Plan nourricier ou Recherches sur les moyens à mettre en usage pour assurer à jamais le pain au peuple français

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PLAN NOURRICIER

OU


Recherches sur les moyens à mettre en usage pour assurer à jamais au peuple français, ainsi qu’à rendre le commerce des blés vraiment légal, et par conséquent libre et indépendant.


Présenté à l'Assemblée Nationale, au Roi, à tous les Ministres, et envoyé à tous les Départemens et Districts de l'Empire.


Par F. A. RAUCH, Géographe des ponts et chaussées au Département des Pyrénées orientales, et membre de la Société Économique de Paris. L'an 4e de la Liberté.


A PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE DIDOT JEUNE.
1792
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AVERTISSEMENT
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J’avais déjà conçu cet ouvrage avant la révolution, et notre régénération n’a fait qu’augmenter mon courage pour l’achever. Je l’ai remis le 4 novembre 1790, au département des Pyrénées orientales, qui n’ayant pas encore le tems de s’en occuper, me paraissait l’avoir oublié : comme je crois cependant y avoir indiqué des vues utiles à mon pays, je le livre avec confiance au public. Je l’avais d’abord composé dans une forme plus particulière au ci-devant Roussillon ; on t trouvera même encore quelques combinaisons relatives à ce beau pays ; je les ai laissées avec confiance, parce quelles pourront servir en même tems de points de comparaison pour les autres départemens du royaume.

Si l’on trouve que je me répète souvent, je préviens, que n’ayant pas eu la vaine prétention d’écrire pour les savans, à qui je ne sais que rendre hommage, ni faire un livre de goût, la langue française, n’étant pas ma mère langue, mais rassembler sous une forme vulgaire et à la portée de tous mes compatriotes, un grand nombre de faits et d’observations utiles, j'ai dû me replier souvent sur les mêmes idées, afin de produire sur le cœur, sous tous les rapports de sensibilité morale, tous les sentiméns d’humanité nécessaires pour opérer le grand bien national que je propose.

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PLAN NOURRICIER

OU

Recherches sur les moyens à mettre en usage pour assurer à jamais au peuple français, ainsi qu’à rendre le commerce des blés vraiment légal, et par conséquent libre et indépendant.

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CHAPITRE PREMIER
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Ami et partisan né du bonheur de mon semblable, je n’ai osé fixer pendant long-tems d’un regard ferme, la masse indéfinie d’adversités attachées à notre frêle existence ; .... occupé enfin des impressions pénibles dont pénètre si vivement l’homme sensible, la somme effrayante de maux que traîne à sa suite la triste humanité ; j'ai osé considérer à quoi se réduit, ou, jusqu’où peut s’étendre le bonheur physique de l'homme, pris dans tout état de société, quelconque ; et j'ai vu avec douleur que les lois simples gouvernent une horde de sauvages, ainsi que celles réputées les plus belles, les plus sages, qui organisent les gouvernemens les plus policés aujourd’hui existans, n’ont encore consacré aucune mesure, pour assurer d'une manière immuable[1] à tous les individus qui les composent, la subsistance première qui doit conserver leur existence jusqu’au terme que la nature a elle-même marqué comme dernier anneau de notre carrière.... Mais j’ai vu souvent la riche France, ma belle et incomparable patrie, plongée dans le deuil de la douleur et du désespoir, faute d’avoir mis en usage cette facile et simple précaution.

Oui, la France qui va enfin briller de tout l'éclat qu'une liberté sage et modérée, protégée de lois sages, peut imprimer à la face des nations ; la France, favorisée des plus doux regarda du soleil, de la position la plus heureuse ; traversée et arrosée de rivières, de ruisseaux bienfaisans, qui animent et fécondent à l’envie tous les germes de végétations salutaires ; la France, habitée par un des peuples les plus industrieux et des plus laborieux de la terre, a, été depuis l’existence de la monarchie jusques à présent, à la honte de l’humanité et de ses anciens administrateurs, alternativement en proie à la plus horrible des calamités, soit par des disettes de récoltes, soit par de funestes accapparemens, objet d’un sordide intérêt, abhorré de la nature à qui il a fait trop souvent verser des larmes de sang ! ... La France, dis-je, qui va briller de toutes les vertus qui peuvent honorer et la raison et l’humanité, mérite enfin de fixer à jamais dans son sein, cette heureuse et consolante abondance, qui porte avec tant d’onction dans le cœur de l’homme, les douces idées d’une patrie sensible, et le sentiment encore plus sublime d’un suprême auteur de tout bien...

S’il y a un sujet digne d’être traité avec un vif intérêt, c’est assurément celui qui concerne la subsistance de l’homme ; mais surtout de l’homme qui, tous les jours le front courbé vers la terre, semble lui demander par ses sueurs, sa première et principale nourriture, à laquelle seule il ose aspirer au prix de ses labeurs, et que son indigence condamne à renouveler tous les jours à l’avantage de ses concitoyens plus fortunés.

Cet homme dont tous les pénibles efforts ont été jusqu’à présent méconnus, comme ceux de tant de pères de familles, qui supportant toutes les charges de l’État, et professant les métiers les plus utiles à la société, sont ceux cependant qui, jusqu’à ce jour, ont obtenu le moindre partage de ses douceurs, et qui ont au contraire toujours le plus souffert des calamités publiques ! C’est pour ces classes d’hommes justement respectables, que j’ai principalement travaillé : car quoique mon plan soit général, et qu’il devra concerner le riche et le pauvre, j’aime cependant à avouer que l’humanité souffrante m’inspire un intérêt que je n’ai jamais éprouvé pour quoi que ce soit.

Certes, si jamais le français indigent a eu l’espoir fondé de partager enfin sans amertume avec ses concitoyens aisés la première et la plus précieuse nourriture que nous accorde abondamment la nature, c’est aujourd’hui, où, au milieu de la plus édifiante régénération qui se soit encore opérée dans les lois morales du genre-humain, notre bon roi qui désire le bonheur du peuple, va, par l'organe des administrations citoyennes, vivifier tout l’empire, y répandre, par la sagesse de leurs gestions, une douce confiance capable de fixer tous les vœux de l’humanité.

Les départemens dirigeant aujourd’hui l’intérêt général des citoyens, et étant, par les vœux du chef suprême de la Nation, constamment occupés d’étendre l'heureuse influence de leur consolante administration sur tous les abus qui affligent la société ; je crois qu’en leur indiquant les moyens de se charger de la consolante tâche, d’assurer invariablement à tous les individus de leurs arrondissemens, leur premier aliment, c’est-à-dire, le pain, je crois, dis-je, répondre encore à leurs vues

bienfaisantes, et leur offrir de nouveaux titres à la reconnaissance publique... L’accueil dont celui des Pyrénées orientales a paru honorer les deux mémoires que je lui ai présentés sur l'administration générale des travaux publics, concernant aussi le soulagement du peuple, ne me laisse aucun doute sur l'intérêt que tous daigneront sûrement accorder à celui-ci[2].
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CHAPITRE II

Considérations sur les différens moulins qui nous triturent le grain. De la préférence que méritent ceux qui constituent la meilleure mouture, et en même tems la plus économique.

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Avant de procéder aux moyens à mettre en usage pour l’exécution d’un plan qui pourra fixer à jamais la plus réelle prospérité de le France, il convient d'examiner sous tous les rapports d’économie et de santé, si l'on a tiré jusqu'à présent, du blé, tout l’avantage qu’il nous présente. Cet objet très-intéressant, mérite la plus sérieuse attention dans son développement.

Il est démontré aujourd'hui, par un ouvrage estimable dont les principes[3] sont déjà mis depuis longtems en usage aux environs de Paris et dans plusieurs villes du royaume, avec de grands avantages pour la société : il est démontré, dis-je, autant par cette précieuse production que par des essais couronnés des plus heureux succès, que la presque totalité des moulins de la France, perdent par leur défectuosité près d'un cinquième en son, et détériorent par un mouvement beaucoup trop rapide des meules, les quatre autres cinquièmes

destinés à composer notre pain ; que les moulins économiques (qui le sont en effet) proposés pour remplacer les autres, nous offrent par leur construction ingénieuse, tout le volume de farine compris dans l’enveloppe du grain ; la conservation de tous ses principes, qui sont distingués en quatre[4]: 1°. la partie muqueuse, 2°. l'amidon, 3°. la partie sucrée, et 4°. la matière glutineuse qui constitue essentiellement la partie savoureuse du


pain ; une grande économie dans la main d’œuvre, puisque les machines montent le grain, l'épurent dans un ventilateur, le nettoient encore dans son passage sur la râpe avant d’entrer dans la trémie, et font tout le service du blutage, mais d’un blutage perfectionné, et bien différent de ceux qui sont généralement en usage dans les autres moutures.

La mouture rustique, qui est la plus imparfaite de toutes, est aussi la plus répandue de France ; elle fait perdre depuis un degré indéterminé jusqu'à la moitié de farine de plus que la mouture économique, qui n'est encore bien connue qu'à douze lieues à la ronde de Paris : celle à la grosse, qui tient le milieu entre les deux précédentes, est adoptée dans la plupart de nos contrées méridionales, et sur-tout dans le département des Pyrénées orientales, où l'on blutte dans les maisons ; mais elle produit encore une farine inférieure à celle de la mouture économique, et à peu près un huitième de moins.

On peut donc sans crainte d’erreur de résultat, compter en général sur au moins un sixième de farine à gagner par la nouvelle monture que je propose à établir dans tout l’empire ; quoique rigoureusement on puisse compter sur un quart, en enlevant à la partie corticale du grain, tout ce qui y adhère de substantiel.

Le célèbre M. Sage, mon cher et respectable maître en chimie, à qui la France doit la reconnaissance d’un grand nombre de découvertes utile, a démontré dans son intéressante analyse des blés, que non-seulement la farine la plus voisine de la partie corticale du grain était chargée de la plus grande quantité de matière glutineuse, mais encore que le son en était l'entier résultat, et restait, abstraction faite de la moindre particule de farine, très nourrissant, et pouvait par conséquent après avoir été dépouillé de toute matière amidonnée, servir à l'engrais du bétail. Les succès qu'ont à cet égard les amidonniers le prouvent assez.

La prodigieuse quantité de farine que les amidonniers détachent du son, par la voie humide, pour en faire une poudre de vanité, est comme on voit de la meilleure qualité, et pourrait nourrir au moins deux cent mille âmes. Il faut espérer que les trois célèbres peintres, qui s’occupent à nous donner un nouveau costume, et qui savent apprécier mieux que personne le plus bel ornement de notre tête, nous ferons renoncer au mauvais goût que nous avons de charger notre chevelure d’une poudre blanche, qui, en défigurant en nous la belle nature, enlève encore à la société une grande masse de substance première...

Il se consomme annuellement vingt-quatre millions de charges[5] ou trente millions de septiers de blés en France, en supposant même que le tiers de la Nation ne mange pas de pain : l'érection générale de la mouture économique, produirait donc gratuitement, en se tenant encore d’un bon tiers au-dessous de la réalité, quatre millions de charges de farine par an, qui à raison 24 livres chaque, feraient un objet de revenu de quatre-vingt-seize millions.

Le département des Pyrénées orientales, consomme deux cens mille charges de blé par an ; il perd un huitième en farine, ou vingt-cinq mille charges, qui à 30 livres, prix moyen de ce pays, constituent une perte annuelle de sept cent mille livres !....

Ce huitième de perte, que fait la mouture de ce pays, dont le blutage est assez soigné dans les maisons ; ayant paru à plusieurs habitans de Perpignan, fort exagéré de ma part, je n’eus besoin pour les convaincre de cette triste vérité, que de leur citer des personnes de leur connaissance, qui se trouvant dans un tems de rigueur, embarrassées de nourrir un grand nombre d’ouvriers qu’ils avaient à leur service, achetèrent des sons, les firent remoudre, et firent de la farine qui en provint, un pain très-savoureux ? Il en est ainsi de toutes les moutures de la France...

Des moulins qui offrent autant d’avantages à la société, et qui sur-tout expriment pour la plus précieuse substance de l’homme, toutes les particules de farine comprises sous l’écorce du grain, en lui conservant toutes ses qualités bienfaisantes, semblent mériter, et aujourd’hui plus que jamais, une préférence exclusive sur tous les autres moulins existans dans l’empire ? Les faibles changemens qu’il y aurait aux anciens pour les rendre susceptibles de la mouture économique, ne peuvent effrayer le gouvernement sur les dépenses ou pertes apparentes qu’ils exigeraient de la part des propriétaires de moulins ; puisqu’il n'y aurait pour prévenir une perte prodigieuse et effrayante qu’ils font en farine (perte qui soulagerait déjà seule l’indigence souffrante, s’élevant comme on l’a vu plus haut, annuellement pour toute la France, à plus de quatre millions de charges de farine capables de nourrir gratuitement presque autant de millions d’âmes), qu’à changer et ajouter quelques machines dont la dépense peu considérable serait bientôt compensée.

Frappé des prodigieux avantages qui résulteraient pour la patrie, de l’établissement de cette nouvelle et très-simple mouture, que la cupidité particulière voudrait, mais qu'elle ne peut plus contester, je pense que le Gouvernement rendrait un grand service à l’humanité et aux propriétaires de moulins, en les éclairant sur leurs intérêts, et en les obligeant à adopter la nouvelle méthode. Cet objet essentiel qui intéresse l’homme de si près, mérite bien la peine de quelques efforts, et les clameurs de l’ignorance seraient bientôt étouffées par les avantages marqués que procuraient ces heureux changemens.

Il y a à peu près six mille moulins de blé en France : il en coûterait tout au plus cinq cents francs par chacun, pour en faire un moulin économique ; ce serait donc une dépense préliminaire de trois millions à faire, pour fonder par ces changemens un revenu de 96 millions. Beaucoup de propriétaires aisés de moulins, une fois bien instruits de tous les avantages que leur offre un pareil changement, s’empresseraient de l’exécuter à leurs frais : il n’y aurait que les moins fortunés, à qui l’administration serait dans le cas d’accorder des secours à des conditions équitables et encourageantes ; ce serait donc sans de grands sacrifices qu’on pourrait établir facilement en une année la mouture économique dans toute la France... Je laisse à tout français, ami de sa patrie, ami de l’humanité, le soin de méditer cet important sujet..., et je passe au développement des moyens à mettre en usage pour en recueillir tous les fruits.

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CHAPITRE III.

Formation de greniers d'abondance, et approvisionnement des grains nécessaires afin d'assurer pour toujours à tous les français le pain à un prix fixe et au-dessous de celui du courant.

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Aujourd'hui où, par notre nouvelle Constitution, le titre de citoyen revêt le français du caractère respectable que le sentiment de la dignité de son être devrait imprimer sur tous les points de la terre pour ne le jamais oublier ; aujourd’hui, où en appelant enfin l’âge d’or de la morale, le français va sentir sa puissance, apprécier la vraie richesse de sa patrie, développer le trésor de ses lumières pendant long-tems enfoui, il osera calculer de quel degré d’aisance et de bonheur, la force des volontés unies, la société, ainsi que des travaux suivis et concertés, peuvent le rendre susceptible ; il peut enfin, dis-je, être raisonnable de concevoir une amélioration de sort en sa faveur. Mais la première et la plus instante amélioration pour lui, est l’assurance immuable de son existence physique ; son premier titre en devenant membre de la société, est dicté par le besoin impérieux de subsister, et c’est en y pourvoyant que la patrie acquiert le juste droit de le lier à ses lois.

Jusques à présent la subsistance de la partie la plus indigente, la plus nombreuse et aussi la plus laborieuse de la Nation, a constamment suivi le cours fortuit de l’influence des circonstances heureuses ou malheureuses, celui du jeu combiné des accapareurs, ou celui de la nature ingrate ou généreuse ; aucune loi, aucune mesure, n’a encore été consacrée pour préserver d’une manière constante le peuple de la plus cruelle des calamités, et de fixer invariablement le prix du pain, dont la cherté équivaut à une famine, pour le malheureux père de famille dont les moyens ne s’élèvent pas à un prix plus qu’ordinaire.

Des greniers d’abondance, alimentés par les immenses avantages de la mouture économique, et distribués dans tous les chefs-lieux de Cantons des Départemens, approvisionnés annuellement, et confiés au soin de ces administrations patriotiques, m’ont paru des moyens sûrs, pour mettre le peuple à jamais à l’abri des cruelles anxiétés auxquelles l’assujettissent si souvent la pénurie des blés ou la grande versatilité de leurs prix.

Le roi, sentant la haute importance, d’éclairer le peuple sur ses premiers besoins, fit imprimer en 1780, et envoyer à toutes les généralités du royaume, l’excellent ouvrage de M. Béguillet, sur le commerce et la législation des grains : cet ouvrage honorera à jamais son vertueux auteur qui l’avait consacré pour la prospérité de sa patrie... Je ne saurais, je crois, rendre un plus digne hommage à M. Béguillet, et mieux appuyer le plan que je propose, qu’en citant un passage du Chapitre IV, où il reconnaît la nécessité d’ériger des greniers d’abondance dans toute la France.... Il dit : « Je regarde l’établissement des greniers d’abondance, comme le moyen le plus certain, par lequel une nation policée et un gouvernement paternel, peuvent prévenir les horreurs de la famine et les suites des disettes. Les variations du prix des grains, et la hausse subite de cette denrée qui donnent de si terribles secousses au commerce et à l’industrie, n’auraient plus lieu dans la supposition des greniers publics bien administrés, où l’on mettrait le nécessaire réserve, pour abandonner le superflu à la liberté indéfinie de l’exportation ; mais les raisons ne font rien sur l’esprit du peuple, et sont impuissantes contre le préjugé ; il n’y a que l’exemple qui puisse influer. On se persuade sur la foi de quelques écrivains, que la manutention et l’approvisionnement des greniers publics est impossible dans un grand État ; invoquons donc l’exemple du plus puissant empire du monde » ... Là, M. Béguillet rapporte en entier le très-intéressant mémoire envoyé de la Chine, concernant l’organisation des greniers d’abondance, qui préservent à jamais ce grand peuple de la famine.

Il y a cinq sortes de greniers publics érigés en Chine, 1°. Les greniers attribués à la famille de l’empereur ; 2°. ceux de sa maison militaire ; 3°. d’autres pour alimenter l’innombrable armée de l’empire ; 4°. pour assurer la subsistance à tous les citoyens ; 5°. les greniers de piété, consacrés au soulagement de tous les hommes privés, ou par des malheurs ou par l’âge, des facultés physiques nécessaires pour gagner leur pain.

Tous ces greniers sont construits avec une étude, des soins, des précautions si recherchés, qu’ils attestent la haute importance que le gouvernement attache à cette intéressante administration qu’il honore par tout ce que la faveur et l’opinion peuvent rendre recommandable… Les plus brillans passages des mandarins, aux premières dignité de l’empire, sont le fruit certain d’une sage et heureuse gestion de la subsistance du peuple.

Il est tems de rendre à cette nation sage, qui se distingue par les plus beaux principes d’humanité, la justice quelle mérite, et de détruire la ridicule et odieuse calomnie dont quelques voyageurs peu observateurs l’avaient chargée, en répandant dans toute l’Europe, que l’empire de la Chine était si peuplé, que son sol ne pouvant suffire à nourrir tous ses habitans, des milliers de pères se trouvaient réduits à l’affreuse nécessité de priver de l'être, ceux à qui ils l’avaient donné... Ces horribles attentats, qui révoltent la nature, n’ont été commis que rarement, et jamais que dans les tems de révolutions, dont ce pays a quelquefois été le théâtre ; et qui relâchant tous les ressorts de l’État, avaient étendu leurs funestes influences jusque sur l’administration des subsistances, et produit des famines, qui réduisirent quelques pères de familles à cette désespérante cruauté... Mais la France, la fertile France qui n’est pas encore couverte d’hommes comme la Chine, ne présente-t-elle pas dans son sein, des spectacles aussi affligeans dans ses tems de famine ?....

La Chine n’est pas le seul État qui ait été jaloux d’honorer ainsi l’humanité, en la préservant par une sage prévoyance de la plus funeste des calamités ; l’Égypte qui fut, dès les premiers âges du monde, la ressource de ses voisins, de l’Arabie, de la Syrie et de la Palestine, mettait déjà en usage les mêmes précautions : on sait quelle célébrité Joseph acquit sous le roi Pharaon, qui, pour préserver ce royaume, déjà alors très-florissant, des sept années de disette dont il paraissait menacé, fit renfermer pendant sept ans consécutifs, la cinquième partie de chaque récolte, dans les greniers de réserves, qui existaient long-tems avant lui[6].

Les Perses qui contribuaient en nature de denrées, à l’entretien de la table de leurs rois et des armées, avaient des greniers de conservation dans chacune des cent vingt satrapies qui composaient ce vaste empire.

Les Thraces et les Carthaginois qui, par l'étendue et la perfection de leur agriculture, s’étaient mis en possession du droit de nourrir les peuples belliqueux et ceux frivoles qui, comme les Grecs, ne s’attachaient qu’aux arts, en négligeant le premier et le plus noble de tous, avaient aussi comme les Egyptiens et les Persans leur greniers de réserves.

La seule ville de Byzance, qui contenait d’immenses greniers, versait annuellement quatre cent mille médimnes de blé dans le fameux Prytanée d’Athènes. Ce superbe édifice, où l’on nourrissait tous ceux qui avaient bien mérité de la république, les vainqueurs aux jeux olympiques, les veuves et orphelins, dont les époux et les pères étaient morts au service de la patrie, n’était autre chose qu'un grand grenier national, qu’on appelait le trésor des subsistances.

Et malgré que les Athéniens n’habitaient qu’un sol généralement ingrat à la culture, ils instituèrent des lois si sages sur la police des grains, que la famine ne les atteignit jamais que dans les grands bouleversemens de la république. Mais l’extrême sensibilité de ce célèbre peuple, qui savait toujours s’élever aux plus nobles conceptions, et ne rien laisser imparfait, employait les réserves de ses greniers, à des distributions réglées qui se faisaient à certains jours, aux familles qu’une pauvreté sans reproche mettait hors d’état de pouvoir subsister sans ce secours.

La Sicile et la Sardaigne, appelées greniers de Rome par tous les historiens, et qui approvisionnaient habituellement la capitale du monde, recevaient annuellement vingt millions de boisseaux de blé de la seule Égypte, qu’elles conservaient dans leurs greniers pour cette grande cité.

Mais lorsque les romains eurent, par leurs conquêtes, porté jusques en Asie les limites de leur empire, Rome devint une ville immense par le nombre et par l’opulence de ses habitans ; il fallut songer plus efficacement à leur subsistance : on institua alors une administration des vivres ; on érigea de superbes et vastes greniers, et depuis cette époque, jusqu’à la chute de ce colossal empire, le peuple ne manqua jamais de pain, et l'avait très-souvent pour rien, mais constamment à un prix fort modique.

La Hollande et la Suisse, qui composent les seules républiques non-agricoles de l'Europe, sont cependant celles dont les habitans ne manquent jamais de pain. Le sol acqueux de la Hollande, qui ne produit presque que des pâturages, est, par l’étendue de son commerce et la sagesse de ses lois, le plus riche entrepôt de grains.

La Suisse, qui est un pays très-montueux, pauvre et sans commerce, qui produit très-peu de blé, est, par la paternelle prévoyance de ses magistrats à l'abri de toute atteinte de la famine, que les États voisins les plus agricoles éprouvent presque périodiquement tous les dix ou douze ans...

Il est tems que le français laborieux, qui cultive un des plus fertiles sols de la terre, imite l’exemple de première sagesse que lui ont donné tant de nations intéressantes, qu’il veuille une fois ne plus mourir de faim.

Mais afin de s’assurer au juste de la quantité de blé nécessaire pour approvisionner suffisamment tous les greniers d’abondance, il conviendra de faire faire par toutes les municipalités et communautés, un recensement exact de tous les non-propriétaires de grains, qui seuls devront avoir la faculté de puiser à cette source, à l’exclusion de ceux qui récoltant du blé, sont naturellement au-dessus de ce besoin ; et afin de connaître en même-tems l’étendue des ressources en grains, que peuvent offrir les propriétaires, il sera fait un recensement de ces derniers, avec indication de la quantité qu’ils récoltent année commune.

Ces deux recensemens une fois faits avec une rigoureuse exactitude, on aura, par le premier, la somme des individus sans propriétés graminaires ; et connaissant la quantité de grains nécessaires, à la consommation d’un chacun, on aura facilement le total du besoin général qui devra être réparti avec une juste et rigoureuse proportion sur la masse des propriétaires, aussi connus par le second recensement, et qui seront obligés de livrer à un prix fixé par l’administration de département, tout le blé nécessaire à la consommation générale[7].

Ces connaissances une fois acquises, il sera dressé un tableau général qui représentera clairement les besoins et les ressources en grains de chaque ville ou communauté, avec la quantité que les unes devront fournir, et que les autres auront à recevoir : ce tableau sera suspendu dans la salle de l’assemblée du département dont elles ressortent.

Un autre tableau sera fait dans chaque ville ou communauté, de manière à exprimer les ressources ou besoins de chaque, avec indication du complément de blé dont elle aura besoin, ou qu’elle devra fournir : ce tableau particulier sera suspendu dans la maison commune du lieu, afin d’éclairer les administrateurs ainsi que tous les citoyens.

Un état exact de tous les moulins, avec leurs positions, les noms des propriétaires, ainsi que celui des lieux auxquels ils broient

le grain, leurs distances appréciées de ces mêmes moulins, afin que le département puisse définitivement assigner les magasins auxquels chacun devra servir, doit être compris dans le tableau général et semblablement pour les tableaux particuliers.

Lorsqu’on aura le tableau général de chaque département, il sera facile d’exprimer dans un autre la situation agricole de toute la France, qu'on pourrait suspendre dans la salle de l'Assemblée Nationale.

Aussitôt la moisson faite, et le blé extrait de l’épi, chaque propriétaire sera tenu de verser au grenier d’abondance indiqué, la quantité à laquelle il sera imposé ; et d’après le prix tous les ans fixé par le département, le montant lui sera payé sur le champ[8]; Cette manière d’approvisionner les greniers publics, qui paraît simple et aisée, tend comme on va voir au plus grand encouragement de la culture des blés ; puisque les propriétaires rassurés par l’équité du département, sur le prix qu’il aurait droit de fixer, obtiendraient pour avantage, 1°. d’être assurés du débit d’un partie de leurs blés, et d’en recevoir le prix comptant aussitôt la récolte faite.

2°. De jouir d’une liberté entière pour le commerce du reste.

3°. De la faculté de faire transformer ce même reste de grain en farine dans les moulins Nationaux ; y gagner le bénéfice de la perfection de la mouture, et rendre ainsi les étrangers tributaires de leur industrie comme de leur richesse ; et comme l’exportation passe

déjà la moitié de la consommation, en attendant que les six millions d’arpents qui sont encore à rendre à la culture en France, fructifient, le bénéfice de la totalité des propriétaires sera toujours de deux millions de charges de farine ou quarante huit millions de livres tournois par an.

4°. Que les particuliers seraient aussi pour jamais affranchis de l’embarras de leurs grains dans leurs greniers, des soins et des dépenses qu’exige sans cesse l’assurance de leur conservation, contre des maladies auxquelles ils sont sujets, et la guerre que leur font les rats, les souris, les oiseaux, les volailles, ainsi que les innombrables insectes destructeurs qui les recherchent avec avidité, et qui leur font supporter une perte qui s’élève à plus du vingtième de leurs blés.

5°. Que les administrations de départemens étant composées en majeure partie, de propriétaires cultivateurs, seront pour le moins justes à leur égard, et qu’à raison des immenses avantages qui résulteraient de la culture des grains pour toute la France, moyennant l’érection de la mouture économique, et d’une administration nationale des subsistances, on pourrait encourager spécialement cette précieuse culture, en accordant constamment un prix plus qu’ordinaire pour les blés.

Il faut observer aussi, que ce ne sera qu’à l’époque de l’organisation des greniers nationaux, que l’on pourra mettre peu à peu en usage les principes, et jouir des savantes et très-intéressantes recherches de M. Duhamel (dont l’humanité transmettra le nom à la postérité la plus reculée), sur la manière de conserver les grains, et l’espèce de grenier qu’il est du plus grand avantage de leur approprier.

A ces avantages pour les propriétaires cultivateurs, peut encore se réunir le plus important de tous, l’affranchissement du tiers de l’impôt territorial, que permettrait d’opérer facilement le bénéfice certain de ce désirable régime.... Je crois qu’à toutes ces considérations très fondées, la volonté de peu de propriétaires résisterait, puisque tout le possible serait en leur faveur.

Mais la simple volonté de quelques propriétaires aveuglément intéressés, doit-elle priver toute une nation du premier de ses droits imprescriptibles, celui de subsister, ou lui en dicter les conditions ? Où réside la toute-puissance qui puisse commander aux estomacs de se rétrécir à volonté, ou prescrire des lois à l’appétit ? Le blé qui forme aujourd’hui le premier et le plus précieux aliment de l’homme, depuis que l’habitude et l’éducation le lui présentent comme indispensable pour vivre, doit il être confondu dans la masse de tous les objets ordinaires de commerce, ou mériter une distinction particulière que semblent lui accorder sa nature et notre plus impérieux besoin ? Des hommes froids ou intéressés, qui n’ont jamais senti les rigueurs des nécessités premières, peuvent seuls avoir l’aveugle courage de confondre le respect dû aux propriétés, comme la première loi qui doit animer une société, avec celui que leur dicte un intérêt particulier... Le principe est rigoureusement juste, mais leur insensibilité le leur fait mal interpréter ; car la première condition, je le répète, à laquelle l’homme pensant se soumet aux lois de la société, est l’assurance immuable de sa subsistance. Voilà la première propriété ; celle-ci est sacrée, parce qu’elle est fondée sur la nature et la raison ; elle est celle de toute une société sur les individus qui la composent ; elle ne doit point être abandonnée au hasard des événemens, ni subordonnée à la cupidité de quelques particuliers plus jaloux de leur argent, que de la conservation de leurs frères en nature ; mais elle doit être la première comme la plus sacrée des lois ; elle doit tendre constamment à verser par ses cornes d’abondance la joie et le bonheur sur la terre.

Le célèbre M. Linguet, qui a été si souvent l’éloquent défenseur des droits de l’humanité oubliée, a démontré dans son ouvrage sur le commerce des grains, avec la supériorité de logique qui lui est propre, le danger de regarder les cultivateurs comme maîtres absolus de la première substance du peuple, ainsi que le droit imprescriptible de ce dernier.

Je suis donc, comme on voit, loin de préposer des rigueurs arbitraires contre les propriétaires ; je défends au contraire leurs plus chers intérêts, en les douant d’une existence agricole si sensiblement avantageuse, qu’ils doivent-être par le fait les plus intéressés à provoquer l’érection du système nourricier que je propose : mais comme le pain est la nourriture principale de près de vingt millions de français indigens, j’ose invoquer au nom de la patrie et de l'humanité, une loi nationale qui puisse le leur assurer pour jamais, ainsi qu’à un prix modéré et constant.

Les derniers relevés que M. le Cardinal de Loménie a fait faire avec une scrupuleuse exactitude de la population de la Francce ; la font monter à trente millions d’âmes, au lieu de vingt-cinq que l’on compte depuis de longues années : c’est donc, je crois, être modéré que de ne calculer que sur les 2/3 d’indigens, comme sur une consommation annuelle de trente-deux millions de septiers de blé seulement... Plus j’examine la nature du sujet que je traite, plus je me persuade intimement, qu’en donnant au plan que je propose toute l’extension dont il est susceptible, il produirait le double des avantages que je présente avec une circonspection que m’a seule inspirée la crainte de l’exagération.

Il pourra paraître naturel de chercher d’abord, dans la transformation de l'impôt territorial en celui d’un autre payé en nature, les mêmes ressources que je ne parais voir que dans des contributions exigibles moyennant un prix fixé par les corps administratifs. La première idée en est, il faut l’avouer, séduisante ; elle a fixé tous les vœux de mon cœur jusqu’au moment où, en l’analysant, j’ai eu la peine de trouver des conséquences bien différentes !...

Car le total de l’impôt territorial, tel qu’il existe aujourd’hui, étant porté a deux cent quarante millions, on ne peut de toutes les terres imposées composant des bois, prés, vignes, jardins, vergers, étangs, et fonds rapportant sept espèces de grains différens, que compter tout au plus sur un tiers rapportant des blés. Ce serait donc pour la somme de quatre-vingt millions de blé, que le gouvernement recevrait annuellement, en forme d’impôt ; et dont les fonds ne rentreraient qu’un an après dans le trésor public.

Cette mesure serait assurément encore celle qui mériterait la préférence sur toutes les autres si elle pouvait suffire au besoin général : mais l’approvisionnement complet des grains nécessaires à la consommation d’une année pour toute la France, s’élevant de sept à huit cent-millions, la transformation de l’impôt en question, nous laisserait par sa très-grande insuffisance, encore pour longtems la douleur de désirer vainement l’érection de la plus ferme base de la prospérité publique, si l’on n’adoptait d’autres moyens, tout aussi justes, mais plus efficaces pour y parvenir.

L’on m’objectera peut-être encore, que la méthode que je propose, pour effectuer l’approvisionnement des greniers d'abondance, tend à priver les petits propriétaires, la plupart pressés par le besoin, de l’avantage de trouver des ressources assez promptes pour se défaire de leurs blés, et qu’en choisissant le moment le plus favorable pour faire les approvisionnemens, on obtiendrait sans imposer aux propriétaires aucune obligation, également à un prix modéré, la quantité de blé nécessaire... Je réponds à cette double mais spécieuse objection, qu’en suivant ce raisonnement on tomberait précisément dans un des extrêmes que je cherche soigneusement à éviter ; puisque de cette manière d’approvisionner les greniers publics, il arriverait comme par le passé, que le cultivateur le moins fortuné, toujours occupé des besoins du moment, serait aussi le premier à apporter ses blés ; et cela dans le tems qu’il pourrait en tirer le moins d’avantages, tandis que le riche propriétaire serait seul favorisé comme par le passé, en conservant la faculté de le garder dans son grenier jusqu’au moment où il serait le maître d’en faire lui-même le prix ; au lieu que par les mesures que je propose, ces derniers seraient principalement chargés d’assurer la sécurité publique sur la première subsistance, à laquelle les petits propriétaires contribueraient proportionnellement, et par conséquent pour fort peu ; et qu’après l’approvisionnement général une fois effectué, les blés restans devront nécessairement augmenter de prix, à raison de leur rareté, être recherchés avec plus de concurrence et d’empressement par les voisins, et offrir enfin aux petits cultivateurs, des avantages dont ils ont été jusqu’à présent privés. Les bénéfices des riches propriétaires suivront la même proportion ; mais comme ils ont été jusqu’à ce jour exclusivement en leur faveur, il sera enfin juste de les rendre communs à tous les cultivateurs.

Je suis d’ailleurs persuadé que si l'on ne rend pas la livraison d’une portion de blé obligatoire à chaque propriétaire, et pour un tems préfix, il sera impossible d’en trouver à un prix modéré, une assez grande quantité pour assurer invariablement le pain à tous les individus non-propriétaires. Le soulagement de nos semblables souffrans, sera sûrement dans tous les tems un beau titre auprès des âmes sensibles et généreuses ; mais les œuvres surérogatoires sont si rares... qu'il peut être permis de ne pas compter sur un assez grand nombre d’exemples !

Enfin le premier aliment une fois à jamais assuré à tous les habitans de l’empire, les plus terribles fléaux de l’humanité, les défauts de récoltes, et l’esprit d’accaparement, seront réduits à l’impuissance de nous affliger dorénavant. Le commerce du restant des blés alors reconnu pour nous inutile, pourra, appuyé de la confiance publique, se faire avec tout l’encouragement et toute la liberté qu’il sera juste d’accorder aux cultivateurs... Et cette fameuse question érigée en loi pendant l'ancien gouvernement, sur la libre exportation des grains, qui a si souvent occupé et même ébranlé les ministres des finances ; qui a si long-tems divisé l’opinion des grands administrateurs ; qui a donné lieu à tant de solutions différentes, toujours mauvaises et plus ou moins dangereuses pour le malheureux peuple ; question enfin, qui a constamment agité l’esprit et l’insatiable voracité des grands monopoleurs, à qui les richesses ou le crédit assuraient toujours un succès d’opinion tracé en caractères de sang, qui était ordinairement le précurseur de la famine, et qui métamorphosait les années les plus abondantes en des années de disettes, en réduisant des provinces et quelquefois le royaume entier à la plus affligeante pénurie de grains ; ce fameux problème dont une mauvaise solution produisit la plus désastreuse des lois, sera enfin résolu de la seule manière dont il pouvait et devait l’être pour le bonheur de la patrie et l’honneur de l’humanité.

Le philosophe Mercier, qui a si constamment combattu les abus qui ont pendant tant de siècles affligé la patrie s’exprime ainsi à ce sujet : « Cette fameuse loi, qui devrait être le signal de la félicité publique, a été le signal de la famine ; elle s’est assise sur les gerbes des récoltes les plus fortunées ; elle a dévoré le pauvre à la porte des greniers qui croulaient sous l’abondance des grains. Un fléau moral jusqu’alors inconnu à la nation, lui a rendu son propre sol étranger et a montré dans le jour le plus horrible, la dépravation humaine. L’homme s’est montré le plus cruel ennemi de l’homme. Épouvantable exemple, aussi dangereux que le mal même. La loi enfin a consacré elle-même l’inhumanité particulière. Je crois beaucoup à la profonde humanité des écrivains qui ont été les fauteurs de cette loi ; elle fera peut-être du bien un jour ; mais ils doivent éternellement se reprocher d’avoir causé sans le vouloir, la mort de plusieurs milliers d’hommes, et les souffrances de ceux que la mort a épargnés. Ils ont été trop précipités ; ils ont tout vu, excepté la cupidité humaine puissamment excitée par cette amorce dangereuse. — C’est un siphon, dit énergiquement M. Linguet, qu’ils ont mis dans la main du commerce, et avec lequel il a sucé la substance du peuple. La clameur publique doit l’emporter sur les éphémérides. Que le mal parte d’une cause locale, n’importe ; il fallait la deviner, la prévoir, la prévenir, sentir qu’un besoin de première nécessité ne devait pas être abandonné au cours fortuit des événemens ; qu’une nouveauté aussi étrange dans un vaste royaume, lui donnerait une secousse qui opprimerait certainement la partie la plus faible. C’était cependant le contraire que les économistes se promettaient. Ils doivent avouer qu’ils ont été égarés par le désir même du bien public ; qu’ils n’ont pas assez mûri leur projet, qu’ils l’ont isolé, tandis que tout se touche dans l’ordre politique. Ce n’est pas assez que d’être calculateur, il faut être homme d’État ; il faut estimer ce que les passions détruisent, altèrent ou changent ; il faut peser ce que l’action des riches peut opérer sur la partie pauvre. On n’a voulu apercevoir l’objet que sous trois faces, et l’on a oublié la partie la plus importante, celle des manœuvres qui compose elle seule les trois quarts de la nation. Le prix de leur journée n’a point haussé, et l’avide fermier les a tenus dans une plus étroite dépendance : ils n’ont pu apaiser les cris de leurs enfans par un travail redoublé, la cherté du pain a été le thermomètre des autres alimens, et le particulier s’est trouvé moins riche de moitié. Cette loi donc n’a été qu’un voile décevant, pour exercer légalement les plus horribles monopoles. On l’a tournée contre la patrie, dont elle devait faire la splendeur. Gémissez, écrivains, et quoique vous ayez suivi les mouvemens généreux d’un cœur vraiment patriotique, sentez combien il a été dangereux de ne pas connaître votre siècle et les hommes, et de leur avoir présenté un bienfait qu’ils ont changé en poison. C’est à vous présentement de soulager le malade dans la cure qui le tue, de lui indiquer le remède, et de le sauver s’il vous est encore possible »... Cette intéressante note est tirée toute entière du majestueux rêve de L'an deux mille quatre cent quarante, par M. Mercier.

Comme une constitution toute sensible vivifie aujourd’hui la France ; qu'elle a réveillé dans le cœur français cet heureux esprit de confraternité, qui pour l’honneur de la nature et le bonheur des hommes, devrait régner entre tout le genre-humain ; il conviendra aux départemens de s’accorder pour l’approvisionnement des greniers publics, une déférence absolue sur les étrangers dans nos marchés de grains ; et supposant qu’ils suivissent la méthode que je propose pour les approvisionnemens, ils seront à même de connaître à la fin de chaque moisson, le superflu ou le besoin qu’ils pourront avoir à offrir ou à indiquer à leurs voisins, auxquels il en feront part dans un tems déterminé, et qui à leur tour leur répondront avec une loyale et patriotique cordialité...

C’est ainsi que je conçois que pourrait se faire annuellement avec fruit et sans danger, l'approvisionnement de tout le royaume, et qu’on repousserait à jamais jusques au-delà des frontières de ce bel empire, l’hydre de tous les fléaux de la famine et de la misère publique...

On sent bien que les subsistances, étant par les mesures que je propose, une fois immuablement assurées à toute la nation, les armées employées à la défense de la patrie seront comme toutes les autres classes de citoyens, alimentées par les greniers nationaux. Et puisque malgré la sensibilité de notre nature, il faudra encore pendant quelque tems se faire la guerre, et s’égorger entre frères, nous aurons au moins l’avantage inappréciable sur nos ennemis, d’avoir constamment, et sans de grands et ruineux efforts, nos légions abondamment approvisionnées des choses les plus impérieusement nécessaires pour la faire avec succès, et dont le défaut occasionne souvent seul des malheurs irréparables...

L’Assemblée Nationale vient déjà de faire un grand pas, en déclarant que les approvisionnemens des fourrages de l’armée seront régis par une administration nationale... Il ne s’agit donc plus que d’embrasser par une heureuse extension de cette sage mesure, le plus important de cet objet.

Ces grands changemens ne seront ni difficiles ni dispendieux à la France : les administrations des vivres de la guerre et de la marine, qui ne sont que des entreprises onéreuses à l’État, pourraient, étant transformées en administrations des subsistances nationales, devenir très recommandables par les hommes instruits et éclairés qu’elles occupent, qui, ne jouissant que d’un sort précaire, malgré de longs services et des connaissances précieuses, obtiendraient en devenant fonctionnaires publics, les récompenses et la stabilité de sort qu’ils méritent : il ne s’agirait donc, en conservant religieusement à tous les administrateurs et autres employés des vivres, leurs traitemens avec leurs titres de service, que de les répartir dans les quatre-vingt-trois départemens, pour diriger sous l’inspection immédiate de ces mêmes départemens, l’administration des subsistances nationales.

Le corps des ponts et chaussées, étant chargé de tous les travaux civils de la France, ne pourra que se voir avec plaisir chargé aussi des constructions, changemens, ou réparations des moulins ou des greniers publics à faire, pour concourir à l’érection des plus respectables établissemens, qui ont d’ailleurs un rapport intime avec la sage institution de ce célèbre corps.

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CHAPITRE IV

Fonds à prélever pour suffire aux approvisionnemens à faire.

On a pendant long-tems imposé le peuple, pour élever des monumens fastueux, dictés par une pure ostentation ; on l'a souvent imposé pour élever des édifices somptueux, dont l’utilité a été plus chimérique que réelle ; on l'impose encore, à la vérité, pour des constructions qui tendent au moins à l’utilité et à l’encouragement du commerce, et par conséquent au bien général ; mais de tant d’édifices et de monumens publics qui embellissent la France, et qui opposent le contraste le plus frappant à la misère publique, dont l’utilité réelle de la plupart peut au moins être contestée, qui ont exigé des sommes immenses qu’on a su constamment exprimer des sueurs et du sang de la partie du peuple qui en a toujours le moins profité ; de tant de merveilles enfantées par les arts et les sciences, qui n’attirent les regards que des hommes de goût et des artistes, en a-t-on consacré une seule pour empêcher ce même peuple de mourir de faim ou de misère ?... Je propose aussi aujourd’hui d’élever des monumens à la gloire de la nation ; mais ce sont des greniers de subsistances qui seuls doivent annoncer la réelle splendeur de la France, puisqu’ils seront consacrés à conserver à jamais du pain au peuple, du pain sans lequel il ne saurait vivre avec douceur ; sans lequel il ne saurait aimer ses semblables qui se sont fait jusqu’à présent un jeu barbare pour le lui ravir ; sans lequel enfin il ne saurait reconnaître une patrie qui aujourd’hui lui tend les bras pour verser dans son sein le baume salutaire de l’amour de la liberté.

Cinq millions de charges de farine, ou au moins cent vingt millions de livres tournois, seraient annuellement et perpétuellement le fruit assuré au peuple par l’érection des établissemens très-faciles que je propose... Une aussi riche moisson qui s’offre à la simple volonté du gouvernement, est digne d’être recueillie par lui, et bien capable de lui attirer les bénédictions de la génération présente et de toutes celles à venir.

Mais il ne s’agit point d’acheter ces bienfaisans changemens par une imposition extraordinaire, qui serait une rigueur pour le peuple avant qu’il eût éprouvé l’heureux effet de son objet ; la masse énorme de richesses nationales réalisée par la vente des biens ecclésiastiques, toute destinée au soulagement du français, ne saurait remplir une plus noble destination, qu’à fonder le germe de son aisance première, en lui assurant pour jamais du pain. Le Corps Législatif Constituant, a accordé quinze millions à répartir entre les départemens, tant pour vivifier des ateliers de charité, que pour réparer les ravages que les inondations et d’autres causes physiques y ont occasionnés : d’après une si grande somme consacrée à satisfaire à des besoins, qu’on peut appeler secondaires relativement à l’objet dont il s’agit, il est naturel d’espérer le triple ou quarante-cinq millions, environ le quatre-vingtième des biens nationaux, qui suffiraient comme on le verra, à métamorphoser le premier besoin de l’homme en une prospérité nationale.

L’Assemblée Législative, apprenant que le terrible fléau de la famine s’étendait sur presque toute la riche France, a accordé vingt-deux millions en novembre 1791 et février 1792 à répartir aux départemens qui en souffrent le plus ; mais cette mesure toute humaine en elle-même aurait pu, en portant la consolation dans toute la patrie affligée, fonder le germe d’un plus long bonheur, tandis qu’elle s’anéantit avec son emploi pour recommencer les mêmes sacrifices au premier besoin... Ô vous ! pères de la patrie, qui êtes dignes de toute ma franchise, daignez accorder un regard paternel à mes filiales sollicitudes, et le français pauvre n’éprouvera plus les désespérantes angoisses de la faim...

M. de Lessart avait, pendant son ministère de l’intérieur, sagement proposé une administration centrale des subsistances ; mais ces bienfaisantes vues qui lui auraient mérité la gratitude de la nation, furent mal interprétées et rejetées[9]. M. Cahier de Gerville, ministre de l’intérieur, à qui j’avais fait part, de mon ouvrage avant son impression, a proposé de semblables établissemens à l’Assemblée Nationale, dans le compte qu’il lui a rendu, le 18 février 1792, de la situation du royaume.

Je crois que si la proposition de M. de Lessart a été mal accueillie, c’est parce qu’il avait adopté en partie les principes de M. Bourdon, administrateur de la commune de Paris, qui invoquait, au détriment des cultivateurs, une loi pour déclarer l’exportation des grains ainsi que leur exploitation une jouissance exclusivement nationale... Cette proposition faite dans l’intention la plus louable, qui a révolté tous les propriétaires agriculteurs, fut

unanimement rejetée, et a, par un principe tyrannique au milieu de tout ce qu'elle pouvait avoir de bienfaisant, répandu une opinion défavorable, trompeuse et dangereuse même, sur toutes celles qu’on pourra faire relativement à de pareils établissemens, et qui ne devrait cependant point s’étendre jusques sur la mienne qui n’a d’analogie avec ce premier projet, que dans l’intention de concourir à la prospérité de la patrie, mais qui est fondée sur la base d’une justice rigoureuse, et les avantages de la mouture économique que M. Bourdon paraît avoir négligés.

Les greniers de réserve établis dans la ci-devant Lorraine, par le duc Léopold, et continués par le philosophe bienfaisant, le roi Stanislas ; ceux fondés depuis plusieurs siècles dans la ville de Besançon, et d’autres érigés à Lyon, qui ont souvent préservé leurs habitans du fléau des disettes qui affligeaient leurs voisins moins prévoyans, n’ont pas été doués d’une organisation assez parfaite pour en éloigner quelques vices, qui ont malheureusement répandu sur ces salutaires établissemens un discrédit qu’ils étaient, par les grands biens qu’ils ont opérés, loin de mériter.

Mais malgré que dans la ville de Lyon et autres lieux de là monarchie, on ait donné depuis un plus grand degré de perfection à ces très-intéressantes administrations des subsistances, elles laissent par leurs moyens, nécessairement très-circonscrits, encore tant à désirer qu’on se tromperait en les assimilant à ceux que je propose pour effectuer le soulagement de toute la nation.

Les préjugés sur la difficulté de conserver long-tems les grains ont constamment enchaîné la volonté du gouvernement ; mais ils n’ont été inspirés que par le mauvais succès que devait nécessairement produire la machinale et très-mal-adroite manipulation des blés, qui l'a jusqu’à ce jour emporté sur les exemples les plus heureux et les plus frappans : car, préserver les grains de l’air et de l’humidité, est le grand et simple secret de leur conservation. Les anciens ont su depuis plus de quatre mille ans conserver les leurs aussi long-tems qu’ils ont voulu, en les laissant dans l’épi. Les habitans du mont Caucase, ainsi que les Moscovites, que nous avons pendant long-tems appelés barbares, les renferment dans la même vue, et avec le même succès dans, des fosses. Les magasins taillés dans le roc, dans la ville de Sedan ; ceux construits dans un des bastions de la ville d’Ardres, où l’on conserve les grains pendant de longues années, déposent en faveur de ces sages précautions... Le puits rempli de grains dans la ville de Metz quelque tems avant que Charles-Quint en fit le siège, et ouvert sous le règne de Louis XIV, ainsi que l’immense et fameuse cave remplie de grains, trouvés plus d’un siècle après qu’ils y furent déposés, dans la maison du marquis de Bonaretty, près de Naples, et vendus tout comme les meilleurs blés, confirment, à ne plus laisser de doute, ce que je viens de dire relativement à leur conservation.

Mais de tant de moyens connus et constamment négligés, M. Duhamel a imaginé des greniers qui méritent aujourd’hui une juste préférence ; ils offrent tous les avantages dont de semblables établissemens peuvent être susceptibles ; 1°. de renfermer les grains parfaitement secs ; 2°. d’empêcher le retour de l’humidité sur eux ; 3°. de les contenir dans le plus petit espace possible ; 4°. de les préserver contre toute espèce d’ennemis ; 5°. de réduire les soins de la manutention à la plus grande simplicité, et les frais à la plus étroite économie, tels enfin qu’ils ne s’élèvent pas au sixième de ceux qu’on fait aujourd’hui pour le même objet.

L’emmagasinement des grains présente même de grands avantages à la société. Le mélange des blés, avant de les soumettre aux opérations de la trituration, produit les farines les plus propres à faire du bon pain ; et comme les blés de France ne sont dans leur état de perfection que dans les deuxième et troisième années, on ne peut tirer autant de farine des grains nouveaux que des vieux : parce que les premiers sont moins secs et moins parfaits. Les blés vieux donnent au moins un vingtième de plus que les nouveaux ; il y a même des années où ce défaut de sécheresse et de maturité fait perdre jusqu’à un tiers de farine. Celles des vieux grains sont d’ailleurs d’une meilleure qualité, et par conséquent plus salubres, tous avantages qui constituent, en ne comptant que sur un vingt-quatrième de plus, encore un bénéfice d’un million de charges de farines, ou de vingt-quatre millions de livres tournois leur valeur par an, et qui se trouvent naturellement dans l’organisation des greniers d’abondance que je propose.

Je ne doute point que si le gouvernement fixait une fois l’attention des citoyens et surtout celle des savans, sur cet intéressant objet, il n’en résultât encore les plus heureuses découvertes dans ce genre.

Supposant à présent que le département des Pyrénées orientales, obtînt sur les quarante-cinq millions à répartir à toute la France pour l’érection des greniers publics, 400 mille livres pour fonder les siens, on obtiendrait déjà pour cette somme à peu près treize mille charges de blé ; mais cette quantité étant encore de beaucoup insuffisante, les propriétaires devront fournir le surplus aux conditions suivantes.

Il sera perçu à raison des grands avantages que doit produire, outre la mouture économique, une administration nationale des subsistances, un bénéfice de cinq pour cent en faveur de tous les fournisseurs de blé dont le paiement n’aura pu être effectué de suite, et à compter du moment qu’ils les auront déposés au grenier d’abondance, pour le cautionnement desquels le fonds du département sera hypothéqué : et afin d’éloigner toute apparence de charge de la part des propriétaires non-payés, leurs blés (c’est-à-dire, réduits en farines) seront vendus avant ceux du département, en suivant le même ordre de tems dans lequel ils les auront fournis ; en sorte qu’ils seront toujours assurés de leurs fonds les six premiers mois de l'année.

Comme il sera essentiel aussi d’encourager l’accélération des livraisons de grains, on payera sur le champ jusqu’à la concurrence des fonds du département, aux propriétaires qui les auront versés les premiers dans les greniers indiqués, en suivant toujours rigoureusement l'ordre de tems dans lequel ils les auront fournis.

Que l’apparent impôt dont il s’agit en faveur de fournisseurs de grains non-payés, n’inspire aucune appréhension inquiétante, puisqu’il doit diminuer chaque année, et s’éteindre à la fin de la cinquième.

En effet, en partant des avantages précieux que nous offre la mouture économique, dont la certitude est fondée sur l’expérience même, on verra que le premier fonds de 400 mille livres, consigné pour les approvisionnemens de la première année, sera déjà au bout de la cinquième, après y avoir ajouté successivement les 700 mille livres[10], porté à quatre millions 372 mille livres, qui vaudront 145 mille sept cens charges de blé, capables de nourrir perpétuellement cent dix mille âmes, c’est-à-dire, les trois quarts des habitans de département, et par conséquent au moins tous les non-propriétaires de grains ; qu’après cette époque de cinq ans, on pourra payer comptant tous les fournisseurs, et supprimer le bénéfice de cinq pour cent créé en leur faveur... Et comme il entre dans le plan général de ce système nourricier , de préserver à jamais le peuple des suites à craindre d’une année disetteuse dont pourrait nous affliger la nature, il sera sage de consacrer encore trois années le bénéfice de 700 mille livres, à l'acquisition complémentaire de soixante-dix mille charges de blé, qui constitueront le magasin de réserve.

Ainsi en suivant cette méthode, la première substance sera pour toujours assurée à tous les habitans du département qui aura, après huit ans, un fond de six-millions quatre cent soixante-douze mille livres, constitué dans ses greniers, et pourra à commencer de cette époque jouir annuellement et à perpétuité, d’un revenu de 700 mille livres, revenu assez considérable pour animer et soulager efficacement cette belle et fertile contrée. Citoyens de tous les rangs, Administrateurs, Législateurs, et vous, ô Louis XVI, qui êtes un roi bon et sensible, qui tenez entre vos mains tous les instrumens du bonheur des français ; j’en appelle au jugement de votre austère conscience.

Quelques âmes tièdes, indifférentes déjà au présent, pourront voir ce tableau d’accroissement de prospérité publique, dont le plus beau terme est fixé à huit ans, et qui présente le plus consolant avenir, comme un beau rêve, ou comme un lointain dont la lumière faible ne mérite pas de fixer ni même d’arrêter un instant leur attention ; mais l’ami de l’homme, celui qui est sensible au bonheur de son semblable ; mais un Roi, un Législateur, qui ne voient que Dieu, la nature, l’humanité et le genre-humain, qui travaillent pour l’avenir comme pour le présent, qui se plaisent à écouter la voix de la postérité, ces êtres respectables y verront des images consolantes, capables d’épanouir leurs cœurs sensibles...

Supposant à présent qu’une loi nationale obligeât tous les départemens de l’empire à adopter le Plan nourricier que je propose en faveur de tous les français, il résulterait d’abord par la mouture économique, raffinement des grains et farines, un revenu annuel de cent vingt millions, et après l’époque de huit ans, un fond de richesse nationale d’à peu près sept cents millions, constitué dans tous les greniers d’abondance, indépendant du trésor de l’État, dont la masse conservée à jamais intacte, offrirait éternellement une source intarissable de consolations et d’adoucissemens pour le meilleur et aujourd’hui le plus intéressant des peuples.

Il me semble déjà voir ces familles innombrables au sein desquelles végétait exclusivement la cruelle et désespérante misère ; cette foule d’êtres infirmes, malades, impotens, et ces vieillards respectables que le tems et des malheurs laissent comme une charge sacrée à la société ; ces infortunés pères de famille, dont toutes les forces physiques ne peuvent suffire à leur conservation, et qui finissent par être les tristes victimes des calamités publiques[11] ; ces veuves pauvres et malheureuses que des mœurs douces, innocentes et une activité disproportionnée à leurs faibles organes, ne peuvent même préserver du plus cruel sort ; enfin tous les malheureux humains qui gémissent dans des peines, qui n'ont été que l'effet des circonstances malheureuses, et qui ont droit à notre plus tendre intérêt ; il me semble, dis-je, les voir tous pénétrés d'une joie pure, les mains levées vers la voûte céleste, chérir une fois leur triste existence, bénir la patrie, les hommes, et exhaler de leurs âmes brûlantes de reconnaissance, les louanges de la paternelle bonté du suprême ordonnateur du monde !... ô hommes sensibles et généreux, gravez dans vos cœurs ces douces images, je ne dis pas de la félicité ni du bonheur, mais de l’aisance et du contentement de vos semblables ; mais sur-tout efforcez-vous à en réaliser le tableau... Le Plan nourricier que je propose n’est pas chimérique, malgré ses immenses avantages : son exécution sera même facile aujourd’hui. Je l’assure, et je l’assure parce que j’en suis sûr ; il ne faut que de la volonté, des âmes sensibles et vertueuses : elles ne sont pas rares ; la nature les a toutes préparées ainsi, et notre nouveau code moral les a formées et épurées.

Disons avec l’auteur des Fictions morales et du Tableau de Paris, que le meilleur moyen de diminuer la masse du crime, est de rendre un peuple aisé et content. La nécessité, le besoin enfantent les trois quarts des forfaits ; et le peuple chez qui règne l’abondance, ne recèle ni meurtriers ni voleurs. La première maxime qu’un Roi ou un Législateur devrait se graver dans le cœur, est celle que les mœurs honnêtes dépendent d’une honnête suffisance.

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CHAPITRE V.

Réduction de tous les grains emmagasinés en farines, avec les raisons qui exigent cette opération.

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La réduction de tous les grains emmagasinés en farines, est une suite naturelle et nécessaire du système que je propose. Deux raisons majeures le veulent : 1°. le plus grand avantage qui en doit résulter pour la société, consiste dans l’amélioration de la mouture ; mais cette amélioration présenterait de faibles avantages aux simples particuliers, si on leur abandonnait avec indifférence le soin de les recueillir ; et la probité du meunier pourrait se relâcher fructueusement eu sa faveur par la facilité qu’il trouverait d’abuser de l’ignorance et de la faiblesse d’un simple et sur-tout d’un pauvre citoyen ; car le pauvre a non-seulement sa seule indigence à redouter, mais encore la perversité, la friponnerie et l’insensibilité des hommes avec lesquels il a des relations. Tous les avantages que le riche obtient dans la société à raison de ses grandes facultés, le pauvre les paie avec usure par ses petits moyens ; en général, le mépris qu’on a si injustement pour l’indigent, aggrave physiquement et moralement sa misère. Il n'y a donc que de grandes administrations, des administrations nationales telles que nous les avons, dont le pouvoir et l’austère justice commandent aux consciences, et l’immensité de leurs facultés aux volontés, qui puissent réaliser avec fruit, pour le pauvre comme pour le riche, tous les avantages dont peut être susceptible le plan que je propose.

2°. Il a été démontré d’une manière incontestable, par de grandes expériences souvent répétées, et dont les résultats ont été constamment les mêmes, que les farines se conservent beaucoup mieux et plus long-tems que les grains (celles des gruaux sont particulièrement douées de cette propriété conservatrice, par leur grande sécheresse). La manière la plus favorable et la moins dispendieuse de conserver de grands volumes de farines, est de les renfermer dans des arches de bois : elles y gagnent en bonté, en volume, parce qu’elles s’y affinent, et préservent des dépenses continuelles qu’exigeraient l’achat et l’entretien d’un grand nombre de sacs : et comme les farines, pour être employées bonnes et avantageusement, doivent au moins avoir un mois, cette manière de les conserver, doit les rendre propres à composer le pain le plus salubre, le plus savoureux, et le plus nutritif... Ajoutons, que la grande facilité avec laquelle tous les particuliers, et sur-tout l'indigent, trouveront dans tous les tems, dans toutes les circonstances, à un prix constant et modéré, au lieu du grain, une excellente farine, ainsi que l’affranchissement des embarras de la mouture, ne font qu’ajouter aux avantages de tous genres de cette désirable opération. On voit donc qu’il est de l’intérêt général et particulier, que les départemens soient chargés du soin de faire réduire en farine, tous les grains emmagasinés pour la subsistance publique.

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CHAPITRE VI.

Du transport des grains des magasins aux moulins ; de celui des farines aux magasins, ainsi que des moyens à employer pour recueillir de la mouture économique, tous les avantages qu'elle offre à la société.

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D'après le tableau général et tous les tableaux particuliers exposés dans la salle de l'assemblée du département et dans les maisons communes, on aura un état exact de tous les moulins de leurs arrondissemens, avec la connaissance des lieux auxquels ils triturent le grain, des magasins qui leur seront affectés, ainsi que leurs distances appréciées de ces mêmes lieux et magasins ; il ne sera donc question que d’en instruire les meuniers qui, s’étant jusqu’à présent chargés de voiturer les grains des particuliers aux moulins, et les farines chez eux, en feront autant à l’égard des greniers d’abondance.

Mais l’objet le plus essentiel, le plus important de tous, est de réduire la supercherie et la cupidité des meuniers à la plus absolue impuissance de frauder, et d’obtenir en faveur de la société tous les précieux avantages qu’offre la mouture économique bien soignée.

Je ne puis douter aujourd’hui, d’après l’esprit patriotique qui anime toutes les administrations, de l’intérêt particulier qu’elles daigneront accorder aux considérations importantes que je leur présente, sur un faible changement, qui doit, je le répète, multiplier gratuitement au moins d’un sixième la première substance de l’homme. Je crois qu’il n’y a pas un instant à perdre pour opérer un aussi grand bien.... Qu’on ne crie pas au paradoxe ; mais qu’on daigne examiner sévèrement ce que j’avance...

Il est important d’observer ici à ceux qui pourraient regarder l’obligation imposée aux cultivateurs pour la livraison des grains (à des conditions assurément plus qu’avantageuses) comme contraire à une liberté indéfinie[12], et qui seraient cependant partisans de l’érection générale de la nouvelle mouture, qu’en renonçant aux livraisons périodiques des blés, il serait de toute impossibilité de recueillir en faveur de la nation les avantages précieux, qu’offre à sa simple volonté cette mouture, puisqu’elle manquerait de l’aliment nécessaire pour la mettre en action... ; mais que les propriétaires de moulins, instruits du bénéfice certain que leur assurerait une construction plus ingénieuse, s’empresseront de l’opérer, et de réaliser en leur faveur, le plus grand germe de richesse nationale, que la patrie eût pu facilement s’approprier pour le soulagement du peuple.

Sûrement si le gouvernement pouvait être assez cruellement indifférent pour le négliger, il serait alors vivement à désirer que de simples particuliers en profitassent, puisque ce serait toujours un grand complément de substance première dont on enrichirait la société. Mais peut-on raisonnablement se flatter, que tous les propriétaires de moulins devinssent en peu de tems assez ardens à se dépouiller subitement des préjugés de leur vieille routine, pour adopter la méthode bienfaisante que je propose, au nom de ceux qui les premiers l'ont imaginée, et que le peuple verrait d’un œil tranquille les meuniers transformés en marchands de farine ?... En attendant ces salutaires établissems, le français pauvre meurt de faim, et la patrie perd trois cent mille livres par jour, par une mouture défectueuse.

Je suppose donc tous les moulins destinés au service national, changés d’après la nécessité et les avantages que je crois avoir suffisamment démontrés. L'effet du mécanisme des nouveaux moulins est tel que, 1°. le mouvement des meules étant modéré, les meuniers n'ont pas la ressource de mouiller le blé avant de le mettre dans la trémie, pour laisser à la farine un poids qu’ils pourraient lui avoir ôté par une fraude qui ne leur est malheureusement que trop commune ; 2°. le blutage toujours opéré par la machine, et très-perfectionné, produit après la première trituration, une farine blanche, nommée farine de blé[13], des gruaux, du son mixte, et des sons purs : ces gruaux et ces sons mixtes, sont reportés plusieurs fois sous les meules, qui, par leurs formes et leur disposition, finissent par rendre quatre sortes de farines, les unes plus parfaites que les autres, et du son pur. Le meunier étant obligé de rendre en farine et son (au déchet près qu’il sera facile d’apprécier) un poids égal à celui du grain, ne pourra frauder.

Il n'y a que la mouture économique qui produise des farines de gruaux : presque tous les meuniers et boulangers, autres que ceux de Paris et dés environs, ne les connaissent pas encore ; mais tous ceux qui les connaissent, conviennent que ce sont les meilleures farines. Les pâtissiers qui ont coutume d’employer pour les pièces de four, la plus belle farine, de même que les boulangers, pour faire les petits pains mollets, préfèrent celles de gruaux à la plus fine farine ordinaire. Encycl.

Dans la mouture économique, la plus belle farine, ou la fleur de farine, est celle des premiers gruaux : ces farines de gruaux, donnent un quart de matière glutineuse de plus ; elles sont encore plus sèches, et boivent par conséquent plus d’eau. Comme presque tous les citoyens, à qui ces soins et ces avantages sont destinés, mêlent fort sagement toutes leurs farines pour composer leur pain, on pourra en faire autant dans les magasins, puisque c’est par le mélange de plusieurs farines, qu’on fait le meilleur pain possible, et que le seul mélange produit d’ailleurs près d’un cinquième de pain de plus.

Cependant, comme ces différens degrés de farines, que donne la mouture économique, peuvent présenter aux riches, aux pâtissiers, aux boulangers, etc. un attrait dans la beauté et la pureté des premières, et aux indigens une diminution de prix dans les autres, quoique excellentes, il serait peut-être convenable de les conserver séparées, sauf aux acheteurs à les employer comme bon leur semblerait.

Mais indépendamment d'un cinquième ou au moins d’un sixième de farine en général de plus, et de meilleure qualité, qu’on obtiendra par la nouvelle mouture, qui sera déjà un avantage inappréciable, il reste encore ceux dans l’économie de la main-d’œuvre à compter, et qui doivent nécessairement produire une diminution sensible pour les frais de mouture, puisque la machine monte le grain, le nettoie, et opère le blutage ; mais comme toute appréciation arbitraire doit être de part et d’autre proscrite, il conviendra de nommer des commissaires intelligens pour suivre, pendant au moins un mois, l’effet de cette mouture, afin de déterminer avec justesse les vrais produits qu’on en devra invariablement attendre, et imposer en conséquence aux meuniers, les lois que ce nouvel ordre de choses et l’intérêt public exigent.

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CHAPITRE VII.

Distribution des farines ; procédés à observer, avec la part à accorder aux boulangers.

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Depuis que notre humaine Constitution a consacré l’égalité de droit social et politique, on peut conclure, que toute institution nationale doit d’après ces principes immuables, embrasser l’universalité des citoyens de l'empire sans distinction... Toute source de prospérité publique, doit par conséquent jaillir dès sa naissance et couler jusqu’à son dernier terme, devant la cabane du pauvre, comme devant le palais du riche ; elle doit même par des considérations toutes humaines, se montrer à ce premier sous un aspect plus riant et plus attachant ; elle doit tarir dans son cœur l’amertume de son triste sort, y vivifier l’espoir, le courage, et la sensibilité[14]; elle doit l’animer par les charmes de l’humanité en lui présentant ses soins et ses secours ; elle doit enfin accorder à l’honnête indigence, par sagesse, ce qu’elle accorde à l’aisance par raison....

Ces considérations qui naissent naturellement de l’examen des lois primitives qui ont réuni les hommes en société, me conduisent à invoquer l’ouverture des greniers d’abondance, en faveur de toutes les familles pauvres, hors d’état de payer sur-le-champ la portion de farine nécessaire à leur subsistance.

Le vœu que j’ose exprimer en faveur de l’humanité souffrante, est consacré par la nature, dans le cœur de tous les hommes ; il formera sûrement la volonté de nos administrations patriotiques. Sans doute elle ne souffriront plus, que le pauvre montagnard[15] déjà accablé pendant une grande partie de l’année, de toutes les rigueurs que lui attire la position physique du sol élevé qu’il habite, qu’il chérit encore comme le lieu de toutes ses convenances et de ses plus douces affections ; elles ne souffriront plus, dis-je, qu’il se nourrisse encore d'un pain grossier, noir comme la terre qu’il habite et dur comme les rochers qui l’entourent, d’un pain, le dirai-je ! composé d'un mélange du fruit du hêtre et de quelques graminées de la dernière classe ; mais elle feront couler dans son cœur, par des dispositions bienveillantes et l'intérêt qu'il mérite, le sentiment de la persuasion d’être compris dans le pacte social ; dans ce pacte sacré, qui conserve l’homme ce que la fait, et lui accorde ce qui lui est dû.

Elles ne souffriront plus que des familles indigentes, au sein desquelles l'aisance aurait fait germer la vertu, sèchent et meurent avec tous les transports du désespoir, de misère et d’inanition aux portes même des greniers remplis de leur première et presque unique substance, parce que les saisons les plus contraires, les plus rigoureuses, jointes à un concours incalculable de circonstances malheureuses, les privaient, dans le moment, des moyens d'en offrir la valeur...

Elles ne souffriront plus que des hommes infirmes, impotens, des vieillards respectables, qui, ayant servi la société, tant que la nature ou des malheurs ne les avaient pas privés de leurs facultés physiques, soient les tristes et innocentes victimes des maux auxquels un sort affreux semble les dévouer...

Quel aspect douloureux et déchirant, pour une âme honnête et sensible, de voir son semblable couché au coin d’une rue, couvert d'ulcères, accablé de tous les maux physiques et moraux, occupé à produire par ses gestes, ses prières, ou les lamentations que lui arrachent la faim, la douleur ou le désespoir, une faible et fructueuse émotion sur les passans qui le dédaignent, et à qui, pour la plupart, il inspire plus d’horreur par l’excès de sa misère que de compassion !... Quelle honte pour les lois, pour les magistrats, pour les hommes enfin ? Où est donc notre humanité ? n’annoblira-t-elle jamais que nos livres et non nos actions ? Je ne parle point de ces vénérables septuagénaires, octogénaires, de ces infortunés aveugles, etc. traînés dans les rues par des enfans, pour obtenir encore de quelques âmes charitables, de quoi prolonger de quelques momens leur misérable et désolante existence. O français, soyons moins fiers, moins dédaigneux, mais plus sensibles ; et craignons que l’on puisse dire encore long-tems, que si notre pays recèle encore des hommes souffrans de la misère, c’est la faute des lois.

Je ne ferai pas à notre Roi, à nos Législateurs, à nos Administrateurs citoyens, l'outrage de plaider plus long-tems la cause de nos semblables gémissans : l’humanité qui dirige tous les mouvemens de leurs cœurs, les portera sûrement à proscrire à jamais d’un sol que vivifie aujourd’hui le règne de la loi, toutes les calamités sociales qui ne sont que les fruits de notre funeste imprévoyance.

Je ne puis me défendre du juste désir de mon cœur, de rapporter un passage des Epoques de la Nature, par l’immortel Buffon, en parlant des moyens que la nature et la raison offrent à l’homme pour devenir aussi heureux qu’il serait possible qu’il le fût... « Eh, que ne pourrait-il pas sur lui-même, s’écrie ce grand homme, je veux dire sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par l’intelligence ? Qui sait jusqu'à quel point l’homme pourrait perfectionner sa nature soit au moral, soit au physique ? Y a-t-il une seule nation qui puisse se vanter d’être arrivée au meilleur gouvernement possible : (nous touchons à ce beau terme) qui serait de rendre tous les hommes non pas également heureux, mais moins inégalement malheureux, en veillant à leur conservetion, à l’épargne de leurs sueurs et de leur sang, par la paix, par l’abondance des subsistances, par les aisances de la vie, et les facilités pour leur propagation : voilà le but moral de toute société, qui chercherait à s’améliorer »... Ces intéressantes et judicieuses réflexions s'adaptent si bien aux principes que je développe dans cet ouvrage , quelles me laissent peu à ajouter.

Supposons les greniers d’abondance ouverts à tous les citoyens non-propriétaires ; il conviendra pour faire la distribution des farines, avec un ordre satisfaisant, de tenir dans chaque magasin, un état du recensement indiqué dans le chapitre deuxième, de tous les propriétaires de grains de l’arrondissement, avec le nombre des individus qui composent chaque famille, afin qu’on puisse assigner avec justesse la quantité de farines que chacun aura le droit d’exiger moyennant le prix fixé par le département[16].

L’administration pourra aussi se réserver le droit de fixer les époques de paiement, pour ceux qui n’auraient pas la faculté de l’effectuer sur-le-champ : elle pourra fournir aux plus indigens des moyens d’acquittement dans des tems et de la manière qui leur seront le moins onéreux. Mais dans tous les cas, il ne conviendra jamais d’employer des voies de contraintes violentes, qui altéreraient la sainteté de cette institution.

j’ai indiqué dans mes deux mémoires sur l’administration générale des travaux publics, la manière d’occuper avec avantage les hommes indigens. M. Bouron, ingénieur des ponts et chaussées, a aussi donné de très-bons moyens, dans son mémoire imprimé sur les ateliers de charité.

Le boulanger, qui, après le laboureur qui nous sème et recueille le blé, et le meunier qui nous le réduit en farine, exerce un des plus utiles métiers dans la société, et par conséquent un des plus honorables, en nous préparant le premier et le meilleur de nos alimens,

mérite bien une attention particulière dans cet ouvrage.

Sans doute le boulanger, qui prépare avec art le pain à une grande partie de ses concitoyens, qui offre à la société par une industrie exercée, outre l’avantage d’une excellente panification, une grande économie dans les moyens et la main-d’œuvre, doit jouir de ceux qu’on accorderait au nombre de familles pour lesquelles il travaille sans cesse. Il sera facile aussi de fixer avec équité le prix qu’on lui devra passer pour les différentes sortes de pain, en connaissant le prix constant des farines, ainsi que tous les frais qu’exige une bonne panification.

Mais, comme en ouvrant les greniers publics aux boulangers, les propriétaires de blés, auraient la faculté d’y prendre leur pain, au préjudice des non-propriétaires, pour qui ces établissemens sont d’abord exclusivement destinés ; il sera alors nécessaire d’obliger les autres, de fournir la quantité de blé nécessaire à la consommation de leur famille : cette obligation sera pour eux un bien réel, puisqu’ils acquerront par-là le droit de participer à tous les avantages qu’offre la mouture économique, jointe à une administration nationale des subsistances.

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CHAPITRE VIII.

Résumé des avantages que présente le système nourricier que je propose.

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L’abondance à jamais fixée au sein de la France, en assurant le pain à perpétuité à tous ses habitans, dont il forme la principale nourriture des deux tiers au moins, c’est-à-dire, de vingt millions d’âmes, et dont un tiers en manque aujourd’hui pendant une grande partie de l’année ; la valeur du pain réduite à un prix invariable et au-dessous de celui du courant ; cinq millions de charges de farines, y compris leur affinement dans les magasins, ou cent vingt millions de livres tournois, leur valeur, rendues annuellement et gratuitement à la patrie par une meilleure mouture ; une masse de richesse nationale d’à peu près sept cens millions constituée dans tous les greniers publics, acquise après huit ans, indépendante du trésor de l’État, et destinée exclusivement à combattre toute calamité publique ; le commerce des grains (ou pour mieux dire celui des farines) rendu enfin légal, et par conséquent vraiment libre et indépendant ; tous les germes des bonnes mœurs et des vertus sociales, ramenées au milieu d’un grand peuple, par une constante et heureuse aisance ;

Tels sont en général, les biens que pourraient réaliser les vues que je présente à ma chère patrie, à nos législateurs, à la paternelle sollicitude de notre bon Roi, et à tous les amis de l’humanité. Puissent-elles être accueillies avec intérêt, et leur inspirer le courage et la volonté de les exécuter !.... Oui, il ne faut que de la volonté et du courage, de la part de ceux qui tiennent en main le destin des hommes, pour fixer au milieu du genre-humain, la félicité qui peut concorder avec sa nature. Certes, après avoir épuisé toutes les facultés de notre intelligence, pour parvenir une méthodique et ingénieuse destruction de notre malheureuse espèce, il serait enfin tems de s’occuper de sa conservation, de remonter jusqu’à l’acte de notre création, de chercher dans l’intention même du souverain créateur des mondes, à quelle destinée il a voulu lier la haute nature de l’homme. Nous verrions peut-être, qu’en rendant toute la nature sensible et immortelle, il a doué notre être, d’une intelligence, qui étant suprême sur la terre, nous soumet tout ce qui existe dans le sein comme à la surface de notre globe... Nous verrions que l’oubli spontané de notre puissance, ou l’aveugle prévention de notre faiblesse, a engendré parmi nous, une imperfection morale qui nous fait ramper aux pieds de notre véritable et majestueuse destinée ; mais notre volonté peut encore l’atteindre, elle est par le don de Dieu, que nous adorons, notre patrimoine dans ce monde... Invoquons donc toutes les vertus qui inspirent et honorent l’humanité ; qu’elles marchent avec le flambeau de la science au grand œuvre de la perfection de l’homme ; quelles répandent sur lui avec les lumières, le bonheur dont il est susceptible et qu’il n’a encore osé chercher ; qu'elles lui fassent sentir enfin que l'être des êtres ne l’a point créé pour passer sa vie à gémir, mais pour jouir de sa divine munificence.

En effet que de maux factices répandus dans la société humaine, qui ne sont que le produit immédiat de notre imperfection morale, qu’une sagesse ordinaire, protégée dans son action par ceux qui tiennent le giron de notre sort, pourrait bannir de ce monde ? Et que de biens à recueillir encore des mains de la généreuse nature, que notre paresse, la plus cruelle ennemie de l'honneur, s'est jusqu’à présent refusée d’apprécier.... Les sciences ont déjà beaucoup diminué la masse effrayante de maux qui assiègent notre courte existence ; mais une fois gouvernées souverainement par une profonde sensibilité, elles embelliront la terre, en la montrant sous l’aspect de tous ses trésors.

Mais là France, le paradis terrestre de l’Europe, où le génie est naturalisé depuis une suite de siècles mémorables ; qui compte seule autant de savans, que tout le reste de cette partie du globe ; dont les veilles de chacun, l’ont déjà enrichie de quelque découverte utile, ne pourrait-elle pas au saint nom de l'humanité, réunir ces hommes vraiment précieux, vraiment respectables, et les charger de la noble tâche de consacrer leurs lumières, à faire un recueil général de toutes les connaissances, inventions ou découvertes utiles à la société d’indiquer celles déjà adoptées, avec le degré de perfection dont elles peuvent encore être susceptibles ; de présenter, sous l’aspect de l’intérêt commun, celles que les préjugés ont jusqu’à présent repoussés ; de parcourir toute la terre pour y recueillir les graines, les fruits de tous les climats, de toutes les latitudes, propres à nourrir ou à soulager l'homme, et qui peuvent avec un espoir fondé, prospérer par leur transplantation en Europe ; de fouiller dans les archives de tous les peuples, d'observer leur manière de vivre, et de nous en rapporter tout ce qu’ils pourraient nous croire utile ; enfin de correspondre avec les savans de toutes les nations, pour propager les lumières, et se transmettre réciproquement toutes les connaissances qui peuvent tendre à améliorer le sort du genre humain...

On sent bien, que la société savante dont il est question, serait un peu différemment organisée que celles qui existent, et que sur-tout elle renoncerait pour quelque tems aux combinaisons transcendantes (quoique très-respectables), pour faire converger toutes ses lumières afin d'augmenter et simplifier les premiers besoins, ou pour mieux dire, les richesses premières de l’homme... Ce serait à peu près la société des savans anglais, à qui le respectable M. de Saint-Pierre, fait parcourir le globe dans le même but... Cette conception dictée par la plus touchante humanité, est digne de l’ami du sensible, du vertueux, de l’immortel Rousseau, de cet autre lui-même, qui, en embellissant la nature, sait rendre l’œuvre de Dieu sensible à toutes les âmes vertueuses qui n’existent avec bonheur, que dans le sentiment consolant de l’immortalité de leur être !...

Une aussi haute mission, sans contredit la plus édifiante qui ait encore été conférée aux hommes, métamorphoserait nos savans en des demi-dieux, rendrait la science sensible et chère aux humains, et honorerait aux yeux de toutes les nation, par les titres les plus respectables, ce peuple déjà si digne d’être imité, qui, en brisant ses fers, ne veut plus voir dans ses semblables que des frères.

L’arbre à pain de la mer du sud, le ceiba, ou coton fromager et le manioc de l’Amérique ; le palmier, le dattier de l’Afrique, et le sagou de l’Asie, seraient déjà pour nous, outre un grand nombre d’autres végétaux exotiques, que nous offrent tous les points de la terre, des acquisitions plus précieuses que toutes les mines d’or et d’argent qu’elle recèle dans son sein. Je suis persuadé que l’on pourrait tellement modifier l’acte de la végétation, de ces productions végétales quoique très-méridionales, qu’il serait possible de les naturaliser dans nos climats, et les approprier à notre patrie.

La chimie donne déjà plusieurs moyens de produire l’accrétion des plantes qui ont besoin, pour végéter, d’une chaleur supérieure à celle de la température du lieu où elle se trouvent transplantée. Il n’y a pas de doute, que si l’on voulait se livrer à cette intéressante étude, avec l’intérêt qu’elle mérite, on ne fit encore de plus heureuses découvertes.

Sur à peu près trois cents espèces de quadrupèdes, et plus de quinze cents oiseaux qui peuplent la surface de la terre, l’homme n’en a jusqu’à présent choisi que dix-neuf ou vingt ; ne pourrait-il pas encore s’enrichir de quelques espèces ? Le peccari, sorte de cochon ; la poule sauvage, et le hocco, grand volatile de l’Amérique méridionale, tous d’une chair délicate, savoureuse, excellente, très-féconds et très-faciles à apprivoiser, seraient dignes de l’attention de la France, où tous les élémens de la température se trouvent si heureusement combinés, et si avantageusement balancés, qu’elle pourrait par une science bien dirigée, s’approprier les moyens et les extrêmes d’une grande partie des plus riches productions de la nature.

Il faut espérer que dorénavant les voyage autour du globe nous vaudront plus que la simple description des différens peuples qui l’embellissent, et des plantes sèches qu’on dépose dans nos cabinets ; mais que les hommes généreux, qui oseront se dévouer à tous les dangers qui sont attachés à de pareilles courses, sauront, en devenant les spectateurs de toute la création, devenir aussi les bienfaiteurs des nations !... Enfin, que l’homme domine sa nature physique et intellectuelle ; qu’il réfléchisse à ce que le Créateur a voulu faire de lui ; qu’il considère ce que son semblable a déjà fait, et qu’il se pénètre enfin profondément du sentiment de la persuasion, que tout lui est possible, excepté d’être Dieu...


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OBSERVATIONS

Nécessitées par la loi du 13 février, sur la libre circulation des grains dans l’intérieur du royaume.


L’Assemblée Nationale à déjà rendu, le 13 février, un décret sage sur les mesures à prendre, pour faciliter la circulation des grains dans l’intérieur de la monarchie, afin de calmer les cruelles anxiétés d’un peuple encore trop violemment travaillé par le premier de ses besoins ; mais tout en rendant hommage à cette loi, la nature de mon objet m'impose la rigoureuse nécessité de déclarer qu’elle n’est encore qu’un palliatif momentané... Oui, législateurs respectables, qui ne pensez, n’agissez, et ne respirez que pour le bien, que pour la prospérité de la patrie, que vous avez la gloire de régénérer ; votre décret, tout bienfaisant qu’il est déjà, n'est pas encore érigé sur la base de l’immuable humanité ; il n'est que politique, tandis qu’il devrait être humain par essence ; il ne calmera pas les transes cruelles que l’inquiétude fera indubitablement éprouver à la multitude pauvre, sur la trop facile versatilité du prix du grain[17]; il n’arrachera pas au désespoir et à la mort l’infortuné père de famille, à qui une saison rigoureuse ne permet pas de développer assez de forces physiques, pour gagner seulement de quoi satisfaire au plus bas prix du pain ; et si par malheur nous étions affligés d’une année disetteuse, qu’il lui en succédât une autre ; ce qui est non-seulement dans l’hypothèse d’événemens très-possibles, mais encore chose qui arrive constamment dans de très-petites périodes. Que deviendront alors ces généreux français, si cruellement oubliés dans leur première cause, et qui ont le plus chaleureusement combattu pour la régénération de la patrie ?

Comment à la plus intéressante séance, qui ait après la Constitution, occupé les représentans du peuple,[18] M. Lequinio, homme de loi, et législateur, qui ne montre cependant que des intentions pures, a-t-il pu dire d’un ton tranquille, en traitant de la vie, du désespoir, ou de la mort de plusieurs millions de français rigoureusement indigens, que l’établissement de greniers d’abondance, proposé par plusieurs personnes aux frais du gouvernement, n’offrait que des précautions inconvenables, destructives à l'agriculture, ruineuses pour le trésor public, sans parer à aucun inconvénient ... Jamais, non jamais erreur ou abus de mots ne furent plus cruels à l’humanité souffrante... Hélas ! faudra-t-il donc encore long-tems gémir sur ce triste et affligeant axiome, que les plus simples, les plus grandes, les plus utiles, les plus saintes vérités, trouvent le plus difficile accès dans le cœur humain !...

J’ignore quels ouvrages on peut avoir remis, relativement aux greniers publics, au comité des subsistances de l'assemblée ; mais je sais que le mien y a été déposé trois semaines avant qu'elle ait traité cette très-intéressante matière : et puisqu’il s’agissait de vivifier le grand germe de la prospérité nationale, M. Lequinio dont la sensibilité a été dans ce moment égarée par un faux raisonnement, aurait pu voir que mon plan nourricier, n’exige point des précautions inconvenables, mais de justes, de nécessaires, d’humaines, d’indispensables ; qu’il n’est point destructeur de l'agriculture, mais au contraire encourageant ; qu’il n'épuiserait pas le trésor public, puisqu’il en augmenterait prodigieusement la masse ; et que non-seulement il parerait à tous les inconvéniens (si toutefois le mot inconvénient peut exprimer les maux les plus graves de la société que produisent les années disetteuses, les réels accaparemens, l’inclémence des températures, des saisons, parmi les millions de français que la misère presse en tout sens dans les années mêmes les plus prospères), mais qu’il répandrait avec l’assurance immuable du premier aliment, dans toute l’étendue de notre intéressante patrie, cet esprit consolateur qui porte avec onction dans le cœur de l’homme l’amour de son existence, et celui de son pays qu’il devrait enfin pouvoir chérir en France.

Lorsqu’on veut acquérir un titre légal, pour traiter avec quelque présomption cette grande, cette importante question, cette cause sacrée, relative à la première substance d’un grand peuple, dont les trois quarts sont indigens ou misérables, ce n’est point en se jouant avec des spéculations métaphysiques ; mais c’est en parcourant avec une profonde sensibilité, les innombrables chaumières qui couvrent, qui fructifient, qui enrichissent la France ; c’est en pénétrant dans l’asile de la misère ; c’est en calculant ses tristes rapports avec le reste de la société ; c’est après s’être abandonné pendant des années aux touchantes méditations qu’ils font naître ; c’est après s’être livré à des recherches pénibles, laborieuses, sur la nature des substances premières, sur l’organisation des machines qui nous les préparent ; c’est enfin après s’être armé de tout le courage nécessaire pour combattre avec succès, en faveur de l’humanité, la puissance des préjugés, qu’un législateur peut avoir le droit précieux de parler avec un certain degré de confiance, du plus grand intérêt de sa patrie.... Et s’il n’a pas fait ces épreuves indispensables, il doit encore trouver de la douceur à recueillir, pour le bonheur de la société, dans les opinions des hommes qui, par vocation, se sont livrés à ces hautes et consolantes combinaisons, tout ce qu’elles peuvent présenter d’utile à la nation...

Les dix millions de français, riches, aisés, ou moyennés, qui ne connaissent point les rigueurs des besoins premiers, et qui sont toujours en mesure avec les précautions ordinaires, regarderont le décret dont il est question comme très-sage, sans se demander s’il ne pourrait pas aussi être paternel ; mais les autres vingt millions, cette partie vivifiante de la grande famille française, dont les moyens ne s’étendent pas au-delà de là semaine, qui ne prévoit rien, qui aurait besoin que l’on prévît tout pour elle, pour qui le moindre contre-tems est une calamité, pourra se demander dans l’excès de sa misère, si la révolution qu'elle a principalement opérée, n’a produit que des lois qui ne peuvent l’atteindre, et une liberté qui la doit faire mourir de faim, pour ne pas gêner en apparence la volonté d’un très-petit nombre de cultivateurs aveuglément intéressés ?

L’aveugle ardeur avec laquelle s’exaltent malheureusement les plus chauds amis de la constitution, sur la liberté individuelle indéfinie, avait déjà fait oublier le plus beau principe de la nature, celui d’éternelle raison, que le salut du peuple est la plus suprême des lois... L’opinion de beaucoup de législateurs séduite par le mot de liberté, appuyant ce dangereux sophisme, donna enfin à la cupidité particulière la plus monstrueuse latitude, et telle enfin que tous les premiers comestibles se trouvant accaparés, par des hommes pour qui l'or est le Dieu, la nature et la patrie, le pauvre peuple, qui devrait vivre pour un quart meilleur marché depuis la suppression des droits, paie d’autant plus cher, ou est obligé, faute de moyens, de se retrancher encore autant de sa faible nourriture...

Oui, la douce, la sainte liberté, l'aimable compagne de la nature, mérite d’être chérie de tous les humains ; mais elle veut être appréciée, et non recevoir un culte modifié suivant l’intérêt de ses adorateurs. Son règne s’annonce par la prospérité et l'abondance ; et les contrées où n’existent pas ces grands caractères de bonheur général, se flatteraient en vain d’être influencées de ses consolans regards... Le peuple pourra aimer aveuglément le mot de liberté pendant toute la durée de son enthousiasme ; mais lorsqu’il voudra connaître sa divinité, il demandera quels sont les réels bienfaits qu'elle répand sur la terre ? Comme sectateur, il voudra en jouir, et ce n’est qu’en lui assurant à jamais ses premiers besoins, qu’on pourra lui faire chérir sous l’attrait physique, ce que des hommes plus parfaits adorent sous un aspect moral.

On peut donc regarder avec droit l’érection des greniers d’abondance dans tous les chefs-lieux de canton de la France, ainsi que la mouture économique qui doit les alimenter, comme les moyens les plus efficaces à rendre réellement le pauvre peuple content et heureux, d’abord en lui assurant éternellement du pain, puis en adoucissant, par les cent vingt millions, produit annuel d’une meilleure mouture, toutes les rigueurs que les circonstances naturelles et politiques tendent constamment à répandre sur son sort. C’est ainsi qu’on lui rendra chère la Constitution, ce chef-d’œuvre de sagesse humaine, qui, en prenant l’homme dans toute la noblesse de sa nature, semble attacher à sa destinée, tout ce qui peut contribuer à lui rendre son existence douce, grande, et heureuse...

Enfin, si l’exemple constant et universel de la plus humaine prévoyance, que toutes les nations intéressantes que j’ai citées, ont donné jusqu’à l’époque de leur chute, à celles qui leur ont succédé sur le vaste théâtre du monde, n’a pas encore été imité par les différens peuples de l’Europe, qu’on ne peut encore appeler que policés ; si les entrailles de nos ancêtres, celles de nos pères, n'ont pas été assez vivement émues à l’aspect douloureux des horribles catastrophes que leur barbare négligence a laissées produire presque périodiquement tous les dix ou douze ans, par la famine ; si la cruelle faim qui a terminé, depuis que la France existe, par la mort la plus affreuse, la carrière de plusieurs millions de ses habitans n'a pu donner assez d’activité à leur sensibilité, pour prévenir par les plus simples précautions, d’aussi grandes calamités[19]; si nous sommes enfin touchés des malheurs auxquels la disette nous a si souvent livrés, et de ceux dont elle afflige dans ce moment encore si cruellement presque toute la France, que la Constitution se vivifie pour le français indigent, qu’elle lui fasse sentir que la plus noble époque qui ait encore marqué dans les fastes de notre histoire, sera aussi celle de son bonheur, en fixant au milieu de notre riche patrie, le bienfaisant règne de l’humanité !... Les machines les plus ingénieuses pour triturer les grains, et les greniers les plus parfaits pour les conserver, que les anciens n’ont jamais connus, que les modernes n’ont point encore mis en usage, sont aujourd’hui trouvés ; et il parait enfin être réservé à la nation intéressante et généreuse qui se gouverne maintenant par des lois douces, humaines, il paraît réservé, dis-je, à ce grand peuple laborieux et agricole, qui cultive un des plus fertiles sols de l’univers, de ne plus mourir de faim, mais d’attacher pour toujours à sa grande et glorieuse destinée, le premier et plus précieux bonheur, l'éternelle abondance du pain...

Forcément ramené à des répétitions que j’aurais voulu pouvoir éviter mais auxquelles m'obligent les réflexions et les opinions de plusieurs hommes estimables qui, en admettant une partie de mes vues, s’effraient de l’ensemble de mon plan qui exige, selon eux, un courage plus qu’ordinaire dans l’exécution, et qui selon moi, ne veut dans le nouvel ordre de choses, qu’une volonté ordinaire, produite par l’impulsion de la vertu et de l’amour de l'humanité ; je dois donc encore fixer un instant les idées du lecteur sur la véritable question du sujet... et faire cette demande ? Qui a enfanté l’agriculture ? On verra que c’est l’impérieux besoin. A quoi doivent donc être consacrés ses premiers fruits ?... A la satisfaction de ce même besoin... Et puis le superflu ?... A prévenir ce besoin... Et lorsqu’il n’existera plus de besoin ?... Alors ce réel superflu, sera abandonné aux froides spéculations du commerce ; mais qui doivent, pour toute éternité, le céder à celles bien réellement respectables de la nature.

Des hommes de bien, mais faibles de caractère, qui n’apercevant pas à leur côté notre majestueuse Constitution, le plus noble comme le plus hardi monument qu’ait enfanté l’esprit humain, et n’osant calculer d’après les grandes impulsions de notre révolution, ont trouvé la conception de mon Plan nourricier trop, hardie, parce que son exécution exige une énergique volonté ; ils l’ont regardé comme prématuré, comme si les biens de cet ordre s'ajournaient : ils ont en conséquence renoncé aux douces affections de leur sensibilité, pour se livrer aux erremens d’une raison presque toujours trompeuse dans de semblables combinaisons.

Ils ont donc parcouru avec un esprit bienveillant, mais timide, la route ordinaire et plus que vicieuse, comme je crois l’avoir démontré, des subsistances de leurs semblables, non pas indigens, pauvres, misérables, gémissans, malades, mais moyennés comme eux ; et ils ont, à l’instar du tems passé, proposé comme premier et dernier moyen la libre circulation des grains..... C’est bien ici le lieu de s’écrier douloureusement avec le bon Rousseau, que là où l’homme commence à raisonner, il cesse d’être sensible...

En effet, admettez la libre circulation des grains, soutenue d’une année abondante , mais placez aussi le pauvre dans sa sphère, où une santé vigoureuse, un travail absorbant, une saison, et tous les jours de cette saison (car ses besoins ne comportent point de vide) favorables à l’exercice de ses moyens physiques, le mettent à même d’acheter du pain, pour se nourrir maigrement, avec sa femme et ses enfans, et votre système sera encore raisonnable en apparence, sans être humain cependant, quoiqu’il soit d’essence de notre nature d’être humain, avant d’être raisonnable. Mais lorsque le changement de saison l’approche, la durée de la plus rigoureuse qui suspend plus du tiers des travaux, ou l’altération de sa santé, la vieillesse, ou quelquefois tous ces maux réunis l'accableront ; croyez-vous philanthropes respectables, mais malheureusement de cabinet (car pour calculer sur la misère, il faut l’avoir vue de près, il faut en avoir goûté toute l’amertume, il faut l’avoir vue aussi généralement répandue qu’elle l’est, et pesé les milliers de circonstances qui concourent à la perpétuer) croyez-vous, dis-je, qu’à l’expression de sa touchante situation, les greniers des particuliers, croulant sous le poids des grains, ou les maisons de boulangers, remplies de pain, s’ouvriront pour le soulager ?... Non... Et vous seriez plus que crédules, que de si bien présumer de tous vos semblables.

Mais il serait encore très-inconséquent de calculer sur une, deux, trois, quatre , etc. années heureuses, qui ne sont que des infiniment petits sur la chaîne incommensurable du tems. Cependant il est, en partant de la position physique de la France, il est impossible qu’il y ait seulement quatre années successives généralement abondantes. Les particuliers n’ayant encore, ni les greniers, ni les moyens propres de conserver seulement pendant deux ou trois années de grandes masses de blés ; et le commerce, dont la base spéculatrice ne repose point sur celle du soulagement des indigens, mais sur celle d’accroître les fortunes particulières, par tous les moyens possibles, tendant aussi à pomper et à exporter le superflu, ne présentent plus que l’épuisement ou des ressources onéreuses, et trop souvent mortelles à une, deux, trois, etc. années disetteuses, ou seulement ordinaires... Que deviennent alors les créateurs du pain, du vin, ceux qui nous logent, nous habillent, nous couchent, nous chauffent, nous éclairent ; enfin qui, aux dépens de leur repos, de leurs sueurs, de leur santé, de leurs plus douces passions, répandent mille douceurs sur notre existence ? Que deviennent ces hommes si utiles, si précieux, si indispensables au bonheur de la société, dans le tems de ces calamités si faciles à prévoir, comme à prévenir... que deviennent-ils ? Ils meurent de faim, de misère, d’inanition, de désespoir, ou languissent misérablement oubliés et abandonnés dans des demeures qui, pour l’insalubrité, la circonscription, le cèdent aux plus mauvaises étables....

C’est ainsi que végètent, et meurent des milliers de familles en France, que tout voyageur assez curieux de visiter l’intérieur des villes, bourgs, villages et hameaux, peut voir facilement ; et voilà ce que doit constamment produire un système aussi imparfait qu’immoral, qui ne tendant qu’à remplir momentanément, par la simple circulation des blés, les greniers des particuliers ou des marchands de grains, abandonne le sujet le plus important qui puisse occuper la société, avec une confiance plus qu’aveugle, à l’action du hasard !...

Que l’on compare donc, encore une fois, les cruelles incertitudes, les onéreuses jouissances de ce système de sang, pendant trop long-tems suivi, dont la marche, ni les succès ne peuvent jamais être constamment les mêmes d’une année à l’autre, et qui dans son plus haut degré de perfection, ne favorise encore que les riches et les moyennés, en livrant l’impuissante indigence à tous les maux attachés à cette classe respectable du peuple qu’elle atteint ; que l’on compare ce système défectueux dans tous ses rapports, qui ne présente en sa faveur qu’une vieille et dangereuse routine, aux mesures simples, humaines et paternelles que je propose, qui, prenant sous leur protection toutes les classes de la société, en commençant par la plus intéressante, celle des pauvres, leur assurent au milieu des années disetteuses, des guerres, et de tous les fléaux physiques dont la triste humanité peut être affligée, la première substance, comme dans les tems les plus prospères...

Le célèbre auteur des Etudes de la Nature, aux bienveillans conseils duquel, je devrais le succès de cet ouvrage, s’il en obtient ; dont l’âme aimante et sensible, est sans cesse occupée des maux qui affligent l’humanité, et des moyens d’en adoucir les rigueurs, indique dans son cinquième volume, l’établissement de greniers publics, au moins dans toutes les villes, comme le moyen le plus certain, de ranimer la paix, l’aisance, et une douce sécurité dans le triste asile de la misère... J’éprouve d’autant plus de douceur à citer l’opinion de l’homme vivant le plus généralement chéri, qu’influant sur la pensée de toutes les âmes sensibles, elle me flatte de l’espoir de déterminer la masse de volontés nécessaires, pour exécuter les salutaires établissemens dont il est question dans cet ouvrage.

__________
Toutes mes facultés physiques et morales appartenant à ma patrie, je ne dois point passer sous silence la lettre que j’ai écrite, le 8 mars, à M. le Président de l'Assemblée Nationale, sur les dangers de la vente des forêts nationales.

M. le Président,

L’Assemblée Nationale a traité le 3 de ce mois, l’intéressante question sur l'aliénation des forêts nationales ; la plupart des orateurs ne les ont vues qu’en rapport avec notre marine, sans faire attention que le peuple a été appauvri d’un sixième, en moins de vingt ans, par une trop rapide exploitation des bois, dont l’administration a été malheureusement trop négligée jusques à présent. Comme plusieurs membres très-instruits du comité d’agriculture paraissent voter pour la vente, j’ose, M. le Président, vous adresser avec la plus respectueuse confiance, une observation importante : cest que le pain, le vin, et le bois, formant les trois premiers besoins du peuple, on aurait la certitude d’aggraver sa misère, si par la vente des forêts nationales, l'on rendait plus rare encore la substance qui sert à préparer ses alimens, ainsi qu’à adoucir une partie des rigueurs, que lui fait déjà éprouver sous tant d’autres rapports la saison la plus rigoureuse de l’année !...

Le profond respect dont je suis pénétré, M. le Président, pour les augustes représentans du peuple, m’interdisant toute extension sur cette importante matière, ne me permet de parler non-seulement des bois dans leur état de mort et de destruction, mais aussi du rapport intime qu’ont les forêts avec l’économie animale, et leur influence visible sur l’harmonie des élémens, c’est-à-dire, des feuilles, des fruits qu’elles produisent, des herbes qu’elles font naître, des nuages qu’elles attirent, des sources qu’elles fécondent, des ruisseaux, des rivières qu’elles alimentent, des pâturages qu’elles favorisent, qu’elles protègent, et qui formant les plus riches couverts que la nature nous offre avec le moins de travail, mériteraient des volumes de réflexions et d’observations, toutes très-dignes de l’attention et de l’intérêt du législateur.

Mais s’il était possible, M. le Président, qu’il ne se trouvât aucun français assez ami de son pays, pour se livrer à ce travail sous tous les rapports du bien public ; j’aurai malgré ma jeunesse, le courage de l’entreprendre, avec l’espoir d’apprendre sur cette intéressante matière, de grandes et utiles vérités à ma patrie.

Je suis, etc.


M. Parmentier m’a appris depuis, que la société nationale d’agriculture, qui se consacre sans relâche aux recherches les plus édifiantes, a déjà remis plusieurs mémoires à ce sujet au Corps Législatif. Cependant, comme je me sens une grande propension pour ce travail et un vif besoin de bien servir mon pays, j’oserai m’y livrer, non avec la persuasion de réussir, mais au moins avec l’espoir de faire naître l'envie à quelque homme supérieur, ou à une société savante, de traiter enfin sous tous ses rapports ce sujet si intéressant et pendant si long-tems oublié...

Je viens de rendre un premier hommage de mes facultés morales à ma belle et aujourd’hui sensible patrie ; entraîné par propension à la douce méditation que toute une jeunesse pénible, et je puis dire malheureuse, m’a rendue consolante et nécessaire, et me sentant vivement frappé du hideux et trop douloureux spectacle des misères humaines, dont j'ai si souvent été le triste contemplateur, et quelquefois même le jouet ; j’ai été naturellement porté à méditer profondément le sujet qui touche de plus près le sort de la société, et sur-tout celui de l’humanité laborieuse, pauvre et souffrante, sur qui un destin pervers, armé de la plus incroyable inconséquence humaine, répand avec une profusion effrayante toutes les rigueurs réunies que l’inclémence des saisons, l'influence vicieuse du climat, et sur-tout les passions non-nobles des hommes produisent de plus terrible !... Je sens que je laisse encore beaucoup à dire sur l'importante matière que je viens d’effleurer seulement, qui est par sa nature si intéressante et d’une source si féconde, qu'elle pourrait épuiser les lumières de toute une académie, sans en être tarie. Mais comme dans un pareil sujet, il faut pour capter la confiance, frapper et l’imagination et la raison par des faits, je crois avoir atteint le but, en annonçant, après de longues et pénibles recherches, des vérités d'une importance si majeure, qu’elles peuvent, j’imagine, intéresser vivement toutes les âmes sensibles.

Quelques personnes m’ayant observé avec franchise, que les vérités dont je parle relativement à la mouture économique, étaient déjà connues de beaucoup de monde, j'ai répondu qu’étant utiles par essence, et noyées dans un grand nombre de volumes, elles ne pouvaient que gagner par une plus publicité, liées sur-tout comme je viens de le faire voir, avec les mobiles majeurs de la prospérité publique, dans un ouvrage très-resserré, et mis à la portée de tous les citoyens...

Mais je dois aussi observer avec la candeur qui m’est naturelle, que cet ouvrage, ne portant aucun caractère de prétention scientifique, ni d’invention, ayant sans effort et bien naturellement rendu hommage à la vertu, comme aux lumières de ceux qui m’ont précédé et principalement guidé dans cette honorable carrière, de qui je ne suis, je le répète, que l’organe vulgaire ; et n’ayant renouvelé la mémoire de vérités utiles, mais toujours oubliées ou négligées, que dans l’intention pure de servir ma patrie, il m'a semblé que la question de l’examen pouvait se réduire à une demande fort simple, à celle-ci par exemple : mon Plan nourricier, contient-il des vérités utiles ?... Ces vérités sont-elles d’un ordre, à mériter d’être propagées dans toutes les villes, bourgs, villages et hameaux, où elles sont encore ignorées ?... C'est au lecteur ainsi qu’aux différentes administrations à qui je l’adresse avec confiance, qu’appartient la solution de ce double, mais cependant simple problème... Puisse ce faible essai couronner les plus fervens vœux de mon cœur, et répandre sur la masse laborieuse, indigente et nourricière qui compose les seize vingtièmes de la nation, les justes douceurs qui devraient être l’apanage assuré de la sueur du travail, et de la vertu, et je m’applaudirai du sacrifice que j’ai fait de ma place, pour me livrer plus librement à toutes les recherches qu’il a exigées !....

Nota. Comme j’ai annoncé le rapport de la société économique, dans laquelle je viens d’être admis comme membre, dois prévenir qu'outre qu'il est un peu étendu, je n'ai encore pas obtenu la faculté de le faire imprimer, la société s’étant simplement référé le droit de le remettre au ministre de l’intérieur, qu'elle engage, dans le résumé du rapport, à me placer dans une position telle, que je puisse utilement servir mon pays... C'est aussi-là le but, où tendent mes plus chers vœux.


FIN
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ERRATA.


Pag. 15, ligne 15, étant l’entier résultat, restait abstraction faite,

Pag. 17, lig. 16, remodure, lisez remoudre.

Pag. 57, lig. 13, tout ; lisez tous.

Pag. 62, lig. 20, du bonheur, lisez de bonheur.

Pag. 73, lig. 5, ardens, lisez prudens.

Pag. 78, lig. 11, avec les traits, lisez par les traits.

Pag. 81, lig. 9, pour la plupart, lisez la plupart.

Pag. 89, lig. 13, déjà beaucoup, lisez déjà de beaucoup.

Pag. 94, lig. 20, de mon objet, lisez de mon sujet.

Pag. 104, lig. 14, n’ont point encore, lisez n’ont encore.

Pag. 105, lig. 18 et 19, supprimez sera abandonné.

Pag. 107, lig. 2, lisez dans sa sphère de misère.

Idem, lig. 11, soit d’essence, lisez soit de l’essence.

Pag. 111, lig. 10, ranimer, lisez ramener.

Pag. 113, lig. 12, lisez ne me permet non plus de parler.

Pag. 116, lig. 17, supprimez le mot voir.

Pag. 118, lisez je n’ai pas encore obtenu.


[corrections manuscrites :]

Page 35 - ligne 13. lisez et sa nature et sa

88. - 19. - du dieu que ne
89. - 12. - ennemie de la
  1. Excepté le gouvernement paternel de la Chine qui, depuis un tems immémorial, regarde comme son devoir le plus sacré, d’assurer la première substance, aux cent millions d’âmes qui peuplent son immense et antique empire.
  2. On a voulu jeter de la défaveur sur ces deux mémoires qui, dans un système simple et de facile exécution, présentent quarante mille livres d'économies annuelles pour ce département et huit millions pour la France. Si l’on avait été guidé par un sincère amour pour le bien, on aurait senti d’abord que je proposais un bien national, qu'il ne convenait plus d'en retarder l’effet ; avant de parler de ma jeunesse et de mon inexpérience, on aurait combattu mon système, on aurait démontré, d’après de bons principes, l'impossibilité de son exécution, on en aurait donné un meilleur en sa place. C'était, si je ne me trompe, la vraie manière de me critiquer, sans chercher à me nuire et à me décourager ; mais on n'a rien fait de tout cela.
  3. Si le contraste pénible de ma riche et fertile patrie, avec l'indigence affreuse de la majeure partie de la grande famille française, m'a assez vivement frappé pour voir l'heureuse possibilité et l'instante nécessité d’attacher à jamais l’abondance aux destinées de la France ; c’est, qu’inspiré par un des ouvrages les plus précieux que la science, dirigée par une humanité intelligente, ait présenté à la société (je veux parler de l’ouvrage de M. Parmentier, sur la mouture économique, et des différentes substances farineuses propres à nourrir l’homme), je me suis senti appuyé sur les cornes d’abondance, que ce savant respectable a, par les recherchés les plus pénibles comme les plus constantes, arrachées à la nuit du tems et de l’ignorance. C’est donc à M. Parmentier, un des plus généreux amis de l’humanité, à qui je dois le premier hommage de mon ouvrage, qui n’est qu'une simple émanation de ses principes, une théorie vulgaire, mise à la portée de tous les français, pour la prospérité desquels il a depuis long-tems con- sacré le sien..... Je dois ajouter encore, que M. Parmentier, connaissant mon Plan nourricier, a eu la complaisance de me prêter plusieurs ouvrages lumineux, concernant la matière que je traite. M. de Saint-Sauveur, intendant du ci-devant Roussillon, qui voulait, en répandant des lumières sur ce fertile pays, en rendre les habitans aussi heureux qu'il pouvaient l'être, avaient fait construire par M. Deschamps, ingénieur des ponts et chaussées fort intelligent, un petit modèle des moulins économiques de M. Parmentier, et qui est déposé aujourd'hui dans la salle de l'assemblée du département.
  4. Les chimistes n'étant pas encore d’accord, sur la dénomination des quatre substances essentielles qui constituent la nature du grain, j'ai adopté celle de M. Parmentier.
  5. La charge pèse 340 à 360 , et le septier 240 livres. Je ne suppose le prix de la charge qu’à 24 livres quoiqu'elle se paye dans ce moment 36 livres à Paris, et 50 livres dans la plupart des départemens.
  6. Le lecteur envisagera cette prédiction de sept années de disette, non comme un don de la prévision, mais comme un apologue si mieux lui plaît ; car il faudra toujours croire que cette disette a eu lieu, puisque l’histoire l’avère d’une manière incontestable.
  7. Il sera facile de dresser des tables qui donneront la proportion à suivre, sur la quantité de blé que les propriétaires devront fournir depuis un arpent jusqu’à un nombre indéfini. C’est ici le lieu d’observer qu’un cadastre général des terres serait nécessaire ; il y a déjà dix-huit mois que j’ai inutilement proposé au département des Pyrénées orientales de le faire ; mais le gouvernement vient enfin d’en consacrer la né- par une loi, en chargeant M. de Prouy, ingénieur en chef des ponts et chaussées, de diriger celui de toute la France ; les résultats de cette intéressante opération vont, en répandant de grandes lumières sur la situation agricole de la France, produire plus d’un grand bien.
  8. Il y a peu de communautés en France, et surtout de chef-lieux de cantons, qui n’aient une espèce de halle, destinée à renfermer les grains des marchands, ou ceux des particuliers qui en veulent vendre ; ces mêmes bâtomens pourront donc servir de greniers d’abondance, et à leur insuffisance, les maisons communes. J’ai indiqué aussi dans un mémoire particulier, que le district de Perpignan m’avait de- mandé, sur le parti à tirer de biens Nationaux, dont j'avais été chargé de lever, les plans les bâtimens qui pouvaient convenir à l’usage dont il s’agit : j’ai toujours indiqué de préférence les églises condamnées, qui, bâties de murs épais, et présentant des espaces très-vastes, offrent le double avantage de préserver les grains et les farines de l'humidité, ainsi qu’une grande facilité pour leur manipulation.
  9. L’on ne m’accusera pas, je m’imagine, de flatter les ministres ; car ceux dont je parle sont hors de place, et l’un des deux est même dans les prisons d’Orléans ; mais ma conscience aime à rendre hommage à qui le mérite. Ayant depuis présenté ce même ouvrage à leur successeur, M. Roland, le 11 mai, il le remit, le 4 juin, à une société savante dite économique, pour l’examiner et lui en rendre compte : MM. Boncerf, Saltières et Vaudermonde furent chargés du rapport qu’ils ont donné le 26, quinze jours après la destitution de ce ministre, tel qu’on peut le voir à la fin de cet ouvrage.
  10. J’entends par ces 700 mille livres, le huitième du bénéfice produit par la mouture économique, sur à peu près deux cent mille charges de blé qui se consomment annuellement dans le petit département des Pyrénées orientales : cette comparaison peut s’appliquer à tous les départemens de la monarchie.
  11. En Chine ou l’humanité est honorée, après la divinité, du premier culte, il y a, comme je l’ai déjà dit, de distance en distance des greniers de piété, entièrement consacrés pour le soulagement de cette classe d’êtres si intéressans ; mais le gouvernement Chinois a été bien plus loin ; il a fait faire des recherches sur tous les végétaux qui croissent à la surface de ce vaste empire, pour enrichir le peuple de toutes les productions bienfaisantes que la nature lui offre avec profusion.
  12. On trouvera à la fin de cet ouvrage, une seule, mais triste réflexion sur l’extension dangereuse que l’erreur vulgaire donne au mot Liberté, avec la juste appréciation de cette déesse bienfaisante et enchanteresse des hommes bons et sensibles ; car le caprice, ne doit sûrement pas former notre réelle liberté, au détriment du grand tout.
  13. Cette farine de blé, qui paraît la plus belle, est cependant la moins bonne, parce que contenant une moindre quantité de matière glutineuse, que celle des gruaux, elle ne peut donner à la pâte, ce corps et cette élasticité qui lui sont indispensables, pour être employée avec succès et avantage. En Italie, elle n’entre point dans la confection des lasagnes, etc. et elle se vend un tiers moins cher que l'autre. M. Sage, acad.
  14. Oui, la grande misère ternit l’humanité, abat le courage, tarit l’espoir, et altère jusqu’à cette sublime sensibilité, ce charme de l’âme, cet attribut divin, qui peint dans l’homme, avec les traits les plus beaux et les plus touchans, tout ce qu’il y a de plus noble en lui... au lieu qu’une douce aisance est l’antidote de tous ces maux : elle est un baume physique et moral ; elle anime noblement toutes nos facultés ; elle réjouit le cœur, élève l’âme et embellit l’imagination ; enfin, pour tout dire, en elle réside le germe de toutes les vertus sociales. Qu’on me pardonne donc, de retracer si souvent les maux de la cruelle misère, et les douces illusions que produit une heureuse aisance ; qu’on me pardonne d’appuyer si souvent et si longuement sur les droits de l’homme ; j’ai vu ses maux de près, je les ai quelquefois partagés, et certes, si le malheur ouvre le chemin de la vérité, et force ceux qui en sont l’objet, d’apprécier l’effet des relations sociales, avec leurs terribles réactions sur l'infortuné, toute une jeunesse pénible peut me servir de titre.
  15. Les montagnards des Pyrénées... et combien de semblables montagnards en France !...
  16. Si une odieuse fiscalité a su prendre de pareilles mesures, relativement à la consommation du sel de chaque famille, on pourra bien je crois prendre la même peine pour nourrir des hommes.
  17. Les troubles arrivés à Noyon, à Étampes, et dans la majeure partie de la France, relativement à la disette, ou à la circulation des grains, depuis la promulgation de cette loi, prouvent combien mes observations étaient malheureusement justes, et combien il est urgent, d’exécuter en leur entier les mesures que je propose...
  18. Dans cette séance, il s’agissait de prendre des mesures efficaces pour assurer les subsistances au peuple, cruellement inquiété ; M. Ducos, qui a senti la haute importance de cette intéressante matière, demanda qu’on la traitât solennellement.
  19. La famine n’est pas une simple calamité qui conduit directement à la mort ceux qu’elle atteint ; mais elle prolonge ces supplices par les suites les plus terribles ; car, outre qu’elle fait éprouver toutes les angoisses d’une fin désespérante, elle engendre des maladies cruelles, chroniques, et jusqu’à la rage et la peste. L’histoire ne nous cite qu’un trop grand nombre de ces affligeans exemples.