Plik et Plok/El Gitano/12

La bibliothèque libre.


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 163-178).
◄  Amour
El Gitano


CHAPITRE XII.

La Chapelle ardente.


Par ma barrette ! croyez-vous qu’on soit à son aise sur un édredon de cette étoffe, s’écria La Balue, on cherchant à s’allonger dans sa cage de fer.
De Forges-le-Routier. — Hist. du temps de Louis XI.


Tout au milieu de la place San-Juan, là, auprès du rempart, s’élève une assez jolie rotonde, surmontée d’un toit d’étain, luisant comme la coupole d’un minaret. L’espace qui règne entre chaque assise de pierre est rempli par de fortes grilles de fer, de façon que ce monument représente assez bien une vaste cage circulaire.

Au centre est une belle chapelle, toute chargée de cierges de cire blanche, avec de riches ossuaires de drap noir, couverts de larmes et de têtes de morts brodées en argent ; au pied de l’autel est posé, d’un côté, un simple cercueil de sapin, ouvert et préparé. De l’autre, un lit composé de trois planches et d’un sac de cendres ; enfin, dans une séparation fermée par une balustrade, est un homme vêtu de rouge, qui prie agenouillé et recueilli. Celui qui, assis sur le bord de ce lit, se courbe sous le poids de ses lourdes chaînes, c’est le Gitano ; — ce cercueil, c’est le sien ; — l’homme qui prie agenouillé et recueilli, c’est le bourreau !

Le Gitano a été jugé, condamné, et, suivant l’usage, il reste en capilla ou chapelle ardente, pendant les trois jours qui précèdent son supplice.

Cette coutume bizarre, léguée par l’inquisition, consiste à chanter au condamné les prières des agonisans pendant le temps qu’il passe en capilla ;

À l’empêcher de dormir le jour et la nuit, afin qu’il mortifie son corps et son âme, et qu’il puisse méditer à loisir sur le long voyage qu’il va bientôt entreprendre ;

À lui offrir toutes les consolations religieuses que peuvent donner des moines et des capucins !!

À l’habituer doucettement à des idées de néant, en lui mettant sous les yeux le cercueil qui doit recevoir son cadavre, et le bourreau qui doit le délivrer de cette vie de misère et de tribulation.

Le bourreau est aussi retenu dans la rotonde pour un autre motif : il s’agit de le purifier à l’avance de l’homicide qu’il va commettre.

Tout se passait donc dans l’ordre voulu : les cierges brûlaient, les moines chantaient, le bourreau priait, et le cercueil attendait béant.

Le Gitano bâillait à faire frémir, et appelait l’heure de son supplice avec autant d’impatience qu’un homme qui a bien sommeil et qui désire son lit.

Pourtant il s’en manquait encore de dix-sept heures.

Les moines cessèrent de chanter, car la voix se fatigue ; le bourreau se releva, car la pression du pavé sur les rotules est bien douloureuse. Une peau de bouc remplie de tintilla circula entre les capucins et l’exécuteur. Il est juste de dire que celui-ci but le dernier ; et, comme après tout il était bon humain, il passa l’outre à travers un barreau, et l’offrit au Bohémien.

— Merci, frère, dit celui-ci.

— Par le Christ ! vous êtes bien dégoûté, répliqua le digne homme ; mais, je le vois, vous me méprisez à cause de mon état. Écoutez donc, compère, il faut que tout le monde vive, et j’ai des charges : j’ai une vieille grand’mère infirme, une épouse adorée, et deux tout petits enfans, avec de beaux cheveux blonds et de fraîches joues roses, qui à l’heure qu’il est rougissent peut-être leurs jolies mains potelées en touchant à mes outils. — Et bien plus !…

Le Gitano l’interrompit par un mouvement si brusque, que toutes ses chaînes résonnèrent comme s’il les eût brisées.

— Est-ce bien possible ! disait le damné, les yeux fixés sur une belle grande jeune fille, qui, mêlée à la foule curieuse, venait d’écarter un instant sa cape de soie noire, en lui faisant un signe expressif. — Fasillo, Fasillo ici ! répétait-il avec les marques du plus grand étonnement.

Les psalmodies des capucins recommencèrent avec une nouvelle vigueur, l’homme à la casaque rouge se remit à sa purification, et le Gitano retomba dans ses pensées, car la grande jeune fille avait disparu.

Vaincu par la fatigue et l’insomnie, il commençait à sommeiller, lorsqu’un carme, qui s’en aperçut, lui chatouilla benoîtement les narines avec une plume en lui disant : — Songe à la mort, mon frère.

Le Bohémien se réveilla en sursaut et lança un regard terrible au saint homme.

— Bénissez-moi plutôt, mon frère, dit celui-ci, car voici le révérend Paolo, supérieur de San-Francisco, qui vient à vous.

En effet, un puissant moine entrait dans l’enceinte, les yeux baissés, les mains croisées sur la poitrine. — Ave Maria purissima, mater Dei, murmura-t-il en s’approchant, et il fit un signe au carme, qui s’éloigna sans attendre le répons.

Le moine s’assit auprès du Gitano, qui le regardait avec une singulière expression de mépris et d’ironie ; et, ayant soupiré profondément plusieurs fois, il s’exprima ainsi d’une petite voix aigre et mordante, qui contrastait avec son énorme rotondité :

— Que le ciel vous soit en aide, mon frère.

— Dites plutôt le diable, mon frère.

— Vous vous obstinez donc à mourir dans l’impénitence finale ?

— Mais, oui.

— Songez donc, mon frère, de quelle gloire vous vous couvririez en faisant une abjuration de vos erreurs, et en entrant dans le giron de notre sainte Église.

— Pour si peu de temps, est-ce la peine !

— Mais la vie éternelle, mon frère ?

— Ne faites donc pas le prêtre avec moi, compère ; ce qui vous intéresse avant tout, c’est de voir ma conversion opérée par un moine de votre ordre, je le conçois : une conversion comme celle-là peut bien vous amener une centaine de fidèles de plus, et ça en vaut la peine.

— Le ciel, mon frère, m’est témoin…

— Finissons, tout cela devient si niais et si plat, que vous me dégoûtez. — Holà ! mon compère au gilet rouge, abandonnez-vous donc si vite vos nouvelles connaissances ? cria le Gitano au bourreau, sans vouloir répondre davantage aux supplications du révérend.

Le bourreau accourut vite, la figure riante et épanouie. — À la bonne heure ; causons un peu, car c’est toi, mon brave ami, qui vas me renvoyer dans le néant. Bel état que le tien ! Tu fais ce que leur Dieu ne pourrait faire : à heure fixe, à point nommé, tu éteins une vie comme on souffle un flambeau, dit le Gitano.

— Le fait est, mon frère, que cela ne dure guère plus, repartit le bourreau en souriant.

— Ma foi ! ces gens veulent que je me confesse ; je te choisis, toi : tu entendras de bizarres révélations ; mais non, tu aurais peur !…

L’homme au gilet rouge pâlit. Le moine, qui s’était tu jusqu’alors, se leva, sortit un moment, puis rentra accompagné de deux vigoureux galiegos, qui portaient des cordes.

— Mes frères, leur dit-il doucement en leur montrant le Gitano, ce pécheur endurci n’est déjà que trop à plaindre, empêchez-le donc de se damner davantage en prononçant de si horribles blasphèmes. Bâillonnez-le, mes fils, et que Dieu l’ait dans sa sainte garde !

Puis il s’en alla, et l’on bâillonna le Gitano, mais ses yeux devinrent rouges et brillans comme des charbons ardens.

Comme il paraissait assez calme au bout de deux heures, on lui retira son bâillon, d’autant plus que quelques jolies femmes de la meilleure société de Cadix, qui se pressaient aussi autour de l’enceinte, avaient fort justement fait observer qu’il serait impossible de bien voir les traits du Bohémien, tant que cette vilaine plaque de cuir lui couvrirait le nez et la bouche.

Or, le bâillon tomba devant des raisons aussi philanthropiques.

Mais tout le monde ne portait pas ce tendre intérêt au Bohémien ; les uns applaudissaient au jugement de la Junte, les autres se promettaient un grand plaisir le jour du supplice, plusieurs adressaient même de furibondes interpellations au Gitano, qui se contentait de sourire.

Un, entre autres, un grand homme, sec et pâle, Corrégidor de Séville, qui se trouvait à Cadix, pour suivre un procès, s’acharnait surtout après le malheureux condamné ; c’était à chaque instant : — Quel scélérat !

— Quel bonheur pour la société, qu’un pareil monstre soit puni suivant ses mérites.

— Je le verrai étrangler avec joie.

Il paraît que le Bohémien se lassa de ces injures.

Il redressa fièrement sa tête, et s’écria d’une voix sonore :

— Seigneur don Perès, vous êtes peu charitable.

— Qui a dit mon nom à ce misérable ? demanda l’homme, pâle, confus et étonné.

— Oh ! mon maître, je sais bien autre chose ; et votre villa près du Guadalquivir ? et ce joli boudoir tout tapissé de nattes de Lisma, avec ses persiennes vertes, et son bassin de marbre blanc ?

— Jésus ! comment ce démon peut-il connaître…

— C’est-là que, pendant la chaleur ardente du jour, la señora Pérès venait chercher le silence et le frais.

— Chien ! ne profane pas un nom respectable. Mais, il n’y a donc plus de lois, plus de justice. Tu mens ! tais-toi, ou je te fais bâillonner de nouveau, disait le Corrégidor en fureur.

Mais la foule, qui commençait à trouver l’entretien fort amusant, se rapprocha davantage, et le señor don Perès, se trouvant dans l’impossibilité d’effectuer sa retraite, le Gitano continua :

— Vous dites que je mens, seigneur don Perès, voulez-vous des preuves ?

— Te tairas-tu, renégat !

— En voici donc. La señora est belle et jeune, brune, avec des yeux noirs comme l’aile d’un corbeau ; grasse et blanche, et puis un pied, une taille, une main à rendre fou un chanoine de l’Escurial.

— Infâme ! oses-tu bien…

— Enfin, au bas de l’épaule gauche, un petit signe noir, coquet, velouté, fait encore ressortir l’éblouissante blancheur d’une peau de satin… — Ce n’est pas tout !

Le Corrégidor écumait de rage, et ne pouvait trouver une seule parole pour répondre au Gitano, et aux plaisanteries dont la foule l’accablait sans pitié. Enfin, il s’écria en se précipitant sur la grille : — Mais cet infernal Bohémien a donc su par quelque camériste de ma femme… ou bien serait-ce… ?

— Non, seigneur Perès, non, reprit le Gitano, je l’ai su du capitaine de vaisseau que vous receviez chez vous, à Séville, car ce capitaine… c’était…

— Achève donc, scélérat !

— C’était moi !… Votre niño est-il baptisé, seigneur ?

La fureur de don Perès était à son comble, il se rua avec violence sur la grille ; vains efforts, le Gitano était à l’abri de sa colère.

— Je m’en doutais ! Et il ne sera pendu qu’une fois ! hurlait l’infortuné Corrégidor, en s’accrochant aux barreaux.

Enfin, des amis charitables l’entraînèrent, la foule s’écoula peu à peu, et quand la nuit vint, il n’y avait presque plus personne autour de la chapelle.

— Je suis donc débarrassé de ces stupides curieux ! dit le Gitano, comme onze heures sonnaient à l’église de San-Francisco. Mais non, en voici encore, et de la plus dangereuse espèce ! s’écria-t-il en voyant deux prêtres vêtus d’une soutane noire, s’avancer vers la chapelle.

Le frère-gardien fut à leur rencontre. — Que voulez-vous ? demanda-t-il durement au plus âgé, car on sait quelle haine la race monacale porte au reste du clergé.

— Entendre ce chrétien, qui nous a fait appeler, répondit gravement le prêtre.

— C’est impossible. Par saint Jacques ! il a renvoyé le révérend père Paolo, en le traitant comme un muletier ivre.

— C’est-à-dire que nous mentons, chien maudit ! s’écria le compagnon du vieux prêtre, qui, malgré le large chapeau rabattu sur son visage, paraissait beaucoup plus jeune.

Le Gitano, calme jusque-là, était resté simple spectateur de cette scène ; mais, entendant cette voix bien connue, il s’écria :

— Misérable carme ! laisse entrer ces dignes prêtres ! c’est moi, moi, le Gitano, qui les ai fait chercher pour recevoir mes dernières volontés ; pour me confesser. Ainsi, qu’attends-tu ?

— Puisque vous le voulez, mon frère, dit le carme déconcerté, à votre aise ; mais, par la Vierge ! quel tort vous avez eu de ne pas accepter la médiation du père Paolo, il est si bien avec l’Éternel ! Amen.

Au moment où le gardien allait traverser l’enceinte qui le séparait du Gitano, le jeune prêtre se jeta sur la main du Bohémien et la baigna de ses larmes.

— Imprudent ! Vous allez vous perdre, s’écria son compagnon en se jetant devant lui pour le cacher aux yeux du carme ; puis, quand ce dernier fut éloigné, il s’approcha du Gitano et lui dit :

— Je sais, monsieur, quelles sont vos intentions, vos croyances, vos volontés, je n’abuserai pas des momens, ils sont précieux, écoutez-moi : — Il y a une heure, ce jeune homme qui est peut-être le seul ami que vous ayez dans le monde, s’est jeté à mes pieds. Il m’a tout dit, et vos crimes et vos erreurs !… Il m’a demandé enfin de favoriser une dernière entrevue qu’il voulait avoir avec vous à tout prix, j’y ai consenti. C’est peut-être une faiblesse, mais dans le moment solennel où vous vous trouvez, j’ai cru que puisque vous refusiez les consolations de la religion, celles de l’amitié au moins vous aideraient à supporter votre affreuse position. — Vous savez tout ! Quand minuit sonneront, il faudra vous quitter. — Je vais prier pour vous, car l’homme qui est capable d’inspirer un pareil dévoûment ne doit pas être entièrement criminel !

Et le vénérable prêtre s’agenouilla au pied de l’autel.

— Monsieur, dit le Gitano, je suis fâché que ma reconnaissance ne puisse être que d’une aussi courte durée…

— L’heure s’avance,… reprit le prêtre.

— Hélas oui ! dit le Bohémien, et s’adressant à Fasillo, car c’était bien lui qui, morne et abattu, le considérait d’un œil fixe. — Eh bien, Fasillo, mon enfant, adieu ! Nos projets…

— Mon commandant ! mon pauvre commandant ! — Et il pleurait. —

— Tiens, vrai, je regrette la vie à cause de toi ; je t’aimais.

— Je ne vous survivrai pas.

— Enfant ! n’as-tu pas encore ma tartane, mes noirs ! Va-t’en, fuis en Amérique… Tu es jeune,… brave…

— Non, je vous vengerai,… ici !

— Fasillo, tu exécuteras mes ordres ; je te le défends.

— Vous serez vengé ! Mon plan est là, fixe, arrêté comme la mort qui vous menace, car vous allez mourir. Vous, si brave ! si grand ! mourir ! mourir comme un misérable, disait le pauvre Fasillo à voix basse, de peur d’éveiller les soupçons des gardiens, — et il se tordait les bras. —

Le Gitano passa une main sur son front.

— Tiens, Fasillo, finissons cette scène, elle est atroce. Adieu ! Laisse-moi.

— Commandant, pas encore, pas encore !…

— Écoute, mon enfant, tu trouveras, dans une cassette de fer, des cheveux ; ce sont ceux de ma pauvre sœur. Tu trouveras une vieille ceinture, c’était celle que mon père portait quand il fut tué. Tu les brûleras ! Le reste t’appartient. Tout ! jusqu’au sachet qui te rendra maître du juif de Tanger, s’il te prend fantaisie d’y retourner.

— Mais vous, ne pouvoir vous sauver, voir votre agonie, vos souffrances !

— Par la foudre ! Fasillo, oublies-tu, mon enfant, nos longues et rudes traversées, nos dangers, nos périls, et au bout de tout cela des fatigues nouvelles ! tandis que demain, Fasillo, demain, du repos, du vrai repos, et pour toujours. Ne me plains donc pas ; c’est pour toi que je souffre. Enfin, adieu ! fuis l’Espagne ; gagne une autre terre ; vends la tartane, les noirs, et vas-y vivre tranquille, heureux, et, au milieu de ton bonheur, quelquefois une pensée pour le Bohémien.

Fasillo tomba à ses pieds.

— Ne trouves-tu pas, mon enfant, qu’il est malheureux de finir ma vie par où j’aurais dû la commencer ? Si j’avais eu à vingt ans un ami comme toi et une maîtresse comme Rosita, je ne serais pas en chapelle ardente, j’aurais eu encore mes illusions, j’aurais eu une famille, de douces affections, et je me serais un jour paisiblement éteint au milieu de mes petits-enfans. Bizarre destinée ! — Et après une pause, il détacha un mouchoir de soie rouge qui entourait son col, et le donna à Fasillo : — Tiens, tu le porteras pour l’amour de moi. Adieu !

— Ah ! jusqu’à la mort…

— Allons !… adieu.

L’horloge de San-Francisco sonna minuit.

Chaque coup vibra d’une manière déchirante au cœur du pauvre enfant ; au dernier, il tomba comme évanoui.

Le Gitano poussa un cri, le prêtre accourut et en même temps le carme.

— Sainte Vierge ! qu’éprouve donc votre compagnon ? demanda le gardien.

— Ce n’est rien : l’émotion en entendant le grand coupable.

— Venez, mon fils, remettez-vous, disait le bon vieillard en soulevant Fasillo.

Celui-ci reprit ses sens, regarda autour de lui, et se précipita encore dans les bras du Gitano.

— Quelle charité ! disait le gardien, il va se meurtrir avec les fers de ce bandit.

Le prêtre fut obligé de l’arracher de ses bras, presque sans connaissance.

— Monsieur ! lui dit le Gitano, je voudrais vous revoir demain.

Il resta seul, médita profondément toute la nuit, et lorsque les cloches de l’angelus et les dernières lueurs du matin le tirèrent de sa rêverie, il passa la main sur son large front, et dit : — J’ai beau faire, je ne puis croire à une éternité ! puis il ajouta en souriant : — Je rirais bien pourtant, si je me trompais !…