Plan d’une bibliothèque universelle/VI/IV

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CHAPITRE IV.

LA FRANCE, L’ANGLETERRE, L’ALLEMAGNE.

Dans les phases de la civilisation européenne comme dans sa situation géographique, la France occupe une position moyenne. Elle vient immédiatement après l’Italie et l’Espagne, avant l’Allemagne et l’Angleterre. C’est elle qui donne le signal de l’analyse et de la raison appliquée. Elle ne commande ni la sphère de l’imagination, ni celle des arts, mais elle est maîtresse de la vie sociale. Après Rabelais, voici venir d’abord Jean Calvin, puis Montaigne, le docteur inimitable, le pittoresque raconteur. Les guerres religieuses sillonnent la France arrosée de sang et de larmes ; l’idiome devient plus vif, plus puissant, plus éloquent, plus énergique ; les mémoires, les pamphlets, les factums surabondent ; c’est un feu bien nourri, c’est une guerre ardente. L’anecdote, le portrait, le journal, les souvenirs se formulent avec une piquante naïveté. On cherche à isoler la poésie au milieu du mouvement universel ; on l’altère en la faisant savante. Ronsard et ses amis, qui se croient des Pindare, et qui ne sont que des professeurs, règnent un moment ; ils rappellent tous les souvenirs des études classiques et forgent péniblement la chaîne étroite qui va unir la littérature romaine à celle des Racine et des Pascal. Leur œuvre laborieuse fait époque sans laisser de monuments ; au règne florissant de Louis XIV est réservée la gloire d’élever un temple gallo-grec sur les bases mal dégrossies par les poètes érudits de Charles IX. Expression plus ingénue des passions du temps, la Satire Ménippée est immortelle ; cette arme de guerre reste comme monument du langage, témoignage de l’ingénieuse puissance que la satire gauloise conservera toujours.

Après avoir subi l’influence italienne sous Charles IX, l’influence espagnole sous Anne d’Autriche, nous revenons, sous Louis XIV, à nos premiers maîtres, aux Homère, aux Euripide et aux Virgile ; tout se coordonne, tout se régularise. Malherbe, esprit rigide, donne le signal du mouvement nouveau ; mais avant lui Corneille apparaît ; il remplit de son grand nom toute la période turbulente qui sépare Montaigne de Racine. La double étude de l’Espagne héroïque et de Rome conquérante nourrit ce génie sans pair ; l’éclat dont il brille s’isole au milieu de toutes les renommées de la patrie ; fils de Lucain et de Guilhem de Castro, plus pur et plus haut que ses modèles ; il ne compte en France ni précurseurs ni successeurs.

Enfin la monarchie du grand roi combine, en les asservissant à la règle d’une obéissance presque asiatique, tous les éléments qui bouillonnaient au sein de la France agitée : galanterie ingénieuse, éloquence des passions, raffinement des mœurs, élévation et élan des âmes, besoin d’émotions, observation de la vie privée. Que l’on me permette de nommer seulement les représentants de cette civilisation parfaite dans son espèce : Bossuet, dictateur de la foi ; Molière, le philosophe de la bourgeoisie ; La Fontaine, le fils aîné des trouvères ; Racine, le chantre des passions ; La Bruyère dont chaque phrase est un éclair. Et combien d’autres encore : Bourdaloue, Nicole, Fénelon, le frère de Racine ; Arnaud ; Boileau enfin, le grand justicier littéraire de l’époque, celui qui se chargea d’immoler à la sévérité de la satire française tout ce que les influences de l’enthousiasme castillan, de la recherche italienne, du pédantisme classique, avaient laissé d’abus, de folies et d’excès ?

Toute l’Europe admire ce rayonnement magnifique des facultés françaises. Quittons un moment ce spectacle ; et nous dirigeant vers le Nord, retrouvons l’Angleterre et la Germanie, pour leur demander compte de leurs progrès et de leurs travaux. L’éducation littéraire de la Grande-Bretagne est due aux trouvères normands et aux poètes italiens ; Chaucer imite Boccace ; Spencer se modèle sur les chantres allégoriques du Midi. Mais le caractère saxon, le type septentrional se conservent intacts ; il y a dans Chaucer une observation froide et précise, chez Spencer une rêverie profonde et triste, une mélodie douloureuse, une poésie fortement accentuée, une moralité dans le symbole, qui manquent au Roman de la Rose et à l’Arioste. Dès que le trône anglais s’affermit sous Élisabeth, l’Angleterre développe un caractère propre qui ne doit plus l’abandonner : Bacon et Shakspeare sont les deux astres de ce nouveau ciel ; fort éloignés en apparence, et semblables à leur insu, ces deux hommes uniques résument leur nationalité commune ; ils méritent le culte que l’Angleterre leur a consacré. Profondeur, universalité, sagacité dans l’analyse, voilà leur force.

L’Espagnol élevait son âme vers Dieu et la gloire ; l’Italien chantait l’amour, la joie, la vengeance et les arts ; le Français s’occupait du présent, de la vie active et de l’humanité ; l’Anglais analysait les profondeurs de l’âme, les variétés du caractère, les caprices du hasard. Le génie des affaires, l’appréciation inexorable des choses humaines respirent également chez Bacon et Shakspeare. Ce sont gens d’expérience, mais non d’ironie, qui veulent tout scruter, tout comprendre ; qui admettent le possible, et même l’invraisemblable, pourvu qu’on leur permette de porter le flambeau dans la caverne. Bacon ne détruit pas les croyances ; il soumet à l’analyse la plus rigoureuse et à la classification la plus sévère les connaissances acquises. Shakspeare n’est pas misanthrope ; il ouvre à vos yeux le cœur humain et le chaos des folies humaines ; riez ou pleurez ; il n’est que le démonstrateur. Si, de toutes les littératures modernes, la plus applicable et la plus utile c’est la littérature française ; la plus grande et la plus sublime, celle de l’Espagne ; la plus inexorable et la plus profonde, c’est celle de l’Angleterre.

Tout le théâtre anglais se concentre dans Shakspeare, qui semble un dieu impitoyable, observant les hommes sans daigner même les juger, et les étudiant sans colère et sans miséricorde. Autour de Shakspeare se groupent une foule de talents qui travaillent aussi pour le théâtre ; élèves de Lope et de Calderon, souvent habiles, doués d’une verve facile et ne reproduisant la vie que sous son aspect passionné ou extérieur ; vous trouvez chez ces remarquables écrivains le double reflet de l’Italie et de l’Espagne, mais à peine quelques traces de l’influence française : tant il est vrai que la civilisation vient du Midi et qu’elle s’achève dans le Nord !

L’Arabie et la Provence, la Sicile et l’Italie jettent au loin les premiers rayons de notre renouvellement littéraire ; l’Espagne se développe un peu plus tard ; la France vient ensuite ; la Provence est l’institutrice de l’Italie, qui féconde à la fois la France, l’Angleterre et l’Allemagne ; vous diriez cette marche splendide du soleil, éclairant tour à tour les cimes étagées des Alpes neigeuses. La lumière jaillit du Midi, pénètre les régions moyennes, atteint le Nord, s’y élabore et s’y réfracte ; puis revient, armée d’une double puissance et colorée de mille lueurs prismatiques, se jouer autour du Midi son berceau. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’Italie et l’Espagne puisent aujourd’hui la vie intellectuelle aux sources de l’Angleterre et de l’Allemagne, et les plus jeunes filles de la civilisation raniment leurs antiques mères.

L’Italie donne non-seulement à Shakspeare, mais à Milton, la couleur poétique. Leur pensée toute britannique, philosophique chez l’un, puritaine chez l’autre, n’en devient que plus brillante et plus forte en se couvrant des draperies italiennes. Shakspeare conserve bien davantage le caractère de sa nation ; Milton, créateur de l’épopée biblique ou protestante, fonde un monument d’ordre composite dans lequel apparaissent à la fois le génie hébreu, l’imagination classique et le coloris du Tasse ; œuvre admirable par la fusion des éléments les plus irréconciliables en apparence. Le brillant pamphlet de Butler ; l’Hudibras, ne peut compter parmi les fruits de la poésie anglaise ; c’est un des curieux produits de cette observation analytique et individuelle, de cette étude approfondie des folies humaines qui caractérise l’Angleterre. Plus le protestantisme s’enracine chez ce peuple, plus ses mœurs deviennent sévères et réservées, et plus aussi le foyer domestique, sanctuaire de la famille, acquière d’importance et de gravité. On l’étudie dans tous ses détails ; une grande école de romanciers, les Richardson, les Fielding, les Smollett, soumettent la vie privée à leur analyse. Les femmes, excellents diplomates de salon et de boudoir, se joignent à cette armée ; quelques-unes portent jusqu’à la minutie la plus étrange leurs observations et leurs détails ; mais il est certain que nul peuple d’Europe n’égale en nombre et en valeur intrinsèque la bibliothèque immense de romans domestiques, éclos de la civilisation anglaise. L’ironie elle-même, au lieu d’errer à la surface des mœurs et des idées, s’imprègne chez Swift et Sterne d’une âpreté et d’une amertume profondes ; enfin l’individualité, le besoin d’être original, l’amour de l’étrange, créent une littérature, celle des humoristes, à laquelle Sterne, Steele, Adisson, Butler se rattachent, dont Shakspeare semble avoir déposé le premier germe, et qui n’a en France que deux demi-représentants, Rabelais et Montaigne.

Le dix-septième siècle commence ; c’est maintenant à la France d’exercer son action sur l’Angleterre sa voisine, qui déjà, au moyen-âge, lui a dû le développement de la littérature anglo-normande. La grande civilisation de Louis XIV, que nous avons indiquée plutôt que décrite, inonde la poésie et le drame anglais. Dryden est une sorte de Boileau, plus fécond, plus animé et plus sauvage. Cowley, tout en imitant beaucoup trop Marini l’Italien, cherche, à l’exemple de notre Malherbe, la perfection des formes ; on essaie la tragédie héroïque et la comédie de mœurs ; greffe malheureuse, tentative misérable, qui va contre l’antique génie de la race, contre la langue même qu’elle tient de ses ancêtres, contre son penchant, ses habitudes et son égoïsme. Les seuls hommes qui aient su profiter de cette invasion classique, ce sont Pope et Adisson ; encore, chez l’un et l’autre, ce que l’on aime et ce que l’on recherche avant tout, ce sont les portraits nationaux, les tableaux vraiment anglais, les études de mœurs. Leurs successeurs ne valent que par les mêmes qualités, que l’on découvre avec plaisir chez le mélancolique Gray, chez le brillant Collins, chez le doux Goldsmith, le métaphysicien Akenside ; mais qui s’effacent et disparaissent chez Masson, Gay, Hayley. Froids imitateurs, ces derniers en se renfermant dans une élégance prétendue classique, achèvent de décréditer l’école de Pope et poussent la nation, ennuyée de ces copies, vers une réaction violente, dont Cowper est le chef et l’expression. C’est Cowper, observateur mystique, espèce de Jean-Jacques poète, qui ravive et remet en honneur le goût septentrional, les peintures animées de la nature et l’analyse passionnée des sentiments humains. Avec lui commence une école nouvelle, qui a produit les Walter Scott et les Coleridge, et sur laquelle nous reviendrons dès que nous aurons jeté un coup d’œil sur la nouvelle Germanie et sur la part qu’elle a prise dans cette vaste conquête des nations modernes.

Ce grand, pays, morcelé, livré à des guerres interminables, foyer de controverses religieuses, habité par des nations différentes, ouvert à toutes les influences du nord et du midi, déchiré par les luttes féodales et théologiques, est parvenu le dernier à l’unité définitive, sans laquelle les créations de l’art et de la pensée sont incomplètes et insuffisantes. Aussi son caractère littéraire est-il spécial. L’Allemagne s’est posée comme arbitre, comme juge, comme historienne critique de toutes les théories et de tous les faits. Au lieu de créer, elle a commencé par vouloir tout comprendre. Son énergique labeur et sa modestie active n’ont prétendu d’abord qu’à une place inférieure. Maintenant elle se trouve sinon au-dessus, du moins au niveau de ses voisines qui l’ont précédée.

Les Nibelugen, dont nous avons parlé plus haut, émanent des traditions scandinaves ; les Minnessinger du treizième siècle attestent le pouvoir et l’influence de la France méridionale au moyen-âge. Jusqu’au seizième siècle, vous ne rencontrez en Allemagne que des conteurs barbares, des moralistes assez vulgaires et des commentateurs érudits. Luther se montre accompagné de Mélanchton et de ses amis ; il fonde la prose allemande, comme Calvin, son successeur, assure et fixe la prose française. Hans Sachs, cordonnier poète, donne des ébauches de drames pleins de naïveté et d’énergie, mais sans art et sans poésie. Les hommes remarquables abondent en Allemagne ; mais elle n’a pas de littérature.

Quand l’Allemagne plus tranquille regarde enfin autour d’elle, elle s’aperçoit qu’on l’a dépassée de toutes parts. Au Tasse, à l’Arioste, à Montaigne, à Rabelais, à Shakspeare, à Bacon, à Cervantès, à Caldéron, à Milton, à Dante, elle ne peut opposer que le nom de ce moine athlète qui s’appelle Luther. L’exemple de tant de chefs-d’œuvre au lieu de l’encourager l’écrase. Tour à tour elle se modèle sur l’Italie, sur l’antiquité, sur la France. Quelques poètes, à la tête desquels il faut citer Opitz et Flemming, ont de la sagesse et de l’élévation. D’autres, comme Hoffmann d’Hoffmanswaldau ne se distinguent que par l’afféterie et le mauvais goût. Leibnitz, génie éclectique, trouve la langue nationale si peu formée et si méprisée de l’Europe, qu’il rédige ses grandes pensées en français et en latin ; Gottsched, frappé de la supériorité conquise par le théâtre et la poésie de Louis XIV, tente la même épreuve à laquelle la cour de Charles II a voulu soumettre la littérature anglaise. Le résultat de cet effort est encore plus stérile qu’il ne l’a été en Angleterre, et ne donne que de pesants bouquets à Chloris et des gentillesses lourdes et massives. La fin du dix-huitième va sonner et Frédéric II, le héros de l’Allemagne, ne prévoit pas même le développement d’une littérature spécialement propre à la Germanie.

Ce développement s’opère d’une manière imprévue, par le retour aux idées, au coloris, aux mœurs, à l’idiome, aux formes du septentrion. L’Angleterre, sœur de l’Allemagne, a déjà produit tant de chefs-d’œuvre, que l’on se met à l’étudier, et les Germains ne tardent pas à reconnaître chez elle un génie sympathique à leur propre génie, une voie ouverte à leurs élans, un aliment de leurs inspirations. Mouvement qui date de Bodmer, qui traverse toute l’époque de Gœthe et de Schlegel et qui rend à l’intelligence allemande sa vitalité et sa puissance.

Voici Klopstock, le Milton de l’Allemagne, plus rêveur et plus sentimental que Milton, mais comme lui plein d’élévation et de majesté ; Haller, esprit universel, qui exhume et couronne d’immortalité les vieux chants des peuples ; Lessing, admirateur de Shakspeare et créateur du drame bourgeois ; Stolberg, Voss, précurseurs de l’école de Gœthe et de Schiller. La France conserve en Allemagne un seul représentant ; Wieland dont la renommée doit rapidement s’éteindre, ainsi que celle de ses élèves Thummel et Schulze, auteurs de contes ingénieux. De toutes parts les talents naissent ; l’érudition devient éloquente ; l’esthétique crée un nouveau savoir et une nouvelle étude, placée entre la poésie et la critique ; on remue toutes les idées ; on examine tous les faits. Jacobi développe son élégante et noble philosophie, pendant que le Hollandais Hemsterhuys rappelle le souvenir et le style, du grand Platon. Je ne puis que nommer Kant, le moderne Aristote ; l’éloquent, l’inspiré Lavater ; Justus Mœser, vigoureux écrivain, l’admirable investigateur des antiquités germaniques ; Lichtenberg, satirique aujourd’hui trop oublié, qui le cède à peine à Swift ; les agréables romanciers Weit Weber (Wœchter), Hippel, Miller, Heinse ; Matthison, poète secondaire, mais plein de charme et de délicatesse. Telle est la seconde moisson de la Germanie littéraire, moisson préparée par quatre siècles d’orages et de douloureux combats, et qui annonce une autre récolte plus éclatante dont nous nous occuperons bientôt.