manque à la poésie et au roman chinois, les débris de la poésie arabe antérieure à Mahomet offrent une inspiration violente et puissante que l’on ne dédaignera jamais. Les sept Moallakhats et la Hamasa renferment ces hymnes du désert, chants de vengeance et d’amour, de gloire et d’orgueil que l’islamisme n’a pu anéantir. Tous les sentiments y sont extrêmes et terribles : volupté, fureur, amour de l’indépendance, vengeance inexorable. Cette muse austère, ardente et monotone, redit sans cesse les querelles des tribus, la violence des désirs et celle des regrets. Sous un ciel d’airain, sur une mer de sable, la lance à la main, montés sur des coursiers rapides ; sans patrie, sans liens, sans relations d’amitié ; les guerriers de l’Arabie ont éternisé des émotions fortes, simples et âpres comme leurs hymnes.

L’influence arabe et l’influence chinoise se sont concentrées dans un espace étroit, dans des limites bornées. La Judée et l’Inde modifièrent bien autrement les destins de la civilisation. La race hébraïque, marchant sous les yeux de Jehovah vers un but sublime et inconnu, proclame l’unité de Dieu et son omniprésence ; c’est Dieu matériel encore, mais déjà libre des mille enveloppes fabuleuses dont l’idolâtrie voilait sa splendeur. Moins riches d’imagination que les Persans, moins variés et moins subtils que les Hindous, moins éclairés et moins habiles dans les choses matérielles que les Chaldéens ; les Hébreux n’ont pas de rivaux pour l’expression hardie d’un enthousiasme divin et d’une énergie obstinée. Leurs livres sacrés, longtemps ensevelis dans les ombres du sanctuaire, n’en sortirent qu’après dix siècles. Ils commencèrent une civilisation nouvelle ; le sentiment de l’unité divine qui les anime et les pénètre s’épura et s’adoucit pour régénérer le monde. Ardente lumière venue de l’Orient, le christianisme éclaira dans leur route inconnue toutes les nations chrétiennes ; à cette source commune puisèrent les plus grands génies des temps modernes : elle n’a rien perdu de sa puissance et de sa fécondité.

Une autre race, douée de toutes les facultés sympathiques dont la famille hébraïque est privée ; un peuple flexible, aimant et poétique ; le peuple hindou, joua un rôle immense dans l’histoire de la civilisation orientale. Quels qu’aient été ses rapports avec l’Égypte et la Grèce, avec la Perse et la Chine ; soit qu’il les ait fécondés, qu’il ait reçu leur influence ou qu’il ait profité d’un échange heureux entre ces régions et la Péninsule hindoustanique ; il est certain que le germe et l’ébauche de toutes les civilisations apparaissent dans les livres samskrits. À peine explorés depuis un siècle, ils répandent un étonnement mêlé de terreur dans l’âme de ceux qui les étudient. Vous croyez pénétrer dans ces temples souterrains et gigantesques que les flots du Gange menacent d’envahir ; énigmes de pierre et de marbre, peuplés de colonnades et de statues qui rappellent à la fois l’Égypte, la Perse, la Grèce et le Mexique ; sans ordre, sans règle, sans économie ; créations d’un art qui a tout deviné et que son luxe même écrase. Épopée et drame, ode et apologue, argumentation des écoles et rêves d’une imagination effrénée ; les plus brillantes manifestations de l’intelligence humaine ; systèmes de philosophie matérialiste, panthéiste, spiritualiste ; application de la dialectique aux mouvements de la vie réelle et à la critique de l’art ; narration lyrique, morale sentencieuse ; il n’est aucun mode de la pensée qui ne se trouve compris et enlacé d’une chaîne mystérieuse dans les cent mille shlokas ou distiques du Mahabarata (ou de l’Iliade hindoustanique) et du Ramayana qui n’est pas sans rapports avec l’Odyssée d’Homère.

C’est une variété qui étonne ; les détails sont infinis et les proportions colossales. L’univers croule et une vierge sourit. La tige de l’herbe se balance au bord de l’abîme ; et tous les dieux de l’enfer et du ciel combattent dans les espaces illimités. Pendant que les Titans dévorent la sphère terrestre, un petit enfant s’avance, une fleur de lotus à la main, et cette fleur les dompte. C’est avec une ingénuité complète que le poète samskrit déroule ce monde de magie ; voici mille instruments de mort, mille chars qui lancent la foudre, des cohortes d’éléphants qui s’élancent à la fois ; près de la terreur extrême, l’extrême pureté des sentiments et du langage ; la laideur dans sa difformité idéale ; la beauté dans ce qu’elle a de plus divin ; et sous les replis mouvants de ces fictions extraordinaires, un esprit symbolique, une perpétuelle allégorie. Le Mahabarata ou grande guerre raconte la lutte des dieux contre les héros et les géants ; elle paraît contenir un sens cosmogonique. Le Ramayana chante le héros Rama, conquérant de la partie méridionale de la Péninsule ; elle dit ses exploits, ses malheurs, sa gloire, son exil.

Dans ces œuvres, ainsi que dans les Pouranas, légendes mythologiques ; dans les Oupanishads, commentaires des Védas ; dans les Védas eux-mêmes, documents qui renferment la liturgie brahmanique, ne cherchez ni les proportions sévères et suaves de l’art hellénique, ni sa disposition savante et pure, mais une verve facile et féconde, enfantine et grandiose ; l’expression grave, réfléchie, candide, qui convient à une race sacerdotale ; le culte de la nature, l’admiration de ses merveilles, et l’extase mystique d’une âme ignorante qui aspire à les comprendre et ne peut que les adorer. Ce mysticisme qui se retrouve dans la poésie moderne de la Perse, marque spécialement de son empreinte ardente le Gita Govinda, admirable chant pastoral et le Bhagavat Gita, épisode du Mahabarata.

La même originalité vierge, la même beauté confuse règnent dans le drame hindoustanique, assez semblable au drame espagnol, quant à la verve lyrique et à la variété des incidents. Tout s’y meut avec une facilité gracieuse ; les moyens nombreux d’une intrigue compliquée n’en obscurcissent jamais la clarté. Une foule de personnages y apparaissent sans s’y confondre, et toutes les nuances de la comédie et de la tragédie se fondent dans un ensemble plus harmonieux que passionné. Bhavabouti, Soudraka, Kalidasa ne possèdent ni la souveraine majesté d’Eschyle, ni la verve comique et l’observation profonde de Shakspeare ou de Molière. La suavité lyrique de Guarini, l’invention légère et hardie de Calderon donneraient une plus juste idée de leur mérite et de leur tendance.

Si l’on veut chercher les points de contact et de filiation qui rattachent l’ancien Hindoustan à l’Égypte, à la Perse, à la Phénicie, à l’Assyrie, à la Germanie, à la Grèce et à Rome ; on s’étonnera de la parfaite ignorance où nous laissent le silence du passé et l’absence des documents ; tout laisse deviner une parenté évidente qui stimule la curiosité sans la satisfaire, et qui se révèle clairement à la pensée sans pouvoir se démontrer par les faits. L’étude comparée des langages atteste la confraternité du grec, du latin, du persan, du gothique ; on peut les rapporter à une source commune, à l’idiome samskrit, L’immense enfantement produit par ce dernier langage est un des plus curieux phénomènes que présente la vie intellectuelle des nations ; au grec et au latin, nés du Samskrit, se rattachent le français, le provençal, l’italien, l’espagnol, le portugais, le valaque et leurs dialectes ; du gothique descendent le tudesque, l’allemand, l’anglais, le hollandais, le flamand, le suédois et le danois ; deux familles distinctes, opposées, mais dont les racines se confondent. Le soleil s’appelle en indien sûnas, en latin sol, en gothique sunna, en anglais sun, en français soleil. La lune est en indien mâs, en grec mêné, en gothique mêna, en allemand mund. Irâ, la terre, mot samskrit, devient en grec êra, en gothique airtha, en anglais earth, en allemand erde. La mer, c’est mirâs en indien, mare en latin, mar en italien, merei en gothique. Il suffit de comparer pater (latin) avec pitr (indien), vatar (tudesque), padre (italien), father (anglais) pour reconnaître le même mot. Les formules générales des conjugaisons, leurs désinences formées par l’addition des pronoms personnels, sont identiques dans toutes ces langues. Le verbe être, asmi, asi, asti, devient en grec eimi, eis, esti ; en latin sum, es, est ; en gothique ; im, is, ist ; en anglais, am, art, is. Certes les pronoms ik et mik correspondent au latin ego et me ; thuk et sik à tu et se ; les noms de nombre des Goths, ains, twai, threis, se retrouvent dans le grec, eis, duo, treis ; dans le latin unus, duo, tres ; dans l’anglais, one, two, three : dans l’allemand ein, zwey, drey. Les déviations même que présente la filiation de ces langages s’opèrent d’une façon régulière et proportionnelle, et s’altèrent selon les diverses prononciations des races diverses.

CHAPITRE II.

DES AUTEURS GRECS ET LATINS.

Après avoir admiré cette formation pour ainsi dire systématique des langages de l’Europe et de l’Inde, on se retrouve plongé tout à coup dans l’obscurité, si l’on veut en découvrir les causes historiques. Il faut avoir recours au facile expédient des hypothèses et rêver les déductions que l’on ne peut établir sur des faits. De la civilisation brahmanique, si féconde et si obscure, si vaste et si difficile à préciser dans ses résultats, vous passez rapidement et sans transition à l’époque de la civilisation grecque. Là brille, comme une étoile radieuse, le premier chaînon qui attache l’Orient à l’Europe, les temps nouveaux aux temps primitifs. La tradition des rapports qui ont dû exister entre l’Inde et les Pélasges est aujourd’hui effacée et perdue ; mais nous possédons tout entière l’histoire de notre filiation hellénique.

Semi-orientale, la Grèce a civilisé l’Europe : nous savons tout ce que nous lui devons ; nous ignorons ce qu’elle devait à d’autres. Quelle que puisse avoir été l’étendue de ses emprunts, son génie spécial lui reste, génie digne de l’admiration des siècles. C’est une harmonie, une beauté, un accord, une perfection, un équilibre de toutes les forces, une ravissante unité, dont le secret nous vient d’elle seule et qui manque aux symboles de l’Égypte, à la minutie chinoise, à la grandeur brutale des Arabes, à la haute inspiration hébraïque. L’art ouvre enfin son temple ; la beauté règne ; l’excès du luxe et de la fécondité orientale se modère ; la narration des faits est lucide ; les passions ont leur éloquence propre ; le rhythme accompagne l’image ; la précision de l’histoire se détache de l’enthousiasme lyrique ; tout devient complet et pur. Ce grand développement date d’Homère.

Homère est encore aujourd’hui le souverain maître de l’art européen. Le premier il représente la liberté de l’intelligence, qui se relève énergique et se meut puissante, après avoir subi le despotisme du symbole et de la théocratie. Beau spectacle, que celui du premier élan de la volonté et de la force humaines, s’agitant dans toutes les directions. Où sont les hommes ? Je ne vois que des demi-dieux.

La rude fécondité des poètes primitifs ne nous avait point préparés à cette perfection merveilleuse. Homère raconte lentement, simplement, avec une harmonieuse majesté, une gravité animée ; le tableau que sa main déroule est revêtu d’une lumière pure ; il s’émeut, il ne se trouble pas ; son intelligence naïve est accessible à toutes les impressions ; il reproduit avec la fidélité la plus simple et la plus frappante les formes, les idées, les couleurs, les sentiments. La clarté d’esprit, la force harmonieuse qui ont immortalisé l’historien épique du guerrier Achille et du voyageur Ulysse, vont se perpétuer dans la littérature grecque, et se répandre, pour les animer, dans toutes les branches de l’art et de la poésie helléniques.

La transition des mœurs héroïques aux mœurs républicaines a pour témoin Hésiode, rédacteur peu élégant et peu élevé des axiomes et des croyances contemporaines. Bientôt, l’Orient représenté par la monarchie persane, s’effraie de la prépondérance grecque ; la liberté des Hellènes est menacée ; un nouveau déploiement de forces s’opère. Voici Pindare et le chant lyrique ; Eschyle et le drame ; Hérodote et l’histoire. Le génie de l’Orient respire dans Pindare, chantre du passé, dédaigneux des nouvelles institutions, hardi comme les poètes asiatiques, voué aux principes et aux mœurs des Doriens, qui favorisaient l’aristocratie. Eschyle joint la témérité orientale à l’exaltation républicaine qui distinguait l’Ionie. Maître d’un art qui vient à peine d’éclore, il l’emploie pour embraser le cœur des citoyens, pour dire le grand roi vaincu par les républiques, l’orgueil de l’indomptable liberté, la sainteté des traditions grecques et la grandeur des souvenirs du pays. Hérodote, que l’on peut nommer l’Homère de l’histoire, accomplit la même œuvre avec une charmante simplicité ; léguant à la fois aux siècles futurs la gloire de ses concitoyens, les choses remarquables que ses voyages lui ont apprises, les traditions et légendes des races étrangères, leurs préjugés et leurs mœurs ; satisfaisant la curiosité naïve des Grecs et donnant l’exemple d’une abondante et facile narration : il est le modèle des chroniqueurs ingénus.

La carrière de la civilisation grecque est ouverte ; les grands hommes y marchent d’un pas rapide. L’art primitif d’Hérodote, d’Eschyle et d’Homère subissent une transformation : le culte du beau se conserve en s’épurant. La mâle piété de Sophocle, sa moralité passionnée, sa noblesse pathétique, l’harmonie parfaite de ses conceptions et des formes qu’il leur donne, succèdent aux fortes ébauches du père de la tragédie. Sophocle marque pour ainsi dire le point culminant de la sociabilité grecque, la perfection définitive, l’accord des parties et de l’ensemble, l’enthousiasme dans la raison. Rien d’excessif ; la douleur même est belle, et le désespoir est idéal. Tout s’adoucit sans faiblesse ; tout est grave et animé ; tout est varié et simple. Mais voici le premier mouvement de la démocratie athénienne vers le désordre et la décadence ; la création intellectuelle va perdre son caractère calme et pur ; un nouveau génie anime Thucydide, Euripide, Aristophane ; hérauts d’armes et précurseurs de destinées inconnues.

La critique est née ; l’ingénuité du chroniqueur fait place aux observations de l’homme d’état, aux narrations philosophiques, à l’observation froide de cette tragédie qu’on nomme l’histoire. Thucydide apparaît. Si l’héroïsme de la Grèce adolescente eut pour représentant Homère, si les souvenirs aristocratiques ont éclaté chez Pindare ; si la liberté naissante a fait resplendir les pages d’Eschyle et d’Hérodote ; si la moralité religieuse et les traditions passionnées de la Grèce ont pris chez Sophocle une forme immortelle, de nouvelles tendances se reflètent dans de nouvelles créations. La scène change ; les bacchanales d’Aristophane révèlent la pétulante anarchie de la spirituelle Athènes ; une civilisation plus raffinée, une éloquence plus sophistique caractérisent Euripide ; Thucydide, les yeux fixés sur l’Agora, sur ses factions sanglantes et ses ambitions populaires, les analyse en les racontant. Au premier de ces trois grands hommes la force de l’invention, la causticité la plus brillante, la vivacité de l’esprit, la richesse et la souplesse de l’imagination ; au second la rapidité de l’action, le pathétique des mouvements, le luxe des descriptions et des antithèses, la puissance de l’émotion ; au troisième la sévérité du coup d’œil, la concision du style, la force de concentration, la belle ordonnance du plan et des détails. Telle est la seconde moisson du génie grec, aussi magnifique que la première.

L’impétueuse satire d’Aristophane a confondu avec la tourbe des sophistes, qu’il chassait devant lui, un homme qui ne se rapprochait d’eux que par la finesse et la facilité de l’esprit ; je veux parler de Socrate, homme presque divin, martyr de la vertu et du bon sens, qui paya de sa vie le crime d’avoir fait rougir quelques-uns des vices contemporains. Il n’écrivit aucun livre ; mais de son école sortirent deux régénérateurs de la civilisation grecque : Platon et Xénophon.

Nous avons exprimé ailleurs notre jugement sur les doctrines philosophiques de Platon et d’Aristote. L’un règne depuis deux mille années sur le domaine de la critique et de la science ; l’autre est le maître du spiritualisme, le roi de l’éloquence, de la poésie et de l’art. Fondateur de la critique, appuyé sur l’expérience, classificateur de toutes les connaissances acquises ; Aristote a bien les qualités de style qui conviennent aux qualités de son esprit. Platon, le premier des prosateurs grecs, admirable narrateur, éloquent dans l’exposition des abstractions idéales, mêlant à la grâce élégante d’une conversation animée l’éclat et les témérités du dithyrambe, embrasse dans son riche enseignement tout ce que la subtilité dialectique et la poésie créatrice peuvent offrir de varié. Après eux, mais assez loin de ces grands hommes, l’agréable moraliste et le raconteur élégant, Xénophon mêle une fiction vraisemblable aux préceptes de la morale et aux souvenirs de l’histoire ; créateur d’un genre secondaire et amusant, dont les modernes se sont attribué l’honneur. Une foule de disciples suivent la trace glorieuse de Platon et d’Aristote ; distinguons parmi eux Théophraste, piquant observateur des variétés de l’espèce humaine. Quant à Isocrate et à Démosthènes, l’un représente l’art frivole, l’autre la politique active et passionnée, Isocrate est artificiel et brillant comme un danseur ; Démosthènes, redoutable et puissant comme un athlète. On voit se personnifier en eux, d’une part la civilisation factice des rhéteurs, et de l’autre la lutte réelle, ardente, inexorable des passions et des intérêts.

Tout a changé. Nous voici loin des demi-dieux héroïques, loin des traditions pélasgiques et des satires inexorables d’Aristophane. La licence, exploitée par le génie, a dit son dernier mot ; mais la fécondité hellénique ne tarit pas encore. Lorsque la vie publique est exilée du théâtre ; Ménandre, dont Térence nous offre la copie effacée, y fait pénétrer la vie privée ; il s’empare des ridicules domestiques : la réalité, le présent, les caractères, voilà son domaine. Dernier poète original de l’Attique, dernière expression d’une société si fertile en chefs-d’œuvre, Ménandre se montre au bout de cette grande et merveilleuse carrière.

Nous ne répéterons pas ce qui a été dit souvent sur cette richesse et cette diversité de développement ; la Grèce a fatigué l’admiration. Avouons toutefois que la prépondérance de la forme, le culte de la beauté corporelle, la conception et l’expression plastiques de ses artistes, le règne des voluptés consacré par cette adoration de la forme, ont borné la sphère de la pensée et des arts dans la Grèce antique ; le type de la beauté matérielle étincelait de toutes parts ; le type divin de la beauté intime et morale était quelquefois absent, souvent dédaigné.

La Grèce féconda Rome. On peut nommer l’Hellénie créatrice, tant il y eut de nouveauté, de puissance, d’originalité dans la sève de sa poésie et de ses arts. Elle se détache de l’Orient par la simplicité plastique, la pureté de la forme ; l’excellence des détails, la perfection harmonique ; ce grand enseignement émane d’elle seule et l’Europe ne le doit qu’à elle. Rome, au contraire, vouée à la conquête et à la culture de la terre, après avoir flétri d’un long dédain les travaux de l’esprit, calqua sa littérature sur la littérature grecque. Lorsque les progrès de la civilisation l’eurent entraînée au-delà de son austérité antique, vers de nouveaux destins et des vices nouveaux ; Rome longtemps barbare, devenue puissante, admira le modèle brillant qui s’offrait à elle, reconnut son infériorité et imita les Grecs.

Avant cette époque, elle n’avait pour littérature autochtone, que des hymnes guerriers et des sentences oraculaires dont la brièveté solennelle est encore empreinte d’une terreur grandiose. Mais Tarente, la Sicile, l’Italie inférieure, la Grèce elle-même tremblent et plient devant ces agriculteurs redoutables. Les prisonniers grecs viennent à Rome enseigner à leurs maîtres l’art oratoire, l’éloquence politique, la rédaction des annales, la variété des rhythmes. Ennius, imitateur de la forme grecque, se vante d’avoir, le premier, fait connaître aux Romains l’hexamètre homérique. Lucrèce emprunte à Épicure sa doctrine et aux poètes didactiques leur forme. Tout se modèle sur l’Hellénie.

Cependant le caractère propre du génie romain se fait jour à travers la servilité de la copie. Il y avait dans l’âme romaine quelque chose de farouche et d’inexorable ; dans les habitudes du peuple une rudesse guerrière, sans analogie avec la vie de commerce, de voyage, d’entreprise et d’aventures, qui fonda la civilisation de la Grèce. La trace de ce génie primitif nous semble spécialement intéressante dans la littérature latine ; c’est comme un parfum rustique qui s’exhale des poèmes de Lucrèce, de Virgile, et des écrits de Varron, de Cicéron, de Columelle. Imitateur d’Homère, Virgile est souvent froid et pâle ; peintre de la vie champêtre, il n’a jamais trouvé de rivaux. Ses héros véritables ne sont ni Énée ni Turnus, mais le bon Evandre et le pasteur du Galèse. La pudeur sublime et passionnée de Didon semble se rapporter aussi à un sentiment de la vie domestique, complétement ignoré des Grecs.

L’intelligence claire, facile, vaste, féconde et souple de Cicéron, créa presque toute la civilisation littéraire des Romains du second âge. Le premier il appliqua l’idiome latin à l’exposition des doctrines philosophiques. Orateur merveilleux, digne de l’auditoire qu’il s’est fait, et qui embrasse l’avenir et le monde ; dissertateur ingénieux et coloré ; inépuisable inventeur de formes élégantes ; quelquefois coupable d’une surabondance asiatique et d’une pléthore de mots agréablement vide ; on l’aime surtout quand il exprime dans ses lettres, dans ses oraisons, dans ses dialogues, le patriotisme romain, la profondeur et la naïveté du sentiment national, les regrets inspirés par la chute prochaine de la république. Bien loin de lui, mais respectable encore par la gravité du style et la variété des connaissances, Varron se montre élégant polygraphe, archéologue érudit.

Lorsque la statue de la vieille patrie est renversée, une moisson nouvelle et abondante naît sur ses débris et voile la décadence romaine ; près de Virgile on voit se grouper Ovide, Horace, Properce ; ce dernier, doué d’un génie épique plutôt qu’élégiaque, et auquel se rattachent Catulle et Tibulle, imitateurs heureux des Grecs de la dernière époque ; Horace qui perfectionna la satire de la vie privée, seule forme poétique qui appartienne spécialement aux Romains ; esprit charmant, délicat, surtout sensé, qui inventa et perfectionna une comédie sans dialogue et une morale sans doctrine ; Ovide qui, par son ingénieux commentaire du polythéisme, en précipita la chute, et qui semble se jouer de son talent comme de ses dieux. Avec ce dernier commence une époque de dégénérescence asiatique. En vain le stoïcisme, s’exaltant lui-même par le spectacle des crimes et de la lâcheté, inspire l’hyperbole de Juvénal, la fureur glacée de Perse, l’ampoule de Paterculus, l’épopée historique de Lucain. Rome n’est plus qu’une Messaline, gigantesque même dans ses vices, et ceux même qui la blâment portent l’empreinte de ses excès. On retrouve cette tache dans les éblouissantes saillies de Sénèque le philosophe, dans la colossale monotonie de Sénèque le tragique, dans l’élégante afféterie du second Pline, dans la déclamation du savant Pline l’Ancien, dans la licence recherchée de Martial et de Pétrone.

Je ne parle pas du prodige littéraire de cette troisième époque, de Tacite ; plus tard, quand je traiterai des historiens, je montrerai le génie romain se déployant tout entier dans l’histoire ; simple et haut chez César ; éloquent, orné chez Tite-Live ; énergique, amer, sublime chez Tacite, dont le patriotisme ineffaçable est sombre et éloquent comme le désespoir. Moins variée, moins ondoyante, moins riche en éléments créateurs que la littérature grecque, la littérature romaine possède quelque chose de grave et de fort qui se retrouve même chez Perse, chez Juvénal, chez Velleius, sévèrement jugés par nous.

Pendant que la civilisation intellectuelle de Rome se forme, se développe et meurt, la flamme du génie grec renaît encore une fois de ses cendres ; faible souvenir ; ombre légère de l’antique beauté, de la création première, du feu céleste évanoui. La cour des Ptolémées est féconde à son tour en scoliastes, en poètes érudits, en commentateurs, en écrivains élégiaques, en auteurs d’anthologies. Le cadre de la poésie se rétrécit chaque jour ; elle se transforme en un mécanisme ingénieux. Remarquons surtout dans cette foule Théocrite, le sicilien, qui conserva un sentiment vif et doux des beautés de la nature et des charmes de la vie rustique. La prose fut plus heureuse ; consacrée à l’expérience et fille de la raison, elle n’est pas sujette aux rapides décadences de la poésie. Plutarque, Arrien, Lucien, Hérodien, Julien, Marc-Aurèle soutiennent la gloire de la Grèce, et l’environnent d’un éclat vif encore, qui n’est éclipsé que par son ancienne splendeur.

CHAPITRE III.

ÉCRIVAINS DU BAS-EMPIRE.

Ici se place une littérature singulière, née d’une époque si mélangée qu’il y aurait témérité à vouloir l’indiquer sous un titre spécial. Le polythéisme achève sa course ; le Jehovah des Hébreux reparaît, appuyé sur son fils devenu homme. L’influence asiatique se mêle à l’influence chrétienne. Depuis Adrien jusqu’à Justinien toutes les nations confondues prennent part au grand combat ; il n’y a plus que des polémistes et des orateurs. Origène essaie d’harmoniser le christianisme et la métempsychose ; Julien introduit la théurgie dans le platonisme. Le style est bizarre et nouveau comme les idées. Les Plotin, les Jamblique, les Porphyre sont des athlètes plutôt que des philosophes. Dans ce pugilat de la parole, dans cette subtilité raffinée, au milieu de ces nuages colorés, on découvre de la force, de l’éclat, de l’éloquence ; rien ne se montre pur, complet, simple et reposé. Les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Chrysostôme, les Ambroise, tribuns populaires et commentateurs savants de la foi nouvelle, occupent dans l’histoire des nations une place élevée, moins peut-être encore sous le rapport littéraire que sous le rapport politique. La diversité des génies qui caractérisent les races diverses vient apporter son tribut à la grande œuvre sociale : ici Jérôme, là Augustin, plus loin Tertullien, Lactance, Salvien ; les Africains subtils et ardents ; les Gaulois qui possèdent déjà le sentiment de l’élégance ; les Ibères avec leur concision vigoureuse ; les Grecs avec leur dialectique ornée et fleurie. Quelques poètes, Prudence, Vigilance et d’autres inconnus essaient en vain d’appliquer les formes grecques et les rhythmes convenus aux nouveaux mystères. Cette forme et ce rhythme sont devenus si creux et si parfaitement vides qu’un homme de talent, Claudien, ne peut leur prêter aucune force, même en les faisant servir à la narration des faits accomplis. Quelques-uns, Sidoine Apollinaire, Ausone, se complaisent dans de puériles fantaisies. Il n’y a verve et puissance que chez les destructeurs de l’ancien monde et les reconstructeurs du monde nouveau.

Ces guerriers de la parole chrétienne sont bientôt aidés dans leur œuvre par les hommes du glaive et de l’épée. Pendant que le domaine idéal, la sphère religieuse, poétique, morale, tombent anéantis en face du christianisme conquérant ; les villes, les temples tombent dévastés par les barbares.

L’empire croule ; Attila est en marche ; les peuples sont moissonnés ; les lumières s’éteignent ; les arts expirent. Nous voici sur le seuil du moyen-âge, monde nouveau, d’une incroyable fécondité, mais aussi d’une obscurité mystérieuse longtemps inexplorée. Un germe inconnu se développe au milieu du chaos ; le génie du Nord s’élance de ses cavernes et vient influer sur le monde. Son tour est venu.

Les plus fortes et les plus antiques empreintes de ce génie septentrional nous apparaissent dans l’Edda Scandinave et dans les Sagas islandais, monuments de la primitive civilisation du Nord ; hymnes uniformes, dignes d’être chantés par ces hommes au cœur de bronze qui adoraient la terreur et la mort. Là rien de gracieux, de riant, d’étoilé ; rien qui rappelle la poésie grecque, fille d’un ciel qui inspirait la volupté et suffisait au bonheur de l’homme. La douleur plane sur les compositions scandinaves ; elles offrent comme le fonds original et l’antique base de la société germanique ; on y retrouve l’inspiration tragique de Shakspeare ; le culte mystique de la femme, telle que Gœthe l’a chantée ; l’amour du foyer domestique ; et ce besoin d’émotions âpres et d’images effroyables que les nations du Midi ont toujours reproché aux nations du Nord. On y distingue aussi cette moralité austère fruit d’une lutte acharnée contre les rigueurs du climat et l’avarice de la nature. À cette source septentrionale il faut rapporter la contemplation mélancolique, la recherche et l’adoration des puissances mystérieuses ; enfin l’idéalisation du désespoir à laquelle l’Allemand Klinger, l’Anglais Byron, souvent Schiller et même Gœthe ont dû quelques-unes de leurs inspirations les plus hautes.

Les vieilles traditions germaniques, colossales et frustes dans l’Edda et le Ragnarokur sont déjà modifiées et soumises aux lois d’un art plus savant dans le poème épique des Niebelungen, rédigé vers le milieu du treizième siècle. Cette iliade des forêts alamanniques et des grottes scandinaves, a pour sujet principal la vengeance ; elle justifie son titre : Niebelungen, « Les enfants de la nuit. » Deux mots suffisent au poète pour indiquer un caractère ; les contours sont durs, profonds, d’une simplicité qui étonne et d’une profondeur qui effraie. On aperçoit au fond de la scène la migration des peuples barbares, Attila et sa cour sanglante ; sur le premier plan, la passion de deux femmes qui sert de mobile au drame entier ; puis dans une vaste galerie que le poète ouvre à vos yeux « du sang et de la joie, de la grandeur et du meurtre, des noces et des cadavres, » comme il le dit lui-même. Les figures effacées d’Ermanaric et de Théodoric se laissent reconnaître dans le livre des Héros, Heldenbuch, composé vers la même époque, d’après des traditions qui vont se perdre, comme celles des Nibelungen, dans la nuit des premiers temps.

Souvent les scaldes et les bardes avaient emprunté la lyre chrétienne pour célébrer leurs souvenirs païens ; souvent aussi les moines chrétiens prêtèrent aux traditions du paganisme une couleur évangélique et chrétienne : bizarre confusion au milieu de laquelle éclosent toutes les littératures de l’Europe. N’oublions pas, dans cette liste abrégée de nos origines, les bardes irlandais, plus tendres et plus doux que les scaldes ; les chantres mystiques du pays de Galles, païens à peine christianisés et qui essaient de combiner le culte mithriaque avec le gnosticisme et la foi de Jésus ; enfin les moines anglo-saxons, qui tentent de recueillir les connaissances scientifiques de leur temps. Une lueur orientale se joue à la surface des œuvres incomplètes que nous ont laissées Aneurin, Taliessin et Merddyn, du pays de Galles. Le recueil de Keating offre quelques débris de l’antiquité irlandaise. Dans ce naufrage des siècles, les noms d’Alfred-le-Grand et d’Ossian brillent encore ; Alfred, père de la langue nationale, et Ossian, barde irlandais, qu’il ne faut pas juger d’après la paraphrase sentimentale et biblique de Macpherson, mais dont le texte original porte un caractère à la fois élégiaque et sauvage, premier accent de la muse qui inspira Shakspeare et Spencer.

Rome et la Grèce sont mortes comme puissances politiques ; elles vivent comme pouvoirs intellectuels. Une société qui naît au milieu de convulsions pénibles reçoit d’une société éteinte le baptême du savoir. Le trésor des connaissances humaines se conserve dans les couvents ; sous Théodoric, un dernier effort de la muse latine maintient le dernier point de communication entre le monde antique et le monde qui se renouvelle. L’ignorance et l’orgueil des barbares s’approprient tous les héros du paganisme ; Hercule est un preux, Énée un paladin, Brutus un chef allemand, Virgile un sorcier. L’Iliade et l’Énéide revêtent une forme populaire et chevaleresque. Cependant la langue latine affaiblie s’altère en se divisant, se popularise en s’altérant, se mêle aux dialectes des vainqueurs, et crée tous les idiomes modernes du Midi. Destiné à périr le premier, le Provençal naît le premier ; ce peuple a sa littérature aujourd’hui perdue ; chaînon intermédiaire et brillant, accent lyrique, élan merveilleux, éclair fugitif. L’Italie subit cette influence ; la langue italienne, fille du patois rustique de l’Italie ancienne, se développe sous l’inspiration provençale. Le français, un peu plus éloigné du latin, se mêle de dialectes et de locutions empruntés au celtique, au tudesque, aux patois picard, normand, wallon ; après de longues incertitudes, il se fixe. L’espagnol se compose d’une alliance intime et heureuse, qui s’opère entre le gothique, le latin et l’arabe. Le portugais, dialecte de l’espagnol, témoigne de son ciel et de son climat presque africains, par une prononciation plus gutturale et un orientalisme plus prononcé. Telles sont les langues romanes, filles de Rome, maîtresses aujourd’hui de tout le midi de l’Europe. Quant aux idiomes tudesques, ils se rattachent, nous l’avons dit, au gothique et au scandinave : l’anglo-saxon périt ; le saxon, imprégné du dialecte normand, donne naissance à l’anglais moderne ; l’allemand moderne, le hollandais, le flamand, le danois, le suédois, rameaux peu divergents, se rattachent à une souche commune dont nous avons montré la racine et indiqué la profondeur.

Séparons d’abord la branche méridionale et latine, de la branche septentrionale et teutonique. Division, née de l’observation des faits et de l’étude des idiomes, qui donne la clef de toutes les littératures modernes : les deux muses, le front ceint de leur diadème, occupent deux trônes isolés, d’où elles se contemplent, sans reconnaître leur rivale et sans la comprendre. Leur génie est profondément distinct. Le midi de l’Europe n’a jamais pu renier son origine gréco-latine ni renoncer à l’héritage magnifique légué par la civilisation de Rome et d’Athènes ; le nord, tout en puisant aux sources de l’érudition antique, a protesté contre la servitude romaine. On ne peut s’en étonner : la première est fille légitime de Rome, la seconde en aurait été l’esclave.

Éveillée par le théorbe provençal, l’Italie donne à son tour l’éveil de la haute poésie méridionale dans l’Europe moderne. Voici Dante, fils et symbole du moyen-âge ; Romain par la dureté du caractère, empreint du mysticisme dogmatique des écoles ; sombre, terrible, inexorable comme les Alains et les Goths, conquérants de l’Italie et fondateurs des nouvelles républiques. Oubliez Homère et la naïveté de son immense drame. Oubliez Virgile et son harmonieuse imitation. Dans les Niebelungen seuls vous retrouverez quelque chose de la rudesse monumentale du Dante, de son âpreté sublime, et de la soif de vengeance, commune aux peuples envahisseurs du monde ; encore l’analogie est-elle incomplète. À Dante seul appartiennent les trois mondes des Ténèbres, de la Purification, de la Béatitude ; à lui cette grande chaîne de tortures, de regrets, de malédictions, de remords, de douleurs, d’espoirs, de consolations, de bonheur et d’extase sacrée ; à lui la création de ce triple monde chrétien, où tout est fiction, où tout est vivant ; reproduction des pensées populaires, des fureurs contemporaines, de tout ce qui agitait non la surface des sociétés, mais la profondeur des âmes les plus passionnées et les plus grandes.

Dante n’est, à proprement parler, ni un poète moderne, ni un Italien moderne ; il se tient debout comme un colosse sur les limites du Nord et du Midi, de l’empire romain et de la conquête, de la poésie et de la scolastique, de la guerre et de la prière, de la charité et de la vengeance, du spiritualisme et de l’histoire ; il touche à tous les points de la sphère qui l’environne. La civilisation italienne va naître, et Dante sera pour elle un ancien.

À peine Dante disparaît-il de la scène, le mouvement d’imitation grecque qui caractérisa la civilisation romaine se perpétue en Italie, avec moins de noblesse, de sévérité, de grandeur et de force. La nouvelle nationalité de l’Italie, vouée aux arts qui flattent les sens, n’a point la souveraine gravité des temps anciens. Un génie facile et harmonieux, voluptueux et coloré, s’empare de la muse italienne et lui dicte ses productions. L’étude soutenue de l’antiquité classique se mêle à une grâce efféminée, à un mysticisme énervé, à une mollesse sensuelle, à une ironie fine et épicurienne. Boccace et Pétrarque s’animent d’un persévérant enthousiasme pour la réhabilitation de l’antiquité ; l’un, créateur de la prose italienne, la développe selon le modèle cicéronien ; l’autre ouvre la carrière de la poésie moderne, éclose des mœurs particulières à la nouvelle Ausonie.

Boccace attachait peu d’importance à ces contes agréables qui ont fait son immortalité ; ses contemporains et ses complices l’estimaient surtout comme un savant personnage, auteur de vers latins élégants et de romans chevaleresques, mêlés de mythologie païenne et de théologie catholique. Nous avons cassé cet arrêt. Le narrateur aimable, imitateur des fabliaux et des contes français, l’auteur de légers récits, dans lesquels respire toute la licence de l’époque, a survécu à l’érudit et à l’orateur. Boccace vit par son Décameron ; ses traités de géographie et de mythologie n’existent plus que dans la poudre des bibliothèques. Pétrarque, aussi dédaigneux que lui de l’idiome populaire, a subi une destinée à peu près semblable. Son grand poème latin est oublié ; ses plaintes élégiaques, nées de l’imitation des troubadours, mêlées comme leurs œuvres de subtilités singulières, mais admirables par la sensibilité, la perfection des formes et la beauté achevée de la versification, ne seront oubliées qu’au moment où toutes les littératures de l’Europe s’éteindront à la fois. L’impulsion donnée au monde de la pensée et de l’étude, par Boccace et Pétrarque, est incalculable. À eux remonte tout ce mouvement d’imitation grecque, si ridiculement nommé classique, et qui a embrassé la France, l’Italie, l’Espagne même.

Les descendants des maîtres du monde, admirateurs de Boccace et de Pétrarque, n’ont plus qu’une civilisation d’agrément et de plaisir, un peu efféminée, un peu allanguie, mais brillante, et qui suit sa voie naturelle ; elle passe de la rêverie platonique à l’ironie gracieuse, de l’étude de l’antiquité au paganisme des arts. Assis à leurs tables splendides, les poètes rient des vertus féroces que le Septentrion admire chez ses guerriers ; la chevalerie, honorée et divinisée par le Nord, est en butte aux railleries du Midi. La strophe rapide du Pulci reproduit mille fois ce long éclat de rire qui retentit de Venise au pied des Alpes et se moque des héroïques exploits. L’Arioste, magicien de l’épopée, s’empare du même thème et continue le sarcasme dont Pulci et Boïardo avaient donné l’exemple ; sarcasme presque innocent et tout aimable, tant il y a de grâce enfantine, de mobilité d’imagination, d’étourderie féminine, d’ingénieuse invention dans son délicieux ouvrage ! Il suit à la piste et en riant le colosse de la féodalité chevaleresque ; parodiant ses gestes, dénouant son armure, riant de ses élans passionnés ; prêchant toujours la volupté, la grâce, le bien-être et une aimable philosophie qui ne dédaigne pas les jouissances physiques. L’Italie, à cette époque triomphale des arts, était revenue à une espèce de paganisme épicurien ; Muret dans ses harangues invoquait les dieux immortels ; Bembo transformait en pères conscrits les membres du sacré collége ; et peu s’en fallait que Sannazar ne fît parler la Vierge Marie comme Virgile avait fait parler Junon. Après l’Arioste vient le Berni, qui ne sourit plus avec mollesse, mais qui rit comme un satyre et qui sait (chose étrange !) conserver la pureté de la forme littéraire dans la burlesque audace de ses inventions.

Toute cette corruption demi-païenne, témoignage d’une puissance à la fois énergique et dépravée, eut pour corollaire la froide immoralité de Machiavel. Il prêcha le succès, en fit l’apothéose et en donna les règles. La sagacité inexorable de cet homme sans entrailles créa pour son usage un style de fer ; il l’a employé non-seulement dans ses discours politiques, mais dans une belle comédie, peinture franche et nue de la licence contemporaine. Quant aux autres dramaturges, l’imitation de l’antiquité les envahit et les perd ; le Trissin ne sait donner à Melpomène qu’une existence pompeuse et débile ; les comédies de l’Arioste sont élégamment froides ; les satires dialoguées de l’Arétin l’emportent sur leurs rivales par la verve et la chaleur, mais ce ne sont pas des comédies. En Italie comme en Allemagne, le centre social manquait ; il faut au drame un grand peuple uni par le lien des mêmes pensées, un centre puissant qui serve comme de miroir à toutes les croyances, à toutes les idées de la nation. L’Allemagne et l’Italie, jusqu’aux plus récentes époques, n’ont pas possédé de drame véritable.

Pendant que l’Italie énervée riait de la chevalerie et raillait le platonisme, un poète combattait l’universelle influence et choisissait pour sujet d’une épopée voluptueuse, mais grandiose, la brillante époque des Croisades. Le plus tendre, le plus harmonieux, le plus intéressant des poètes épiques, Tasse en est aussi le plus malheureux. Rien de ce qui l’entoure ne lui ressemble : le mysticisme exalté de son génie passe pour insanité ; le feu d’un céleste amour brûle dans ses poésies et n’éveille que le mépris des voluptueux qui l’environnent. Si les Bembo, les Sannazar, les Ruccellaï, privés d’inspiration, mais excellents artistes de poésie élégante, célèbrent tour à tour les louanges de la Vierge, la beauté physique, la galanterie, la métaphysique et le plaisir, sans quitter les délices de leurs villas et en se soumettant à la flatterie des cours ou à la licence des mœurs générales ; Tasse, jeté dans une maison de fous, insulté par l’Arétin, ayant à peine de quoi vivre, méconnu des uns, méprisé des autres, paie cher l’audace et le malheur d’échapper aux vices de son temps. Mais la juste postérité, qui se souvient à peine des poètes rivaux du Tasse et n’admire plus en eux que certains détails heureux, certaines grâces d’expression, le soin curieux des formes du langage et les preuves d’un goût cultivé, a placé l’auteur de la Jérusalem délivrée au niveau même de Virgile et de Dante. Quelques taches brillantes, nées d’une civilisation sensuelle et affectée, n’ont pu éteindre l’enthousiasme que doivent inspirer l’intérêt d’une fable pathétique, la mobilité de l’imagination, la lucidité du plan et la beauté idéale des caractères.

Arrêtons-nous ; quittons cette littérature italienne, qui a reflété avec tant d’éclat la suave mollesse des nouvelles mœurs nationales.

L’Espagne intellectuelle tient à peine à l’antiquité grecque et romaine, dont elle ne se rapproche que par le fonds du langage ; elle s’occupe peu de volupté et se montre plus hautaine que gracieuse. Colorée d’une teinte orientale, elle doit une originalité marquée encore à son mélange d’exagération arabe. Catholique, mais avec une énergie que les Italiens ne connaissaient pas ; elle possède un drame, un conte, une nouvelle, dont les analogues ne se trouvent point en Europe ; empreints à la fois d’une croyance profonde, d’un fanatisme ardent, d’une galanterie raffinée, d’un esprit d’aventure et d’une témérité chevaleresque qui n’ont rien de commun avec l’imitation classique. Cette belle et singulière poésie, date de fort loin et se rattache à la phase provençale par un lien plus intime que celui qui unit cette dernière à l’Italie ; s’élevant, dès l’origine, au-dessus de tout ce que les poètes de Provence ont produit, elle crée ce magnifique poème du Cid, où l’inspiration gothique respire, aussi pure, aussi franche, aussi barbare que l’inspiration teutonique dans Nibelungen. Le style est simple, la couleur puissante, la sensibilité profonde ; il ne faut au poète qu’un trait énergique pour tout indiquer.

Le développement de l’intelligence espagnole s’opère constamment dans la même voie ; rien ne le corrompt, rien ne le détourne. Il ne s’allie au génie arabe que pour augmenter l’intensité spéciale de sa nature propre ; il crée la romance chevaleresque et perfectionne le roman d’aventures qui semble être éclos en France. Une lueur pastorale et idyllique se joint aux élans de la passion, de la dévotion, de la gloire. Chants, chroniques, églogues, poèmes, drames, tout ce que l’Espagne produit jusqu’au règne de Charles-Quint n’appartient qu’à elle seule, émane de sa nationalité ; elle est grande tant qu’elle sait s’abstenir de tout contact. Originalité ardente, verve spontanée, fécondité admirable : il suffit de citer Cervantès, Mariana, Garcilasso. N’oublions pas ce triomphe du drame espagnol, qui donna le ton et ouvrit la voie à tous les théâtres modernes ; drame qui ne doit rien aux anciens, qui n’a pas d’autres sources que le goût des aventures héroïques, l’amour des choses extraordinaires, le dévouement et l’honneur. Les ébauches nombreuses et légères de Lope de Vega, les beautés plus mâles contenues dans les pièces de Cervantès, mais surtout les œuvres de Calderon, toutes palpitantes de violence amoureuse et d’inexorable fanatisme, ont une grandeur et une force spéciales qui ne se rapprochent ni de Shakspeare ni d’Eschyle. Corneille, on l’a dit avec justesse, est un Espagnol-Romain.

La puissance lyrique et dramatique déployée par ce peuple ne l’empêche pas d’apercevoir la vie humaine sous son aspect comique ; mais l’héroïsme lui inspire trop de vénération pour qu’elle le parodie comme l’ont fait les Italiens. Au lieu de conter burlesquement l’histoire des héros, à la manière de Pulci, l’Espagne se mit à dire sérieusement celle des manants et des gueux ; de là le roman picaresque, ce vieux père de Lazarille de Tormes et de Gilblas de Santillane. Un homme de génie, plus audacieux, réunit dans la même œuvre Sancho Pança, pris au sérieux, et don Quichotte tourné en ridicule ; double ironie du vice grossier qui s’estime lui-même et des nobles exagérations que le monde mystifie ; chef-d’œuvre européen qui marque une époque, signale un pas de l’humanité et ouvre une phase de civilisation.

Il est temps d’arriver à notre France, qui sert d’anneau et de communication aux peuples du midi de l’Europe et à ceux du nord, et dont la civilisation, commencée par les Romains, s’est achevée sous l’influence de l’analyse, du scepticisme, et surtout de la nouvelle sociabilité moderne, dont la France est le centre. De là un génie spécial, tout français, qui n’est ni voué aux arts comme celui de l’Italie, ni aux sensations et aux élans poétiques comme celui de l’Espagne ; génie du bon sens, de l’anecdote, de l’ironie tempérée ; de là cette préférence donnée par nous à l’esprit sur l’imagination, à la rêverie sur l’enthousiasme, à la clarté sur la rêverie ; de là cette critique questionneuse qui demande compte à la poésie de ses fictions et au lecteur de son plaisir. En général, plus on a de bon sens, plus on est Français. Nation éminemment active et que les Allemands ont avec raison nommée pragmatique (aimant à réaliser sa pensée en actes) ; les Français brillent par la justesse de la raison pratique et la finesse d’une perspicacité qui ne pardonne rien et ne laisse rien échapper.

Si la rêverie et la métaphysique allemandes nous apparaissent déjà chez les minnesingers allemands du treizième siècle ; si le caractère héroïque de l’Espagne anime l’ancien poème épique du Cid et les belles romances qui racontent ses amours et ses exploits ; c’est aussi dans les premiers produits de l’intelligence française que le philosophe découvre la sève réelle et l’essence du génie gaulois, la manifestation la plus nette et la plus franche du caractère indigène. La fécondité inventive de notre esprit railleur, la moralité pratique de notre nation éclatent de bonne heure dans les fabliaux du trouvère picard et normand, qui, pendant quatre ou cinq siècles, ont couru l’Europe, défrayé les théâtres, inspiré les artistes, amusé les habitants des chaumières et des châteaux. Vous voyez cette ironie irrésistible circuler à travers toute l’Europe, s’insinuer dans les récits de Boccace, reparaître dans les essais de l’Anglais Chaucer, pénétrer même l’Espagne hautaine et l’Allemagne guerrière, et commencer, chez les peuples nos voisins, l’éducation de la philosophie sociale.

Pendant longtemps l’art de raconter naïvement et gaîment fut la principale gloire littéraire de la France ; talent qui se développe à la fois chez nos admirables chroniqueurs et chez ceux de nos poètes qui ont chanté, du douzième au quatorzième siècle, les exploits de la chevalerie. En France l’allégorie elle-même prend la forme d’un récit piquant. Le mystère ou le drame catholique, si ardent et si enthousiaste chez les Espagnols, devient pour nous une moralité populaire. Le Roman de la Rose, espèce d’encyclopédie symbolique, remplie de détails ingénieux, n’a de valeur que par cette ironie spirituelle et cette verve gausseuse qui ne détruit pas toujours la grâce et la naïveté. L’héritier direct des anciens trouvères, Villon, abaisse jusqu’à la bouffonnerie ce caractère bourgeois et goguenard, dont il pousse très loin l’énergie et la vivacité. Le même héritage, recueilli par Marot, s’empreint chez lui d’élégance italienne, de gentillesse aimable et d’une finesse qui annonce la naissance de l’esprit de cour. Rabelais, plus puissant et plus grossier, Titan de la plaisanterie ; esprit mâle, mais dénué de grâce et de passion, créateur dans son genre, incapable de tendresse et de sensibilité, doué d’un bon sens brutal, servi par une invention féconde et par une grande variété de style ; a conquis l’admiration des intelligences les plus hautes, qu’il a forcées d’apprécier la grandeur triviale et le luxe grossier de son œuvre. Ainsi, la veine satirique, déjà si apparente chez nos trouvères, traverse Jehan de Meung et Rabelais pour arriver jusqu’à Montaigne, Molière, Fontenelle et Voltaire.

CHAPITRE IV.

LA FRANCE, L’ANGLETERRE, L’ALLEMAGNE.

Dans les phases de la civilisation européenne comme dans sa situation géographique, la France occupe une position moyenne. Elle vient immédiatement après l’Italie et l’Espagne, avant l’Allemagne et l’Angleterre. C’est elle qui donne le signal de l’analyse et de la raison appliquée. Elle ne commande ni la sphère de l’imagination, ni celle des arts, mais elle est maîtresse de la vie sociale. Après Rabelais, voici venir d’abord Jean Calvin, puis Montaigne, le docteur inimitable, le pittoresque raconteur. Les guerres religieuses sillonnent la France arrosée de sang et de larmes ; l’idiome devient plus vif, plus puissant, plus éloquent, plus énergique ; les mémoires, les pamphlets, les factums surabondent ; c’est un feu bien nourri, c’est une guerre ardente. L’anecdote, le portrait, le journal, les souvenirs se formulent avec une piquante naïveté. On cherche à isoler la poésie au milieu du mouvement universel ; on l’altère en la faisant savante. Ronsard et ses amis, qui se croient des Pindare, et qui ne sont que des professeurs, règnent un moment ; ils rappellent tous les souvenirs des études classiques et forgent péniblement la chaîne étroite qui va unir la littérature romaine à celle des Racine et des Pascal. Leur œuvre laborieuse fait époque sans laisser de monuments ; au règne florissant de Louis XIV est réservée la gloire d’élever un temple gallo-grec sur les bases mal dégrossies par les poètes érudits de Charles IX. Expression plus ingénue des passions du temps, la Satire Ménippée est immortelle ; cette arme de guerre reste comme monument du langage, témoignage de l’ingénieuse puissance que la satire gauloise conservera toujours.

Après avoir subi l’influence italienne sous Charles IX, l’influence espagnole sous Anne d’Autriche, nous revenons, sous Louis XIV, à nos premiers maîtres, aux Homère, aux Euripide et aux Virgile ; tout se coordonne, tout se régularise. Malherbe, esprit rigide, donne le signal du mouvement nouveau ; mais avant lui Corneille apparaît ; il remplit de son grand nom toute la période turbulente qui sépare Montaigne de Racine. La double étude de l’Espagne héroïque et de Rome conquérante nourrit ce génie sans pair ; l’éclat dont il brille s’isole au milieu de toutes les renommées de la patrie ; fils de Lucain et de Guilhem de Castro, plus pur et plus haut que ses modèles ; il ne compte en France ni précurseurs ni successeurs.

Enfin la monarchie du grand roi combine, en les asservissant à la règle d’une obéissance presque asiatique, tous les éléments qui bouillonnaient au sein de la France agitée : galanterie ingénieuse, éloquence des passions, raffinement des mœurs, élévation et élan des âmes, besoin d’émotions, observation de la vie privée. Que l’on me permette de nommer seulement les représentants de cette civilisation parfaite dans son espèce : Bossuet, dictateur de la foi ; Molière, le philosophe de la bourgeoisie ; La Fontaine, le fils aîné des trouvères ; Racine, le chantre des passions ; La Bruyère dont chaque phrase est un éclair. Et combien d’autres encore : Bourdaloue, Nicole, Fénelon, le frère de Racine ; Arnaud ; Boileau enfin, le grand justicier littéraire de l’époque, celui qui se chargea d’immoler à la sévérité de la satire française tout ce que les influences de l’enthousiasme castillan, de la recherche italienne, du pédantisme classique, avaient laissé d’abus, de folies et d’excès ?

Toute l’Europe admire ce rayonnement magnifique des facultés françaises. Quittons un moment ce spectacle ; et nous dirigeant vers le Nord, retrouvons l’Angleterre et la Germanie, pour leur demander compte de leurs progrès et de leurs travaux. L’éducation littéraire de la Grande-Bretagne est due aux trouvères normands et aux poètes italiens ; Chaucer imite Boccace ; Spencer se modèle sur les chantres allégoriques du Midi. Mais le caractère saxon, le type septentrional se conservent intacts ; il y a dans Chaucer une observation froide et précise, chez Spencer une rêverie profonde et triste, une mélodie douloureuse, une poésie fortement accentuée, une moralité dans le symbole, qui manquent au Roman de la Rose et à l’Arioste. Dès que le trône anglais s’affermit sous Élisabeth, l’Angleterre développe un caractère propre qui ne doit plus l’abandonner : Bacon et Shakspeare sont les deux astres de ce nouveau ciel ; fort éloignés en apparence, et semblables à leur insu, ces deux hommes uniques résument leur nationalité commune ; ils méritent le culte que l’Angleterre leur a consacré. Profondeur, universalité, sagacité dans l’analyse, voilà leur force.

L’Espagnol élevait son âme vers Dieu et la gloire ; l’Italien chantait l’amour, la joie, la vengeance et les arts ; le Français s’occupait du présent, de la vie active et de l’humanité ; l’Anglais analysait les profondeurs de l’âme, les variétés du caractère, les caprices du hasard. Le génie des affaires, l’appréciation inexorable des choses humaines respirent également chez Bacon et Shakspeare. Ce sont gens d’expérience, mais non d’ironie, qui veulent tout scruter, tout comprendre ; qui admettent le possible, et même l’invraisemblable, pourvu qu’on leur permette de porter le flambeau dans la caverne. Bacon ne détruit pas les croyances ; il soumet à l’analyse la plus rigoureuse et à la classification la plus sévère les connaissances acquises. Shakspeare n’est pas misanthrope ; il ouvre à vos yeux le cœur humain et le chaos des folies humaines ; riez ou pleurez ; il n’est que le démonstrateur. Si, de toutes les littératures modernes, la plus applicable et la plus utile c’est la littérature française ; la plus grande et la plus sublime, celle de l’Espagne ; la plus inexorable et la plus profonde, c’est celle de l’Angleterre.

Tout le théâtre anglais se concentre dans Shakspeare, qui semble un dieu impitoyable, observant les hommes sans daigner même les juger, et les étudiant sans colère et sans miséricorde. Autour de Shakspeare se groupent une foule de talents qui travaillent aussi pour le théâtre ; élèves de Lope et de Calderon, souvent habiles, doués d’une verve facile et ne reproduisant la vie que sous son aspect passionné ou extérieur ; vous trouvez chez ces remarquables écrivains le double reflet de l’Italie et de l’Espagne, mais à peine quelques traces de l’influence française : tant il est vrai que la civilisation vient du Midi et qu’elle s’achève dans le Nord !

L’Arabie et la Provence, la Sicile et l’Italie jettent au loin les premiers rayons de notre renouvellement littéraire ; l’Espagne se développe un peu plus tard ; la France vient ensuite ; la Provence est l’institutrice de l’Italie, qui féconde à la fois la France, l’Angleterre et l’Allemagne ; vous diriez cette marche splendide du soleil, éclairant tour à tour les cimes étagées des Alpes neigeuses. La lumière jaillit du Midi, pénètre les régions moyennes, atteint le Nord, s’y élabore et s’y réfracte ; puis revient, armée d’une double puissance et colorée de mille lueurs prismatiques, se jouer autour du Midi son berceau. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’Italie et l’Espagne puisent aujourd’hui la vie intellectuelle aux sources de l’Angleterre et de l’Allemagne, et les plus jeunes filles de la civilisation raniment leurs antiques mères.

L’Italie donne non-seulement à Shakspeare, mais à Milton, la couleur poétique. Leur pensée toute britannique, philosophique chez l’un, puritaine chez l’autre, n’en devient que plus brillante et plus forte en se couvrant des draperies italiennes. Shakspeare conserve bien davantage le caractère de sa nation ; Milton, créateur de l’épopée biblique ou protestante, fonde un monument d’ordre composite dans lequel apparaissent à la fois le génie hébreu, l’imagination classique et le coloris du Tasse ; œuvre admirable par la fusion des éléments les plus irréconciliables en apparence. Le brillant pamphlet de Butler ; l’Hudibras, ne peut compter parmi les fruits de la poésie anglaise ; c’est un des curieux produits de cette observation analytique et individuelle, de cette étude approfondie des folies humaines qui caractérise l’Angleterre. Plus le protestantisme s’enracine chez ce peuple, plus ses mœurs deviennent sévères et réservées, et plus aussi le foyer domestique, sanctuaire de la famille, acquière d’importance et de gravité. On l’étudie dans tous ses détails ; une grande école de romanciers, les Richardson, les Fielding, les Smollett, soumettent la vie privée à leur analyse. Les femmes, excellents diplomates de salon et de boudoir, se joignent à cette armée ; quelques-unes portent jusqu’à la minutie la plus étrange leurs observations et leurs détails ; mais il est certain que nul peuple d’Europe n’égale en nombre et en valeur intrinsèque la bibliothèque immense de romans domestiques, éclos de la civilisation anglaise. L’ironie elle-même, au lieu d’errer à la surface des mœurs et des idées, s’imprègne chez Swift et Sterne d’une âpreté et d’une amertume profondes ; enfin l’individualité, le besoin d’être original, l’amour de l’étrange, créent une littérature, celle des humoristes, à laquelle Sterne, Steele, Adisson, Butler se rattachent, dont Shakspeare semble avoir déposé le premier germe, et qui n’a en France que deux demi-représentants, Rabelais et Montaigne.

Le dix-septième siècle commence ; c’est maintenant à la France d’exercer son action sur l’Angleterre sa voisine, qui déjà, au moyen-âge, lui a dû le développement de la littérature anglo-normande. La grande civilisation de Louis XIV, que nous avons indiquée plutôt que décrite, inonde la poésie et le drame anglais. Dryden est une sorte de Boileau, plus fécond, plus animé et plus sauvage. Cowley, tout en imitant beaucoup trop Marini l’Italien, cherche, à l’exemple de notre Malherbe, la perfection des formes ; on essaie la tragédie héroïque et la comédie de mœurs ; greffe malheureuse, tentative misérable, qui va contre l’antique génie de la race, contre la langue même qu’elle tient de ses ancêtres, contre son penchant, ses habitudes et son égoïsme. Les seuls hommes qui aient su profiter de cette invasion classique, ce sont Pope et Adisson ; encore, chez l’un et l’autre, ce que l’on aime et ce que l’on recherche avant tout, ce sont les portraits nationaux, les tableaux vraiment anglais, les études de mœurs. Leurs successeurs ne valent que par les mêmes qualités, que l’on découvre avec plaisir chez le mélancolique Gray, chez le brillant Collins, chez le doux Goldsmith, le métaphysicien Akenside ; mais qui s’effacent et disparaissent chez Masson, Gay, Hayley. Froids imitateurs, ces derniers en se renfermant dans une élégance prétendue classique, achèvent de décréditer l’école de Pope et poussent la nation, ennuyée de ces copies, vers une réaction violente, dont Cowper est le chef et l’expression. C’est Cowper, observateur mystique, espèce de Jean-Jacques poète, qui ravive et remet en honneur le goût septentrional, les peintures animées de la nature et l’analyse passionnée des sentiments humains. Avec lui commence une école nouvelle, qui a produit les Walter Scott et les Coleridge, et sur laquelle nous reviendrons dès que nous aurons jeté un coup d’œil sur la nouvelle Germanie et sur la part qu’elle a prise dans cette vaste conquête des nations modernes.

Ce grand, pays, morcelé, livré à des guerres interminables, foyer de controverses religieuses, habité par des nations différentes, ouvert à toutes les influences du nord et du midi, déchiré par les luttes féodales et théologiques, est parvenu le dernier à l’unité définitive, sans laquelle les créations de l’art et de la pensée sont incomplètes et insuffisantes. Aussi son caractère littéraire est-il spécial. L’Allemagne s’est posée comme arbitre, comme juge, comme historienne critique de toutes les théories et de tous les faits. Au lieu de créer, elle a commencé par vouloir tout comprendre. Son énergique labeur et sa modestie active n’ont prétendu d’abord qu’à une place inférieure. Maintenant elle se trouve sinon au-dessus, du moins au niveau de ses voisines qui l’ont précédée.

Les Nibelugen, dont nous avons parlé plus haut, émanent des traditions scandinaves ; les Minnessinger du treizième siècle attestent le pouvoir et l’influence de la France méridionale au moyen-âge. Jusqu’au seizième siècle, vous ne rencontrez en Allemagne que des conteurs barbares, des moralistes assez vulgaires et des commentateurs érudits. Luther se montre accompagné de Mélanchton et de ses amis ; il fonde la prose allemande, comme Calvin, son successeur, assure et fixe la prose française. Hans Sachs, cordonnier poète, donne des ébauches de drames pleins de naïveté et d’énergie, mais sans art et sans poésie. Les hommes remarquables abondent en Allemagne ; mais elle n’a pas de littérature.

Quand l’Allemagne plus tranquille regarde enfin autour d’elle, elle s’aperçoit qu’on l’a dépassée de toutes parts. Au Tasse, à l’Arioste, à Montaigne, à Rabelais, à Shakspeare, à Bacon, à Cervantès, à Caldéron, à Milton, à Dante, elle ne peut opposer que le nom de ce moine athlète qui s’appelle Luther. L’exemple de tant de chefs-d’œuvre au lieu de l’encourager l’écrase. Tour à tour elle se modèle sur l’Italie, sur l’antiquité, sur la France. Quelques poètes, à la tête desquels il faut citer Opitz et Flemming, ont de la sagesse et de l’élévation. D’autres, comme Hoffmann d’Hoffmanswaldau ne se distinguent que par l’afféterie et le mauvais goût. Leibnitz, génie éclectique, trouve la langue nationale si peu formée et si méprisée de l’Europe, qu’il rédige ses grandes pensées en français et en latin ; Gottsched, frappé de la supériorité conquise par le théâtre et la poésie de Louis XIV, tente la même épreuve à laquelle la cour de Charles II a voulu soumettre la littérature anglaise. Le résultat de cet effort est encore plus stérile qu’il ne l’a été en Angleterre, et ne donne que de pesants bouquets à Chloris et des gentillesses lourdes et massives. La fin du dix-huitième va sonner et Frédéric II, le héros de l’Allemagne, ne prévoit pas même le développement d’une littérature spécialement propre à la Germanie.

Ce développement s’opère d’une manière imprévue, par le retour aux idées, au coloris, aux mœurs, à l’idiome, aux formes du septentrion. L’Angleterre, sœur de l’Allemagne, a déjà produit tant de chefs-d’œuvre, que l’on se met à l’étudier, et les Germains ne tardent pas à reconnaître chez elle un génie sympathique à leur propre génie, une voie ouverte à leurs élans, un aliment de leurs inspirations. Mouvement qui date de Bodmer, qui traverse toute l’époque de Gœthe et de Schlegel et qui rend à l’intelligence allemande sa vitalité et sa puissance.

Voici Klopstock, le Milton de l’Allemagne, plus rêveur et plus sentimental que Milton, mais comme lui plein d’élévation et de majesté ; Haller, esprit universel, qui exhume et couronne d’immortalité les vieux chants des peuples ; Lessing, admirateur de Shakspeare et créateur du drame bourgeois ; Stolberg, Voss, précurseurs de l’école de Gœthe et de Schiller. La France conserve en Allemagne un seul représentant ; Wieland dont la renommée doit rapidement s’éteindre, ainsi que celle de ses élèves Thummel et Schulze, auteurs de contes ingénieux. De toutes parts les talents naissent ; l’érudition devient éloquente ; l’esthétique crée un nouveau savoir et une nouvelle étude, placée entre la poésie et la critique ; on remue toutes les idées ; on examine tous les faits. Jacobi développe son élégante et noble philosophie, pendant que le Hollandais Hemsterhuys rappelle le souvenir et le style, du grand Platon. Je ne puis que nommer Kant, le moderne Aristote ; l’éloquent, l’inspiré Lavater ; Justus Mœser, vigoureux écrivain, l’admirable investigateur des antiquités germaniques ; Lichtenberg, satirique aujourd’hui trop oublié, qui le cède à peine à Swift ; les agréables romanciers Weit Weber (Wœchter), Hippel, Miller, Heinse ; Matthison, poète secondaire, mais plein de charme et de délicatesse. Telle est la seconde moisson de la Germanie littéraire, moisson préparée par quatre siècles d’orages et de douloureux combats, et qui annonce une autre récolte plus éclatante dont nous nous occuperons bientôt.

CHAPITRE V.

DERNIÈRE ÉPOQUE.

Que deviennent cependant les civilisations du Midi ? Elles s’affaissent, pendant que le Nord s’agrandit et triomphe. Après le Tasse et l’Arioste, l’Italie, qui a servi de modèle à tous les peuples, s’endort, comme le moissonneur sur les gerbes qu’il a entassées ; après Cervantès, l’Espagne, créatrice de tout le drame moderne, tombe abattue par un sommeil léthargique ; la civilisation de l’Espagne expire et sa muse n’a plus d’accents. À l’époque de Cervantès, succède le règne de Moreto, de Quevedo, de Gongora, gens d’esprit, hommes du monde, doués d’une verve équivoque et d’une originalité qu’ils gâtent en l’exagérant. Moreto se distingue par une observation piquante et une heureuse pureté de style. La race des dramaturges espagnols s’éteint par degrés ; cette Espagne, inspiratrice de Corneille, devient imitatrice sans chaleur et commentatrice sans grâce. Quelques économistes politiques, Capmany, Campomanès ; quelques poètes voluptueux, comme Melendez, se détachent sur le fonds sombre, vulgaire ou maniéré de cette littérature appauvrie. Le dix-huitième siècle s’écoule dans un marasme profond ; et le dix-neuvième se débat péniblement au milieu des tourmentes politiques.

Quant à l’Italie, que nous avons admirée si brillante de 1400 à 1500 ; féconde alors en diplomates, en savants, en peintres, en musiciens, en poètes ; elle commence à s’éclipser vers les premiers jours du seizième siècle. La décadence littéraire date toujours de l’époque où une nation florissante trouve de nombreux imitateurs chez les peuples voisins. La recherche des ornements, les vaines broderies, les folles pensées, les couleurs extravagantes envahissent la poésie des Achillini et des Marini ; l’érudition des Tiraboschi, des Muratori, des Gravina soutient la prose italienne ; bientôt Cesarotti et Bettinelli y introduisent une foule de gallicismes qui la dénaturent. Au milieu d’un purisme affecté et d’une érudition diffuse et pédantesque, Métastase apparaît ; talent aimable ; harmonieux et charmant poète, espèce de Racine moins puissant et moins grave que son modèle. Un peu plus tard, et comme pour servir de compensation à la mollesse élégiaque de Métastase, Alfieri exagère l’âpreté sententieuse de Sénèque. Les tragédies de cet écrivain remarquable sont plutôt des études que des drames ; leur nudité n’est pas simple et leur énergie atteint rarement la force et la grandeur, encore moins la variété de la nature. Il donne l’exemple de l’emphase Michel-Angesque de Monti et de Foscolo, derniers représentants de la puissance intellectuelle de l’Italie. Enfin, lorsque la domination littéraire du Nord a envahi toute l’Europe, la Péninsule italique et la Péninsule ibérique à la fin cèdent au mouvement de l’imitation septentrionale ; en Italie, Pindemonte, Pellico, Manzoni ; en Espagne, Trueba, Saavedra, Martinez de la Rosa essaient de faire pénétrer dans leurs littératures et leurs idiomes épuisés la sève mélancolique des littératures du Nord.

Nous avons vu la France du dix-septième siècle faire régner l’accord harmonieux des formes et de la pensée, de la création et de l’imitation ; sans renoncer jamais à la veine d’ironie et de scepticisme que nous avons remarquée dans ses premières origines. Le siècle suivant s’empare de cette ironie pour attaquer à la fois les abus entassés dans une société corrompue ; il produit ces immortels destructeurs, ces hommes hardis et triomphants ; le sagace et profond Montesquieu ; Rousseau, l’apôtre d’une religion sublime de la nature et du devoir ; Voltaire, le guide victorieux de toute son époque ; Diderot, Buffon, Vauvenargues, D’Alembert, Lesage, l’abbé Prévost. Quelle foule de talents ! La France comme la Grèce renouvelle sans cesse sa fécondité sous des formes inattendues. En France aussi les talents ne meurent pas ; ils se régénèrent. Sur les dernières limites de la révolution, abîme où la monarchie va s’engouffrer, voici Mirabeau ! Vergniaud, Guadet, Isnard, occupent à leur tour la tribune. Les conquêtes scientifiques et matérielles sont immenses ; le perfectionnement des arts industriels s’opère avec une incroyable énergie. Bernardin de Saint-Pierre apparaît au milieu du mouvement révolutionnaire, pure et brillante étoile qui indique à la société française des destinées plus paisibles et plus hautes. L’avenir jugera notre époque, héritière de tant de gloires et riche de talents d’un nouvel ordre, qu’il ne nous est pas donné d’apprécier ici.

J’ai montré l’influence septentrionale naissante ; le berceau de cette influence se trouve en Angleterre. Depuis 1688, ce pays, déchiré par tant de guerres civiles, acquiert enfin une stabilité qui lui permet d’exercer son action sur le monde civilisé. Locke, Milton, Pope lui-même, Swift, Sterne, Richardson, Fielding, les uns représentant le puritanisme, les autres le socianisme, quelques-uns l’individualité, la nouveauté, l’audace des opinions et des idées, pénètrent en France, où leur inspiration se laisse reconnaître dans les écrits de Voltaire, de Diderot, D’Alembert, Helvétius. Elle se propage jusqu’à nous. Le dix-neuvième siècle s’ouvre, et la Grande-Bretagne est placée dans une de ces situations pleines de gloire, de périls et de combats, situations qui développent toutes les facultés des peuples. Elle répudie l’imitation littéraire, ne reconnaît pas de maître, creuse de nouveau les anciens trésors de son langage et de sa poésie ; veut avoir son drame, son histoire, son épopée, son roman ; et servie dans ces prétentions audacieuses par l’éclat de sa richesse, les conquêtes de son commerce et l’audace énergique de sa lutte, elle produit Walter Scott, lord Byron, Word-sworth, Campbell, Rogers, Hazlitt, Southey, Mackintosh, Shelley, Brougham, Keats ; armée de talents qui, pour la variété, la force et la splendeur, ne le cède pas aux belles époques de la Grèce et de la France. En dehors de cette armée et un peu en avant de ses chefs, il faut grouper trois écrivains singuliers, Cowper, dont nous avons déjà parlé ; Crabbe, le poète de la chaumière, de la mansarde et de l’atelier ; Burns enfin, le poète laboureur ; trois révélations différentes d’une poésie intime et inconnue avant eux. La poésie est partout où se trouve la vérité.

Ces fleurs du Nord, si lentes à éclore, n’en sont pas moins belles et vigoureuses. L’Europe entière subit, depuis vingt années, l’imitation de Byron et de Scott. L’Allemagne, aux efforts scientifiques de laquelle nous avons assisté, remplit de productions magnifiques et originales tout le commencement du siècle actuel. La pratique des affaires qui manque à la Germanie est remplacée par une science immense, un grand instinct de poésie, une variété et une facilité de pinceau sans égales, une impartialité pleine de sympathie pour tout ce qui est grand et noble. Gœthe crée le drame allemand ; il donne une impulsion nouvelle à l’ode, au roman, à la polémique, à l’étude des antiquités ; génie vaste, lyrique dans son essence, se prêtant à tout et ne produisant pas un seul ouvrage qui ne soit un événement dans son siècle. À côté de lui se placent Jean de Muller ; Schiller qui fit pénétrer dans le drame les plus hautes et les plus pures inspirations de Fichte ; Tieck ; les deux Schlegel et toute une génération de critiques habiles et de poètes brillants. En qualité d’institutrice littéraire, c’est l’Allemagne aujourd’hui qui succède à l’Angleterre, laquelle a succédé à la France ; progression qui mérite d’être observée. Il faut toujours à l’intelligence des peuples une nation maîtresse et modèle ; la Provence au quatorzième siècle, l’Italie au quinzième, l’Espagne au seizième, la France au dix-septième, l’Angleterre au dix-huitième. Maintenant la Germanie nous prête ses clartés, et ce pays qui empruntait à tout le monde prête à tout le monde.

Admirable carrière où tant de lumières brillent et se meuvent ; elles rappellent, par l’éternelle rapidité de leur marche, et l’accroissement progressif de leur nombre et de leur éclat, cette course aux flambeaux, dont la Grèce faisait un de ses amusements favoris et qui peut servir de symbole à la civilisation de l’humanité. Nulle âme d’homme, nulle pensée virile ne se défendent d’une noble et profonde émotion, d’un fier enthousiasme, quand on embrasse d’un coup d’œil tant de conquêtes et de travaux. Rien n’a été perdu pour l’humanité. La poésie, qui n’est que l’expression musicale de nos émotions ; la peinture, le roman même, tout sert le développement de nos destinées. Chaque âge, chaque modification intellectuelle nous apportent leur tribut et leur bienfait. La pensée sort de ses langes, acquiert de la grandeur parmi les peuples théocratiques ; s’échauffe et s’exalte à la source religieuse ; s’épure chez les Grecs ; devient pratique et puissante chez les Romains ; subit une nouvelle épreuve et une épuration nouvelle chez les peuples chrétiens ; et s’arme tour à tour d’analyse pour détruire, de liberté pour vaincre, d’autorité et de synthèse pour organiser ; et chacun de ces triomphes est marqué dans l’espace par un de ces noms sublimes que nous avons rappelés : c’est Dante, c’est Milton, c’est Rousseau, c’est Voltaire, c’est Byron, c’est Gœthe, et quelquefois leurs disciples et leurs heureux imitateurs !

SECTION SEPTIÈME.

DE L’HISTOIRE.


CHAPITRE I.

DES HISTORIENS DES PREMIERS TEMPS DU MONDE, DE LA GRÈCE
ET DE ROME. — LA BIBLE ET HÉRODOTE. — THUCYDIDE,
XÉNOPHON, PLUTARQUE.

L’histoire générale offre d’abord trois grandes époques : le monde avant Moïse, puis les temps qui ont précédé le Christ et ceux qui l’ont suivi. Le monde avant Moïse, n’est raconté que dans la Bible. En vain l’Égypte a élevé des pyramides, creusé des hypogées et gravé sur ses temples l’histoire de ses héros et de ses dieux, les inscriptions gardent leurs secrets, et les pyramides sont muettes comme les momies qu’elles renferment. Seulement la Bible nous a dit que ce peuple de cadavres dormait là depuis trois mille ans.

Ces monuments inintelligibles d’une pensée qui n’est plus, ces livres de granit et de marbre que le temps n’a pas effacés et qui cependant ne peuvent rien nous apprendre, existent partout. L’Égypte, le Mexique, Babylone, la Chine, le vieux et le nouveau monde sont unis par une chaîne d’hiéroglyphes qui renferment peut-être les annales du genre humain, mais qui marquent à coup sûr l’unité de son origine.

Il y a dans l’histoire générale une époque hiéroglyphique oubliée par tous les historiens, et dont les mystères symboliques ne nous seront peut-être jamais révélés !

Ainsi la Bible est toujours la première page de l’histoire du monde. Nous y trouvons le commencement de toute chose. C’est notre registre de naissance ; le globe sort du chaos et la vie du néant. Dieu dit à la lumière de briller dans le ciel et à l’homme de se lever de la poudre. Il n’y a que Dieu qui ait pu raconter son œuvre.

Alors commence la vie patriarcale, scène délicieuse, interrompue par la naissance du grand empire des Pharaons. Les membres de la famille humaine se divisent et se méconnaissent ; puis, à travers les magnificences du despotisme et de la barbarie, sous des lois de fer et de sang, la mission morale du genre humain se manifeste par deux grands faits qui résument toute l’histoire des premiers temps du monde, la connaissance du vrai Dieu et les institutions libres de la Grèce !

Admirable synchronisme qui, bien compris, sera un jour le point de départ de toutes les histoires universelles.

Eh bien ! ces deux grandes pensées qui doivent nous délivrer de l’erreur, naissent en Égypte, au milieu des profondes ténèbres de l’idolâtrie et de l’esclavage. Là, dans le silence mystérieux des temples, elles grandissent invisibles et muettes, et tout à coup, lorsque les temps sont venus, Moïse et Cécrops, presque à la même époque, entreprennent de les donner au monde. On voit ces deux grands hommes sortir avec leur colonie de ce vaste tombeau des vivants et des morts, et prendre leurs routes, l’un vers les rives de l’Illyssus, l’autre vers les sommets du Sinaï, où ils se retrouvent chacun avec sa pensée civilisatrice, Moïse, l’unité de Dieu, Cécrops, la liberté des peuples. Tels sont les deux grands faits providentiels des temps anciens. Ils révèlent le mouvement moral de l’humanité, ils sont la lumière de l’histoire. Les hommes avaient marché trois mille ans avant de rencontrer ces hautes vérités qui brisent les chaînes et régénèrent les nations ; mais ce n’est pas assez de les rencontrer, il faut les confondre dans l’unité qui est leur essence. Tant qu’elles resteront isolées et comme partagées entre les peuples, la régénération ne sera pas complète. Ce fut la mission de Jésus-Christ. Il vint réunir ce qui était séparé, la vérité politique et la vérité religieuse ; et n’opposant aux idoles que la conscience, aux tyrans que la résignation, sans autre violence qu’une charité toute divine, il replaça le genre humain dans sa dignité et dans sa liberté sous un seul Dieu.

Après les trois grands faits humanitaires, de Moïse, de Cécrops et de Jésus-Christ, il n’y a que des faits historiques. Au sein de l’Asie, de la Grèce et de l’empire Romain, toujours les mêmes démences et les mêmes fureurs, toujours le meurtre des peuples et le pillage du monde, mais dès lors en face d’une doctrine qui les condamne et d’un Dieu qui les punit. Enfin, la doctrine s’étend, le point lumineux s’agrandit ; les conquêtes armées de Rome ouvrent la voie aux conquêtes pacifiques de Jésus, puis viennent le bas-empire, le moyen-âge et les temps modernes. Le bas-empire, espèce de chaos d’où la nouvelle civilisation est sortie, tenant d’une main l’épée des barbares et de l’autre l’Évangile. Le moyen-âge, première apparition des belles-lettres et des beaux-arts sous l’influence des guerres d’Orient et des guerres d’Italie, se résumant par l’Europe catholique et féodale. Enfin les temps modernes, drame puissant qui s’ouvre avec Luther et se dénoue dans le grand cataclysme de la révolution française.

De nombreux historiens ont exploré ces différentes époques : Hérodote, Thucydide, Xénophon parmi les Grecs, Salluste et Tacite parmi les Romains, résument les formes et les idées antiques jusqu’à l’avénement des historiens du christianisme. Dans cet intervalle, les Commentaires de César et les Vies de Plutarque présentent seuls une forme nouvelle ; Tite-Live comme Virgile n’est qu’une admirable inspiration de l’art grec. Depuis Eusèbe et les pères de l’Église jusqu’au dix-huitième siècle, rien de nouveau que le Discours de Bossuet sur l’histoire universelle, ouvrage prodigieux, écrit sous l’inspiration des prophètes et avec leur autorité. Après Bossuet vient Montesquieu qui cherche dans les lois humaines les causes finales des événements que Bossuet avait entrevues dans les lois divines. Enfin Voltaire paraît, et avec lui toute l’école philosophique du dix-huitième siècle. Le sarcasme fait le fond de son histoire universelle comme de ses amères facéties ; il se passionne contre l’erreur, mais sans amour de la vérité. Deux choses seulement le frappent dans les sociétés humaines, les superstitions imbéciles qui les dévorent et les créations sublimes du génie qui les immortalisent. Ce point de vue étroit absorbe son génie. Il voit les époques remarquables de l’esprit humain et méconnait les grandes époques religieuses qui ont régénéré le monde.

À la suite des historiens originaux de la Grèce et de Rome, viennent se grouper Polybe, Diodore de Sicile, Denys d’Halycarnasse, Velleius Paterculus, Florus, Suétone, Dion Cassius, Hérodien, Quinte-Curce, etc. ; puis, les historiens de l’Église et du bas-empire, dont les écrits composent la byzantine et les chroniques du moyen-âge qui rappellent quelquefois, par leur naïve crédulité, les vieilles traditions de la Grèce, car les premiers collecteurs d’annales affectent tous les mêmes formes. Tous vont à la quête des faits et des aventures ; ce sont des conteurs et des voyageurs plutôt que des philosophes et des historiens, et sous ce point de vue au moins Hérodote se rapproche de Froissard !

C’est ce fait singulier qui a trompé Vico ; en voyant l’esprit humain reproduire les mêmes formes et quelquefois les mêmes événements aux mêmes époques de civilisation, il s’est dit que l’humanité parcourait éternellement le même cercle et il en a conclu que l’histoire présente n’est que la répétition de l’histoire passée ; erreur grave qui renouvelait la fatalité. Nous parlerons plus tard du système de Vico. Ce beau génie est le premier qui ait conçu l’idée de tracer la formule générale de l’histoire de tous les peuples. Mais cette formule il ne l’a pas trouvée ; les faits non accomplis, les événements nouveaux lui échappent ; son système ne peut comprendre ni la destruction de l’idolâtrie, ni la suppression de l’esclavage. Et comment les comprendrait-il lorsqu’il forclôt le genre humain de toute espèce de progrès ?

Revenons à l’histoire de l’antiquité.

Homère a chanté la première lutte de la Grèce contre l’Asie, lutte misérable dans son principe, magnifique dans ses développements, et où le poète fait combattre les héros et les dieux ! Il y eut là un immense mouvement des peuples. Toutes les puissances se déplacent, toutes les idées s’échangent, les empires tombent, les hommes souffrent, la pitié et le malheur se font jour à travers la barbarie ; la pitié et le malheur, les deux plus puissants correcteurs de l’humanité !

La seconde lutte de l’Asie et de la Grèce échut à Hérodote. Celle-là fut grande dans son principe et plus grande dans ses résultats. Les Grecs n’étaient plus les agresseurs. Il ne s’agissait ni de l’enlèvement d’une femme ni du sac d’une cité. C’était l’Orient qui de tout son poids se précipitait sur le berceau de la civilisation occidentale ; c’étaient les nations esclaves qui voulaient absorber les nations libres et progressives, c’était le passé qui se levait menaçant contre l’avenir. Or, cette guerre où se débattait le sort du monde, Hérodote voulut en proclamer la gloire. Dans ce but, il remonte plus haut et raconte les conquêtes des Perses, la chute de l’empire des Assyriens, celle du royaume de Lydie et l’expédition terrible de Cambyse en Égypte ! Historien de ses ennemis, il signale leurs nombreux triomphes et les trônes renversés sur leur passage, puis tout à coup, il montre ces armées de plusieurs millions d’hommes, ces rois toujours victorieux, se précipitant sur la Grèce comme sur une proie assurée, et dans la plénitude de leur puissance formidable allant se briser contre une poignée d’Athéniens et de Spartiates à Salamine, à Platée, à Marathon. Quelle gloire pour la Patrie ! quel tableau pour l’historien ! La chute des Perses, ce n’était pas seulement le triomphe de la Grèce, c’était le salut de l’humanité !

Et voyez ! quel est au milieu de cette immense assemblée cet homme dont chaque parole passe sur la foule comme le vent sur la mer ? Ne semble-t-il pas qu’il appelle à témoin des choses qu’il raconte, le ciel, la terre et les hommes ? C’est Hérodote aux jeux olympiques, lisant à la Grèce assemblée la bataille de Marathon et la gloire des Thermopiles ! À cette voix toutes les âmes s’émeuvent, tous les cœurs battent à l’unisson, un cri d’enthousiasme s’élève de la foule, et Thucydide, fils d’Olorus, de race royale, à peine âgé de quinze ans, pleure en silence ! mais ces pleurs ont été vus d’Hérodote. Je te félicite, dit-il à Olorus, d’avoir un fils si heureusement né pour les études, et posant sa main sur la tête de l’enfant, Hérodote semblait se désigner un successeur !

Nous terminerons cet examen trop rapide d’un des monuments les plus précieux de l’antiquité, par un rapprochement qui montre jusqu’à quel point l’étude des livres anciens a pu quelquefois faciliter les découvertes des modernes. Hérodote raconte[39] qu’un voyage autour de l’Afrique, en doublant le cap de Bonne-Espérance, fut effectué en deux années par des vaisseaux phéniciens sortis des ports de l’Égypte. À ce fait déjà si merveilleux il ajoute des détails plus merveilleux encore, sur lesquels il appelle lui-même le doute, et qui servent aujourd’hui à prouver la vérité de son récit. Or, la première édition d’Hérodote fut publiée en 1474 par les soins de Laurent Valla, qui, voulant en faciliter la lecture, y joignit une traduction latine. Ce livre circula dans toute l’Europe, et ce fut seulement trois ans plus tard, en 1477, que Vasco de Gama doubla le cap des Tempêtes et ouvrit la route nouvelle des Indes orientales. Il serait glorieux pour Hérodote d’avoir éveillé le génie du grand navigateur !

Thucydide continue l’histoire d’Hérodote, mais quel changement ! Vous venez de voir la Grèce dans toute sa gloire, luttant seule contre des millions de barbares et se dévouant pour le salut du monde. Vous allez la voir dans les horreurs d’une guerre de famille, jalouse d’elle-même et comme saisie d’un esprit de vertige, déchirant ses entrailles, se baignant dans son propre sang, appelant le fer, le feu, les proscriptions au secours de son suicide, et après vingt-huit ans de honteuses défaites et de plus honteuses victoires, consommant sa chute par la chute d’Athènes et de la liberté !

Historien de cette guerre impie, Thucydide en reflète toutes les douleurs. On sent qu’il s’est trouvé mêlé à ces désastres, qu’il a vécu dans l’exil, au milieu des tempêtes et que la foudre l’a frappé. Ses pensées sont graves, son génie est austère, méditatif, forgé au feu des passions et de la guerre civile. Il n’y a pas jusqu’à son dialecte qui ne peigne la tristesse et la vigueur de son âme. Il a choisi le plus congru, le plus sévère, celui dont le propre est de contracter les voyelles, d’abréger les mots, et de leur donner ces concisions pittoresques qui font jaillir et voir la pensée. Ainsi son sujet, sa manière, ses malheurs, tout, jusqu’à sa langue un peu rude, le sépare d’Hérodote, dont l’éloquence moins passionnée, dont le génie plus calme, plus riant adopta le dialecte ionien, si doux à l’oreille, si harmonieux au cœur et qui fait le charme des grandes poésies d’Homère !

Le caractère le plus saillant de Thucydide c’est la critique. Il ne se contente pas de raconter les événements, il remonte à leur source, étudie les passions et les ambitions, et pénètre dans les profondeurs du cœur humain pour y chercher la cause de ce qu’il voit. Sous ce rapport, il est supérieur à Hérodote, écrivain naïf, conteur un peu crédule, qui a beaucoup de charme et point de philosophie. Ainsi, l’idée politique et critique apparaît ici pour la première fois, l’historien comprend sa mission, et la pensée devient la lumière des faits, c’est une révolution qui s’opère, nous entrons dans une voie nouvelle !

Chaque historien reçoit l’inspiration de son époque. Il faut que Tibère règne pour que Tacite écrive. Thucydide devient un historien politique sous le coup de la guerre civile, et Xénophon un historien philosophe à la voix de Socrate, ce grand législateur de la Grèce, et qui le serait du monde si Christ ne nous avait été donné !

Xénophon est à la fois historien, philosophe et guerrier. Comme historien il continue Thucydide, imite Hérodote et devance César en lui offrant le modèle de ses admirables Commentaires !

Comme philosophe sa part est moins large. Il cherche le beau sur la terre, sans jamais s’élever jusqu’à son type céleste : moraliste pratique, les régions de l’infini lui sont fermées, le sens abstractif lui manque. Qui peut reconnaître dans le Socrate des choses mémorables, le véritable Socrate, le Socrate de l’Apologie, du Criton et du Phedon ? Vous me montrez une tête sublime, mais sur ce front d’où jaillit la pensée je ne vois ni la couronne du martyr ni son auréole lumineuse !

Rejeté à la seconde place comme philosophe, Xénophon reprend la première comme guerrier. Ce qu’il a fait, personne ne l’avait fait avant lui et personne ne l’a fait après. Sa retraite des dix mille est la plus grande action militaire qui ait été vue sur le globe, non-seulement par une multitude infinie de combats, de passages de montagnes et de rivières, mais comme l’a divinement remarqué l’illustre auteur des Études de la nature, parce qu’elle n’a été souillée d’aucune injustice et qu’elle n’a eu d’autre but que de sauver des citoyens !

La Mothe Levayer est, je crois, le premier qui ait loué Xénophon de n’avoir pas détruit l’unique copie de l’histoire de Thucydide, dont le hasard l’avait fait dépositaire. Sous une autre plume un pareil éloge serait une injure ; on ne loue point un homme de la valeur de Xénophon de s’être abstenu d’une bassesse. La Mothe Levayer est une preuve que le bon goût ne s’associe pas toujours aux grands travaux de la mémoire, et qu’il ne suffit pas de lire les anciens dans leur langue pour en avoir l’intelligence.

Hérodote, Thucydide, Xénophon, tels sont les trois grands historiens de l’antiquité grecque : Plutarque les résume tous. Son livre est l’encyclopédie de l’histoire. Mais ce que j’admire en lui ce n’est pas cette profonde connaissance des anciens, qui vous révèle leurs mœurs, leurs habitudes, et les actions les plus secrètes de leur vie, c’est son respect pour le malheur, c’est son amour de la vertu. Voilà Plutarque ! la vertu et le malheur sont, après les dieux, les premiers objets de son culte. On reconnaît cette pensée dominante jusque dans le choix des grands hommes dont il écrit l’histoire. Tout ce que la sagesse, l’héroïsme, l’amour de la patrie et l’amour de l’humanité ont produit de plus beau, il en a fait notre héritage. Nous lui devons l’admiration sainte de Sparte et d’Athènes ; nous lui devons les pensées vertueuses de notre jeunesse, lorsque transportés de l’admiration d’Aristide, d’Épaminondas et de Thémistocle, nous demandions au ciel une patrie et l’occasion de mourir pour elle. Je ne connais pas de lecture plus fécondante, je ne connais pas de livre qui peigne mieux son auteur. Quelle simplicité, quel bon goût ! Quelle tolérance des faiblesses humaines ! quel enthousiasme des grands dévouements à l’humanité ! Comme il nous arrache à notre propre petitesse pour nous identifier aux âmes les plus larges et les plus hautes de l’antiquité ! Oui, c’est bien là le Manuel des grands hommes, mais c’est aussi, comme aurait dit Montaigne, le Bréviaire des honnêtes gens.

CHAPITRE II.

DES HISTORIENS LATINS. — TITE-LIVE, SALLUSTE, TACITE, ETC.

Il y a dans la naissance, la grandeur et la chute de l’empire romain quelque chose de fatal, ou plutôt de providentiel, dont Montesquieu lui-même ne nous paraît pas avoir été assez frappé. Cette vie si longue, ces conquêtes si puissantes, cette mort si honteuse, ne prouvent-elles pas qu’indépendamment des lois humaines, nous sommes soumis à des lois éternelles, expressions visibles de la volonté de Dieu, posées comme une barrière à nos débordements, qu’on ne viole jamais sans mourir !

Si je contemple les premiers temps de Rome, je vois la grandeur et le pouvoir naître de la justice, je vois le respect de la foi jurée, la pudeur des vierges, la fidélité des épouses, la valeur et la discipline des guerriers. Si je contemple les époques de décadence tout change ! Au lieu de la tempérance c’est la débauche, au lieu de la vertu c’est le vice. Les vainqueurs disparaissent dans les monstruosités du crime, dans les raffinements de l’infamie : je ne vois plus sur le trône du monde que des histrions, des chanteurs et des bourreaux !

Voilà donc les causes qui élèvent : tempérance, obéissance, vertu, pudeur, justice ! Voilà donc les causes qui abaissent : violence, déportements, dépravations, crimes ! Entendez-vous la voix de Dieu qui proclame les lois éternelles de la nature ! Quel tableau, et quelle leçon ! Et ce tableau s’est déroulé, non dans un coin ignoré du globe, mais sous les yeux du peuple-roi, en présence de toutes les nations de la terre, réunies à cet effet par la victoire. Dieu voulut que cette révélation historique fût universelle, et que sur les ruines du grand empire du monde le genre humain pût en méditer la leçon.

Alors apparut le Christ ! la révélation religieuse vient compléter la révélation historique, et toutes deux disent la même chose, et toutes deux nous appellent aux mêmes principes, nous imposent les mêmes lois. Seulement la première tue les empires, et la seconde les renouvelle. L’une se fait par le corps et l’autre par l’esprit. C’est la résurrection de l’humanité dans la doctrine du pardon et de l’amour !

La révélation religieuse est écrite dans l’Évangile.

La révélation historique se trouve partagée entre Tite-Live, Salluste, Tacite et Suétone. Le premier peint les progrès de la cité et la puissance que lui donne la vertu ; les trois derniers expriment tous les degrés de la dépravation et du crime qui mènent à la mort.

L’histoire de Rome depuis sa fondation jusqu’au règne d’Auguste, tel est le vaste et majestueux sujet de Tite-Live. Il comprend les diverses fortunes de la république, toutes les époques de gloire et tous les genres de progrès ; suites brillantes de siècles où les prodiges de l’héroïsme sont couronnés par les prodiges de l’intelligence !

Tite-Live croit à l’éternité de Rome, et il sait si bien que cette éternité tient aux vertus de sa patrie qu’il refuse même de croire à ses vices. Jamais il ne la voit coupable, jamais il ne la voit injuste. Il justifie les abus, dissimule les violences, et lorsque par hasard l’oppression devient trop éclatante pour la nier, il prend parti contre l’opprimé lui-même et cherche s’il n’a pas mérité son sort, en trahissant la république, ou seulement en négligeant de la servir.

Et cependant Tite-Live écrit de conscience : chez lui l’homme ne dément pas l’historien. S’il est injuste, ce n’est pas qu’il aime l’injustice, c’est qu’il aime sa patrie et qu’il connaît mieux ses devoirs de citoyens quêtes droits de l’humanité. Quant au style, il est moins rapide, moins incisif que celui de Tacite et de Salluste, mais aussi il est plus ample, plus insinuant, plus majestueux ; il n’étonne pas l’esprit, il touche le cœur : c’est Virgile en prose. Pourquoi faut-il que des cent quarante livres dont se composait l’ensemble de ce magnifique ouvrage trente-cinq seulement aient échappé aux incendies successifs de Rome et aux ravages des Alaric, des Genseric et des Totila ? Heureux de n’avoir point à placer parmi ces noms barbares le nom calomnié, mais toujours pur, du pape Grégoire-le-Grand !

J’arrive à Salluste. Lorsqu’il prit la plume, Sylla avait régné ; César voulait le trône, et la dissolution la plus effrontée dégradait Rome. Cette époque est horrible : c’est celle du vice qui déjà a besoin du crime pour s’amuser. En voyant la gloire de César, la bassesse du peuple, la vénalité du sénat, le mépris de toutes les vertus qui ont élevé Rome, l’âme s’attriste, l’avenir hideux se dévoile, on a comme un pressentiment de Tibère et de Néron !

Salluste a peint tout cela avec une grande puissance de pensée et de style : il est nerveux, concis, abrupte. Sa parole est un fer rouge sur le front du coupable. On dirait qu’il hait le crime, tant il en témoigne l’horreur. Et ne croyez pas que le criminel puisse lui échapper : conspirateur, il vous connaît ! concussionnaire, il a les yeux sur vous ! Ambitieux vous êtes en lui ! Contradiction étrange ! cet homme dont la pensée est libre, grave, sévère, qui parle comme le vieux Caton, fut l’esclave des vices les plus honteux et des passions les plus monstrueuses. Il égala Lucullus, il eût surpassé Sylla : il l’a loué !

Les anciens ont remarqué la noblesse de sa figure, et ils ont dit qu’elle était l’expression de la noblesse de ses pensées : que n’ajoutaient-ils ce que Salluste lui-même disait de Pompée ? Chez lui la physionomie de la vertu cache le vice !

Il ne reste de Salluste que la conjuration de Catilina et la guerre de Jugurtha. C’est dans cette guerre qu’il s’enrichit par la violence et la concussion ; ce qui a fait dire à Dion Cassius avec une vigueur digne de celui qu’il voulait caractériser : César ayant conquis la Numidie préposa Salluste de nom, au gouvernement, mais de fait, à la ruine du pays ! Cette ruine il l’effectua. Puis tout chargé des dépouilles de ses victoires, il paya un million à César et se crut innocent parce qu’il achetait un illustre complice !

Il avait écrit une histoire générale civile et militaire de la république, divisée en cinq livres et adressée à Lucullus. Elle commençait où finit Jugurtha et finissait au consulat de Tullus et de Lépidus où commence la conjuration ; en sorte que ces trois morceaux formaient une histoire à peu près complète du septième siècle de Rome. Une étude approfondie des fragments dispersés de cet ouvrage, et dont Carrion n’a recueilli qu’une faible partie, nous a appris que Salluste y avait développé le tableau de la lutte de Marius et de Sylla, la guerre de Sertorius en Espagne contre Métellus et Pompée, l’expédition de Lucullus contre Mithridate, le siége de Cézique, l’invasion de Marc-Antoine dans l’île de Crète, et de Curion dans la Mésie, les efforts des tribuns pour reprendre le pouvoir et rendre au peuple le droit de juger. La guerre des Pirates, la révolte de Spartacus, enfin tous les événements connus ou inconnus, depuis l’abdication de Sylla jusqu’à la loi Manilia qui livra la république au pouvoir de Pompée. Quel sujet pour une plume comme celle de Salluste ! Rome se dégrade et tombe, mais sa dégradation n’est pas sans grandeur : il y a encore de la gloire, même sous Sylla, il y a encore de la vertu ; même sous César ! Caton existe : les derniers soupirs de la liberté seront sublimes !

Le règne d’Auguste sépare l’époque de Salluste de l’époque de Tacite, c’est-à-dire Sylla, Catilina, Pompée, César, de Tibère, Caligula, Claude et Néron. Ce fut comme une trève accordée à l’humanité entre la guerre civile et le travail des bourreaux et pendant cette trève, les poètes chantent, Horace célèbre la volupté, Virgile le repos des champs, les travaux des abeilles et la naissance de Rome. Harmonie divine de deux belles intelligences, à travers laquelle on entend le bruit lointain d’un peuple qu’on enchaîne et de la république qui tombe !

Tacite a porté dans l’histoire l’amour de la vérité, et un grand caractère avec le génie qui sait tout voir, tout peindre et tout approfondir. Chez lui point d’hypocrisie : il élève la vertu parce qu’il l’honore ; il châtie le vice parce qu’il le hait. Bien différent en cela de Salluste, qui avec le même talent et la même ardeur contre son siècle poursuivait insolemment dans les autres tous les vices qui étaient en lui !

L’époque de Tacite offre les contrastes les plus étranges ; la lumière et les ténèbres s’y rencontrent sans se mêler. L’imagination s’effraie de voir Tibère succéder à Auguste, Domitien à Titus ; le bourreau de l’humanité aux délices du genre humain. Plus tard le spectacle continue, et Commode s’assied à la place de Marc-Aurèle. C’est l’agonie de Rome entre le crime et la vertu. Tacite avait peint ces contrastes ; mais le règne de Titus est perdu, et le règne d’Auguste ne fut probablement jamais achevé. De tant de belles pages consacrées à la vertu, il ne nous reste que la vie d’Agricola et le portrait de Trajan ; encore ce dernier morceau nous est-il parvenu tout mutilé, comme ces statues antiques dont nous ne possédons que des débris, mais des débris sublimes où respirent le génie de l’artiste et l’âme d’un Dieu !

Les écrits de Tacite ont un caractère particulier, on y sent une âme méditative et solitaire qui se repose en elle-même. Témoin d’une corruption inouïe, il la juge sans colère, partagé entre la tristesse qui naît du spectacle de tant de vices et la sérénité que lui inspire sa confiance dans la justice des dieux. Ce double sentiment est empreint dans toutes ses pages ; il lui doit cette raison calme et réfléchie qui domine les événements, et ce courage inflexible qui juge les tyrans en leur présence. C’est le secret de ce beau génie ! Sa philosophie est toute religieuse ; et sans doute il fallait une philosophie sur-humaine pour peindre des monstres tels que Tibère, Caligula, Claude, Néron, et cette bête féroce qu’on appelait le peuple Romain, sans désespérer de l’humanité !

Nous avons signalé l’esprit religieux de Tacite ; d’autres l’ont accusé d’impiété ; mais ces derniers ne s’appuient que d’un passage de ses histoires mal interprété, plus mal traduit, et qui prouve précisément le contraire de ce qu’on a voulu lui faire dire. Après un tableau effrayant des proscriptions et des malheurs de Rome, il ajoute en rappelant la mort des bourreaux : « Les dieux n’ont jamais mieux prouvé que s’ils ne préviennent point le crime, du moins ils le punissent. » Pensée religieuse qui maintient l’homme dans sa liberté et Dieu dans sa justice, et dont le géomètre D’Alembert trouva le moyen de faire une impiété en traduisant : les dieux ne veillent sur les hommes que pour les punir[40].

Tacite a épuisé les éloges ; on a pu dire de lui et sans exagération, que c’est l’historien le plus profond, l’écrivain le plus puissant, et selon l’expression de Racine, le plus grand peintre de l’antiquité !

Nous avons de lui la Vie d’Agricola, livre sans tache, resté le modèle des biographies, même avant Plutarque, le maître éternel, comme disait nos pères, dans l’art de peindre la vertu !

Les Mœurs des Germains, le plus ancien titre de noblesse de l’Europe, et la préface indispensable de toute l’histoire moderne.

Enfin les histoires et les annales, œuvres de justice providentielle, résumé effroyable de l’avilissement et de la chute de l’empire du monde, complété par les monstruosités de Suétone !

Les historiens secondaires de la Grèce et de Rome ont été nommés plus haut, ceux-là offrent quelques faits curieux, quelques développements nouveaux, mais rien d’assez caractéristique pour mériter que nous les tirions de la foule. Passons donc aux monuments de la troisième époque intellectuelle et morale de l’histoire de l’humanité : le règne du Christ sur la terre. Cette époque offre, pendant quelques siècles, le spectacle unique d’un monde qui naît et d’un monde qui meurt, tous deux se rencontrant dans la même arène ; le puissant armé du glaive, le naissant armé de la prière ; ils combattent et c’est le fort qui succombe, et c’est le faible qui triomphe. En voyant cette lutte inégale et cette victoire inespérée, on sent qu’un grand mystère est sur le point de s’accomplir. Ce n’est pas seulement un changement de maîtres ou de dynastie, c’est une révolution complète : le renouvellement de l’univers par la pensée.

CHAPITRE III.

DE L’HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE,
DES CHRONIQUES, DES MÉMOIRES, ETC.

Jamais tableau plus sublime dans sa simplicité ne fut offert à l’admiration des hommes. Le Christ vient de mourir. Les fidèles se réunissent à Jérusalem pour élire un apôtre à la place de Judas ; l’assemblée est complète ; on y voit la Vierge au milieu des disciples et les saintes femmes qui pleuraient au pied de la croix : il s’y trouva environ six-vingts personnes, les plus faibles des créatures et les derniers du peuple. Voilà le commencement de la société nouvelle : c’était là toute l’armée de Jésus ; Dieu le voulait ainsi pour mieux signaler sa puissance en lui donnant le monde !

Après cette assemblée viennent les enseignements des apôtres, les actes des martyrs, l’exaltation des évêques et la gloire des saints, au milieu desquels l’Église se lève rayonnante. Alors tout change, tout se renouvelle ; les vieilles nations disparaissent et les nations barbares se civilisent. Désormais l’histoire ne datera plus de la création du monde terrestre sorti de la main de Dieu, mais de la création du monde moral sorti du cœur de Jésus-Christ. Une croix plantée au sommet du Golgotha devient la limite des deux mondes !

L’histoire de l’Église, comme on voit, est une histoire à part, une histoire morale jetée à travers l’histoire matérielle des peuples et destinée à la spiritualiser. Au milieu de toutes les choses qui passent, de toutes les croyances qui meurent, de tous les dieux qui s’en vont, on est surpris de rencontrer quelque chose d’immuable, une société qui ne meurt pas, une religion qui grandit. C’est que cette Église n’est pas née de l’ignorance des peuples, ou de l’ambition des hommes comme toutes les autres religions, mais des lumières du ciel et des besoins de l’humanité. Son point de départ est la perfection même vers laquelle gravite le genre humain, et quand nous la voyons plus belle, ce n’est pas elle qui change, c’est notre intelligence qui est en progrès.

Aussi quelle puissance ! comme elle dompte les rois, comme elle soumet les peuples ! Son histoire est encore l’histoire du monde. Après Rome conquérante, vient Rome religieuse et civilisatrice. L’Europe lui doit sa marche progressive et l’Occident son unité.

Que n’est-elle toujours restée grande par la doctrine et par l’esprit ? le monde n’aurait pas à déplorer l’inquisition, les bûchers, les massacres sous Médicis, les dragonnades sous Louis XIV, et ces guerres religieuses qu’il faudra bien un jour appeler de leur véritable nom !

Tel est le vaste sujet embrassé par l’abbé Fleury, et auquel il donna le titre modeste d’Histoire ecclésiastique. Trente années de lecture et de méditation ne le conduisirent qu’au vingtième volume.

En écrivant cet ouvrage, Fleury se donna la mission difficile et périlleuse de chercher la vérité et de la dire, de la chercher au milieu des ténèbres des premiers âges, et de la dire en face des esprits étroits qu’elle blesse, des tyrannies puissantes qu’elle tue, de tous les préjugés et de tous les mensonges qui dévorent l’humanité ! « Il y a, dit-il, des chrétiens faibles et crédules qui respectent jusqu’à l’ombre de la religion et craignent toujours de ne pas croire assez. Quelques-uns manquent de lumière, d’autres se bouchent les yeux et n’osent se servir de leur esprit ; ils mettent une partie de la piété à croire tout ce qu’ont écrit les auteurs catholiques et tout ce que croit le peuple le plus ignorant. D’autres croient le peuple incapable ou indigne de connaître la vérité. Ceux-là n’ont jamais examiné les preuves solides de l’Évangile, c’est pourquoi ils n’osent approfondir. Ils veulent croire qu’on a toujours vécu comme aujourd’hui, parce qu’ils ne veulent pas changer de mœurs ; comme s’il pouvait jamais être utile de se tromper, ou si la vérité pouvait devenir fausse à force d’être examinée…… La critique est donc nécessaire, et sans manquer de respect aux traditions, on peut examiner celles qui sont dignes de créance[41]. »

C’est avec cet esprit supérieur que Fleury déroule toute la suite de l’Église, ou plutôt de l’humanité, n’oubliant aucune vertu, mais aussi ne ménageant aucun vice, débarrassant la route des superstitions qui la couvrent ; condamnant avec une sainte indignation, et les fraudes pieuses, et les richesses mal acquises, et les violences théologiques, et les moines trop pauvres, et les moines trop riches, et les reliques inventées dans le but d’obtenir des offrandes, tous les relâchements et toutes les tentations de Rome ; blâmant les papes lorsqu’ils s’attribuent la puissance temporelle, et les saints lorsque leur zèle les égare. Puis rejetant, comme des choses indifférentes, toutes les petites pratiques, toutes les adorations subalternes dont la cupidité et la crédulité surchargent nos croyances. Ces choses, dit-il, sont hors de la véritable religion ; on peut porter un scapulaire, dire tous les jours le chapelet sans pardonner à ses ennemis, ou sans quitter sa concubine[42]. La piété n’est pas là, elle est dans les œuvres. Que saint Jacques ne soit jamais venu en Espagne, ni Madeleine en Provence, que nous ignorions l’histoire de saint Georges et de sainte Marguerite, l’Évangile en sera-t-il moins vrai ? serons-nous moins obligé de croire à la Sainte-Trinité et à l’incarnation, à porter notre croix, à renoncer à nous-même et à mettre toute notre espérance dans le ciel[43].

Personne n’a tracé d’une main plus ferme la limite de la puissance ecclésiastique, de cette puissance dont, suivant une sainte parole, le royaume n’est pas de ce monde. Il blâme les évêques d’avoir distribué des couronnes de la part de Dieu, et il traite la déposition des rois par les papes d’attentat à la dignité royale ; il condamne les guerres religieuses comme des impiétés, l’usurpation des pouvoirs comme une violation de la justice, et l’accumulation des trésors dans l’Église comme une cause de corruption, s’appuyant de l’exemple même de Jésus-Christ, qui nous enseigne que la vertu toute seule vaut mieux que la vertu riche, puissante et couronnée.

Un trait particulier à cette histoire, et que Fleury a pris soin de mettre dans tout son jour, c’est que l’esprit de la primitive Église était la tolérance, et le pardon sa doctrine ; c’est que jamais cette Église n’a persécuté, que jamais elle n’a versé le sang et qu’elle peut se présenter à Dieu dans sa pureté évangélique avec ses vêtements d’innocence et de charité !

Dieu ne veut pas la mort du pécheur ; proverbe sublime né avec l’Église, expression d’une doctrine nouvelle et qui résume toute une époque !

En effet, rien n’est plus remarquable, dans ces premiers temps, que la douceur des chrétiens envers la mort ; ils donnent leur vie avec joie sans la défendre. Pendant que la hache tombe, ils se souviennent du Christ et prient pour leurs bourreaux.

Les croisades, l’inquisition, les bûchers, les massacres, toutes les guerres religieuses et tous les moines armés, signalent donc une révolution dans la doctrine. Avant le huitième siècle, par exemple, l’Église ne cesse d’implorer la douceur des juges contre les assassins des chrétiens ; elle sauve la vie à tous les criminels ; son but est la conversion, jamais la mort. Les œuvres de saint Augustin témoignent de cette horreur du sang ; la clémence y est de droit ecclésiastique. Dans sa lettre à Macédonius, il déclare positivement que l’Église veut qu’il n’y ait en cette vie que des peines de correction, pour détruire, non l’homme, mais le péché, car détruire l’homme dans le péché, c’est le jeter au supplice éternel qui est sans remède. Douceur touchante, dit Fleury, et qui rendait l’Église aimable, même aux païens.

Il est glorieux pour l’Église d’avoir protesté la première, contre le sang versé, soit au nom de la justice, soit au nom de la religion[44]. Ses supplications pour supprimer la peine capitale sont d’autant plus dignes de reconnaissance, qu’elles retentirent à une époque où toute la morale humaine reposait sur la mort, seule borne du crime, seul recours du malheur, seul juge des nations dans l’antiquité ! Les chrétiens s’élevèrent plus hauts : en spiritualisant la vie, ils en comprirent le but. Dès lors, l’homme n’eut plus le droit de retrancher à l’homme une seule minute du temps que Dieu lui accorde, non pour le bonheur sur la terre, il n’y en a pas de complet, mais pour le repentir ou la vertu, deux routes que le Christ nous ouvre jusques à lui !

Ainsi fut écrite, par l’abbé Fleury, l’Histoire du Christianisme avec les lumières de la science et la foi d’un père de l’Église. Lorsqu’on se rappelle l’esprit théologique de la fin du règne de Louis XIV, la sévérité coupable de ses actes et la dévotion étroite et susceptible que l’exemple du roi imposait à la cour, on s’étonne et de la sagesse de l’auteur et des vérités hardies qu’il proclame. Mais tout s’explique dès qu’on interroge sa vie ; Fleury fut l’ami de Fénelon ; ses plus belles années s’écoulèrent dans l’intimité de cette âme toute divine. Attaché à l’éducation du duc de Bourgogne, il s’imprima les leçons du maître : on n’approche pas de l’autel sans emporter avec soi le parfum de l’encens qu’on y brûle !

Après avoir caractérisé l’Histoire ecclésiastique par la vertu de son auteur, il ne nous reste qu’une chose à dire, c’est que l’étude de ce beau livre devrait faire partie de toute bonne éducation. Mais qui songe aujourd’hui à l’éducation morale et religieuse de la jeunesse ? Quel est le ministre dont la parole ne flatte les passions ambitieuses de la jeunesse ? Quelle est la mère de famille qui s’inquiète de l’âme de ses enfants et de leur véritable avenir ? L’instruction qui donne un état, la science qui mène au pouvoir, tout ce qui comprime l’homme dans le cercle étroit du monde matériel, voilà le but. Et en vérité la religion et la morale n’ont rien à faire là !

Après l’ouvrage de Fleury, nous avons placé l’ouvrage de Néander, intitulé : Histoire générale de la religion chrétienne et de l’Église. Le but de Néander n’est pas seulement de tracer la suite chronologique des faits, mais d’étudier l’action du christianisme sur la vie morale et la vie pratique de l’humanité. C’est l’histoire de l’Église au point de vue de la réforme et quelquefois aussi au point de vue philosophique. Les principes de l’auteur sont larges, lumineux ; il porte la critique où les autres historiens n’ont porté que la foi ; il juge le catholicisme dans ses doctrines, dans sa constitution organique et dans ses rapports avec le monde. Ces trois points répondent aux divisions suivantes :

Établissement et propagation du christianisme par l’apostolat. Persécutions des empereurs. Polémiques des écrivains païens. L’Église devenue après Constantin pouvoir politique de l’État.

Sa constitution, sa discipline, son culte, ses schismes, ses mœurs et le développement du christianisme comme doctrines philosophiques forment le complément de l’œuvre.

Placé à cette hauteur, Néander considère le christianisme comme la seule doctrine religieuse qui soit en rapport avec les progrès indéfinis de l’humanité. Il y voit l’avenir du monde !

Le paganisme avait déifié les forces matérielles de la nature : enfermé dans le cercle étroit des nationalités, il ne pouvait constituer que des civilisations ennemies, des peuples isolés. Le christianisme au contraire, en donnant une même origine à tous les hommes, a constitué le genre humain. Il embrasse tous les temps, tous les lieux, toutes les nations. Pour conquérir le monde, il reconnait partout des frères, et pour conquérir le ciel, il spiritualise l’humanité !

Telles sont les doctrines développées par Néander : son livre pourrait être intitulé : Philosophie de l’histoire du Christianisme.

Nous avons dit que toute l’histoire moderne se concentre dans les annales de l’Église, et nous avons signalé les deux beaux ouvrages qui résument ces annales. Si nous remontons aux sources, nous trouvons d’abord pour le Bas-Empire les écrivains de la Byzantine ; puis les chroniques des moines qui du fond de leurs cellules gouvernent le monde. Ces chroniques commencent avec les peuples nouveaux de Clovis et de Charlemagne ; elles sont en latin. Viennent ensuite les histoires rimées des troubadours et des trouvères : c’est le règne de Philippe-Auguste et la gloire des croisades. Les langues nationales naissent pour chanter cette gloire. À la même époque commencent avec Ville-Hardouin et un peu plus tard avec Joinville les récits aventureux des grands barons, mélange brillant de barbarie gauloise, de sentiments évangéliques et de légèreté française. Après ces récits, sans modèle dans l’antiquité, nous trouvons les bibles historiales des clercs, les mémoires chevaleresques des hauts et puissants seigneurs féodaux, et les mémoires politiques des ministres : ainsi les poètes succèdent aux moines, les chevaliers aux poètes, les clercs et les hommes politiques aux chevaliers : la société se transforme, et déjà dans la force brutale vient se fondre la force intelligente. Le moyen-âge n’est pas comme on le croit vulgairement un temps perdu pour l’humanité. On y voit les combats de l’Évangile contre la triple barbarie des guerres, des moines et des peuples, et ce combat le monde en a recueilli quelque chose, puisque l’Évangile est resté triomphant.

Chaque jour on répète que la France n’a point d’histoire. Si on entend par histoire le tableau des événements tracé à la manière de Tacite, il faut en convenir, la France n’a point d’histoire. Mais les formes sévères de Tacite conviennent-elles également à toutes les époques et à tous les genres de récits ? Nous sommes loin de le croire : Tacite est l’expression de son temps ; d’autres temps exigent d’autres formes, amènent d’autres pensées, et par exemple la gaîté française de Joinville, ses plaisanteries au milieu des combats les plus désespérés, ses aveux naïfs de la peur qui le saisit, lui le brave chevalier, sous le couteau des Sarrazins, son admiration sans bornes pour saint Louis, calme, impassible, étonnant les Barbares, ses vainqueurs, et pour toute réponse à leurs menaces, leur imposant sa volonté ; ces choses racontées simplement, sans apprêts, sans phrases, mais aussi avec une émotion profonde, comme on raconte, le soir au coin du feu, les périls de la journée, peignent mieux cette époque de foi et de croyance que n’auraient pu le faire la concision un peu sèche de César ou les traits les plus vigoureux de Tacite.

Disons-le hardiment, l’histoire de France est écrite dans nos chroniques et dans nos mémoires, et cette histoire est la plus complète, la plus dramatique, la plus pittoresque qu’il soit possible d’imaginer ; elle est écrite comme les poèmes d’Homère sur tous les modes et dans tous les idiomes ; elle est écrite de siècle en siècle, en face même des événements. Vous pouvez voir à la fois les progrès de la langue et les progrès de l’humanité. Ils vont d’un même branle sinon d’un même pas. Et quelle prodigieuse variété de ton, de mœurs, d’usages, de lois ! Chaque époque a ses héros et aussi ses chroniques qui en résument l’esprit et le caractère. C’est Godefroy, Tancrède, Lusignan, Baudoin, de simples chevaliers qui vont se faire rois ; c’est Boucicaut, Duguesclin, Clisson, Bayard, Jeanne d’Arc, de hardis capitaines qui conquièrent des couronnes, mais qui n’en portent pas. Leurs historiens vivaient avec eux sous la même tente ou combattaient à leur côté. Nul désir de gloire ne les a poussés à ce travail : ils écrivent pour l’exaulcement de la beauté des dames, pour conserver le souvenir des grands faits d’armes, et aussi, comme dit Froissard, pour tout noble cœur encourager et à eux montrer l’exemple en matière d’honneur ! Il y en a dont la modestie est si grande qu’ils oublient de se nommer à la tête de leurs ouvrages. L’auteur des mémoires sur le bon chevalier Bayard n’est connu que par le titre qu’il se donne de loyal serviteur. Et cependant ces mémoires sont un livre charmant, un véritable chef-d’œuvre digne de Plutarque, écrit dans le style d’Amyot et qui a pu lui servir de modèle.

La vie de Bayard c’est l’expression la plus morale des siècles de chevalerie c’est la loyauté et la valeur se personnifiant dans un seul homme. Simple capitaine il mérita le titre de chevalier sans peur et sans reproche, et on peut lui appliquer ces belles paroles du poète divin de l’antiquité : « Tout ce qu’il cachait dans le sanctuaire de son cœur, il le fit éclater à la lumière du soleil, sous la forme de grandes actions[45] !!  »

L’intérêt de ces mémoires s’accroît encore par la variété des sujets et aussi par la variété des formes ; les uns vous disent les aventures d’un simple chevalier qui se trouva à toutes les guerres, les autres les actions politiques d’un grand personnage qui fut le centre de son époque. Celui-ci décrit lui-même ses périls et ses victoires ; j’étais ici, j’étais là, si l’on avait suivi mon conseil ! Celui-là se donne le plaisir de se faire raconter sa vie par ses secrétaires : vous souvient-il de telle bataille ; vous y étiez, eh Dieu ! les ennemis en eurent du mal. Monseigneur n’a point oublié les éloges que lui donna le roi, et encore vous parla-t-il si longtemps que les petits marjolets de cour ne savaient plus que dire. Telles sont les Économies royales de Sully. Enfin il y a des mémoires comme ceux du cardinal de Richelieu qui offrent la discussion approfondie des affaires et la raison politique des événements, ou comme les chroniques de Froissard qui racontent tout un siècle les carrousels, les tournois, les pas d’armes ; vous voyez la lutte terrible de la France et de l’Angleterre, les désastres de Crécy et de Poitiers, le brigandage dans les châteaux, la faim dans les chaumières, et au milieu de ce chaos quelques nobles chevaliers qui ne désespèrent pas du salut de la patrie, et une page sublime, la plus sublime peut-être de nos annales : le dévouement des six bourgeois de Calais !

Telle est l’histoire de France étudiée dans les mémoires. Elle nous place au milieu des événements et nous fait vivre de la vie de chaque époque. Là nous pouvons trouver des erreurs, des vanteries, des mensonges mêmes, mais point d’anachronismes de costumes, de coutumes ou de caractères. Idées, langages, usages, mœurs, tout est du siècle, tout est varié, tout éveille l’intérêt, jusqu’à la forme qui n’a rien de la sévérité historique et qu’on croirait souvent empruntée aux drames et aux romans. Quel roman, par exemple, pourrait être comparé pour le merveilleux, aux mémoires de Ville-Hardouin, à ceux du loyal serviteur et du jeune adventureux, où même au récit original du procès de Jeanne d’Arc. Quel romancier aurait tracé le portrait de saint Louis tel qu’on le voit dans Joinville, ou les hauts faits des nobles chevaliers, la barbarie et la loyauté de leurs caractères, tels qu’on les voit dans Boucicaut, Duguesclin, Bayard, Froissard, Monstrelet. Le plus grand romancier, ou plutôt le plus grand historien des temps modernes, Walter Scott, n’a-t-il pas essayé la lutte avec notre Philippe de Commines, eh bien ! toutes les ressources de son génie n’ont pu empêcher sa défaite, et le roman quoique plein de beautés de premier ordre, est resté au-dessous de l’histoire !

CHAPITRE IV.

PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE. — BOSSUET, VOLTAIRE, HERDER.

Tous les historiens anciens et modernes, Bossuet excepté, n’ont vu dans l’histoire que le simple récit des faits, développés sous l’influence d’une politique plus ou moins large, ou d’une morale plus ou moins parfaite. Chez les anciens surtout l’histoire n’était que cela. Ce qu’on loue dans Tite-Live, c’est l’éloquence de ses harangues et le charme de ses narrations ; ce qu’on loue dans Tacite c’est la haine des tyrans, son style énergique et ses jugements profonds des hommes et des choses. Hérodote peint, Thucydide réfléchit, César raconte : les uns recueillent les souvenirs du passé, les autres se contentent de chanter le présent. Ceux-ci sont de simples voyageurs qui interrogent les hommes et les monuments, ceux-là de grands capitaines qui veulent asservir leur pays. Tous écrivent dans l’intérêt d’une ambition, d’une cité ou d’un empire, mais sans jamais s’élever à des considérations humanitaires. Ce qui frappe le plus en les lisant, c’est l’égoïsme national, c’est l’isolement orgueilleux où deux grands peuples veulent rester de tous les autres peuples. Il y a là une effroyable aristocratie qui déclare, soit les Grecs, soit les Romains, peuple noble, peuple privilégié, et qui ne veut voir dans le reste du globe que des barbares, des serfs et des esclaves. Ainsi les frères se haïssent, ils ont oublié leur origine première et ne se rencontrent plus que le fer à la main. Vainement Socrate interrogé sur sa patrie, s’est proclamé citoyen de l’univers, cette parole n’a pas été comprise. Ce n’est pas la philosophie, c’est la religion qui doit retrouver les titres de notre parenté universelle ; nous n’arriverons à l’unité du genre humain qu’après avoir compris l’unité de Dieu !

Ce fut la grande révélation du Christ. À sa voix, les peuples élus et les peuples privilégiés disparurent. Il n’y eut plus sur la terre qu’un seul peuple, le peuple de Dieu ; c’est-à-dire des frères, enfants d’un même Créateur ; c’est-à-dire des hommes fils d’un même Père. Le Christ déposa cette vérité civilisatrice dans une simple prière qui commence par ces mots Notre Père ! Remarquez bien notre Père, et non mon Père. C’est un homme seul qui parle, et cependant il parle au nom de tous. En s’adressant à Dieu, en l’invoquant sous le titre le plus sacré, il ne lui est pas permis de s’isoler. Sa prière est collective, elle lui rappelle sa famille, la grande famille qui couvre le globe, la famille de Dieu. Prière vraiment céleste, où chaque individu ne se présente à son père qu’environné de tous ses frères, et où du fond de la solitude il parle au nom du genre humain !

Telle est la vérité qui, en changeant le monde, a élargi les bases de l’histoire et créé, si l’on peut s’exprimer ainsi, un système historique tout nouveau. Aujourd’hui l’histoire est quelque chose de plus que le simple récit du triomphe d’un héros, ou de la chute ou de l’élévation d’un empire ; elle est l’observation philosophique et religieuse des développements de l’humanité !

Ainsi est née la philosophie de l’histoire. Science chrétienne et prophétique qui tend à constater les progrès du monde social, c’est-à-dire sa tendance éternelle vers l’unité !

Toutefois cette science ne fut entrevue que bien tard ; il lui fallut pour se faire jour le plus beau siècle littéraire de la France et le plus puissant génie de l’Église moderne. Grande et magnifique époque, quoique sanglante. Le catholicisme réunissait toutes ses forces, et s’appuyant sur l’unité royale, fondée par Richelieu et personnifiée en Louis XIV, il s’était remis, sublime, chancelant, mais toujours armé du glaive d’acier, entre les mains souveraines de Bossuet. Le père de l’Église se lève, et embrassant d’un regard toute la succession des siècles, il pousse cette longue et éternelle lamentation : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! puis il montre cet immense cortége funéraire de rois et de peuples qui passe de la vie à la mort sous la direction de Dieu même ; tous les événements de la terre prévus dans l’éternité, toutes les gloires et tous les crimes, œuvres d’une loi providentielle que rien ne peut fléchir, et un seul but à toutes ces choses si tristes et si diverses : les progrès du genre humain vers l’unité catholique. Les empires tombent, les dynasties s’éteignent, la route de l’humanité se couvre de ruines, les ruines disparaissent sous la poussière des nations ! n’importe ! faites place et taisez-vous : c’est la justice de Dieu qui passe. La providence de Bossuet nous apparaît toute empreinte de la fatalité antique.

Étonnez-vous donc qu’une pareille inflexibilité ait enfanté Voltaire ? Étonnez-vous que les hommes, las d’être annihilés comme hommes, écrasés comme peuple, aient tout à coup élevé la voix contre l’autorité et la tradition ? Comparez l’histoire universelle de Voltaire à l’histoire universelle de Bossuet, et voyez si les incrédulités du philosophe ne sont pas la conséquence logique des implacables doctrines du prêtre. Ici la raison lutte contre la foi, l’examen contre l’adoration, la raillerie contre la menace. Les excès ont amené la révolte, et parce que dans Bossuet tout se termine par la violence et la damnation, il faut que dans Voltaire tout se termine par la dérision et l’impiété.

Voltaire a fait précéder l’Essai sur les mœurs des nations d’une longue préface intitulée Philosophie de l’histoire. C’est un recueil de questions sérieuses résolues par des facéties. Il y est dit que les bancs de coquillages qui couvrent les montagnes du globe y ont été oubliés par des troupes de pèlerins, ce qui dispense le philosophe de croire au déluge ; que les populations indigènes de la vieille Amérique y furent plantées par la Providence, comme l’herbe des champs et les arbres des forêts, ce qui dispense le philosophe de croire à la création. L’état sauvage y est considéré comme l’état primitif de l’humanité et les cultes religieux, comme une dégradation de l’espèce, les hommes ayant imaginé les dieux comme ils ont imaginé les rois et les hauts barons. Voilà cependant ce qu’un grand esprit est obligé de croire pour ne croire à rien. Quant à la science nouvelle, à la philosophie de l’histoire, il n’en est parlé que sur le titre du livre ; Voltaire la confond avec le doute et souvent avec l’impiété. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, il reste inférieur à Bossuet. On sent que la force lui manque pour s’élever si haut, et que c’est d’en bas qu’il juge l’adversaire sublime dont il ne sait ni comprendre les transports ni mesurer les pensées !

Jusqu’ici la philosophie de l’histoire est plutôt entrevue que fondée. Bossuet en a eu le sentiment : il a inventé la science, mais sans la formuler. À cette science Voltaire vient donner un nom, mais sans la définir, même sans la comprendre, sans y voir autre chose que la critique et le choix des événements. Averti par ces deux grands hommes, Herder se présente ; il conçoit l’idée large et puissante de chercher la loi qui dirige l’humanité sur le globe, et dès lors la science est fondée. Longtemps avant Herder, Vico avait eu cette pensée ; mais son livre, resté inconnu, fut pour ainsi dire une découverte de notre siècle. Voyons donc l’œuvre de Herder ; nous reviendrons plus tard sur Vico, le véritable inventeur de la philosophie de l’histoire, si Bossuet ne l’est pas.

Avant de tracer l’histoire de l’homme, Herder trace l’histoire du globe que nous habitons. Vu du ciel, c’est un astre parmi les astres ; vu de la terre, c’est une sphère elliptique et montagneuse dont les mille sommets opposés sortent des flots qui leur servent de ceinture. Sur ces mille sommets, sillonnés par le feu et par les eaux, habite le genre humain. La direction des montagnes et des vallées, leur position sous le soleil qui les éclaire et qui les féconde, produit la variété des climats, qui produit la variété des peuples et la variété des spectacles. Cette partie de l’ouvrage est éblouissante de poésie. L’auteur s’y montre à la fois grand naturaliste et grand peintre. Il dit les harmonies de la nature et le but providentiel de ces harmonies. Il trace l’histoire des végétaux et des animaux dans leurs rapports avec les eaux, les lieux, l’air et l’homme. Ce qu’il cherche dans la matière, c’est l’intelligence qui les dirige ; ce qu’il voit dans l’humanité, c’est l’avenir qui lui est promis ; l’humanité n’est pour lui qu’un état de transition : c’est la fleur sacrée des Indiens qui en s’épanouissant doit enfanter un Dieu !

Il y a des pages dans ce livre où l’on croit reconnaître le génie et l’âme de Bernardin de Saint-Pierre : ce sont des impressions et souvent des pensées identiques ; ces pensées, elles naissaient à la même époque chez deux peuples amis, quoique nourris dans des doctrines différentes, et, ce qu’il y a de plus singulier, ce fut aussi à la même époque que les ouvrages qui les renferment furent publiés : l’année 1784 vit paraître à Paris les Études de la nature, et à Weimar l’Histoire philosophique de l’humanité.

De l’étude du globe, le philosophe passe à l’étude de l’homme. Ici se termine l’histoire naturelle de la terre, et commence l’histoire politique des peuples. Mais déjà l’auteur a tiré de graves conclusions de son premier travail. Il veut que la beauté ou l’âpreté des sites, la fécondité ou l’aridité des terres, la hauteur des montagnes, la profondeur des vallées, marquent d’un trait ineffaçable la physionomie des peuples, leurs caractères, leurs mœurs, leur civilisation, leurs lois. En un mot, il fait ressortir toutes les actions humaines de l’influence du monde extérieur. Voilà le fond de son livre et ce qu’il se hâte un peu trop tôt d’appeler : philosophie de l’histoire ! Sa théorie, comme on le voit, est toute sensuelle, elle répond au système de Locke, et comme lui, elle n’est vraie qu’à moitié. Sans doute l’homme est soumis par son corps à l’influence des climats et des saisons, mais c’est la pensée et non le corps qui règne sur la terre : et qu’est-ce donc qui élève ou abaisse la pensée, si ce n’est l’éducation et les institutions ? La preuve que le climat n’est pas tout ; la preuve que l’âme humaine peut le dominer, c’est que sur le même sol où l’antiquité vit des héros, vous ne rencontrez aujourd’hui que des barbares ; c’est que sur le même sol où l’antiquité vit des barbares, vous rencontrez aujourd’hui les peuples civilisés. La terre de la liberté a enfanté l’esclavage, comme la terre de l’esclavage a enfanté la liberté !

Au reste la théorie de Herder était loin d’être nouvelle, et pour la retrouver à sa source, il faut remonter plus haut que Montesquieu et Bodin. En effet, il y a aujourd’hui plus de vingt-deux siècles qu’un grand observateur, Hippocrate, en posa les principes dans une page admirable, dont la philosophie de l’histoire de l’humanité n’est que le développement exagéré jusqu’au sophisme. Écoutez ceci : « Les Européens qui habitent les montagnes, les pays rudes, élevés, arides, où les saisons amènent de grandes variations, sont naturellement de haute stature, laborieux et braves ; leur caractère tient de l’agreste et du sauvage. Dans les vallées, dans les pays abondants en herbe, dans les lieux étouffés, plus exposés aux vents chauds qu’aux vents froids, la stature des hommes ne saurait être grande, ni bien droite : ils y deviennent gros, leur couleur est brune, plus près du noir que du blanc ; ils sont moins pituiteux que bilieux, ils ne manquent ni de force ni de courage. Toutefois leur nature n’est pas toujours la même ; elle se modifie suivant les circonstances. Si dans les pays qu’ils habitent, il coule de grandes rivières qui reçoivent beaucoup d’eau des terres, et de celle qui tombe du ciel, et de celle des lacs, ils ont bonne mine, et ils jouissent d’une bonne santé. Si au contraire ils manquent de rivières, de sorte qu’ils fassent leur boisson d’eau stagnante, ou d’eau de fontaines puantes, ils ne peuvent les digérer, et elles portent à la rate. Ceux qui vivent dans des contrées élevées, découvertes, exposées aux vents, et en même temps humides, sont grands, ils se ressemblent beaucoup entre eux ; ils sont bien faits, et d’un caractère doux. Tous ceux dont le pays est sec et découvert, où les saisons varient et sont bien tranchées, ont nécessairement le corps dur et robuste. Leur couleur approche plus du blond que du noir. Leurs mœurs sont libres, ils ne se gênent pas dans leurs passions ; et chacun y tient fortement à ses idées ; enfin partout où les saisons amènent de grands changements, on voit de grandes variétés dans les figures, dans les tempéraments, dans les mœurs et dans les coutumes. Ainsi les différences des saisons peuvent être regardées comme la première cause de la différence dans la nature des hommes. Ensuite vient la qualité des eaux… en général tout ce qui croit sur la terre, participe à la qualité de la terre ![46] »

Voilà des faits bien observés, des généralités bien saisies. Mais le puissant observateur n’en reste pas là. Après avoir étudié l’action du physique sur le moral, il apprécie l’action du moral sur le physique, action tellement supérieure qu’il lui attribue le double pouvoir de faire les grands peuples et les grands hommes. Ainsi la nature physique est dominée par la nature spirituelle. Ne vous effrayez pas des influences de la première ! Si la superficie de l’histoire est souvent hideuse, ses profondeurs sont sublimes, et le résultat invincible de tous les événements humains, c’est le triomphe du bien sur le mal, de la vérité sur le mensonge, de l’esprit sur la matière. Écoutez Hippocrate : « Le courage naît de l’exercice et du travail. Les Européens (les Grecs) doivent donc être plus propres à la guerre que les Asiatiques : leurs lois y concourent aussi parce ce qu’ils ne les reçoivent pas d’un roi. Là où les rois (les despotes) gouvernent, il y a nécessairement peu de bravoure. Je l’ai déjà dit, des âmes esclaves ne doivent pas naturellement s’exposer de bon cœur aux dangers pour augmenter la puissance du maître. Si donc parmi de tels hommes il en naissait quelques-uns de courageux, leur courage serait énervé par les lois sous lesquelles ils sont appelés à vivre. Au contraire, ceux qui se donnent des lois eux-mêmes, qui courent au péril pour leur profit, non pour celui d’autrui, le font avec plaisir ; ils supportent facilement les fatigues parce qu’ils doivent partager le prix de la victoire. Il est donc vrai que le gouvernement concourt à faire naître le courage[47]. »

C’est ainsi qu’Hippocrate, après avoir démontré l’influence des climats, signale avec soin la puissance invincible des institutions. Herder ne lui a emprunté que la première moitié de ses observations : son point de vue est inférieur parce qu’il est incomplet ; bien plus, il manque de nouveauté, à moins qu’on ne veuille accepter comme une nouveauté l’introduction de la météorologie dans la politique et de la physiologie dans la morale, théories aventureuses dont le temps a montré le vide, et que tout le talent de Cabanis, sa science pittoresque, son style si pur, si clair, et si puissant n’ont pu faire revivre, même un seul jour !

Au reste le matérialisme de Herder fut un accident imprévu de son système et non une erreur réfléchie de son esprit. Il ne vit pas le terme de sa route ; il ne sentit pas qu’au lieu de donner du mouvement à l’histoire, il la pétrifiait. Si l’influence des circonstances physiques est irrésistible, il faut nécessairement que l’humanité reste immobile ; car il n’y a pas de progrès dans les circonstances physiques, et les mêmes causes produisant toujours les mêmes résultats, la barbarie des peuples serait éternelle. Ainsi la théorie de Herder se trouve démentie par les faits ; le genre humain marche, les sociétés se perfectionnent, partout les influences physiques de la terre sont dominées par la puissance morale de l’homme et par l’action éternelle de la loi de perfectibilité !

CHAPITRE V.

VICO. — THÉORIES DES LOIS PROVIDENTIELLES DE L’HISTOIRE.

L’époque de Vico est une des plus brillantes de l’histoire. Lorsqu’il vint au monde, la pensée humaine s’était renouvelée dans le mouvement de deux grands siècles. La terre tournait d’après les lois de Galilée, Bacon avait ouvert des routes inconnues à toutes les sciences, et d’un trait de son génie Descartes venait de balayer la scolastique et la théologie du moyen-âge. Enfin Vico naquit au milieu du règne de Louis XIV, au moment où Bossuet, Fénelon, Newton, Locke produisaient leurs chefs-d’œuvre. Né en France, il eût augmenté la foule de ces grands hommes, et participé à leur gloire ; né en Italie, il vécut isolé, misérable, sans autres contemporains que des savants obscurs et des cardinaux indifférents ; aucun génie ne stimula son génie, il fut seul ; jeta quelques lumière dans les ténèbres, et mourut oublié.

L’oubli fut si complet que ses doctrines se perdirent et que plus d’un siècle s’écoula avant leur résurrection. Ce fut en Allemagne qu’elles reçurent pour la première fois une vie nouvelle[48]. Alors le pauvre Vico eut des disciples, mais des disciples indociles qui essayaient de corriger le maître et qui pour la plupart se montraient plus habiles à le dépouiller qu’à l’honorer. Notre intention n’est pas de signaler ici les nombreux emprunts dont Vico fut la victime ; il suffit de savoir que son livre a fait révolution dans les sciences historiques, qu’il a inspiré, qu’il a créé toutes les théories modernes, et que, malgré ses erreurs, sa place est marquée parmi les livres originaux qui remuent fortement les âmes et donnent l’impulsion à la pensée !

Deux idées puissantes absorbèrent la vie scientifique et philosophie de Vico. Il voulut 1o  tracer le code des lois providentielles qui gouvernent le genre humain depuis le commencement du monde, et les donner pour règles de l’avenir ; 2o  résoudre le problème tant cherché du principe de certitude, en d’autres termes découvrir le criterium de la vérité. Ainsi les études de Vico comprennent Dieu et l’homme, le secret des pensées de Dieu dans le gouvernement politique et moral de l’univers, et la direction à donner aux actions des hommes dans l’accomplissement de leurs devoirs. La première science est tout ce que le genre humain peut concevoir de plus élevé ; et d’abord il fallait six mille ans pour sa conception, car elle ne pouvait sortir que de l’expérience de l’histoire. Aussi cette idée manqua-t-elle à Platon, à Socrate, à toute l’antiquité. Elle devait naître du temps et de l’Évangile : c’était le résumé de la doctrine du Christ et de l’action du temps. Mais quelle puissance il fallait pour la concevoir, je ne dis pas pour l’exécuter, même après l’Évangile ! Comment une faible créature osa-t-elle regarder si haut ? Ah ! sans doute, Vico eut raison de donner le titre de science nouvelle à cette création de son génie ! Elle était nouvelle, en effet, la science qui, par le seul secours de l’observation, tentait de pénétrer le secret des lois providentielles et de tracer sur ce code révélé tout l’avenir du globe !

Ainsi fut créée la science nouvelle ; elle le fut presque en présence de Montesquieu ; car il voyageait alors en Italie, où, par une fatalité qu’il faut déplorer, il n’entendit parler ni de Vico ni de ses œuvres, et cependant Vico vivait, et cependant la sienza nuova était publiée depuis trois ans. Nous osons le dire : le peu d’éclat de ce livre, à son apparition, fut un malheur pour Montesquieu : il eût trouvé là l’idée du lien céleste qui manque à son immortel ouvrage. Et qui sait si la grande loi qui dirige les Peuples dans leur passage sur la terre, et que nous cherchons encore, ne se fût pas révélée à son génie !

Quant à Vico, il fut écrasé sous le poids de sa propre conception. La vue de la carrière qu’il venait d’ouvrir lui donna le vertige ; il ne put en supporter ni l’immensité ni la majesté, et dès l’abord on le vit travailler à lui tracer des limites. Le voilà qui remonte aux premiers jours du monde pour y chercher l’histoire complète d’une civilisation, son commencement, ses progrès et sa fin, et c’est dans cette histoire qu’il trouve le dernier mot de la Providence, la loi suprême qui doit à jamais régir l’univers. Toute histoire, suivant lui, se compose de trois époques : l’âge divin ou l’idolâtrie, l’âge héroïque ou la barbarie, l’âge humain ou la civilisation ; et ce triple tableau qu’il trace à grands traits devient le cercle étroit dans lequel il renferme le passé, le présent et l’avenir de l’humanité. Voilà ce que nous sommes condamnés à recommencer sans cesse ; voilà le moule dans lequel les nations doivent se précipiter éternellement ; chaque révolution de la société humaine fera revivre la barbarie des premiers jours du monde ; il y aura toujours sur la terre l’âge de l’idolâtrie et l’âge de la férocité, avant l’âge de la loi.

C’est ainsi que de l’ensemble et de l’enchaînement des faits accomplis Vico compose une histoire idéale qui doit se reproduire éternellement sur la terre. Chaque siècle ramène les mêmes événements dans l’histoire, comme chaque année ramène les mêmes saisons, les mêmes vicissitudes et les mêmes bienfaits dans l’univers.

Mais Vico va plus loin ; il ne se contente pas de faire tourner le genre humain dans ce cercle monotone, il soutient que, lors même que Dieu multiplierait à l’infini les mondes dans l’espace (hypothèse indubitablement fausse, ajoute-t-il), la destinée de tous ces mondes, nés et à naître, serait de suivre le cours des lois tracées dans la science nouvelle. Ainsi ce beau génie, qui tout à l’heure voulait écrire le code des lois providentielles, ose dire que la Providence n’a peuplé qu’un monde, n’a créé qu’une terre. Il ajoute même que, si d’autres mondes étaient possibles, ils ne pourraient exister que sous la direction des lois que lui faible mortel vient de découvrir. Tout à l’heure il cherchait la pensée de Dieu, à présent il lui trace des limites. Quel triste résultat d’une aussi magnifique conception ! Et cependant, lorsque Vico écrivait ces choses, Galilée avait vu le ciel ; Descartes, Pascal, Newton en avaient expliqué les lois ; et le grand géomètre Huyghens, suivant les traces de Fontenelle, nous avait légué en mourant le beau livre de la Pluralité des Mondes[49].

Tel est le système de Vico. Il s’est borné à étudier dans les modifications de l’esprit humain la marche que devaient suivre les sociétés ; en les supposant à l’état sauvage ou à l’état de barbarie. Là s’arrête la science nouvelle. On peut, si l’on veut, lui accorder quelques époques du passé, mais aucun héritage dans l’avenir. En effet, pour montrer combien sa doctrine est impuissante, il suffit de constater les progrès de l’humanité sur le globe ; et de remarquer que dans sa théorie des lois providentielles Vico n’a tenu aucun compte de la loi de perfectibilité, c’est-à-dire de l’amélioration graduelle du genre humain. Et qu’on ne croie pas que cette amélioration soit illusoire ! rien de plus facile que d’énumérer les vérités méconnues des temps anciens et qui sont acquises aux temps modernes. L’amour des hommes, l’abolition des castes, l’abolition de l’esclavage, la soumission des droits du citoyen aux droits de l’humanité, et la liberté de conscience, toutes vérités repoussées par les peuples les plus civilisés de l’antiquité et triomphantes aujourd’hui. La croyance d’un seul Dieu, qui coûta la vie à Socrate, est devenue la vie religieuse des nations ; il n’y a plus d’idolâtrie que chez les barbares ; autrefois elle couvrait la terre : tout était Dieu, dit énergiquement Bossuet, excepté Dieu même. Voilà les conquêtes morales qui ont changé la condition des sociétés, et qui rendent le retour de l’âge divin impossible. Ajoutez à cela les conquêtes de l’intelligence : l’imprimerie, les journaux, les machines à vapeur, les chemins de fer, puissant moteur de la Providence pour la diffusion des lumières, et qui promettent, si je puis m’exprimer ainsi, une naissance d’hommes aux peuples nouveaux. Ici les faits viennent à l’appui de nos espérances ! Voyez l’Amérique des États-Unis échapper à toutes les lois de la science nouvelle. Sa naissance ne date ni de l’âge divin, ni de l’âge héroïque ; elle n’a point à se dégager des chaînes des moines, des abjections des castes, des absurdités de la scolastique. Elle arrive tout droit à l’âge de la civilisation par l’industrie, le travail et la liberté. C’est un grand peuple qui vient de naître, et qui déjà se prépare à hériter du vieux monde !

Toutefois, et je le redis parce qu’on ne saurait trop le redire, ce peuple entré à pleines voiles dans la civilisation, s’y est montré avec quelques marques de barbarie ; il porte l’esclavage dans son sein comme un chancre rongeur. Sur cette terre classique de la liberté je vois deux millions d’hommes réduits à l’état de bétail ; je vois des fers, des fouets, des carcans, des supplices ; j’entends les menaces des bourreaux, j’entends les gémissements des victimes ; là on avilit l’homme ; là un peuple s’est cru le droit d’enchaîner ce corps et cette âme que Dieu avait faits libres. Eh bien ! qu’arrive-t-il ? la voix de toutes les nations civilisées s’élève pour lui reprocher son crime, et déjà commence dans l’Amérique la lutte sanglante de la justice et de la cupidité. Que la cupidité musèle ses victimes et trahisse les lois, qu’elle massacre les hommes généreux qui parlent au nom de la liberté, elle sera vaincue. Plus les crimes seront grands, plus ils seront visibles. Toutes les nobles volontés de l’homme combattent contre eux, et la mission céleste de l’Évangile est de réaliser un jour ces nobles volontés !

Ainsi la condition morale des peuples est entièrement changée ; le genre humain s’améliore et la masse civilisée est plus parfaite que dans les temps anciens : je parle des temps les plus beaux et les plus héroïques ; car dans ces temps d’héroïsme Athènes ne criait pas à Sparte : N’égorgez pas les ilotes ! Rome ne criait pas à Athènes : Ne vendez pas les esclaves ! Platon et Socrate lui-même acceptaient l’esclavage, et il y a dans la Politique du précepteur d’Alexandre une page honteuse où l’esclavage est déclaré chose juste[50]. Ne voyez-vous pas que cette page sépare à jamais les temps anciens des temps modernes.

Toutes les études historiques tendent donc à démontrer l’impossibilité du retour des âges divins et héroïques, à moins d’un cataclisme qui ne laisserait sur le globe que des grœnlandais ; d’où il résulte que la science nouvelle de Vico ne renferme pas l’avenir du globe, qu’elle n’est pas le moule éternel où les peuples doivent prendre leurs formes, que de nouvelles destinées nous sont promises, qu’une nouvelle science doit naître plus digne de l’homme, plus pleine de foi et d’espérance ; une science qui parlera à notre cœur et non à notre mémoire, et qui, loin de condamner le genre humain à tourner dans un cercle douloureux de superstition et de crimes, lui ouvrira un avenir brillant d’intelligence et de prospérité. Si donc nous dégageons de l’œuvre de Vico cette partie erronée de son système, il ne lui restera plus qu’une idée vraie, que cette magnifique idée de Bossuet qui place tous les peuples du monde, représentés par la postérité d’Abraham, sous les regards et la conduite de Dieu. Dès lors, le discours sur l’histoire universelle reste debout sur les débris du livre de Vico et par droit de génie et par droit d’ancienneté ; car le chef-d’œuvre du nouveau père de l’Église précéda de quarante-quatre ans le chef-d’œuvre du professeur italien. À présent, si l’on nous demande de formuler la loi qui dirige les peuples dans leur marche éternelle sous les regards de Dieu, nous serons obligés de convenir que la science n’est pas plus avancée aujourd’hui qu’elle ne l’était au temps de Bossuet et de Vico, seulement on peut dire que le caractère de la loi est la prévoyance et la bonté. Et qu’on ne vienne pas nous opposer les tableaux hideux de l’histoire du monde depuis six mille ans, car nous répondrions précisément par ces six mille ans d’existence et de progrès. Plus il y a de désordre dans les lois humaines, plus l’ordre des lois divines apparaît, puisque nous existons, puisque nous progressons, puisque chaque siècle en passant nous dépouille de quelque barbarie. Peu importe donc que la loi divine soit inconnue si elle se manifeste par des bienfaits et si son but visible est la conservation du genre humain. Ce qui importe, c’est que nous sachions qu’elle existe ! et voilà précisément ce qui fait la gloire de Vico : sa mission fut de nous avertir bien plus que de nous instruire ; mais son avertissement eut quelque chose de sublime, car il nous appelait au conseil de la Providence.

Passons à la seconde pensée fondamentale de sa philosophie : Vico est un de ces génies qu’il faut connaître tout entier.

CHAPITRE VI.

VICO. — MONTAIGNE. — BACON. — DESCARTES.

Rien de plus triste que la condition de l’homme. Il ne peut être heureux que par la vérité, et son sort est de vivre environné de mensonges : il n’a pas même le choix de ces mensonges ; sa nourrice, sa famille, son pays, son époque le saisissent dans son berceau pour le façonner à leur guise. Y a-t-il une opinion étrange qu’on ne trouve sur le globe et que nous n’eussions pu recevoir des temps, des lieux ou du hasard de notre naissance ? Mais ce n’est pas tout, à ces idées fatales qui sont indépendantes de notre volonté et dont si peu d’hommes songent à se dépouiller, il faut ajouter l’éducation, cette seconde naissance qui refait notre entendement et le meuble ou le démeuble au gré de nos maîtres et de nos professeurs. Là notre raison agit, mais offusquée par les habitudes de l’école, par le chaos de la théologie, par les systèmes de la science, par les théories philosophiques qu’un grand génie nous impose et qu’un plus grand génie anéantit ; car les opinions des philosophes sont aussi variées que les mœurs des peuples. Nous passons de Saint-Augustin à Bossuet, de Platon à Cicéron, d’Aristote à Descartes, de Descartes à Locke, de Locke à Kant, de Kant à Fichte, à Schelling, à Hegel sans jamais nous arrêter, forgeant notre intelligence à toutes ces fournaises, accusant nos pères de mensonges et n’écoutant pas la voix de nos enfants qui déjà se préparent à nous accuser à leur tour.

Dans ces causes incessantes de nos erreurs, je n’ai pas rappelé les passions qui nous aveuglent et les ambitions qui nous rendent serfs des passions d’autrui ; je n’ai rien dit des influences physiques et physiologiques dont Herder a fait ressortir tous les événements de l’histoire ; bien plus, je n’ai parlé ni des superstitions qui engloutissent tous les cultes ni des préjugés qui font partie intégrante de chaque classe et de chaque état de la société, ni des lois dont l’étude fausse l’esprit en plaçant la justice dans le point de droit, jamais dans la vérité. Enfin je n’ai rien dit des sciences naturelles qui varient sans cesse : vérité du jour, erreur du lendemain, et dont les plus brillantes découvertes se terminent toutes par l’incertitude, l’ignorance et l’impuissance !

Tel est cependant le gouffre de mensonges et de ténèbres dans lequel nous sommes plongés en naissant. Là nous pensons, nous raisonnons, et souvent aussi nous nous égorgeons au nom de la vérité ! À l’aspect de tant d’ignorance, qui s’étonnera de tant de crimes ? Mais ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que cette ignorance elle-même reste inconnue à la plupart des hommes ; il faut des siècles pour nous la révéler. Lorsque Montaigne, le premier parmi nous, levant la tête hors de ces ténèbres et regardant au-dessous de lui, vit cet effroyable chaos de coutumes, d’usages, d’opinions, de religions qui se partagent le globe, son âme se troubla, son imagination s’assombrit, et il proclama en face du monde la vanité de toutes les sciences et de toutes les pensées humaines. Et cependant ce rare génie avait entrevu le remède à tant de maux, et même il l’avait consigné quelques pages plus loin dans un autre chapitre de son livre, le plus beau peut-être des Essais, puisqu’il est resté original après l’Émile, qui en est sorti tout entier. Je veux parler du chapitre XXX de l’Institution des Enfants, dédié à madame Diane de Foix ; car, pour le remarquer en passant, c’est à une mère de famille que fut adressé le premier traité raisonnable d’éducation qui ait illustré la France.

Dans ce chapitre, on lit cette pensée qui alors passa inaperçue et qui plus tard devait servir de texte à Bacon et à Descartes et faire révolution dans les écoles : « Il faut tout passer par l’estamine et ne loger rien en nostre teste par autorité et à crédit. » Qu’on juge de l’étrangeté de cette parole à une époque où l’autorité d’Aristote décidait de tout.

Bacon fut le premier qui s’en saisit. Bacon, cette intelligence universelle qui eut la gloire de donner à Locke l’idée fondamentale de ses essais et à Montesquieu les principes de son admirable ouvrage ; Bacon, dont le génie rénovateur devinait l’attraction pressentie par Kepler et que cent ans plus tard Newton devait établir par les chiffres ; car Newton n’a pas découvert le système du monde, il l’a prouvé. Bacon, disons-nous, fondant la philosophie comme il avait fondé les sciences, posait le même principe que Montaigne, mais avec plus de clarté, plus de développement. Il disait : « Il ne nous reste plus qu’une seule planche de salut, c’est de refaire en entier l’entendement humain, c’est d’abolir de fond en comble les théories et les notions reçues, afin d’appliquer ensuite un esprit vierge et devenu comme une table rase à l’étude de chaque chose prise à son commencement[51]. »

Ces six lignes publiées à Londres à l’époque où le Parlement de Paris « défendait, à peine de vie, de tenir ni enseigner aucune maxime, contre les auteurs anciens et approuvés. » Ces six lignes portaient en elles une révolution complète. Elles furent recueillies par un jeune officier qui parcourait alors l’Europe, étudiant les peuples, consultant les philosophes, cherchant partout la vérité et s’étonnant de ne rencontrer que l’erreur. Il les médita au milieu des camps et après dix-sept ans de méditation, il en fit la base d’un petit traité de cent pages, dont le but était de renouveler les écoles et dont la destinée fut de renouveler le monde. Ce jeune officier c’était Descartes ; ce petit volume, c’est la Méthode, titre modeste d’une œuvre de génie !

C’est là que, s’offrant lui-même en exemple, l’auteur raconte comment, après avoir achevé ses études dans une des écoles les plus célèbres de l’Europe, puis après avoir étudié dans le monde et dans les armées les mœurs et les usages des différents peuples il se trouva tellement embarrassé de ses doutes, qu’il prit la résolution d’effacer de sa mémoire tout ce qu’il venait d’apprendre, de faire table rase, comme le dit Bacon, de tout passer par l’étamine, comme le dit Montaigne, en un mot de ne rien recevoir dans son entendement de ce qui ne lui serait présenté que par l’exemple, la coutume ou l’autorité. « Pour atteindre la vérité, dit-il, il faut une fois dans sa vie se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues, et reconstruire de nouveau tout le système de ces connaissances. » Mais comment le reconstruire ? Ici la difficulté est sans bornes : tant qu’il ne s’agit que d’effacer l’erreur, tout se passe dans la lumière ; mais dès qu’il s’agit de reconnaître la vérité, tout devient ténèbres. En effet, Descartes a bien trouvé le principe qui nous délivre du mensonge, mais en confiant à chaque raison le pouvoir de remeubler l’entendement, en laissant l’individu juge de toutes choses, il n’a fait que changer de désordres, il a enfanté le chaos.

C’est une chose remarquable que la réforme philosophique et la réforme religieuse se soient perdues par la même faute : Luther et Descartes n’ont fait que multiplier l’erreur, en appelant la raison individuelle sans autre autorité, l’un à l’interprétation des livres saints, l’autre au jugement des sciences morales et philosophiques !

Ici nous voyons reparaître Vico. Près de cent ans s’étaient écoulés depuis la publication de la Méthode. Descartes régnait sans contradicteur, faisant peser sur le monde savant la tyrannie de ses fortes pensées. Vico fut le premier qui l’attaqua. « Nous devons beaucoup à Descartes, dit-il, nous lui devons beaucoup pour avoir soumis la pensée à la méthode. C’était un esclavage trop avilissant que de faire tout reposer sur la parole du maître. Mais vouloir que le jugement de l’individu règne seul, c’est tomber dans l’excès opposé. » Puis il ajoute, après quelques plaintes sur l’ignorance de la jeunesse : « Descartes était très versé dans toutes les sciences, il vivait caché dans une solitude ; et ce qui fait plus que tout le reste, il était doué d’un génie tel que chaque siècle n’en produit pas toujours. Un homme doué de tels avantages peut suivre son sens propre ; mais tout autre le peut-il ? Que les jeunes gens lisent Platon, Aristote, saint Augustin, Bacon et Galilée ; qu’ils méditent autant que Descartes dans ses longues retraites, et le monde aura des philosophes comparables à Descartes. Mais avec la lecture de Descartes et le secours de leurs lumières naturelles, ils ne pourront jamais l’égaler, et encore tomberont-ils dans un abîme de mensonges. »

Ces observations avaient le double mérite de la nouveauté et de la vérité. Mais Vico ne se contente pas de combattre le système de Descartes, il veut le rectifier ou plutôt le remplacer. Au sens individuel il substitue le sens commun ; il proclame infaillible toute idée, tout principe qui se présente avec l’assentiment du genre humain ; en un mot, il fait de la voix universelle des peuples le criterium de la vérité ; système brillant que le philosophe formule ainsi : « Ce que l’universalité ou la généralité du genre humain sent être juste, doit servir de règle dans la vie sociale. La sagesse vulgaire de tous les législateurs, la sagesse profonde des plus célèbres philosophes s’étant accordée pour admettre ces principes et ce criterium, on doit y trouver les bornes de la raison humaine, et quiconque veut s’en écarter doit prendre garde de s’écarter de l’humanité tout entière. »

Ainsi Vico croit avoir marqué les bornes de la raison humaine. Voilà une haute prétention. Il plante son drapeau au milieu de la grande assemblée des peuples, et le cri général qui sort de cette foule, il le proclame la vérité, il dit : La raison humaine n’ira pas plus loin. Et cependant que d’objections contre ce système ! Pour que la pensée universelle puisse devenir le criterium de la vérité, il faut qu’elle n’ait jamais proclamé le mensonge. Ici la règle ne peut souffrir d’exceptions, l’exception serait l’erreur, et l’erreur détruit la règle. Eh quoi ! n’a-t-on pas vu des temps où l’idolâtrie couvrait le globe ? Les sacrifices humains n’ont-ils pas ensanglanté tous les cultes ? L’esclavage et la polygamie ne furent-ils pas consacrés par toutes les nations de la terre barbare ou civilisée ; et si l’assentiment du genre humain a proclamé le polythéisme ; s’il a sanctifié à la fois le massacre, le libertinage et la violation des droits de l’homme, dirons-nous avec Vico que ce sont là les bornes de la raison humaine. Tel est cependant le témoignage universel ; simple expression de l’état social, comment pourrait-il être l’expression de la vérité et de la raison ?

Ce système, mal compris du temps de Vico, devait l’être beaucoup mieux du nôtre. Les flatteurs du peuple ne pouvaient manquer cette occasion de lui jeter une nouvelle couronne. Le peuple est roi par l’élection, juge par le jury, pourquoi ne serait-il pas philosophe par la grâce de Vico, ou de son brûlant disciple, l’abbé de Lamennais ? Il est vrai qu’en faisant le peuple électeur et juré, on a eu l’heureuse idée de fonder des écoles pour l’instruire, et de fixer un cens d’éligibilité pour le trier ; mais en philosophie, rien de plus inutile que le triage et l’instruction ; c’est le nombre qui fait l’autorité. Nous avons bien à faire vraiment des livres et des docteurs, lorsqu’il nous suffit d’écouter les masses pour décider de toutes les questions morales, politiques, religieuses dont on cherche la solution depuis le commencement du monde ? Voilà comment, grâce à Vico, la démocratie déborde aujourd’hui jusque dans la philosophie.

C’est cependant là que son pouvoir expire ; c’est au moins là qu’il faut l’arrêter, sous peine de ne plus faire de progrès que dans le mensonge ; la roture, que je sache, ne donne pas plus la raison que la noblesse ne donne le génie. Et en effet, j’ai beau chercher la vérité dans les masses, je ne la rencontre, quand je la rencontre, que dans les individus. Pour que la lumière jaillisse des ténèbres, il faut que Dieu y allume un soleil ; pour que la vérité entre chez un peuple, il faut que Dieu y jette un législateur. La vérité n’est révélée qu’au génie, et le génie est toujours seul. Que voyez-vous dans l’histoire ? d’un côté Moïse, Socrate, Jésus-Christ ; de l’autre les Hébreux, les Grecs et l’univers. D’un côté les peuples qui persécutent et qui tuent, de l’autre la victime isolée qui les éclaire. Toujours un homme et un peuple ; toujours la raison individuelle travaillant à former la raison universelle. Les peuples, dit admirablement Bossuet, ne durent qu’autant qu’il y a des élus à tirer de leur multitude. Pensée profonde que Bossuet n’applique qu’aux saints, mais qui peut s’appliquer aux philosophes, aux législateurs, à tous les bienfaiteurs de l’humanité. Le privilége du génie est de tout dire dans une ligne.

Ainsi tombe naturellement en présence des faits la philosophie démocratique du témoignage universel, ce qui ne veut pas dire que la philosophie aristocratique du témoignage individuel soit beaucoup meilleure. Rien ne doit rester de ces deux systèmes, car ils donnent à l’autorité humaine une puissance qu’elle n’a pas. Mais où donc est la vérité ? Dieu aurait-il environné l’homme de tant d’erreurs, sans lui fournir un seul moyen de les reconnaître ? Lui aurait-il donné une conscience qui redoute le mensonge, une raison qui cherche la sagesse, la faculté de penser, de comparer, de vouloir, le tout pour se tromper éternellement ? Non, Dieu n’a pas manqué de justice, car alors il eût manqué de puissance. Il a placé la vérité au point de vue de l’homme, puisqu’il a placé l’homme en présence de ses ouvrages, et que l’ouvrage exprime toujours la pensée de l’ouvrier. La pensée de Dieu, c’est-à-dire la vérité, nous est donc révélée par les lois de la nature. C’est là que le Créateur a imprimé sa volonté immuable : le livre qui la renferme est écrit dans la langue universelle, et il s’ouvre sous les yeux du genre humain !

Atténuant lui-même la valeur de sa théorie du sens commun, Vico écrit « Aux mathématiciens il appartient de chercher le vrai ; les philosophes doivent se contenter du probable. »

Oui, tant que l’autorité de l’homme est invoquée !

Non, quand c’est la pensée même de Dieu, sa pensée réalisée, sa pensée devenue visible, dans les lois physiques et morales de la nature. Il y a là plus qu’une conviction mathématique ; c’est la vie qui parle, la vie sortant des mains de Dieu, et pour première loi révélant son créateur.

Les mathématiques elles-mêmes ne sont vraies que parce qu’elles représentent quelques lois physiques de l’univers. Elles sont la pensée de Dieu traduite par des lignes et par des chiffres.

Il faudra bien convenir un jour que les lois morales de l’univers sont aussi positives que les lois mathématiques, parce qu’elles ont la même origine, parce qu’elles sont l’expression de la même pensée. Dieu n’a pas failli à nous les donner, c’est nous qui avons failli à les étudier et à les comprendre.

Le livre de Vico est si riche, il remue tant d’idées, il soulève tant de questions, enfin il a si puissamment agi sur notre siècle ; qu’il devenait indispensable de le soumettre à l’examen d’une critique forte et impartiale. Cet examen d’ailleurs était commandé par notre sujet, le but de ce livre étant surtout de signaler le point de départ des conceptions originales destinées à exercer quelque influence sur l’esprit humain. Sous ce rapport il est impossible de rien imaginer de plus puissant que la philosophie de l’histoire ; et soit qu’elle s’attache à trouver dans le passé la formule de l’avenir, soit que moins ambitieuse elle se contente d’enregistrer les progrès du bien sur la terre, son étude promet la révélation des destins de l’humanité. Terminons donc comme nous avons commencé, en signalant les traits frappants qui séparent la science historique des temps anciens de la science historique des temps modernes. Avant Vico l’histoire n’était que le simple récit des faits ; sous l’influence de Vico, la transfiguration s’est opérée : l’histoire est devenue prophétique et providentielle, en sorte que, prise dans son ensemble sur le globe entier, elle nous apparaît comme une épopée sublime, où chaque peuple accomplit une pensée de Dieu dans l’intérêt du genre humain !


SECTION HUITIÈME.

VOYAGES.


CHAPITRE UNIQUE.


DES VOYAGES DANS L’ANTIQUITÉ
HANNON. — SCYLAX. — ARRIEN. — NÉARQUE, ETC.
DES VOYAGES PARMI LES MODERNES.
ASCELIN. — CARPIN. — BENOIT. — RUBRUQUIS, ETC.
LETTRES ÉDIFIANTES.
DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
CHRISTOPHE COLOMB. — AMÉRIC VESPUCE.
VOYAGES DE DÉCOUVERTES.

Ici les richesses se multiplient et le choix devient d’autant plus difficile, que ce n’est pas dans la perfection littéraire que nous devons chercher la mesure du mérite de ce genre d’ouvrage.

Étudier les voyages c’est apprendre à connaître les hommes, le globe et la nature ; c’est acquérir la vue de l’ensemble des choses. Aussi, tous les grands écrivains, depuis Montaigne jusqu’à Rousseau, se sont-ils éclairés de cette lumière. Montesquieu doit aux voyageurs les plus beaux chapitres de l’Esprit des Lois, Buffon, ses vues générales de l’univers, et Bernardin de Saint-Pierre, la révélation des harmonies célestes qui unissent la nature à l’homme et l’homme à Dieu.

Mais si les voyages sont la lumière des savants et des philosophes, ils sont aussi le charme de toutes les classes de la société. Je ne connais pas de lectures plus amusantes : ce sont livres d’émotions autant que livres d’instruction ; ce sont livres d’aventures qui nous associent à toutes les peines et à toutes les joies du voyageur. Il est si doux de faire voyager l’esprit pendant que le corps se repose ! Nos traités de géographie sont arides et les voyages sont charmants ; c’est cependant toujours de la géographie ; mais, dans les premiers la science s’isole de l’homme, et dans les seconds elle se personnifie au voyageur. La pensée a besoin d’une âme qui l’anime, d’un corps qui la rende visible. La plus riante solitude n’est à la longue qu’un désert triste et mort ; un simple berger lui donne la vie ; nous rapportons à sa cabane les montagnes, les forêts, les fleuves, les cieux qui l’environnent et nous y dirigeons d’abord nos pas. C’est par ce sentiment de sociabilité que les écrivains qui font agir des personnages dans leurs poèmes l’emportent de beaucoup sur les autres par l’intérêt et le génie. Tel fut parmi les anciens Homère, le plus grand des voyageurs, et parmi les modernes, le Dante, le Tasse, Cervantes et Richardson. Non-seulement ils ont personnifié la nature physique, mais ils ont mis en action soit la puissance des dieux, soit les passions des hommes, pour en faire ressortir de hautes vérités morales. Un des plus grands charmes de la Genèse c’est qu’elle centralise l’histoire du monde à Adam. Les philosophes qu’on relit avec le plus de fruit, les historiens qu’on relit avec le plus de plaisir, ne sont pas ceux qui ont écrit des dissertations savantes ou des histoires universelles, mais ceux qui ont animé leurs leçons par la présence des sages, comme l’a fait Platon, ou qui ont encadré les principaux événements de l’histoire dans la vie des hommes illustres, comme, l’ont fait Tite-Live, Tacite et surtout Plutarque.

Tous ces genres d’intérêts et bien d’autres encore se retrouvent dans les voyages. Peintres de la nature, historiens des rois et des peuples, les voyageurs ont encore cet avantage d’attacher les lecteurs à leurs propres aventures ; vous avez le drame du roman à côté des récits de l’histoire, des descriptions du géographe et des impressions du philosophe. Voilà pourquoi une simple relation intéresse plus que les descriptions les plus savantes. J’aimerais mieux lire le voyage d’un pauvre piéton à travers les déserts de l’Afrique, que l’histoire complète de ces contrées écrite par un académicien ; j’en tirerais à la fois plus de plaisir et de profit. Le savant me montre des cartes, le piéton des paysages ; l’un me fait passer en revue les diverses productions du globe, les végétaux, les animaux, savamment classés d’après nos systèmes méthodiques ; l’autre me les montre à leurs places et rangés suivant les lois même de la nature, c’est-à-dire suivant les besoins de l’homme. Je révère, j’admire le savant assis dans son fauteuil, cherchant la vérité au milieu de ses livres ; mais j’aime à marcher avec le voyageur sur des rives lointaines, à le suivre le matin dans le palais des rois, et, le soir, à converser avec lui à la porte d’une pauvre cabane, me promenant aujourd’hui sur les places d’une ville décorée de superbes monuments, et le lendemain, traversant avec les caravanes les déserts qui l’environnent !

À ces considérations générales d’instruction et de plaisir nous pourrions joindre d’autres considérations non moins importantes sur l’utilité des voyages. Toutes les richesses qui nous environnent sont des présents des voyageurs : ils ont fertilisé nos champs des productions des deux Indes et les deux Indes des productions de l’Europe. Nous leur devons la connaissance du globe, le tableau de ses merveilles, tout ce qui peut ajouter aux délices d’une vie voluptueuse et surtout aux douceurs de la vie commune ; car les choses excellentes se multiplient vite : la nature ne permet pas les jouissances de l’égoïsme, et c’est en prodiguant ses biens qu’elle les arrache de la main du riche pour les faire tomber dans la main du pauvre.

À qui veut apprécier les bienfaits des voyageurs il suffit de jeter les yeux sur l’ancienne Gaule et sur la France nouvelle. Ce sol si riche aujourd’hui ne produisait, il y a trois ou quatre siècles, que des châtaignes, des faînes, des pommes sauvages et du gland. Il est curieux de voir successivement arriver de tous les points du globe les arbres qui ont fécondé nos campagnes et les fleurs qui l’embellissent. Tantôt ils suivent les guerriers au retour de leurs conquêtes et consacrent leur gloire par les plus doux bienfaits de la nature. Tantôt ils pénètrent avec les voyageurs chez les peuples barbares pour les civiliser, ou chez les peuples esclaves pour adoucir leurs maux. Ainsi le cerisier partage le triomphe de Lucullus ; ses mains guerrières le présentent au sénat comme le plus beau fruit de la victoire. Ainsi le noyer, l’abricotier, l’amandier et le pêcher passent des champs de la Perse dans ceux de la Grèce, de la Grèce en Italie et de l’Italie en France, marquant dans leur marche les progrès de la civilisation et les conquêtes de l’homme dans les divers climats. Plus tard le framboisier descend du mont Ida pour embaumer nos collines, et les grappes noirs du cassis, qui brillaient au milieu des glaces de la Suède, se mêlent aux grappes vermeilles du groseiller indigène. Enfin l’olivier, le palmier, l’oranger, le figuier, le mûrier arrivent successivement de toutes les parties du monde pour ombrager les champs de la Sicile, de l’Espagne et de la Provence. Heureux le voyageur qui attache son souvenir, je ne dis pas à la découverte d’un arbre précieux, mais à une simple fleur ! J’aimerais mieux être Benezet dans son cercueil, disait un officier américain, que George Washington avec toute sa renommée ! Benezet était le fils d’un pauvre tonnelier, qui, après avoir charmé les souffrances de nos esclaves en leur apprenant la culture du tabac, avait porté la canne à sucre chez les nations barbares des bords du Niger, dans l’heureuse persuasion que la culture de cette plante sur un sol libre en Afrique pouvait satisfaire à nos besoins et par suite briser l’esclavage en Amérique.

Ainsi l’Europe fut embellie et civilisée par les conquêtes des voyageurs. Nos forêts, nos vergers, nos jardins sont l’œuvre de quelques pauvres missionnaires, de quelques marins aventureux ou des savants les plus illustres. Tous sont dignes de notre reconnaissance, depuis Busbeck qui nous donna le lilas jusqu’à Henri IV qui nous donna le mûrier, depuis l’immortel Jussieu qui apporta de Londres, dans son chapeau, le cèdre du Liban qui ombrage aujourd’hui le Jardin du Roi, jusqu’au matelot inconnu qui, en laissant sur nos rivages la pomme de terre cueillie dans les savanes de l’Amérique, délivra le monde de la famine ef fût le bienfaiteur du genre humain !

Ces considérations générales suffisent pour faire sentir l’excellence de cette division du catalogue. Les voyages sont la lumière de l’histoire, plus encore ils sont le tableau et quelquefois l’explication des œuvres de Dieu ; comment aurions-nous pu les oublier dans une bibliothèque universelle ?

Quoique le nombre des voyages soit devenu si considérable que leurs titres seuls absorberaient aujourd’hui plus de dix volumes in-8o, le choix nous a offert peu de difficultés ; nous nous sommes bornés aux relations originales, aux voyages de découvertes, nous appuyant de cette observation si vraie du président de Brosses : « Qu’on est surtout curieux de savoir comment les choses ont été vues par les premiers qui les ont vues[52] !

Les relations originales de l’antiquité sont peu nombreuses. Dans les premiers temps du monde c’étaient les peuples qui voyageaient ; ils prenaient possession du globe, tantôt paisiblement comme les patriarches, tantôt à main armée comme Sésostris. À côté des conquérants il y avait les poètes, comme Homère ; les géographes, comme Strabon, et enfin les commerçants qui, par cupidité, cachaient leurs découvertes. Deux lignes mystérieuses de Diodore de Sicile donnent aux Carthaginois la gloire d’avoir les premiers touché aux rives de l’Amérique.

Parmi les rares monuments qui nous restent de cette époque nous avons recueilli Strabon et Pausanias ; les quatre Périples d’Hannon, de Scylax et d’Arrien ; enfin les voyages de Néarque, relation maritime de l’expédition d’Alexandre.

Quant aux Romains, ils se sont montrés plus ambitieux de posséder le monde que de le connaître. Point de relations de voyage ; beaucoup d’histoires de conquêtes. Ce peuple cherchait les peuples, comme l’aigle cherche une proie. Un seul fait suffit pour le caractériser. Maître de l’Égypte, il ne pensa ni à interroger ses annales, ni à déchiffrer ses hiéroglyphes, et ce dernier flambeau du passé brilla quelques moments entre les mains de Rome, inutilement pour l’humanité !

Après la chute du grand empire, le monde géographique se couvre de ténèbres : les peuples ne se connaissent plus ; l’occident ignore l’orient, et des milliers de barbares roulent en même temps du nord et du midi sur l’Europe qui ne soupçonnait pas même leur existence. Les croisades, c’est-à-dire, la réaction de l’Europe sur l’Asie et l’Afrique, répondent bientôt à ces terribles envahissements. La grande famille humaine se rencontre sur le champ de bataille, et la civilisation recommence par la guerre avant de s’accomplir par la religion.

Cette époque est une des plus curieuses du moyen-âge. Sous le nom de missionnaires les voyageurs y jouent un rôle merveilleux ! Le sort du monde leur est confié. L’histoire ancienne n’offre rien de semblable à l’ambassade d’Ascelin, de Carpin et de Benoît. De pauvres religieux qui n’ont vu jusqu’à ce jour que les murs de leurs couvents, sans autre secours que l’Évangile, sans autre trésor que leur foi, sont envoyés par le souverain pontife, Innocent VI, au fond de la Tartarie et de la Perse où ils doivent rencontrer les armées mongoles qui menacent l’Europe, et remplir auprès de leur chef une mission de paix et de charité. Ils partent (1246), traversent l’Europe et l’Asie également barbares, et au milieu des fortunes les plus diverses, ils arrivent sous la tente de l’empereur tartare, et là, en présence des bourreaux qui les menacent, ils lui signifient au nom du pape de mettre bas les armes et de se faire chrétien.

Après la mission de ces pauvres moines viennent la mission de Rubruquis, et les voyages de Marc Paul en Arménie, en Perse et en Chine où il séjourna vingt ans, récit merveilleux de l’Orient, trace lumineuse laissée dans les ténèbres, qui doit un jour briller aux yeux de Christophe Colomb, et le conduire à la découverte du nouveau monde !

Ces premiers voyages des missionnaires auxquels il faut joindre Haïton l’arménien, Jéhan de Mandeville, Ambroise Contarini, Abdoul Rizacq, fils de Timour, etc., renferment toute la science géographique du moyen-âge, et représentent l’Orient sous ses trois aspects les plus pitoresques, l’étrangeté, la barbarie et la magnificence. Plus tard les missionnaires s’instruisent et se multiplient. Le monde s’éclaire devant eux, et le recueil de leurs relations compose bientôt, sous le titres de Lettres édifiantes un ouvrage sans modèle parmi les anciens, unique parmi les modernes, où se trouvent réunis les prodiges de la foi, les actes des martyrs, la science des naturalistes, la majesté des idées religieuses aux tableaux les plus sublimes et les plus frais de la nature !

Les lettres édifiantes et curieuses ont mérité les éloges de Montesquieu, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre et de Châteaubriand ; Voltaire s’est appuyé de leur autorité, et le plus grand des géographes modernes, le savant Danville les cite souvent avec admiration dans ses précieux mémoires ! En effet, il n’y a pas un coin du monde, une solitude reculée où nos missionnaires n’aient porté la parole évangélique : leurs lettres nous arrivent de toutes les latitudes. Il y en de datées du pied d’un arbre au milieu d’une forêt vierge de l’Amérique, du palais des empereurs barbares de l’Asie, et de la hutte des sauvages. La fatigue et les périls excitent leur zèle, et partout où il y a des âmes à conquérir, des cœurs à émouvoir, des misères à soulager vous êtes sûr de les rencontrer actifs, humbles, mais indomptables, et poursuivant leurs œuvres de charité jusqu’au martyre !

Pendant que les premiers missionnaires poursuivent leur œuvre, une grande curiosité s’éveille et avec elle commencent les voyages de découvertes. Il ne s’agit plus seulement de baptiser des Barbares, mais d’instruire le monde civilisé. Les missionnaires allaient à la conquête des sauvages, Christophe Colomb, Dracke, Dampierre, Anson, Bougainville, Cook vont à la conquête des bienfaits de la nature ; ils changent les idées de l’Europe en multipliant ses jouissances, et agrandissent l’âme des peuples, en leur apprenant l’œuvre de Dieu. Les voyageurs sont le lien terrestre des nations, comme les missionnaires en sont le lien religieux. Cook est quelque chose de plus. Sa haute intelligence et son âme évangélique, son humanité pleine d’héroïsme, lui font une place à part. Il faut le lire comme un modèle, l’admirer comme un grand homme et l’honorer comme un martyr !

Mais le premier des martyrs et le plus grand des hommes parmi les Bienfaiteurs des hommes, c’est Christophe Colomb. Fils d’un simple artisan, né dans l’indigence, élevé dans l’obscurité, il devint plus riche, plus puissant, plus illustre que tous les souverains de la terre, puis du sommet de la fortune et de la gloire où son génie l’avait élevé, il tomba au fond d’un cachot et se vit chargé de chaînes par les rois mêmes à qui il avait donné un monde !

Quelle époque dans l’histoire du genre humain ! Nous sommes en 1450, l’imprimerie est inventée ; nous sommes en 1492, et sur la terre d’Europe trois hommes sont nés qui doivent changer toutes les idées des hommes. Luther touche à peine à sa neuvième année, Copernic en a seize, Christophe Colomb en a cinquante-sept, et il vient de franchir l’abîme derrière lequel s’élève un nouveau continent.

Les événements qui s’accomplissent dans ces contrées inconnues ; la merveille de leur découverte, la merveille de leur conquête ; les noms illustres qui surgissent de toutes parts, Christophe Colomb, Americ Vespuce, Vasco de Gama, Cortez, Pizarre, Albuquerque, ces aventuriers devenus de grands hommes ; la chute du Mexique, la chute des Incas ; l’or que produit cette terre arrosée de tant de sang ; les bienfaits de la nature qui nous donne un monde et la fureur de l’homme qui en fait un champ de massacres ; toutes ces choses forment un drame immense, pathétique, tel qu’il ne s’en était pas encore vu sur la terre, point de départ sublime d’une nouvelle période dans l’histoire de l’humanité !

Nous avons recueilli toutes les pièces orignales, tous les récits primitifs de ces époques de poésie et de prodiges. Dans de si merveilleuses circonstances, ce sont les témoins qu’il faut entendre ! Que les navigateurs nous racontent leurs découvertes, que les guerriers nous racontent leur gloire ; que le siècle tout entier nous apparaisse avec sa soif des richesses, son besoin d’aventures, et cette ardeur de superstition et d’ambition qui attise sa férocité et le précipite dans le crime, plus les récits de ces choses seront empreints des couleurs du temps, plus nous pencherons vers l’indulgence qui est la vérité. Car si ce n’est pas le siècle qui fait nos actions, c’est lui qui les inspire et les dirige. Dans tous les actes, bons ou mauvais, de la vie d’un homme et d’un peuple, il y a toujours une portion qui ne lui appartient pas, et dont il ne faut lui faire ni une gloire ni un crime. Les temps, la famille, la patrie, l’éducation, nous tordent et nous façonnent à leur guise : qui leur obéit peut être un grand homme, mais il faut savoir leur échapper pour être un sage !

Les monuments primitifs de l’histoire du Nouveau-Monde forment deux grandes divisions.

La première comprend les relations de Christophe Colomb, Americ Vespuce, Diego Porras, Diego Mendez, Pierre Martyr, Las-Casas, Fernand Cortez, etc., enfin tous les mémoires originaux de cette grande époque.

La seconde division se compose de plusieurs corps d’histoires, dont les matériaux ont été recueillis sur les lieux par des missionnaires ou des voyageurs, peu de temps après la découverte de Christophe Colomb, et lorsque le nouveau monde retentissait encore des cris de triomphe de ses vainqueurs. Telles sont les relations de Garcilasso de la Véga, d’Augustin de Zarate, d’Herrera, d’Antonio de Solis et de Barro-Couto. Telles sont encore, à une époque plus rapprochée, les admirables histoires de Charlevoix, Dutertre, Duhalde, Labat, Lafiteau, Osarius et Lopez de Castagne ; relations pleines de charmes où l’histoire de la nature se trouve divinement mêlée à l’histoire des hommes ; tableaux sublimes des forêts vierges de l’Amérique, des steppes, des savanes, des llanos, des pampas, ces vastes déserts de sable, d’eau et de verdure qui apparaissent comme sortant de la main de Dieu, et qui attendent la main de l’homme pour recevoir leur seconde création !

Le caractère saillant de toutes ces histoires, c’est la foi et l’amour qui se résument dans la charité, sœur nouvelle des muses antiques. Plus vous les lisez, plus vous êtes touché de l’humilité de l’historien et de la grandeur de son œuvre. Le livre qu’il écrit n’est que l’accident d’une mission plus haute qu’il s’impose. La charité le fait voyageur, législateur, historien, naturaliste, astronome, géographe. Il court d’un monde à l’autre pour instruire et pour bénir, et c’est en accomplissant l’Évangile qu’il recueille sur sa route les mœurs, les usages, les histoires et surtout les superstitions et les théologies barbares, c’est-à-dire toutes les formes diverses par lesquelles l’âme humaine s’est fait jour jusques à Dieu !

Telles sont les relations admirables qui ont mérité les éloges de l’Europe : c’est par elles que se termine notre catalogue, c’est avec elles que se termine notre tâche ; elles sont, dans l’ordre bibliographique, le couronnement des œuvres du génie ! et quel plus beau couronnement que la pensée évangélique. Nous voici donc arrivé au terme de notre travail : la justice du temps a consacré le choix que nous offrons au public ; notre collection renferme tout ce que l’esprit humain a produit de beau, d’utile, d’ingénieux, en évitant les redites, en repoussant le médiocre, ces deux mortels ennemis du bon goût et des bonnes doctrines ; c’est le grand inventaire des propriétés du génie, depuis Homère jusqu’à Byron, depuis Hérodote jusqu’à Froissard, depuis Platon jusqu’à Kant, depuis saint Augustin jusqu’à Fénelon, jusqu’à Massillon, jusqu’à Bossuet ; en y comprenant les poésies primitives et les chroniques originales de tous les peuples ; puis la Bible et l’Évangile, ces chroniques du ciel, ces archives sublimes des relations de Dieu avec la créature ! deux livres qui sont le commencement de tout et sans lesquels l’homme ne peut ni expliquer le monde ni s’expliquer lui-même.

Respirons quelque peu, s’écrie Bacon à la fin de son ouvrage sur l’accroissement et la dignité des sciences, respirons quelque peu et jetons un dernier regard sur la route que nous venons de parcourir. Notre ouvrage ressemble aux préludes des musiciens, lorsque, avant d’exécuter quelques belles symphonies, ils essaient leurs instruments et cherchent à se mettre d’accord. Ces préludes, il est vrai, ont peu de charmes par eux-mêmes, et leurs sons monotones blessent quelquefois les oreilles délicates, mais leur effet est de préparer le concert, d’y établir l’ordre et de le rendre plus doux et plus harmonieux ! Ainsi parlait l’immortel Bacon, et ce qu’il disait de son livre, bien plus justement nous le disons du nôtre : Faible, trop faible prélude des plus harmonieux concerts, faible, trop faible esquisse du plus grand monument qui ait encore été élevé à la gloire des lettres, au génie de l’homme, à la moralité des nations.


LE PANTHÉON LITTÉRAIRE !


Les lettres seules règnent sur le monde ! c’est la vie intellectuelle des peuples. Où elles manquent, il n’y a point de gloire ; où elles manquent, les gouvernements ne vivent que de la vie matérielle et meurent tout entiers. Ainsi se sont évanouis les empires antiques de l’Asie, sans même jeter leurs noms à la postérité, ne laissant après eux que des pierres, du marbre, des pyramides et des tombeaux. Mais ce que l’ambition humaine, matérialisée dans les plus magnifiques monuments, refuse aux maîtres de la terre, la voix des Muses le leur accorde. La pensée vit plus que le marbre : son influence survit aux nations. Voyez la Grèce et l’Italie ; mortes comme puissance politique, elles règnent encore comme puissance littéraire ! Tout ce que nous avons de bien est leur œuvre. Nos poètes leur demandent des formes et des images, nos politiques des lois, nos orateurs des modèles, nos colléges des enseignements. Si huit ou dix hommes n’avaient existé, n’avaient pensé, à Athènes et à Rome, nous n’aurions ni littérature classique, ni éducation sociale ni gouvernements libres. Et c’est une chose grave et de haute conséquence qu’il ait fallu que ces huit ou dix hommes existassent pour que l’Europe fût civilisée, pour que nous fussions un grand peuple ; ce qui prouve, non-seulement la puissance de la pensée humaine, mais encore une volonté providentielle !

Le Panthéon littéraire est un temple divin ouvert aux intelligences. Tous les peuples y sont appelés, tous se pressent sur son parvis, et quoique chacun y apporte les livres sacrés de sa religion, nous n’avons point brisé la croix sainte qui rayonne à son sommet et qui doit un jour couvrir le genre humain de sa lumière !



  1. Tous ces livres ont été imprimés en 1830 et 1836, soit par l’Association catholique du Sacré-Cœur, soit par la Société Catholique des Bons-Livres. Il nous serait trop facile d’en augmenter la liste ; mais notre but n’est pas de critiquer ces publications ; il nous suffit d’en montrer l’insuffisance.
  2. Crimes des Rois de France, Crimes des Reines de France, Crimes des Papes, etc., par La Vicomterie, réimprimés en 1833 et 1834, pour la Bibliothèque populaire.
  3. Les Chaînes de l’esclavage, par Marat, à deux sous la feuille ; Discours de Saint-Just, idem. Discours de Maximilien Robespierre, id. ; Opinions de Cavaignac sur le jugement de Louis XVI, id. ; Histoire patriotique des arbres de la liberté, par l’abbé Grégoire. On peut juger des doctrines de ce livre par cette phrase : « La destruction d’une bête féroce, la cessation d’une peste, la mort d’un roi sont pour l’humanité des motifs d’allégresse ; » et par cette autre : « L’arbre de la liberté ne peut prospérer s’il n’est arrosé du sang des rois. » On a réimprimé ce petit livre à bon marché, « parce que, dit l’éditeur dans sa préface, ce qui est utile à tous doit être mis à la portée de la fortune de tous. » – Tous ces livres et une multitude d’autres du même genre forment la Bibliothèque populaire, éditée avec des notes nouvelles dignes de Saint-Just et de Marat, par les sociétés dites républicaines.̃
  4. Voyez : Essai sur l’origine unique et hiéroglyphique des chiffres et des lettres de tous les peuples, par M. de Paravey.
  5. Helvétius lui-même ne comprit pas ce livre, ce qui est constaté par une lettre qu’il écrivit à Montesquieu et que les éditeurs des œuvres de ce dernier persistent à publier à la tête de l’Esprit de Lois, comme si cette lettre y jetait quelque lumière, comme si l’incapacité accidentelle d’Helvétius pouvait ajouter quelque chose à la gloire de Montesquieu.
  6. Il justifie l’esclavage en reconnaissant une race d’hommes faits pour être esclaves. Il prive de leurs droits de citoyens tous ceux qui se livrent à l’industrie et au commerce. Politique, liv. 1er.
  7. Nous ne pouvons ici qu’indiquer ces principes que nous avons développés pour la première fois dans le second et le troisième livre de l’Éducation des Mères de Famille, ou de la Civilisation du genre humain par les femmes, 2 volumes in-8o.
  8. Au septième livre vers la fin de l’ouvrage il donne aussi des lois à une cité imaginaire, travail sec et stérile, où il cherche bien moins à fonder une république qu’à renverser celle de Platon.
  9. Économies royales, tom. V, pag. 66.
  10. Voyez son livre intitulé : le Commerce et le gouvernement, considérés relativement l’un à l’autre.
  11. Voyez : Doutes modestes à l’auteur de l’Ordre naturel.
  12. Publiées en 1815, un vol. in-8.
  13. Tome V, pag. 284.
  14. Voyez Du Perray, de la Capacité des Ecclésiastiques, liv 1er, chap. 7.
  15. Saint-Augustin, Cité de Dieu, liv. 21 chap. 6.
  16. Du Perray, de la Capacité des Ecclésiastiques, liv. 1er.
  17. La dernière de ces ordonnances est du mois de juillet 1682.
  18. La maréchale d’Ancre est brûlée comme sorcière par arrêt du parlement, 1617. Gaufredi est brûlé comme sorcier par arrêt du parlement de Provence, 1611.
  19. Agrippa, Philosophie occulte, liv. 1er, chap. 62.
  20. De Revolutionibus orbium cœlestium, lib. 1er, c. 9.
  21. De Stellā novā, p. 125.
  22. Mathias et Rodolphe.
  23. Harmonices mundi, lib. 5
  24. Un seul homme nia les découvertes de Galilée ; cet homme était moine et théologien, il avait peu étudié l’astronomie, mais il connaissait parfaitement l’Apocalypse ; or, comme les étoiles nouvelles ne se trouvaient pas figurées dans le chandelier à sept branches, il en concluait rigoureusement qu’elles ne pouvaient exister dans le ciel. On peut juger par là de la force des ennemis de Galilée.
  25. Lettre manuscrite de Galilée citée par M. Pougens dans ses Lettres philosophiques, pag. 294.
  26. Ce degré est la trois-cent-soixantième partie du contour entier de la terre.
  27. Bailly, Histoire de l’Astronomie, tom. II, pag. 495.
  28. Newton, opt. pag. 327, édit. de Lausanne.
  29. La route de la terre autour du soleil est de 200 millions de lieues par an. Celle d’Uranus est vingt fois plus considérable ; voilà la miniature.
  30. Discours prononcé à l’assemblée anniversaire de la Société royale de Londres, le 30 novembre 1833, par S. A. R. le duc de Sussex, frère du roi.
  31. En suédois, Linden.
  32. Systema naturœ, pag. 1.
  33. Cette découverte ne donna pas tout ce qu’on en avait espéré et on ne tarda pas à l’abandonner. Le secret est perdu, mais on croit que Linné facilitait la production des perles en piquant la coquille.
  34. Les observations nouvelles de M. Leconteur viennent confirmer les observations de Bernardin de Saint-Pierre. M. Leconteur a signalé plus de cent cinquante variétés de froment ; cette céréale, aux moyens de ces variétés, peut suivre l’homme dans tous les climats. (Académie des Sciences, séance du 25 janvier 1837.)
  35. Pline, Hist. nat., lib. XI.
  36. Aristote, Hist. des animaux.
  37. Christ. aug. Crusii anleitung über Naturliche, etc., pag. 2.
  38. Dissertations sur les animalcules par Gleichen, pag. 144.
  39. Livre IV. Melpomènes.
  40. Voici le passage de Tacite : Nec enim unquàm atrocioribus populi romani cladibus, magisve justis indiciis approbatum est non esse curœ Deis securitatem nostram esse ultionem. » Le P. Dotteville est le premier qui soit entré dans la pensée de Tacite, si mal comprise par Brottier et par D’Alembert. (Hist. I. I.)
  41. Préface de l’Histoire ecclésiastique, t. I, p.8.
  42. Huitième discours sur l’Histoire ecclésiastique, p. 342.
  43. Préface de l’Histoire ecclésiastique, édition in-4, p. 10.
  44. Voyez la section troisième de cet ouvrage, p. 53, 54, 55, où il est parlé de l’abolition de la peine de mort.
  45. Poèmes orphiques cités par saint Clément d’Alexandrie, dans les stromates !
  46. Hippocrate, Traité des airs, des eaux, etc.
  47. Hippocrate, Traité des airs, des eaux, des lieux.
  48. Ernest Weber traduisit en allemand La Science nouvelle, en 1822 ; elle ne fut traduite en français qu’en 1827.
  49. Le Cosmetheoros d’Huyghens fut publié en 1698 ; mais plus de cent ans auparavant, un compatriote de Vico ; Giordano Bruno avait soutenu la pluralité des mondes, dans son livre Del Infinito Universo e mundi, publié en 1584. Il est vrai que le malheureux fut brûlé à Rome par l’inquisition, en 1600. Ce Giordano Bruno, dont l’Allemagne cherche aujourd’hui à réhabiliter la mémoire, fut un grand philosophe, maître de Spinosa et peut-être aussi de Descartes. Chose singulière et qui prouve la variété de son génie, il a laissé une comédie dont Molière a emprunté plusieurs traits ; elle est intitulée Candelaio.
  50. Politique d’Aristote, liv. I, ch. 2.
  51. Bacon, Novum organum.
  52. Histoire des Navigations australes.