Poèmes (Canora, 1905)/La splendeur d’aimer

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(p. 156-168).

LA SPLENDEUR D’AIMER


le poète

Quand je suis près de toi, j’aimerais l’heure douce
Où le soleil couchant se glisse au bois muet,
Enluminant d’or vif les eaux, parmi les mousses,
Où la brise, emportant l’odeur des jeunes pousses,
Fait trembler les bouleaux aux pâles troncs fluets.


J’aimerais voir filtrer aux voûtes de l’allée
Tout le rose du ciel, si je ne savais pas
Qu’aux derniers feux du jour, s’ouvrira la vallée
Où dans l’ombre, à pas lents, tu t’en seras allée
Dénouant tristement l’étreinte de mes bras.



Et je songe au destin d’implacable souffrance
Qui nous fera, tous deux, pleurer ce soir encor,
Séparés et perdus dans le tiède silence,
Tandis que, par la nuit d’ivresse qui commence,
Les époux mêleront leurs âmes et leurs corps…


Hélas que de fois, souriante et belle,
Pour lire en mes yeux leurs rêves secrets,
Tu parus, portant des roses nouvelles,
Au seuil de l’asile où je t’espérais,
Et, jusqu’à la nuit, laissant mes caresses
Errer mollement dans tes lourdes tresses,
Tu te crus à moi ! Puis quand tes yeux clos
Sentirent le feu des baisers farouches,
Pale tu t’enfuis, m’arrachant ta bouche,
M’arrachant ton cœur brisé de sanglots :


Que de fois aussi, tout de blanc parée,
De jaunes œillets dans tes noirs cheveux,
Je te vis danser, muette, enivrée,
Ton cœur à mon cœur, tes yeux à mes yeux,
Et quand les flambeaux de l’ardente fête
Pâlirent au jour, tu penchas la tête,
N’osant murmurer qu’il fallait partir,
Un autre que moi te prit sous sa garde,

Je suivis ton voile à l’aube blafarde
Et je restai seul, espérant mourir !


Ô crier notre amour en redressant la face,
D’un grand cri, devant tous, rejeter dans l’espace
Le mystère pesant de nos cœurs douloureux !
Ô crier : nous avons souffert, nous sommes deux
Qui nous aimons : nos fronts ont la même pensée.
Qui nous voulons : nos mains frémirent, fiancées
Sous les tièdes rayons d’un matin de printemps.
L’invincible désir a fleuri dès longtemps
Dans nos corps de vingt ans et dans nos âmes saines,
Et nous rêvions d’aimer, selon les lois humaines,
Jusqu’au soir où la mort viendrait clore nos yeux
Épris de la splendeur de la terre et des cieux !
Ô briser le secret de nos tristes ivresses,
De nos profonds baisers, de nos lentes caresses
Sous l’asile ondoyant des bois mystérieux.
Je souffre ! Je suis las du silence odieux,
Car il est un mensonge et comme une souillure,
Las de vivre en damnés quand notre amour est pure !

la femme

Ô dis-moi, mon bien-aimé,
En ce matin parfumé,
Où je passais sur la route,
Dis, pourquoi ne vins-tu pas ?
Je t’aurais ouvert mes bras
Car je pouvais, alors, vierge me donner toute !

Un soir ma bouche avait dit
Un serment d’hymen maudit,
Lourd comme une épée.
Tu parus le lendemain
Tous mes rêves dans tes mains
Et je pleurai longtemps, car je m’étais trompée.

Folle j’ai voulu partir,
Pâle j’ai tenté de fuir
Ton désespoir et ta fièvre,
Mais tu me joignis un soir
Pour mettre sous le ciel noir
Ta bouche frémissante à mes ardentes lèvres.

Des pleurs, des adieux… la nuit,
Le dernier espoir qui fuit,
Ma chair par l’autre surprise,
Le vol morne et lent des jours

Et j’ai gardé ton amour
Sans te rendre ma vie à son dessein soumise…
Je suis ta triste amie, et mon cœur est allé
Battre près de ton cœur quand tu l’as appelé…

Mais nous savions, dès lors, que devant la nature
Et parmi les humains nous irions séparés,
Que ce qui ferait naître en l’un des larmes pures
Demeurerait pour l’autre un trésor ignoré,
Que nous n’aurions jamais la volupté suprême
Lorsque la lune pâle inonderait le ciel,
De nous fondre, tous deux, en un baiser de miel
Pour n’être plus qu’un souffle, en murmurant : « Je t’aime ! »

le poète

Nous le savions, hélas, la nuit de nos adieux,
Quel souvenir ! nos voix défaillantes, nos yeux
Las de pleurer, nos cœurs affolés de détresse,
Des feux rouges tremblaient, au loin, dans l’ombre épaisse…
Nos derniers pas errants… Le morne clapotis
Des vagues sur le quai d’un port. Et tu partis
Élevant ta main pâle, et les froides ténèbres
S’effondrèrent sur toi comme un voile funèbre.

la femme

Pourtant l’aurore douce a caressé les mers,
Ceignant ton front pesant d’une auréole rose,

 
Et l’impassible roi des êtres et des choses,
Le soleil éternel, flamba sur l’univers.
Il baignait largement de lumière dorée
La terre, humble débris de son foyer lointain,
Il en faisait jaillir par ce tiède matin
La chanson de la vie enivrante et sacrée…


le poète



Inutile réveil ! Dans l’ombre de mon cœur
J’écoutais résonner tes dernières paroles.
Comme au soir de l’adieu, mon âme ardente et folle
Voyait luire tes yeux d’amour et de douleur
Et je me souvenais ! Ce jour-là, si la terre
Vibra comme une lyre à son premier éveil,
Je ne sais… Je n’ai pas contemplé le soleil
Et je n’ai point vers lui murmuré de prière,
Car le maître qui voit s’amasser et s’enfuir,
Ainsi que des flocons de brume, dans l’espace,
Depuis des milliers d’ans, le flot mouvant des races,
N’a jamais soupçonné notre orgueil de souffrir.
Sans y lire jamais nos chétives tendresses,
Il mire l’univers au globe de nos yeux,
Et le plus angoissant de nos cris de détresse
Expire au seuil d’azur du ciel silencieux.

 


la femme


Ô poète, d’un vol vers les voûtes lointaines,
Que n’as-tu, libéré de la souffrance humaine,
Au règne du soleil découvert la beauté
Faite d’ordre immuable et de sérénité ?
Ô n’être qu’un rayon de la blonde lumière
Qui se glisse aux plis fins des roses printanières,
Mire les peupliers antiques sur les eaux
Et laisse une auréole au faîte des coteaux !
Ô confondre ton âme avec l’âme des choses,
Chanter avec le vent, fleurir avec les roses,
T’alanguir dans le soir, rire dans le matin,
Errer, insoucieux de l’heure et du destin,
De la fleur minuscule aux planètes énormes,
Vivre en l’enivrement des couleurs et des formes,
Afin que l’harmonie, éparse en l’univers,
S’exprime au rythme ailé des strophes et des vers…
Que ne le voulais-tu ? Toi qui pouvais, poète,
Vers la lumière pure ayant levé la tête,
Rejeter comme aux flots d’un fleuve qui s’enfuit
Mon ombre douloureuse et pâle, dans la nuit.

 

le poète


Femme, n’as-tu pas vu le long des routes blanches,
Passer un voyageur mystérieux et las ?
Les pêchers frais fleuris dont il frôle les branches
Le couvrent de leur neige rose. Les lilas
Tendent hors des enclos leurs grappes. Des murmures
Traversent les sentiers dans l’ombre des sapins…
Qu’importe au voyageur, s’il rêve une masure
Dont le maître, au cœur bon, lui donnerait du pain !
Tel sans voir les couleurs, les formes, sans entendre
Les voix et les chansons du monde… sans pouvoir,
Mieux qu’un insecte vil, mieux qu’un roseau, comprendre
La beauté qui fleurit entre l’aube et le soir
Ou percer les secrets mystérieux des causes…
Sans toi, je n’étais plus qu’une obscure douleur,
Car le poète, hélas, n’aime l’âme des choses
Que s’il la peut surprendre au miroir de son cœur !

la femme


Il est vrai, comme aux golfes bleus, les balancelles
Vers le ciel écrasant tendent leurs tristes ailes
Sans qu’un souffle léger les porte à l’horizon…
Comme aux matins ardents, sans goutte de rosée,
Laissant s’appesantir leur corolle épuisée,
Les myosotis las penchent sur les gazons…

 
Tel, le cœur débordant de doute et de souffrance,
Lorsque je m’en revins au doux pays de France,
Ô mon poète cher, tu m’apparus un jour !
Et je t’aimai, vois-tu, d’une amour infinie,
Car je voulais tes chants d’allégresse et de vie
Et la voix du poète expire sans l’amour !
Souviens-toi, je retins fidèle,
Avec mes gestes de jadis,
Dans l’ombre bruissante et fraîche des taillis,
Par un nouvel avril cueillir des fleurs nouvelles…
Souviens-toi, tu passais rêveur,
Mon doigt frôlait tes lèvres closes
Et tu laissais glisser le secret de ton cœur
Le long des étangs morts, au crépuscule rose…
Souviens-toi. Paris. Il neigeait…
Je venais de très loin, la flamme
De ton foyer, près de s’éteindre, voltigeait
Dans le silence obscur du logis, comme une âme !
Souviens-toi, nous nous parlions bas,
Épouvantés du vol des heures,
Fiers et si douloureux de ne nous prendre pas !
Avec ces longs baisers qu’on donne, quand on pleure !

Et plus cruelle encor que mon secret désir,
J’ai connu la douleur de le laisser souffrir,
Toi dont l’âme était mienne, et dont j’aimais les lèvres.
J’ai plongé dans tes yeux mes yeux brillants de fièvre,

 
À tes doigts j’ai noué tous mes doigts. J’ai laissé
Des heures, en tes bras, mon corps souple pressé,
J’ai versé dans ton cœur ma jeunesse et ma grâce…
Mais l’acte, par lequel s’éternisent les races
Et l’éphémère humain s’affirme et s’ennoblit,
L’acte ardent et sacré ne s’est pas accompli.
Car je ne pouvais pas, à l’heure solennelle
De me donner à toi, bien toute, d’être celle
Qui ne se croirait plus que ton âme et ta chair,
Garder l’ombre d’un autre au fond de mes yeux clairs…
Le fuir était trop lâche et le trahir infâme…
Mais plus encor, sentir quand tout mon corps se pâme,
Baigné de volupté sous ton cœur triomphant,
L’effroi de ce qui fut notre rêve… un enfant…
Non… mon âme du moins voulait te rester pure
Jusqu’à la mort ! Et vois, la peine que j’endure
Se fait douce, au retour de ces beaux soirs d’été,
Où la mélancolique et discrète clarté
Des dernières lueurs nous enveloppe, et dore
Nos sentiers d’autrefois, où nous passons encore…

le poète


Douceur triste d’aimer, faite de souvenirs,
Nous resteras-tu seule, à nous dont le désir
Avait uni les lèvres ?
Mon cœur frissonne encor de son ancienne fièvre,
Mon espoir agonise et ne veut pas mourir.

 
Compagne de mon rêve ! ô sœur, ô bien-aimée,
Incline encor vers moi tes boucles embaumées
Et ton front, et tes yeux !
Je ne baiserai plus ta bouche… mais je veux
Garder leur lueur tendre en mes yeux abîmée…

Tes grands yeux noirs profonds, source de mon émoi,
C’est en eux que je lus pour la première fois
La beauté de la vie,
Par eux que je compris cette simple harmonie
Qui préside au retour des travaux et des mois…

Et s’ils m’ont fait pleurer souvent… je leur pardonne,
Les ayant vus pleurer, lorsque le pâle automne
Venait jeter encor
Ses chrysanthèmes lourds, mêlés de feuilles d’or,
Sur un an de jeunesse, ainsi qu’une couronne…

Et cependant qu’avec de longs frémissements,
La nuit aux voiles noirs semés de diamants
Ouvre ses larges ailes,
Je crois sentir ce soir une ivresse nouvelle
Qui s’éveille en mon cœur et grandit lentement…

 
C’est l’ivresse de suivre et d’atteindre ton âme
Au delà des contours de ton corps souple, ô femme !
L’ivresse de sentir nos êtres agités
Par le même frisson de la pure beauté…
C’est l’ivresse d’étendre aux plus humbles des êtres
L’insatiable soif d’aimer, qu’avait fait naitre
Ton sourire au matin. L’ivresse d’être bon…
D’être celui qui chante au seuil d’une maison,
Pour qu’un enfant sourie ou qu’une femme rêve,
Celui dont la pensée et dont la voix soulève
L’espoir des travailleurs en un pur lendemain
Où le semeur du blé possédera le pain,
Où le droit fera place au devoir, où la terre
Ignorera l’horreur sanglante de la guerre…
Ô passer avec toi sans remords, sous les yeux
Que, du passé, sur nous dirigent les aïeux,
Briser jusqu’aux regrets… et surgir l’âme neuve
Pour de plus hauts desseins de notre lente épreuve !

la femme


Ô poète ! d’espoir immense j’ai pâli !
Tu chanteras enfin l’hymne de ta jeunesse,
Ton rêve de beauté n’est pas enseveli
Sous le linceul pesant des heures de détresse,

 
Ta voix va s’élever enivrante. Ta main
Dressera vers le ciel ce temple tutélaire
Inondé de rayons, où le Grand Être Humain,
Dans le marbre sculpté sous les traits d’une mère,
Portera son enfant, l’avenir, dans ses bras.
Où des parvis, des murs, des voûtes jusqu’au faîte
L’histoire des héros sacrés s’élèvera,
Où des peuples viendront pour de nouvelles fêtes…
Hâte-toi de créer, car le temps est venu,
Le chemin est si court, qui mène au seuil suprême !
Songe, en ouvrant ton cœur aux frères inconnus,
Que je souffrirai moins. C’est en eux que je t’aime !

Mais la lune déjà baigne le bois qui dort,
Le vallon blanc se creuse au delà de ces chênes.
Adieu… tu m’as juré, poète, d’être fort.
Sous les longs regards bleus des étoiles lointaines.