Plik et Plok/El Gitano/14

La bibliothèque libre.


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 205-213).


CHAPITRE XIV.

Maître Plok.


La vengeance ! plaisir des hommes.


Ce fut dans une de ces rues sales, étroites et fangeuses, bordées de hautes maisons sans fenêtres, dans la rue Moa-B’d’hal, je crois, à Tanger, que Fasillo se rendit après une heureuse traversée. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’exécution du Gitano, et sa tartane, toujours cachée dans sa retraite impénétrable, avait échappé d’autant plus facilement aux yeux des garde-côtes, que tout Cadix était persuadé que le capitaine Massareo avait détruit le seul navire que le Bohémien eût jamais possédé ; aussi Fasillo doubla-t-il facilement la distance qui sépare Cadix de Tanger.

C’est vraiment une laide rue, que la rue Moa-B’d’hal, d’abord parce qu’un soleil ardent la calcine, et puis, parce qu’elle est le repaire de juifs et d’Arméniens, qui ont trouvé le moyen de passer pour des brigands, même au milieu des peuplades de pirates qui habitent cette partie de la côte d’Afrique. Aussi n’est-ce pas sans quelque danger que l’on pouvait se hasarder à traverser cette rue des Juifs, car souvent les Arabes du bey s’amusaient à s’embusquer à chacune de ses extrémités, et là, munis de leurs longs fusils, si merveilleusement incrustés d’argent et de nacre, ils guettaient les Arméniens ; et dès que l’un d’eux mettait la tête hors de sa porte pour sortir, quatre ou cinq coups de fusil l’avertissaient que les fils du Désert venaient de boire quelques verres de ce bon c’hispa, que la vieille Mauresque de la place au poisson leur vendait si bon marché, et qu’ils étaient en train de se divertir un peu.

Aussi Fasillo eut-il beaucoup de peine, non à se faire ouvrir, mais seulement à attirer à l’étroit guichet d’une énorme porte de fer, la longue et cadavéreuse figure d’un grand vieillard, coiffé d’une espèce de calotte jaune, qui encadrait d’une manière bizarre son hideux visage.

Le dialogue suivant s’établit en langue franque :

Fasillo. — Vous tardez bien, mon père ; et vous savez pourtant qu’il pleut des balles pour les chrétiens, dans cette rue maudite.

Le juif. — N’est-ce que cela ? Adieu, jeune homme.

Fasillo. — Un mot ; ne refermez donc pas si vite ce guichet.

Le juif. — Parle ; mais sois bref.

Fasillo. — Ici dans la rue, je ne puis ; laissez-moi entrer chez vous, et alors…

Le juif. — Que l’anneau de Salomon te serve de collier ! Va-t’en.

Fasillo. — Puisque vous me refusez, je vais tenter un dernier moyen, lui montrant un cachet couvert d’emblèmes hiéroglyphiques.

Le juif. — Que vois-je ! un tel trésor entre tes mains, jeune homme ? qui a pu… Mais entre, entre vite ; car une balle a bien vite traversé une casaque, et pour ma vie, je ne voudrais pas que ce talisman fût souillé par ces mécréans. La porte s’ouvrit.

Fasillo entra en se baissant, traversa deux autres énormes grilles de fer, et se trouva dans une cour étroite, qui ne recevait de jour que par en haut ; devant lui était le vieux juif, vêtu d’une espèce de surplis jaune, qui dessinait ses membres longs et anguleux. — Voyons, dit-il, voyons, mon fils, que je considère ce sachet de plus près.

Et ses yeux flamboyaient sous ses épais sourcils.

— Voyez, mon père, répondit Fasillo.

— Par les cinq étoiles de Stenboth ! ce sont les insignes d’un bien haut grade dans notre affiliation, et je dois obéir à celui qui les porte, sans m’informer de quelle manière il les possède. Qu’ordonnes-tu, enfant, le vieillard est à tes genoux.

— On t’appelle Jacob, et pourtant ton nom est Plok ; n’est-il pas vrai, vieillard ? demanda Fasillo.

— C’est la vérité. Que l’ange me touche du doigt si je mens !

— Or, seigneur Plok, vous avez des magasins qui ont une entrée donnant sur la grève, près l’anse de Bétim’Sah ?

— C’est la vérité. Que l’ange me touche du doigt si je mens !

— Et dans ces magasins vous cachez de riches tissus de Tunis, des écharpes de Constantinople et de beaux cachemires venant du Caire et d’Ispahan.

Le juif pâlit, mais répondit néanmoins — C’est la vérité. Que l’ange me touche du doigt si je mens !

— Tu vas donc cette nuit, sans délai, sans fraude, faire charger de ces marchandises une tartane mouillée dans l’anse de Bétim’Sah, sous pavillon danois.

Le juif, qui était agenouillé, se releva comme s’il eût été mordu par une vipère. — Par la ceinture des mages ! tu n’y penses pas, jeune homme ; c’est impossible. Par Balthazar ! les cheveux me dressent sur la tête, rien que d’y songer.

— Infâme juif ! dit l’enfant, crois-tu pas que je veuille ces marchandises pour rien. Tiens, voici de l’or, de l’or encore à acheter tes magasins, et toi-même et ton Rabbin.

— Dieu du ciel ! garde ton or, il m’épouvante. Tu te trompes étrangement sur les motifs de mon refus, jeune homme. Ne sais-je pas que, muni de ce saint emblème, tu pourrais tout exiger de moi, ma fortune et ma vie ; mais ce que tu demandes, le sais-tu ?

Et il joignait ses mains, et son regard, attaché sur Fasillo, exprimait la terreur la plus profonde.

— Je le sais, maître Plok.

— Tu le sais ! mais non, c’est impossible.

Alors il regarda avec inquiétude autour de lui, et, comme s’il eût craint d’être entendu, s’approcha de l’oreille de Fasillo, et lui parla un instant à voix basse, puis le regarda en secouant la tête d’un air interrogatif.

— Je le savais, te dis-je, maître Plok.

— Et vous voulez…

— Je le veux.

Le soir, Fasillo surveillait l’embarquement des marchandises, et le vieux Bentek et les noirs portaient à bord les derniers ballots, lorsque maître Plok, qui s’était toujours tenu éloigné, s’approcha du jeune homme et lui dit :

— Le démon seul, mon fils, a pu vous charger d’une telle commission ; j’en suis innocent : que la vengeance du ciel retombe sur vous ou sur ceux qui vous font agir !

— Que le ciel vous ait en aide ! maître Plok, répondit Fasillo, lui tendant la main.

Mais le juif fit un effroyable bond en arrière.

— C’est vrai, je n’y pensais plus, dit l’enfant. Adieu, maître. Au revoir.

— Au revoir… Ce sera donc demain, car avant trois jours votre mère n’aura plus de fils.

— Non, juif. Au revoir… là bas, où notre premier bonjour sera un grincement de dents ; car avant toi, maître Plok, j’aurai pour lit une fournaise ardente, mais je t’y garderai une bonne place, maître. Au revoir donc.

— Il me fait horreur, dit le juif. Et, immobile sur la plage, il suivait de l’œil Fasillo, qui regagna la tartane, fit orienter les voiles, et, profitant d’une bonne brise d’est, qui devait le porter rapidement dans le détroit de Gibraltar, mit le cap au nord-ouest, s’éloigna peu à peu, et disparut dans les profondeurs de l’horizon.

Quand le juif ne vit plus rien, il regagna Tanger à pas lents ; mais, arrivant devant une voûte basse qui donnait sur la grève, il doubla le pas en levant les mains au ciel, car cette porte était l’entrée de ses magasins.


Juste un mois après l’exécution du Gitano, une peste effroyable ravageait Cadix ; car Fasillo avait fait échouer sa tartane au pied du fort Sainte-Catherine ;

Sa tartane, remplie des marchandises achetées par lui à Tanger, avait été pillée par le peuple.

Or, en achetant ces marchandises, qui venaient du Levant, alors désolé par une épidémie, Fasillo savait qu’elles étaient infectées, et que maître Plok n’attendait pour les purifier qu’un moment favorable[1].

Le peuple de Cadix, qui ignorait cette circonstance, s’empara des beaux cachemires d’Ispahan et des tissus de Géorgie, et le peuple fut pestiféré.

La bonne compagnie trouva commode d’acheter ces raretés à vil prix, et la bonne compagnie fut pestiférée.

Jusqu’à l’Alcade et les membres de la Junte, qui ne purent résister non plus au désir de voir leurs femmes et leurs filles, parées comme les nobles épouses et les demoiselles d’un grand d’Espagne ; et les membres de la Junte, l’Alcade et leurs familles furent pestiférés !

Enfin, il périt une innombrable quantité de monde à Cadix et dans les environs, car les mois de juillet et d’août furent très-chauds, et la fièvre jaune vint compliquer la peste.

On estime le nombre des morts à vingt-neuf mille sept cent trente-deux, sans compter les moines.

On ne sait ce que devint Fasillo et son équipage de noirs.

Mais il avait tenu parole au Gitano.

Il l’avait vengé !





  1. Beaucoup de juifs de Tanger font ce lucratif métier : ils achètent des marchandises infectées à vil prix, les sanifient tant bien que mal, et les revendent en Europe. La peste de Cadix, en 1760, n’a pas eu d’autre cause. Un bâtiment contrebandier échappa aux visites sanitaires, et propagea l’épidémie.