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Plik et Plok/Kernok le pirate/12

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 315-331).
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Kernok le pirate


CHAPITRE XII.

Combat.


Silence ! tout est fait, tout retombe à l’abîme :
L’écume des hauts mâts a recouvert la cime.

Victor Hugo. — Navarin.


— Eh bien ! des boulets, ou nous sommes coulés comme des chiens ! cria Kernok à maître Durand, aussitôt que celui-ci parut sur le pont.

— Pas un, dit le docteur en grinçant des dents.

— Que mille millions de tonnerres enlèvent le brick ! et rien, rien pour recevoir l’Anglais, qui va nous aborder ! Tiens, sacrebleu ! regarde…

Et ce disant, Kernok poussa Durand contre le bastingage, qui tombait en morceaux. En effet, quoique la corvette fût horriblement avariée, elle venait vent arrière sur le brick sous un lambeau de sa misaine, tandis que l’Épervier, qui avait perdu toutes ses voiles, et ne gouvernait plus qu’au moyen de son foc et de sa brigantine, ne pouvait éviter l’abordage que l’Anglais voulait tenter, étant bien supérieur en nombre.

— Pas un boulet ! pas un boulet ! Saint Nicolas, sainte Barbe, et tous les saints du calendrier, si vous ne venez pas à mon aide, cria Kernok dans un état d’effroyable exaspération, je jure d’aller chamberner et bouleverser vos niches, comme je brise ce compas !… Et que le tonnerre m’écrase s’il reste pierre sur pierre d’une seule de vos chapelles sur toute la côte de Pempoul !!!!

Et le pirate, écumant de colère, avait mis en pièces une des boussoles qui se trouvait près de lui.

Il paraîtrait que tous les saints que Kernok implorait si brutalement voulurent se conduire en gens canonisés. Des hommes auraient puni le téméraire, des demi-dieux vinrent à son secours, montrant par là combien leur essence éthérée était supérieure à nos intelligences étroites et rancunières.

Aussi, à peine Kernok eut-il terminé sa singulière et effrayante invocation, que, frappé d’une idée subite, d’une idée d’en haut, peut-être, il s’écria, en rugissant de joie : — Les piastres !… cordieu, mes garçons, les piastres !… chargeons-en nos pièces jusqu’à la gueule ; cette mitraille-là vaut bien l’autre. — L’Anglaise veut de la monnaie, elle en aura, et de la toute chaude, qui, en sortant de nos canons, ressemblera plutôt à des lingots de bronze qu’à de bonnes gourdes d’Espagne. Les piastres sur le pont !… les piastres !

Cette idée électrisa l’équipage. Maître Durand se précipita dans la soute, et l’on roula sur le pont trois barils d’argent, 150,000 livres environ.

— Hourra ! Mort aux Anglais ! crièrent les dix-neuf pirates qui restaient en état de combattre, noirs de poudre et de fumée, et nus jusqu’à la ceinture pour manœuvrer plus à l’aise.

Et une sorte de joie féroce et délirante les exalta.

— Les chiens d’Anglais ne chanteront pas que nous sommes avares, dit l’un ; car cette mitraille-là va bien payer le chirurgien qui les pansera.

— On voit que nous nous battons avec une dame. Sacredieu ! quelle galanterie ! des boulets d’argent !… On soigne la corvette, dit un autre.

— Je ne demanderais qu’une gargousse comme ça de haute paie, pour m’amuser à Saint-Pol, reprit un troisième.

Et de fait, on jetait l’argent à poignée dans les caronades, on les en gorgeait. Cinquante mille écus y passèrent.

À peine toutes les pièces étaient-elles chargées que la corvette se trouvait près du brick, manœuvrant de manière à engager son beaupré dans les haubans de l’Épervier ; mais Kernok, par un mouvement habile, passa au vent de l’Anglais, et, une fois là, se laissa dériver sur lui.

À deux portées de pistolet, la corvette lâcha sa dernière bordée ; car elle aussi avait épuisé ses munitions ; elle aussi s’était battue bravement et avait fait des prodiges de courage, depuis deux heures que durait ce combat acharné. Malheureusement la houle empêcha les Anglais de pointer juste, et toute leur volée passa au-dessus du corsaire, sans lui faire aucun mal.

Un matelot du brick fit feu avant l’ordre.

— Chien d’étourdi ! s’écria Kernok ; et le pirate roulait à ses pieds, abattu d’un coup de hache.

— Et surtout, s’écria-t-il, ne faites feu que lorsque nous serons bord à bord ; qu’au moment où les Anglais iront pour sauter sur notre pont, nos canons leur crachent au visage, et vous verrez que ça les vexera, soyez-en sûrs !

À cet instant même, les deux navires s’abordèrent. Ce qui restait de l’équipage anglais était dans les haubans et sur les bastingages, la hache au poing, le poignard aux dents, prêts à s’élancer d’un bond sur le pont du brick.

Un grand silence à bord de l’Épervier

— Away ! goddam, away ! Lascars, cria le capitaine anglais, beau jeune homme de vingt-cinq ans, qui, ayant eu les deux jambes emportées, s’était fait mettre dans un baril de son, pour arrêter l’hémorrhagie, et pouvoir commander jusqu’au dernier moment.

— Away ! goddam ! répéta-t-il.

— Feu, maintenant, feu sur l’Anglais ! hurla Kernok.

Alors tous les Anglais s’élancèrent sur le brick.

Les douze caronades de tribord leur vomirent à la face une grêle de piastres, avec un fracas épouvantable.

— Hourra !… cria l’équipage tout d’une voix.

Quand l’épaisse fumée fut dissipée, et qu’on put juger de l’effet de cette bordée, on ne vit plus aucun Anglais, aucun… Tous étaient tombés à la mer ou sur le pont de la corvette, tous étaient morts ou affreusement mutilés. Aux cris du combat, avait succédé un silence morne et imposant ; et ces dix-huit hommes qui survivaient seuls, isolés au milieu de l’Océan, entourés de cadavres, ne se regardaient pas sans un certain effroi !

Kernok, lui-même, fixait les yeux avec stupeur sur le tronc informe du capitaine anglais ; car la mitraille d’argent lui avait encore emporté un bras. Ses beaux cheveux blonds étaient tout souillés de sang ; pourtant le sourire lui restait sur les lèvres… C’est qu’il était mort sans doute en pensant à elle, à elle, qui, baignée de larmes, allait revêtir de longs habits de deuil, en apprenant sa fin glorieuse. Heureux jeune homme ! Il avait peut-être aussi sa vieille mère pour le pleurer, lui qu’elle avait bercé tout petit enfant. C’était peut-être un avenir brillant qui avortait, un nom illustre qui s’éloignait en lui. Quels regrets il devait laisser ! Combien on devait le plaindre ! Heureux ! trois fois heureux jeune homme ! que ne devait-il pas à la couleuvrine de Kernok ! d’un boulet elle en avait fait un héros pleuré dans les trois royaumes. Quelle belle invention que la poudre à canon !

Tel devait être à peu près le résumé des réflexions de Kernok ; car il resta calme et riant à la vue de cet horrible spectacle.

Ses matelots, au contraire, s’étaient longtemps regardés avec une espèce d’étonnement stupide. Mais, ce premier mouvement passé, le naturel insouciant et brutal reprenant le dessus, tous, d’un mouvement spontané, crièrent : — Hourra ! Vive l’Épervier et le capitaine Kernok !

— Hourra ! mes garçons, reprit celui-ci ! Eh bien ! vous le voyez, l’Épervier a le bec dur ; mais il faut maintenant songer à réparer nos avaries. Suivant mon estime, nous devons être du côté des Açores. La brise fraîchit ; allons, enfans, nettoyons le pont. Et quant aux blessés,… quant aux blessés, répéta-t-il d’un air pensif, en frappant machinalement le bastingage avec sa hache d’armes, tu les feras porter à bord de la corvette, maître Durand, dit-il brusquement.

— Pour… ? demanda celui-ci d’un air interrogatif.

— Tu le sauras ! répondit Kernok, d’un air sombre, en fronçant ses épais sourcils.

Maître Durand fut remplir les ordres du capitaine, en murmurant : — Que veut-il en faire ? C’est louche….

— Mousse, ici ! cria Kernok à Grain-de-Sel, qui essuyait d’un air triste la montre que maître Zéli lui avait léguée ; car elle était toute couverte de sang. Le mousse leva la tête ; des larmes roulaient dans ses yeux. Il s’avança près du terrible capitaine sans penser à trembler. Une idée fixe le dominait, c’était le souvenir de la mort de maître Zéli, auquel il était vraiment bien attaché.

— Tu vas descendre à fond de cale, et dire à ma femme qu’elle peut venir m’embrasser ; entends-tu ? dit Kernok.

— Oui, capitaine, répondit Grain-de-Sel, et une grosse larme tomba sur la montre.

Il disparut aussitôt par le grand panneau, pour chercher Mélie.

Kernok monta avec agilité dans les hunes, examina le gréement avec la plus scrupuleuse attention : les avaries étaient nombreuses, mais pas inquiétantes, et avec le secours de mâts et de vergues de rechange, il vit bien qu’il pourrait continuer sa route, et regagner le port le plus voisin.

Grain-de-Sel remonta sur le pont, mais seul.

— Eh bien ! dit Kernok, où est donc ma femme, butor ?

— Capitaine,… c’est que…

— C’est que quoi ? parleras-tu, chien ?

— Capitaine,… elle est dans la cale…

— Je le sais bien. Pourquoi ne monte-t-elle, pas, gredin ?

— Ah ! dam capitaine,… c’est qu’elle est morte…

— Morte !… morte ! dit Kernok en pâlissant, et pour la première fois sa figure exprima la douleur et l’angoisse.

— Oui, capitaine, morte derrière une caisse à eau, tuée par un boulet qui est entré au-dessous de la flottaison ; et ce qu’il y a de drôle, c’est que le corps de madame votre femme a bouché juste le trou que le boulet avait fait ; sans cela, l’eau entrait, et le brick était coulé. Madame votre femme a sauvé l’Épervier, tout de même, et il vaut bien mieux ça pour elle que…

Grain-de-Sel, qui avait baissé les yeux au commencement de sa narration, ne pouvant soutenir le regard étincelant de Kernok, se hasarda à lever la tête.

Kernok n’était plus là ; il s’était précipité dans la cale, et il regardait, les yeux secs, les bras croisés, les poings convulsivement serrés ; car, suivant le rapport du mousse, la tête et une partie de l’épaule de Mélie, broyées dans le trou du boulet, avaient empêché le projectile d’aller plus loin.

Pauvre Mélie ! sa mort même avait été utile à son Kernok.

Le pirate resta seul environ deux heures enfermé dans la cale, près des restes de Mélie. Là il usa sa douleur, car, lorsqu’il remonta sur le pont, sa figure était impassible et froide. Seulement, un peu avant son retour, un cri douloureux s’était fait entendre, et une masse informe avait disparu au milieu des eaux. — C’était le cadavre de Mélie. Pendant ce temps, maître Durand avait fait porter les blessés sur la corvette anglaise.

— Mais pourquoi ne nous laisse-t-on pas à bord du brick ? demandaient-ils avec instance au bon docteur.

— Mes enfans, je n’en sais rien ; c’est peut-être parce que l’air est meilleur ici, et dans les blessures graves, il faut changer d’air, c’est connu.

— Mais, maître Durand, voilà qu’on emporte pour le brick toutes les vergues et les mâts de rechange de la corvette. Comment allons-nous donc naviguer ?

— Peut-être par la vapeur, répondit M. Durand, qui ne pouvait résister au plaisir de faire une plaisanterie.

— Tiens,… vous vous en allez, maître Durand, et vous aussi, camarades. Eh bien ! et nous ! et nous !… maître Durand… maître Durand !

Ainsi disaient les blessés, assez forts pour crier, mais non pour marcher, en voyant le chirurgien-canonnier-charpentier descendre dans son canot et regagner le brick avec son équipage.

— Oui, le plus souvent que c’est pour nous faire changer d’air qu’on nous envoie ici, dit un Parisien qui avait un bras de moins et un biscaïen dans la colonne vertébrale.

— Eh bien ! pourquoi nous y envoie-t-on, Parisien ? demandèrent plusieurs voix avec inquiétude.

— Pourquoi ?… dans le but de nous faire crever, pendant qu’ils profiteront de nos parts de prise. Comme c’est malin ! Seulement s’ils avaient eu pour deux liards de cœur, ils auraient fait une trouée dans la cale pour nous couler,… au lieu de laisser ici de bons enfans s’entre-dévorer comme des requins. Ça sera dans le genre du Colin que j’ai vu au Mont-Thabor chez M. Franconi ; — ici sa voix commence à s’affaiblir, — car je viens de leur entendre dire qu’il ne restait pas de vivres à bord de la corvette, et que c’est en partie pour s’en procurer qu’elle nous avait donné la chasse. C’est vexant tout de même de mourir quand on est riche, car avec ma part de prise je m’en serais joliment donné à Paris… Dieu ! la Chaumière, — le Wauxhall, — l’Ambigu… — Et les demoiselles !!! Ah oui, c’est vexant ; car maintenant, le temps de nouer une garcette, et je serai cuit… — Je ne sens déjà plus mes jambes, et puis on dirait que mon cœur se retourne… — Adieu, les autres. C’est pour vous que ça va être sciant…, car vous n’êtes pas tendres, mes agneaux… Vous serez joliment coriaces, et pour vous avaler il faudra une fameuse sauce… Sa langue devint alors tellement embarrassée, qu’il fut impossible d’entendre un mot. Cinq minutes après, il était mort. Le Parisien avait deviné juste : il est impossible de rendre les imprécations et les malédictions dont Kernok et le reste de l’équipage furent accablés. Un blessé anglais, qui comprenait le français, fit part à ses compatriotes de la destinée qui les attendait. La rumeur augmenta. Chacun jurait et blasphémait dans sa langue. C’était un bruit ! un bruit ! à réveiller un chanoine. Mais tous ces malheureux étaient trop grièvement blessés pour pouvoir se lever ; et d’ailleurs, pas d’embarcations…

Il y en eut plusieurs qui se roulèrent près de la coupée des bastingages, et se laissèrent tomber à la mer, prévoyant toute l’horreur du sort qui était réservé à leurs compagnons.

— C’est fait ! dit maître Durand à Kernok, dès qu’il fut de retour.

— Nous sommes parés, répondit Kernok ; la brise fraîchit du sud. Avec cette misaine pour grand’voile, et les perroquets au lieu de huniers, nous pouvons faire route. Oriente grand largue et met le cap au N.-N.-E.

— Ainsi, dit maître Durand en montrant la corvette qui se balançait désemparée, ces pauvres diables, nous les laissons là ?

— Oui, répondit Kernok…

— C’est tout de même un procédé peu délicat.

— Ah vrai,… sais-tu ce qui nous reste de vivres à bord, grâce à la fête que je vous ai donnée, sauvages ?

— Non.

— Eh bien ! il nous reste un baril de biscuits, trois tonnes d’eau et une caisse de rhum ; car vous avez gaspillé en un jour les vivres de trois mois.

— C’est autant de notre faute que de la leur.

— Je m’en… moque ; nous avons encore, peut-être, huit cents lieues à faire et dix-huit matelots à nourrir ; or, ceux-là doivent passer avant tout, car ils sont en état de manœuvrer.

— Ceux que vous laissez sur la corvette vont crever comme des chiens, ou se manger les uns les autres ; car demain, après demain,… ils auront faim.

— Je m’en… moque, qu’ils crèvent ! Il vaut mieux que ce soient ceux qui sont à moitié morts, que nous autres qui avons encore du câble à filer.

Les matelots du brick entendaient cette conversation ; ils commencèrent à murmurer. — Nous ne voulons pas abandonner nos camarades, dirent-ils.

Kernok promena sur eux son coup d’œil d’aigle, mit sa hache d’armes sous son bras, croisa ses mains derrière son dos, et dit d’une voix impérieuse : — Hein ? vous ne… voulez pas… ?

On fit silence, profond silence.

— Je vous trouve encore de singuliers animaux ! s’écria-t-il… Sachez donc, canaille, que nous sommes à huit cents lieues de toute terre ; qu’il faut compter sur au moins quinze jours de traversée, et que si nous gardons les blessés à bord, ils soifferont toute notre eau, et ne nous serviront pas plus qu’un aviron à un trois-ponts.

— C’est vrai, interrompit le canonnier-chirurgien-charpentier, rien ne boit comme le blessé ; c’est comme l’ivrogne, c’est desséchant.

— Et quand nous serons sans eau et sans biscuits, est-ce saint Kernok qui vous en enverra ? Nous serons obligés de manger notre chair et de boire notre sang, connue ils vont faire du reste ; belle chienne de nourriture ! Ça vous tente, n’est-ce pas ? tas de lascars que vous êtes ; au lieu qu’en tâchant de rallier Bayonne ou Bordeaux, nous pouvons revoir la France et y vivre en bons bourgeois avec notre part de prise, qui ne sera pas mince, puisqu’elle sera augmentée de la leur,… ajouta Kernok en désignant les blessés de la corvette.

Cet argument calma victorieusement les derniers scrupules des récalcitrans.

— Enfin, dit Kernok, ce sera comme ça, parce que je le veux ; est-ce clair, hein ? Et le premier qui ouvre la bouche, je la lui fermerai, moi, avec la coquille de mon poignard. Allons ! cordieu ! courons grand largue une bordée au nord.

Les dix-huit hommes qui composaient alors l’équipage obéirent en silence, jetèrent un dernier regard sur leurs compagnons, leurs frères, qui poussaient des cris affreux en voyant le brick s’éloigner. Puis, comme la brise fraîchit beaucoup, l’Épervier fut bientôt loin du lieu du combat. Mais le lendemain, une horrible tempête s’éleva, d’énormes montagnes d’eau semblaient à chaque minute devoir submerger le brick, qui, ayant mis à la cape, fuyait devant le temps sous sa pouiouse.

Enfin, après une traversée pénible, l’Épervier atteignit Nantes, y relâcha pour réparer ses avaries, et, suivant les vœux de Kernok, reprit la mer pour venir mouiller encore une fois dans la baie de Pempoul.

Là, une commission d’enquête fut formée pour vérifier la légalité de la prise. Alors Kernok jura tous ses jurons qu’il irait désormais débarquer à Saint-Thomas, puisque ces cormorans d’administrateurs venaient pêcher dans ses eaux ! Ce furent ses propres expressions.