Poèmes (Canora, 1905)/Baisers tardifs

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(p. 138-144).


BAISERS TARDIFS


I

PRÉSENT D’AMOUR

 
« À l’aube blanchissante, au flanc de la colline,
 « En rêvant de toi, j’ai cueilli des fleurs :
« De grands lys odorants, de pâles églantines,
« Que le matin baignait de sa rosée en pleurs.

« Si tu m’aimes, de grâce hâte-toi, ma chérie,
 « Va les prendre vite au bord du chemin,
« Là haut, sur le rocher où les laissa ma main ;
« L’ardeur du ciel en feu les aurait tôt flétries. »

Calme, elle lui sourit en le voyant partir
À l’appel léger des cloches vibrantes…
Il reprit le chemin de la ville fumante,
Dans sa large poitrine étouffant un soupir.


II

LES HEURES PERDUES

 
« La gerbe qu’il m’a donnée
« M’est très chère, je la veux ;
« Les fleurs fraîches moissonnées
« Embaumeront mes cheveux.

« L’églantine rose pâle
« Qui parera mon sein blanc,
« Sous la brise matinale,
« Ouvrira ses plis tremblants.

« Il m’aime. J’aurai ses rêves !
« Leur encens captif des fleurs,
« Des calices lourds de sève,
« Se glissera dans mon cœur. »

 

Elle chantait ainsi, comme une jeune reine,
Sous l’auguste palais des pâles peupliers,
Voyant au miroir clair des limpides fontaines
Son corps voilé de lin, s’étendre et se plier.

L’espoir lointain des fleurs la remplissait d’ivresse,
Elle posa son front sur la mousse des bois,
Laissant jouer ses mains parmi ses lourdes tresses ;
De la terre et du monde elle écoutait les voix…

Bientôt, ce ne fut plus qu’un très vague murmure,
Un doux songe d’amour et de fleurs d’églantier…
Quand le soleil superbe embrasait la nature,
La femme s’endormit sous les grands peupliers.


III

LA MORT DES FLEURS


 
Sur le roc dominant la plaine,
Sous le ciel palpitent des lys.
Tordez vos pétales meurtris,
Beaux lys, attendez votre reine !

Et vous, les tristes chrysanthèmes,
Vous pleurez vos pétales lins ;
Raidissez-vous jusqu’à la fin…
Une jeune femme vous aime.

Roses, vous semblez bien souffrir ;
N’ayez nulle douleur cruelle,
On dira que vous étiez belles.
On vous aura laissé mourir !

 

Et sur le roc brûlant, l’âme des fleurs palpite,
Les grands lys ont glissé sur le sentier désert ;
La brise emporte au loin, parmi les saules verts,
Les pétales épars des humbles marguerites.


IV

LE RÉVEIL


 
« Quels étranges rayons empourprent les ramures ?
« Ai-je dormi si tard ? L’ombre, sur la nature,
« Descend comme un linceul impalpable et glacé… »

Et la femme, d’un bond, dressa son corps lassé.
Rapide, elle courut les longs tapis de mousse.
Un angoissant remords la tourmente, la pousse,
Elle va frissonnante. Elle franchit d’un saut
Troncs d’arbres abattus, épines et ruisseaux
Et dévora la sente, et traversa la plaine,
Et gravit la colline, et là, perdant haleine,
Quand l’astre disparut au couchant violet,
Effleura le rocher de sa main qui tremblait,
Courba sur le chemin sa forme agenouillée…
gerbe n’était plus qu’une loque souillée :
Pale, elle la serra sur son cœur palpitant
Et dans la froide nuit, s’enfuit en sanglotant.


V

DÉDICACE


 
Je t’ai donné mon cœur, ma force, ma jeunesse.
Je te veux à la fois pour sœur et pour maîtresse,
Depuis trois ans déjà, j’ai souffert, j’ai pleuré ;
Donne-moi tout ton cœur, tout ton être adoré.

Je suis si las, vois-tu, de ma souffrance vaine ;
Ne sens-tu pas mon cœur s’épuiser chaque jour ?
Il suffit d’un regard pour terminer ma peine
Et d’un très long baiser avec un mot d’amour.

Sauve-moi du dégoût, du désespoir qui brise,
Ne boirai-je jamais à tes lèvres exquises ?
Entendrai-je toujours à chaque heure qui fuit
Les chiens noirs de la mort qui hurlent dans la nuit ?