CHAPITRE V.
DE NEWTON ET SES OUVRAGES.
Il avait vingt-quatre ans, lorsque, se trouvant à la campagne, une pomme lui tomba sur la tête et le fit songer au phénomène de la pesanteur. Il se demanda si la pomme serait tombée en supposant l’arbre beaucoup plus haut, et il ne put en douter ; puis, élevant graduellement la tige de l’arbre jusqu’à la hauteur de la lune, il se demanda encore pourquoi cet astre ne tombait pas sur la terre comme la pomme était tombée sur sa tête. Cette question le jeta dans des méditations profondes. Il mit vingt ans à la résoudre, mais aussi la réponse fut la découverte du système de l’univers.
Les Indiens donnent à la contemplation le pouvoir de créer. C’est par la contemplation que Manou repeuple la terre, après le déluge. Sublime allégorie qui explique le génie de Newton ! De ces longues et solitaires contemplations, vous voyez sortir tout le système du monde, les planètes et le soleil, comme ils étaient sortis de la pensée de Dieu même !
La gravitation universelle ne fut d’abord pour lui qu’une spéculation mathématique, une hypothèse dont il cherchait les formules, s’étonnant à chaque découverte de les trouver d’accord avec les faits. Or ces formules qu’il préparait éventuellement, se disant toujours : Si l’attraction est vraie, les choses doivent se passer ainsi ; ces formules calculées pour le plaisir de sa puissante intelligence, il se trouva un jour que c’étaient les lois mêmes de l’univers. Voici comment cela arriva. Pour établir la vérité de sa théorie, il lui fallait une mesure exacte de la terre. Cette mesure n’existait pas encore, lorsque Louis XIV, dont toutes les pensées avaient de la grandeur, chargea l’astronome Picard de déterminer le degré du méridien[1]. Newton reçut cet immense travail pendant une séance de la Société royale de Londres. Il devait y trouver soit la confirmation, soit le renversement de la gravitation universelle. Plein de cette glorieuse inquiétude, il se hâte de rentrer chez lui et de reprendre ses calculs ; mais à mesure qu’il avance dans sa démonstration, à mesure qu’il voit la plus sublime géométrie vérifier les lois qu’il a découvertes, son âme se trouble, son cœur brûle, sa main tremble, et bientôt son émotion devient si profonde qu’il est obligé de s’arrêter et de prier un de ses amis, heureux témoin de cette scène, d’achever le calcul dont son génie vient d’entrevoir les résultats. Non, non, jamais une joie si sainte n’avait été éprouvée par un cœur mortel sur la terre ! mais aussi jamais il n’avait été donné à un homme de contempler de si près la création ! L’heure qui venait de s’écouler l’avait rendu maître d’une des pensées de Dieu !
Une fois en possession de ce trésor, l’univers n’a plus de secrets pour lui. Quel beau spectacle que celui de Newton pesant la terre et son satellite, pesant le soleil, pesant les planètes, mesurant la force qui les maintient dans leurs orbites, et les harmonies qui les balancent dans l’immensité ! La manière dont il procède à ces grandes opérations est aussi merveilleuse que leurs résultats. Si la pesanteur, dit-il, est l’effet de l’attraction, le poids des corps en est la mesure. Il faudrait pouvoir transporter le même corps sur chaque planète, et calculer successivement les variations de son poids ; nous connaîtrions les forces attractives de tous les astres, et le système de l’univers nous serait dévoilé. Cette pensée qui se présente à nous comme un rêve, le génie de Newton l’exécute. Il prouve par les calculs les plus rigoureux qu’un corps pesant une livre à quelque distance de la terre, et porté successivement à la même distance des centres de Saturne, de Jupiter et du soleil, pèserait aussi successivement soixante-dix-huit, deux cent quatre-vingt-huit, et trois cent huit mille livres. Or, comme le poids d’un corps n’est que l’attraction exercée sur lui par un autre corps et que la force attractive du plus puissant est réglée par la quantité de matière qu’il contient, il s’ensuit que Saturne, Jupiter et le soleil ont, le premier soixante-dix-huit fois, le second deux cent quatre-vingt-huit fois, et le troisième trois cent huit mille fois plus de matière que notre globe[2].
Voilà pourquoi le soleil soutient tous les mondes ; l’empire lui est échu comme au plus puissant. Partout où sa force a pu s’étendre, il a saisi les planètes et les a forcées de circuler autour de lui. Ainsi restent suspendus à son disque, sur les abîmes de l’espace, les vingt-sept corps célestes qui forment son cortège et qu’il couvre de sa lumière.
L’empire qu’il exerce sur les planètes, les planètes l’exercent sur leurs satellites. Les deux lunes d’Uranus, la lune unique de la terre, les sept lunes de Saturne, les quatre lunes de Jupiter sont attachées à leurs planètes comme les planètes le sont au soleil. De la combinaison de toutes ces forces, qui se combattent et se balancent, du mouvement éternel de tous ces mondes, Dieu et Newton ont fait ressortir l’équilibre de l’univers !
Lorsque Newton publia en 1686 son traité des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, il était dans la plénitude de ses hautes facultés, il avait quarante-cinq ans. Pour arracher ce sacrifice à sa modestie, il fallut le solliciter, et peut-être sans les prières de la Société royale de Londres il n’eût jamais consenti à rendre public un ouvrage qui est la gloire de l’esprit humain. Ce n’est pas qu’il craignît la critique ; ce qu’il craignait, c’était d’être troublé dans ses hautes contemplations. Sa vie fut, comme celle des anges que l’Écriture nous montre, absorbée dans la découverte éternelle des œuvres de Dieu ! Que de choses il a vues le premier, et que de choses le genre humain n’aurait jamais vues sans lui !
Pour l’honneur de l’humanité, nous remarquerons que le sentiment du beau et l’amour de Dieu furent les seuls véhicules de cette puissante intelligence. Il avait l’âme d’un sage et l’innocence d’un enfant ; aussi, comme dans l’Évangile, Dieu se laissa-t-il approcher ! Newton vécut en sa présence, et ce fut la source de toutes ses découvertes !
Quoique ces découvertes eussent été préparées par celles de Kepler et de Galilée, son livre fut peu compris dans le siècle. Huygens n’adopta l’attraction qu’entre les corps célestes, et la rejeta comme cause de la pesanteur terrestre. Le grand Leibnitz traita de contes de fées la gravitation universelle ; il méconnut Newton, comme Bacon avait méconnu Galilée. Bernouilli osa combattre l’ensemble du système, et Fontenelle lui opposa les tourbillons de Descartes. Les hommes les plus savants craignaient d’embrasser une pensée si vaste. Le génie de Newton fut cinquante ans à les soumettre ; il n’en avait employé que vingt à la découverte du système de l’univers.