Poèmes (Canora, 1905)/Voyages !

La bibliothèque libre.
(p. 148-150).


VOYAGES !


 
Quel rêve triste et tendre a passé dans tes yeux,
Tandis que j’effleurais ton front mystérieux ?
Ne saurai-je jamais ce qui cause ta peine ?
Ô mon amour ! un soir vers des terres lointaines,
Si nous partions tous deux !

Par les plaines sans borne et par les mers profondes,
Sous le soleil ardent, père des moissons blondes,
Sous les longs regards bleus des étoiles du ciel,
Tu me laisserais boire à ta bouche de miel
La volupté du monde !

 

Fuirons-nous vers Séville aux jardins odorants,
Vers les pics du Valais que dore un soir mourant
Où l’île Borromée aux terrasses fleuries,
Dont les doux orangers versent leur griserie
Sur le lac murmurant ?

Il est aussi là-bas une ville où nous fûmes,
Où des cloches d’argent palpitent dans la brume,
Où tu pleuras, un soir, contre mon cœur lassé.
Y repasserons-nous l’un à l’autre enlacés,
Le cœur sans amertume ?

Ou bien veux-tu me suivre où nul n’était venu
Par les forêts d’Afrique aux périls inconnus,
Où la mort chaque nuit guettera nos caresses ?
Là je m’endormirais souriant, ma maîtresse,
Le front sur tes seins nus !

Alors, sans répondre à mon vœu suprême,
Tu tendis vers moi, pâle, tes grands yeux
Où j’ai lu : « pourquoi rêver d’autres cieux ?
« Je ne puis te suivre et pourtant, je t’aime !


« À quoi bon parler de pays lointains
« Où s’enlaceraient nos corps éphémères,
« Puisque je suivrai, haut dans la lumière,
« Tes rêves ailés vainqueurs des destins ?

« Quand sous ton baiser ma bouche se pâme,
« Dis, ne sens-tu pas, dans un grand frisson,
« Que bien loin d’ici nous nous unissons,
« Par delà les monts, les mers et les flammes !

« Où je te joindrai, sans remords, demain,
« Quand ma chair, qui fit ta joie et ta peine,
« Sera quelque cendre errant par la plaine,
« Au temple éternel de l’amour humain ! »