Plan d’une bibliothèque universelle/V/I

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SECTION CINQUIÈME.

SCIENCES.


CHAPITRE I.

DE QUELQUES FAUSSES SCIENCES, TELLES QUE LA MAGIE,
LA DIVINATION, ETC..

Passons aux sciences physiques, c’est-à-dire aux sciences dont l’ensemble comprend l’étude matérielle de l’homme et de l’univers.

L’histoire des sciences comme l’histoire des peuples commence par des fables. Au lieu d’étudier la nature on tente de la soumettre à des formules mystérieuses. L’homme avide et crédule veut changer le plomb en or, la rosée du ciel en breuvage d’immortalité ; il attache son destin à une étoile, et voit l’avenir gravé dans les entrailles des victimes ou sur le livre sacré des Sibylles. Ainsi les sciences occultes naissent avant les sciences naturelles, et l’imagination des peuples leur prête la force de Dieu même. Dans l’antiquité elles gagnent des batailles, elles fondent des empires, dominant tout et jusqu’aux plus hautes intelligences ! Alexandre et Socrate consultent les oracles, et les héros de Rome se soumettent aux poulets sacrés !

Chez les modernes ces influences furent moins glorieuses sans être moins puissantes. La magie, les enchantements, l’art de connaître l’avenir et de soumettre les démons, les mystères de la religion mêlés aux mystères de la sorcellerie, donnent un caractère étrange de tristesse et de grandeur à notre moyen-âge. Toutes les superstitions des anciens se modifient : elles ne peuvent plus rien pour la prospérité des empires, elles peuvent tout pour le malheur des peuples. Ce fut une époque fatale d’imagination et d’aveuglement : les ombres sortaient de leurs tombeaux, les démons se faisaient esclaves de l’homme au prix de son âme, la science enseignait des paroles pour évoquer les esprits, et à sa voix des armées de fantômes apparaissaient sur toute la terre. Alors une lutte terrible s’engage entre le monde des morts et le monde des vivants ; on eût dit que le ciel et l’enfer se disputaient une seconde fois l’empire. Partout où Satan se montre les échafauds s’élèvent, les bourreaux frappent, les bûchers s’allument. Cette lutte toujours sanglante dura plusieurs siècles, et pendant tout ce temps, prêtres, rois, peuples, savants, magiciens, combattirent dans les ténèbres !

Tels furent les mauvais fruits des sciences occultes. Comment le peuple aurait-il pu douter de la magie, lorsque ses enchantements se trouvaient attestés par le droit romain, le droit Canon[1], les Pères de l’Église[2], l’autorité des conciles[3], les ordonnances de nos rois[4], les arrêts des parlements[5] et les supplices des magiciens.

Le docte Reuchlin, l’ami d’Erasme, dédie au pape Léon X un livre sur l’art cabalistique !

Jacques Ier, roi d’Angleterre, compose un traité de la démonologie !

Bodin, auteur de la République, ouvrage consulté avec fruit par Montesquieu, écrit sur les démons et sur les sorciers ; il croit aux sabbats ! il croit à la transformation des hommes en loups, et cite des procédures criminelles à l’appui de ses croyances !

Un homme qui fit l’étonnement de son siècle par l’immensité de ses connaissances, un prince souverain d’Italie qu’on ne peut soupçonner de charlatanisme, Jean Pic de La Mirandole, publie neuf cents propositions sur toutes les sciences, et consacre les soixante-onze dernières à l’art cabalistique dont il exalte les prodiges. Cet art lui a fait connaître l’époque précise de la fin du monde, qui arrivera, dit-il, dans cinq cent quatorze ans et vingt-cinq jours, à partir de la minute où il écrit. Suivant ce calcul, le monde n’aurait plus que cent quatre-vingts ans de durée, aujourd’hui trente novembre dix-huit cent trente-six !

La puissance des enchantements est si grande, dit Agrippa, qu’on croit qu’ils peuvent renverser toute la nature. Quelques mots de magie suffisent pour enfler soudain la mer la plus calme, déchaîner les vents, arrêter le soleil, et détacher les étoiles de la voûte céleste… et si cela n’était pas, comment les lois porteraient-elles des peines si rigoureuses contre ceux qui enchantent le ciel et la terre[6] ?

Eh bien ! ces sciences qui ont fait des martyrs, et dont les adeptes croyaient posséder la puissance de Dieu ; ces sciences qui furent tour à tour la terreur et l’admiration des peuples, après des siècles de persécution et de gloire sont venues expirer dans l’antre de quelques vieilles sibylles et sur les tréteaux des charlatans. Les prodiges ont cessé, les oracles se sont tus, les mauvais esprits sont rentrés dans leurs ténèbres et les spectres dans leurs tombeaux ; et pour expliquer ce que toutes ces choses vues et entendues par nos pères avaient de merveilleux, il nous reste le magnétisme et la catalepsie !

Il reste aussi des milliers de volumes ; mais qui n’expliquent rien, et qui tous sont morts comme les sciences qu’ils enseignaient. Ici nous retrouvons le même encombrement que dans la jurisprudence et la théologie. Nos bibliothèques publiques plient sous le poids de ces œuvres de crédulité que les noms célèbres des Cardan, des Nostradamus, des Vanhelmont, des Campanelle, des Paracelse, des Arnauld de Villeneuve, des Raymond Lulle, des Agrippa, n’ont pu sauver de l’oubli. Passons donc aux sciences véritables, et voyons ce qu’elles ont produit pour la postérité.


  1. Voyez Du Perray, de la Capacité des Ecclésiastiques, liv 1er, chap. 7.
  2. Saint-Augustin, Cité de Dieu, liv. 21 chap. 6.
  3. Du Perray, de la Capacité des Ecclésiastiques, liv. 1er.
  4. La dernière de ces ordonnances est du mois de juillet 1682.
  5. La maréchale d’Ancre est brûlée comme sorcière par arrêt du parlement, 1617. Gaufredi est brûlé comme sorcier par arrêt du parlement de Provence, 1611.
  6. Agrippa, Philosophie occulte, liv. 1er, chap. 62.