Poème et Sonnets

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Poème et Sonnets
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 733-735).
POEME ET SONNETS


DOUCEUR D’AVRIL.


J’ai peur d’avril, peur de l’émoi
Qu’éveille sa douceur touchante ;
Vous qu’elle a troublés comme moi,
C’est pour vous seuls que je la chante.

En décembre, quand l’air est froid,
Le temps brumeux, le jour livide,
Le cœur, moins tendre et plus étroit,
Semble mieux supporter son vide.

Rien de joyeux dans la saison
Ne lui fait sentir qu’il est triste ;
Rien en haut, rien à l’horizon,
Ne révèle qu’un ciel existe.

Mais, dès que l’azur se fait voir,
Le cœur s’élargit et se creuse
Et s’ouvre pour le recevoir
Dans sa profondeur douloureuse,

Et ce bleu qui lui rit de loin,
L’attirant sans jamais descendre,
Lui donne l’infini besoin
D’un essor impossible à prendre.

Le bonheur candide et serein
Qui s’exhale de toutes choses
L’oppresse, et son premier chagrin
Rajeunit à l’odeur des roses.

Il sent, dans un réveil confus,
Ses anciennes ardeurs revivre,

Et les mêmes anciens refus
Le repousser dès qu’il s’y livre.

J’ai peur d’avril, peur de l’émoi
Qu’éveille sa douceur touchante ;
Vous qu’elle a troublés comme moi,
C’est pour vous seuls que je la chante.


L’ART TRAHI.


Fors l’amour, tout dans l’art semble à la femme vain
Le génie auprès d’elle est toujours solitaire.
Orphée allait chantant, suivi d’une panthère
Dont il croyait leurrer l’inexorable faim ;

Mais, dès que son pied nu rencontrait en chemin
Quelque épine de rose et rougissait la terre,
La bête, se ruant d’un bond involontaire,
Oublieuse des sons, lampait le sang humain.

Crains la docilité félonne d’une amante,
Poète : elle est moins souple à la lyre charmante
Qu’avide, par instinct, de voir le cœur saigner.

Pendant que ta douleur plane et vibre en mesure,
Elle épie à tes pieds les pleurs de ta blessure,
Plaisir plus vif encor que de la dédaigner.


LES AMOURS TERRESTRES.


Nos yeux se sont croisés et nous nous sommes plu.
Née au siècle où je vis et passant où je passe,
Dans le double infini du temps et de l’espace
Tu ne me cherchais point, tu ne m’as point élu ;

Pour te joindre ici-bas le jour qu’il a fallu,
Dans le monde éternel je n’avais point ta trace,
J’ignorais ta naissance et le lieu de ta race :
Le sort a donc tout fait, nous n’avons rien voulu.

Les terrestres amours ne sont qu’une aventure :
Ton époux à venir et ma femme future,
Soupirent vainement ; et nous pleurons loin d’eux ;

C’est lui que tu pressens en moi, qui lui ressemble,
Ce qui m’attire en toi, c’est elle, et tous les deux
Se poursuivent en nous sans jamais être ensemble.



PLUS TARD.


Nature, accomplis-tu tes œuvres au hasard,
Sans raisonnable loi ni prévoyant génie ?
Ou bien m’as-tu donné par cruelle ironie,
Des lèvres et des mains, l’ouïe et le regard ?

Il est tant de saveurs dont je n’ai point ma part,
Tant de fruits à cueillir que le sort me dénie !
Il voyage vers moi tant de flots d’harmonie,
Tant de rayons, qui tous m’arriveront trop tard !

Et si je meurs sans voir mon idole inconnue,
Si sa lointaine voix ne m’est pas parvenue,
A quoi m’auront servi mon oreille et mes yeux ?

A quoi m’aura servi ma main hors de la sienne ?
Mes lèvres et mon cœur sans qu’elle m’appartienne ?
Pourquoi vivre à demi, quand le néant vaut mieux ?


AUX POÈTES FUTURS.


Poètes à venir, qui saurez tant de choses,
Et les direz sans doute en un verbe plus beau,
Portant plus loin que nous un plus large flambeau
Sur les suprêmes fins et les premières causes ;

Quand vos vers sacreront des pensers grandioses,
Depuis longtemps déjà nous serons au tombeau ;
Rien ne vivra de nous qu’un terne et froid lambeau
De notre œuvre enfouie avec nos lèvres closes.

Songez que nous chantions les fleurs et les amours
Dans un âge plein d’ombre, au mortel bruit des armes,
Pour des cœurs anxieux que ce bruit rendait sourds ;

Lors plaignez nos chansons, où tremblaient tant d’alarmes,
Vous qui, mieux écoutés, ferez en d’heureux jours
Sur de plus hauts objets des poèmes sans larmes.


SULLY-PRUDHOMME.