Poèmes antiques et modernes/Le Somnambule
LE SOMNAMBULE
La dédicace, le sous-titre et l’épigraphe manquent dans M, P1. — Le grec est incorrect dans toutes les éditions.
« Déjà, mon jeune époux ? Quoi ! l’aube paraît-elle ?
Non ; la lumière, au fond de l’albâtre, étincelle
Blanche et pure, et suspend son jour mystérieux ;
La nuit règne profonde et noire dans les cieux[2].
Vois, la clepsydre encor n’a pas versé trois heures[3] ;
Dors près de ta Néra, sous nos chastes demeures ;
Viens, dors près de mon sein. » Mais lui, furtif et lent[4],
Descend du lit d’ivoire et d’or étincelant[5].
Il va, d’un pied prudent, chercher la lampe errante[6],
Dont il garde les feux dans sa main transparente ;
Son corps blanc est sans voile, il marche pas à pas,
L’œil ouvert, immobile, et murmurant tout bas[7] :
« Je la vois, la parjure… interrompez vos fêtes[8].
Aux Mânes un autel… des cyprès sur vos têtes[9]…
Ouvrez, ouvrez la tombe… Allons… Qui descendra ? »
Cependant, à genoux et tremblante, Néra,
Ses blonds cheveux épars, se traîne. « — Arrête, écoute.
Arrête, ami ; les Dieux te poursuivent, sans doute ;
Au nom de la pitié, tourne tes yeux sur moi[10] ;
Vois, c’est moi, ton épouse en larmes devant toi[11] ;
Mais tu fuis ; par tes cris ma voix est étouffée !
Phœbé, pardonne-lui ; pardonne-lui, Morphée[12]. »
— « J’irai… je frapperai… le glaive est dans ma main ;
Tous les deux… Pollion… c’est un jeune Romain…
Il ne résiste pas. Dieux ! qu’il est faible encore !
D’un blond duvet sa joue à peine se décore[13][14],
L’amour a couronné ce luxe éblouissant…
Écartez ce manteau, je ne vois pas le sang. »
Mais elle : « Ô mon amant ! compagnon de ma vie !
Des foyers maternels si ton char m’a ravie
Tremblante, mais complice, et si nos vœux sacrés
Ont fait luire à l’Hymen des feux prématurés.
Par cette sainte amour nouvellement jurée,
Par l’antique Vesta, par l’immortelle Rhée
Dont j’embrasse l’autel, jamais nulle autre ardeur
De mes pieux serments n’altéra la candeur :
Non, jamais Pénélope, à l’aiguille pudique[15].
Plus chaste n’a vécu sous la foi domestique.
Pollion, quel est-il ? » — « Je tiens tes longs cheveux…
Je dédaigne tes pleurs et tes tardifs aveux,
Corinne, tu mourras[16]… » — « Ce n’est pas moi ! Ma mère[17],
Il ne m’a point aimée ! Oh ! ta sainte colère[18]
À comme un Dieu vengeur poursuivi nos amours !
Que n’ai-je cru ma mère, et ses prudents discours ?
Je ne détourne plus ta sacrilège épée ;
Tiens, frappe, j’ai vécu puisque tu m’as trompée…
… Ah ! cruel !… mon sang coule !… Ah ! reçois mes adieux ;
Puisses-tu ne jamais t’éveiller ! » — « Justes dieux ! »
- ↑ Eschyle, Les Euménides, vers 103-105 (trad. de La Porte du Theil).
- ↑ Var : P1, Cieux
- ↑ Var : P1, Clepsydre
- ↑ Var : M, 1er main, Mais lui d’un pied furtit, 2e main, Mais lui, furtif et (illisible ; corr. : lent).
- ↑ Var : M, 1er main, Descend du lit d’ivoire, inquiet et pensif ; 2e main, illisible ; 3e main, texte actuel.
- ↑ Var : M, Il va lent et soigneux ; 1er corr., d’un pied soigneux ; 2e corr., d’un pas prudent ; 3e corr., texte actuel.
- ↑ Var : M, P1, A, B, L’œil ouvert immobile en murmurant tout bas : C1-C3, L’œil ouvert, immobile, en murmurant tout bas :
- ↑ Var : M, 1er main, Où sont les bandelettes ? 2e main, texte actuel.
- ↑ Var : M, au haut de la page qui commence par ce vers, dans le coin gauche : Quoi — Les rimes des mots bandelettes, tètes, sont soulignées d’une encre plus récente ; à un moment donné elles n’ont plus paru suffisantes à Vigny.
- ↑ Var : M, 1er main, Au nom du saint hymen, 2e main, Écoute la pitié, 2e main, texte actuel.
- ↑ Var : M, 1er main, Vois (corr. : Oui) ton épouse (vers inachevé) 2e main, texte actuel.
- ↑ Var : M, 1er main, T’avons-nous épargné quelque offrande, ô Morphée. 2e main, P1, A-C2, Phœbé, pardonne-lui ; pardonne-lui, Morphée. C3, D, Phœbé, pardonnez-lui ; pardonne-lui, Morphée.
- ↑ Millevoye, Simèthe, ou le sacrifice magique (portrait d’Eudamippe et de Delphis) :
Un duvet délicat ombrageait leur visage.
- ↑ Var : M, D’un blond duvet son teint à peine se colore (corr. : décore), P1, son front à peine se décore. — Au bas de la page qui se termine par ce vers, dans le coin gauche : Suite.
- ↑ Var : M, 1er main, Jamais la reine veuve 2e main, texte actuel. — En note, au bas de tapage : ou : Non jamais Pénélope à la couche pudique… Homère parle de cette couche qu’aucun homme ne connaissait qu’Ulysse.
- ↑ Parisina, dans le poème de Byron, livre de même pendant son sommeil le nom de l’amant pour qui elle a trahi son époux.
- ↑ Var : M, P1, Ce n’est pas moi, ma mère,
- ↑ Var : M, P1, A-C, ô ta sainte colère
- ↑ La date manque dans M, P1. — À la dernière page du manuscrit, Vigny a fait soigneusement le décompte de sa pièce : 48 v[ers].