Poèmes civiques/Les Muses d’État

La bibliothèque libre.
Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 51-58).

V

LES MUSES D’ÉTAT

Circenses !

Muses, les dieux s’en vont et… les badauds arrivent !
Soyez de votre temps, vivez pour ceux qui vivent ;
Assez prêché ; voici les trois coups de marteau :
Vous montiez à l’autel, grimpez sur le tréteau :
Descendez à jamais de ces hauteurs glacées
Qu’attristent la prière et les mâles pensées ;
Où l’homme sent toujours un Dieu peser sur lui ;
Où règne la pudeur… je veux dire l’ennui.
Amusez-vous ! veillez aux plaisirs de l’empire ;
C’est à vous de trouver le petit mot pour rire.
Les nouveaux arrivants se montrent délicats ;
De grâce, épargnez-nous tous les mots à fracas :
L’honneur, la liberté, le droit que l’on supprime.
Tout cela dans les vers, n’est bon que pour la rime.


Il s’agit d’être gai ! L’art, cet aimable jeu,
Proscrit également le diable et le bon Dieu.
Boileau l’a dit : Le front tout barbouillé de lie,
Vous avez commencé, Muses, par la folie.
Tâchez de rire encore au déclin de vos ans.
D’accrocher des quarts d’heure et des sous aux passants.
Sur le char de Thespis, orné du bouc obscène,

Dans le nouveau Paris, roulez de scène en scène ;
Aiguisez là, pour plaire à nos sens excités,
De clinquant et de fard vos vieilles nudités ;
Des salons pleins de fleurs aux trottoirs pleins de crotte,
Que l’art danse aux grelots et porte la marotte.


Vous verrez qu’il est bon de s’adoucir parfois,
D’être un peu de son siècle et de quitter les bois.
Toujours sur le trépied et toujours dans la chaire !
Sur vos sommets, vraiment, vous faisiez maigre chère.
Servez ! et vous pourrez chez quelque potentat
Gagner bonne pitance et place dans l’État.
Chacun ses fonctions ; les Muses, quoi qu’on en die,
Ont leur utilité, surtout la Comédie.
Un peuple d’électeurs, aménagés dûment,
De suffrage et de pain ne vit pas seulement ;
Pour rester bons amis, compères, camarades,
Donnons-lui, quelquefois, Bobèche et des parades.


Nous n’avons plus le cirque et les gladiateurs.
Des cochers bleus et verts, des tigres pour acteurs ;
Nous avons le roman, les chroniques, les drames ;
On peut, avec cela, contenter bien des âmes.
Dans un État réglé tout sert dorénavant.
Tout, le poète même et le singe savant.
Pour que l’on pense bien, il faut que l’on s’amuse ;
C’est là ta raison d’être et ta noblesse, ô Muse !
Et c’est pourquoi, muni d’un visa du parquet.
Nous t’élevons un temple, Apollon Bilboquet !


Les dieux sur le retour entrent dans la police.
Ô groupe des Neuf Sœurs, si vieux et si novice,

Qui descendez du Pinde en rêvant d’un héros…
Allez chez l’inspecteur prendre vos numéros,
Ô Muses ! quels honneurs, sans compter le salaire,
L’État vous garderait, — un État populaire, —
Si l’on s’était rangé ! si l’on avait voulu
Aider discrètement le pouvoir absolu !
Si la plume, en vos doigts, marchant à la baguette,
Chargeait en douze temps comme la baïonnette ;
Si vos lyres, d’accord avec les tympanons,
Répétaient à l’envi l’hosanna des canons ;
Si le penseur docile et toujours sous le charme,
Le critique, au besoin, remplaçaient le gendarme ;
Et l’œil, toujours ouvert aux merveilles du temps,
D’un crayon venimeux notaient les mécontents.


Ô grand siècle ! ô bonheur dont nous ferons l’épreuve !
Un jour viendra, ce jour rêvé par Sainte-Beuve,
Où les Muses d’État, nous tenant par la main,
Enrégimenteront chez nous l’esprit humain.
Selon le numéro, selon l’arme et le grade.
Nous verrons les beaux-arts défiler la parade.
Tels, conscrits aujourd’hui, marchant les pieds déchaux,
Qui seront colonels, peut-être maréchaux,
Suivant qu’ils useront, dans le panégyrique,
De prose tempérée ou de prose lyrique.


On bat déjà l’appel sur les doctes hauteurs :
J’entends la voix sucrée et l’or des recruteurs.
Tout s’émeut dans l’azur : un bataillon de cygnes
Se forme en éclaireurs, vedettes et consignes ;
Pégase, tout bridé, piaffe dans le décor,
En caparaçon vert semé d’abeilles d’or ;

Et Philomèle aussi, d’une voix attendrie,
Entonne sur l’ormeau : « Nourris par la patrie. »
Le hussard-vaudeville a poussé des hourras ;
Le roman-voltigeur s’avance l’arme au bras.
Artilleur à cheval et muni de fusées,
Le feuilleton pétille et s’échappe en risées.
Et les Premiers-Paris, gros canonniers du camp,
Font feu sur le Kremlin et sur le Vatican.
L’historien-sapeur, lavant le linge sale,
Médite un coup de hache aux vaincus de Pharsale.
La carabine en main, de tous les trous sortis,
Les chroniqueurs font feu sur les anciens partis,
Et la Philosophie, en muse qui s’observe,
Forme des cuirassiers la prudente réserve.
Tout est prêt ; on attend la voix qui dit : «Allons !… »
Et tout doit manœuvrer comme au camp de Châlons.


Partez ! J’entends la voix du critique avant-garde,
Balayant les abords et traînant sa bombarde,
Et nous invitant tous, prosateurs et rimeurs,
Pour gagner du terrain à démolir les mœurs.
Place aux Muses d’État ! et brisons les obstacles.
Il faut aux braves gens du pain et des spectacles.
Mais, vraiment, les beaux-arts, dans leur nouvel essor,
Par la morale et Dieu sont entravés encor :
Supprimons Dieu, poète, et que ton œuvre entière
Chante, sur tous les tons, un hymne à la matière.


Le réel avant tout… Fi du vieil idéal !
Donnez à vos romans une odeur d’hôpital ;
Faites-en des charniers peuplés de bêtes fauves ;
Allez fouiller du nez dans toutes les alcôves ;

Peignez-nous chaque ulcère et chaque exploit galant,
Comme dit le critique, en « style truculent » ;
Et, pour féconder l’art, dans ce nouveau domaine,
Traînez tout le fumier de la nature humaine.


À vous, heureux auteurs, les croix, les missions,
Les succès consacrés par vingt éditions ;
Et dans le Moniteur, en six longues colonnes,
Le Causeur du lundi vous tressant des couronnes ;
Qui sait même ? à l’école, où se font nos penseurs,
Enseignant ce beau style aux futurs professeurs.


Que si, légers de plume et d’humeur militante.
De Voltaire enterré la défroque vous tente,
Aux princes, comme lui, tournez le compliment ;
Il vous sera permis de penser librement.
Vous pourrez vous donner, à l’abri des poursuites,
Le plaisir toujours neuf de la chasse aux jésuites,
Et dire avec fierté, sans cacher votre jeu,
À César qu’il est pape, au peuple qu’il est Dieu.


Noble temps, et sur qui mon vers ne saurait mordre,
Où la plume demande au sabre son mot d’ordre ;
Où les canons rayés vomissent des pamphlets ;
Où l’on fait souffleter son Dieu par ses valets ;
Où les proscrits, tous ceux qu’une injure aiguillonne,
Sont insultés encore après qu’on les bâillonne ;
Où le joug est nié par qui s’attelle au char ;
Où l’on se croit tribun, quand on n’est que mouchard !


Allons, gladiateurs, armés de l’écritoire,
Au cirque !… Non, j’ai tort, je veux dire à la foire,

Histrions ! le licteur vous défend des sifflets.
Gagés par le préteur, applaudis des valets,
Dites, en vous rangeant chacun par rang de taille :
« César, sois salué par ceux qui font ripaille ! »
Gambadez maintenant et donnez de la voix ;
Tirez vos mirlitons et vos sabres de bois ;
Et rabâchez encore à la foule attroupée
Votre vieux mélodrame en singeant l’épopée,
Et l’Europe, et la dîme, et les droits féodaux,
Et les rois essuyant vos pieds de leurs bandeaux ;
La gloire et la victoire, et plus d’aristocrates ;
Égalité…… Mais tout pour les gens sans cravates ;
Plus de bavards, et place aux muets travailleurs ;
À nous l’Escaut, le Rhin… — J’en passe et des meilleurs.
Poussez ferme, poussez ! bientôt vos adversaires
N’auront plus de journal, d’imprimeur, de libraires…
Faute de combattants, le combat est fini,
Et vous êtes vainqueurs… comme chez Franconi.


Or, maintenant, faisons, pour nous calmer la bile,
Le tour de l’assemblée et tendons la sébile.
D’abord nous commençons par monsieur le préfet,
L’homme créé du ciel pour être satisfait :
« Bien ! très bien !» dit la voix auguste et circonspecte.
Voici le bon quart d’heure ; oh ! quelle ample collecte !
Des rouleaux, des billets, des croix et des galons,
Une épée en verrouil qui vous bat les talons,
Jusqu’à des parchemins et des manteaux d’hermine,
Si le nom sonne bien, si l’on a bonne mine :
Et, parfois, — respectons, Muses, de tels cadeaux —
Quelques gros sous, tribut des honnêtes badauds.

Donc, nantis largement de l’or qui vous allèche,
Accourus en sabots, repartez en calèche.
Et si, du haut du char qui porte vos splendeurs,
Vous rencontrez là-bas quelqu’un de ces boudeurs,
De ces gens obstinés à garder leur cocarde,
L’un dans son âpre exil, l’autre dans sa mansarde ;
Et cet autre moins fier, mais non moins ulcéré,
Qu’enchaîne à ses outils quelque devoir sacré….
D’un ton facétieux, célébrant vos bamboches,
Vous lui ferez la nique en frappant sur vos poches.


— Reposons-nous, amis, dans un cher souvenir.
Fuyons dans le passé, fuyons dans l’avenir.
Voici l’ombre et le soir ! Rappelez-vous l’aurore
Qui nous éveilla tous, nous qui chantons encore,
Quand notre âme embrassait dans sa virginité,
Et jeune poésie et jeune liberté.
Comme nous écoutions aux portes du cénacle !
Comme un lambeau de vers nous semblait un oracle !
Comme nous adorions ces demi-dieux rivaux,
Dont la voix nous ouvrait tant de mondes nouveaux !
C’était l’heure où l’on croit, où l’on aime sans trêves ;
Pour la France et pour nous, que d’espoirs, que de rêves !
Comme nous marchions fiers et portant au grand jour
Ces nobles amitiés, belles comme l’amour,
Et ces belles amours si pures, si parfaites,
Que les anges du ciel enviaient aux poètes ! —
Rentrons dans le présent : d’obliques délateurs,
Au coin des bons journaux surveillent les auteurs.
Tout prêts à souligner, quand leur zèle s’alarme,
Le mot qui peut donner quelque prise au gendarme.
Il faut être content s’il pleut, s’il fait soleil,

S’il fait chaud, s’il fait froid « Ayez le teint vermeil ;
« Je déteste ces gens maigres à face pâle ;
« Celui qui ne rit point mérite qu’on l’empale, »
— Dit l’ombre qui vous suit en comptant tous vos pas. —
« Empoignez-moi ce gueux qui ne s’amuse pas ! »


Ô progrès ! quelque jour nous atteindrons la Chine.
Quel art dans notre presse, admirable machine !
Chaque discussion, pleine de traquenards,
Les lions aux chasseurs vendus par les renards ;
Et tout ce monde-là, fait pour bourrer des pipes,
Signant : Quatre-vingt-neuf, et parlant de principes !
Soyons gais ! Ô railleurs ! vous avez bien raison,
Les colères ici ne sont pas de saison ;
La satire est absurde et de plus ennuyeuse ;
Qui s’indigne aujourd’hui d’une voix sérieuse ?
Oh ! le plaisant nigaud, qui forme en tribunal,
Pour Macaire et Bertrand, Tacite et Juvénal !
Qui dénonce Tartufe aux fureurs de Camille,
Et réveille le Cid pour rosser Mascarille !
Muse, retourne alors sous les murs d’Ilion,
Chez ces héros nourris de moelle de lion.
Priant Minerve et Mars de t’accorder leur aide,
Fais lancer par Achille, Ajax et Diomède,
Ces quartiers de rochers, aussi gros que des tours,
Qu’à peine ébranleraient vingt hommes de nos jours,
Et ces traits que Vulcain tordit dans ses fournaises ;
Fais tonner Jupiter !… pour tuer des punaises.

Octobre 1861.