Plik et Plok/Kernok le pirate/03

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 231-242).
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Kernok le pirate


CHAPITRE III.

La Bonne-Aventure.


La sorcière dit au pirate :
— Bon capitaine, en vérité,
Non je ne serai pas ingrate,
Et vous aurez votre beauté.

Victor Hugo. — Cromwell.
Dis-moi la bonne aventure ô gué,
La bonne aventure.


Il entra, se dépouilla d’une capote de toile cirée qui ruisselait de pluie, l’étendit près du foyer, secoua son large chapeau de cuir verni, et se jeta sur un méchant escabeau.

Kernok pouvait avoir trente ans ; sa taille large et carrée, qui promettait une vigueur athlétique, ses traits basanés, sa chevelure noire, ses larges favoris lui donnaient un air dur et sauvage. Pourtant sa figure eût passé pour assez belle, sans la mobilité extraordinaire de ses épais sourcils, qui se joignaient ou se séparaient suivant l’impression du moment.

Son costume ne le distinguait en rien d’un simple matelot ; seulement deux ancres d’or étaient brodées sur le collet de sa veste grossière et un large poignard recourbé pendait à sa ceinture par un cordon de soie rouge.

Les habitans de la cabane examinaient l’étranger avec une expression de crainte et de soupçon, et attendaient patiemment que ce singulier personnage fît connaître le but de sa visite.

Mais lui, ne paraissait occupé que d’une chose, de se réchauffer ; aussi jeta-t-il sans façon dans le foyer quelques morceaux de bois encore garnis de fer. — Chiens, dit-il entre ses dents, ce sont les débris d’un navire qu’ils auront attiré et fait échouer sur la côte. Ah ! si jamais l’Épervier

— Que voulez-vous ? dit Ivonne, lasse du silence de l’inconnu.

Celui-ci leva la tête, sourit dédaigneusement, ne dit mot, allongea ses jambes le long du feu, et après s’être établi le mieux possible, c’est-àdire le dos appuyé contre la muraille, et les pieds sur les chenets :

— Vous êtes Pen-Hap le cacou, n’est-il pas vrai, mon brave ? dit enfin Kernok, qui, à l’aide de son bâton ferré, tisonnait avec autant d’aisance que s’il eût été au coin de la cheminée d’une excellente auberge de Saint-Pol ; — et vous, la sorcière de la côte de Pempoul ? ajouta-t-il en regardant Ivonne d’un air interrogatif. Puis, toisant l’idiot avec dégoût : — Quant à ce monstre, si vous le menez au sabbat, il doit faire peur à Satan lui-même ; au reste, il vous ressemble, ma vieille, et si je mettais cette figure-là sur l’avant de mon brick, les bonites effrayées ne viendraient plus se jouer et bondir sous la proue.

Ici Ivonne fit une grimace colérique. — Allons, allons, belle hôtesse, calmez-vous, et n’ouvrez pas le bec comme un goëland qui va fondre sur un banc de sardines ; voilà qui vous apaisera, dit Kernok, en faisant sonner quelques écus ; car j’ai besoin de vous et de… monsieur.

Cette harangue, et ce mot monsieur, surtout, furent prononcés avec un air si évidemment narquois, qu’il fallut et la vue d’une longue bourse de peau honnêtement garnie, et le respect qu’inspiraient les larges épaules et le bâton ferré de Kernok, pour empêcher le digne couple de faire éclater une colère trop long-temps comprimée.

— Ce n’est pas, ajouta le corsaire, que je croie à vos sorcelleries. Autrefois, dans mon enfance, à la bonne heure. Comme un autre, je frissonnais à la veillée, en entendant ces beaux récits, et maintenant, belle hôtesse, j’en fais autant de cas que d’un aviron brisé. Mais elle a voulu que je vinsse me faire dire la bonne aventure, avant de me remettre en mer. Enfin, voyons, allons-nous commencer, êtes-vous prête, Madame ?

Ce Madame fit encore horriblement grimacer Ivonne.

— Je ne reste pas ici ! s’écria le cacou, pâle et tremblant. C’est aujourd’hui le jour des morts. Femme, femme, tu nous perdras, le feu du ciel écrasera cette demeure !

Il sortit et ferma la porte avec violence.

— Quel diable le mord ? cours donc après lui, vieille chouette ; il connaît la côte mieux qu’un pilote de l’île de Batz ; j’en aurai besoin. Va donc, sorcière maudite !

Ce disant, Kernok la poussait vers la porte.

Mais Ivonne reprit, en se dégageant des mains du pirate : — Viens-tu pour insulter ceux qui te servent ? Cesse, cesse, ou tu ne sauras rien de moi.

Kernok haussa les épaules d’un air d’insouciance et d’incrédulité.

— Enfin que veux-tu ?

— Savoir le passé et l’avenir, rien que ça, ma digne mère ; ce qui est aussi possible que de filer dix nœuds, le vent de bout, répondit Kernok, en jouant avec les cordons de son poignard.

— Ta main ?

— La voilà ; et, j’ose le dire, pas une ne sait mieux nouer une garcette ou presser la détente d’un pierrier. C’est donc là que tu lis ton grimoire, vieille fée. Va, j’y crois autant qu’aux prédictions de notre pilote, qui, en brûlant du sel et de la poudre à canon, s’imagine reconnaître le temps qu’il doit faire à la couleur de la flamme. Sottises que tout cela ! je ne crois, moi, qu’à la lame de mon poignard, ou à l’amorce de mon pistolet, et quand je dis à mon ennemi : — Tu mourras ! le fer ou le plomb accomplissent mieux ma prédiction que toutes les….

— Silence ! dit Ivonne.

Pendant que Kernok exprimait aussi librement son scepticisme, elle avait étudié les lignes qui se croisaient dans sa main.

Alors, elle fixa sur lui ses yeux gris et perçans, puis approcha son doigt décharné du front de Kernok ; il tressaillit, en sentant l’ongle de la sorcière se promener sur les rides qui se dessinaient entre ses sourcils.

— Holà ! dit-elle, avec un sourire hideux, holà ! toi, si fort, tu trembles déjà ?

— Je tremble ;… je tremble… Si tu crois qu’il est possible de sentir sans dégoût ta griffe s’approcher de ma peau, tu te trompes fort. Mais vienne, au lieu de ton cuir noir et tanné, une main douce et potelée, tu verras que Kernok… que… car… que…

Et il balbutiait, baissant involontairement les yeux devant le regard fixe et arrêté de la sorcière.

— Silence ! dit-elle encore ; et sa tête retomba sur sa poitrine : on l’eût dite absorbée dans une profonde rêverie. Seulement elle était agitée, par intervalle, d’une espèce de tremblement convulsif, et l’on entendait ses dents s’entre-choquer. La lueur vacillante du foyer qui s’éteignait éclairait seule, de sa clarté rougeâtre, l’intérieur de cette masure ; et, reflétée de la sorte, la tête difforme de l’idiot, qui sommeillait tapi dans un coin, devenait réellement effrayante. On ne voyait d’Ivonne que sa mante noire et ses longs cheveux gris ; la tempête mugissait au dehors. Il y avait je ne sais quoi d’horrible et d’infernal dans cette scène.

Kernok, Kernok lui-même, éprouva un léger frisson qui le parcourut, rapide comme l’étincelle électrique. Et sentant peu à peu se réveiller en lui son ancienne superstition d’enfant, il perdit cet air d’incrédulité moqueuse dont ses traits étaient empreints en entrant.

Bientôt une sueur froide mouilla son front. Machinalement il saisit son poignard, et le tira du fourreau.

Comme ces gens qui, à moitié éveillés, croient sortir d’un songe pénible, en faisant quelque mouvement violent.

— Que l’enfer étouffe Mélie ! s’écria Kernok, ses sots conseils, et moi aussi, moi assez buse pour les suivre ! Me laisserai-je intimider par des momeries bonnes à effrayer des femmes et des enfans ? Non, sacrebleu ! il ne sera pas dit que Kernok… Holà ! fiancée du démon, parle vite ; il faut que je parte. M’entends-tu ? — Et il la secoua fortement.

Ivonne ne répondait pas ; son corps suivait les impulsions que lui donnait Kernok. On ne sentait pas même la résistance que fait éprouver un être animé. On eût dit d’une morte.

Le cœur du pirate battait avec violence. — Parleras-tu ? murmura-t-il ; et il releva violemment la tête d’Ivonne, qui était baissée, appuyée sur sa poitrine.

Elle resta relevée.

Mais son œil était fixe et terne.

Les cheveux de Kernok lui dressaient sur la tête ; ses deux mains en avant, le cou tendu, comme fasciné par ce regard pâle et morne, il écoutait respirant à peine, dominé par une puissance au-dessus de ses forces.

— Kernok, dit enfin la sorcière, d’une voix faible et saccadée, jette, jette ce poignard. Et elle montrait le poignard qui tremblait dans la main de Kernok.

— Jette-le, te dis-je, il y a du sang ; du sang d’elle et de lui !

Et la vieille sourit d’une manière affreuse ; puis mettant le doigt sur son col : — Là… tu l’as frappée,… et pourtant elle vit encore. Mais ce n’est pas du tout… Et le capitaine du négrier ?…

Le poignard tomba aux pieds de Kernok ; il passa la main sur son front brûlant, et serra si violemment ses deux tempes, que la trace de ses ongles y resta empreinte. Il se soutenait à peine, et s’appuya sur le mur de la cabane.

Ivonne continua :

— Que tu aies jeté ton bienfaiteur à la mer après l’avoir poignardé, c’est bien ! ton âme ira à Teus’s ; mais que tu aies frappé Mélie sans la tuer, c’est mal ; car, pour te suivre, elle a quitté ce beau pays où croissent les poisons les plus subtils ; où les serpens jouent et s’enlacent au clair de lune, en confondant leurs sifflemens ; où le voyageur entend, en pâlissant, le râlement de la hyène, qui crie comme une femme qu’on égorge ; ce beau pays, où les vipères rouges font des morsures qui tuent, qui portent dans les veines un venin qui les corrode.

Et Ivonne tordait ses bras, comme si elle eût ressenti ses affreuses convulsions.

— Assez, assez ! dit Kernok, qui sentait sa langue se glacer.

— Tu as porté le fer sur ton bienfaiteur et sur ta maîtresse, leur sang retombera sur toi, ton terme approche ! — Pen-Ouët ! cria-t-elle à voix basse.

À cette voix sourde et creuse, Pen-Ouët, qu’on eût cru endormi profondément, se leva dans une espèce d’accès de somnambulisme, et se mit aux genoux de sa mère, qui prit ses mains dans les siennes, et, appuyant son front contre son front :

— Pen-Ouët, il demande ce que Teus’s lui accorde à vivre… Au nom de Teus’s, réponds-moi.

L’idiot poussa un cri sauvage, parut réfléchir un instant, recula d’un pas, et frappa le sol avec la tête de cheval, qu’il ne quittait plus.

Il frappa d’abord cinq fois, puis encore cinq fois, plus trois.

— Cinq, dix, treize, dit sa mère, qui comptait à mesure, treize jours encore à vivre, tu entends ! et puisse Teus’s t’envoyer sur notre côte le corps livide et froid, entouré de longues herbes marines, les yeux ternes et ouverts, l’écume à la bouche et ta langue mordue entre tes dents ! Treize jours… et ton âme à Teus’s !

— Mais elle, elle ! dit Kernok, haletant dans un délire affreux.

Elle, reprit Ivonne, mais tu ne m’as payée que pour toi. Bah ! je serai généreuse. Puis elle réfléchit un moment, en posant son doigt sur son front.

— Eh bien, elle aussi aura les membres raidis, le visage bleu, la bouche écumante et les dents serrées. Oh ! vous ferez de beaux fiancés, et plaise à Teus’s que je vous voie, par une nuit de novembre, accrochés sur un rocher noir qui sera votre lit nuptial, avec les lames de l’Océan pour rideaux, le cri des taraks et des corbeaux pour chants de noces, et l’œil ardent de Teus’s pour flambeau !

Kernok tomba évanoui, et deux éclats de rire singuliers retentirent dans la cabane.

On frappa à la porte.

— Kernok, mon Kernok ? dit une voix douce et fraîche.

Ces mots firent sur Kernok un effet magique ; il ouvrit les yeux, et regarda autour de lui avec étonnement et effroi. — Où suis-je donc ? dit-il en se levant ; est-ce un rêve, un rêve affreux ? Mais, non… mon poignard… cette cape… Il est trop vrai… enfer ! maudite vieille ! je saurai…

La vieille et l’idiot avaient disparu.

— Kernok, mon Kernok, ouvrez donc, répéta la douce voix.

Elle, s’écria-t-il, elle ici ! et il se précipita vers la porte.

— Viens, dit-il, viens ! et sortant de la cabane, la tête nue, l’air égaré, il l’entraîna rapidement. En gravissant les rochers qui bordent la côte, ils atteignirent bientôt la route de Saint-Pol.