Poèmes et Paysages/Une voix lointaine

La bibliothèque libre.
Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 74-80).


XVIII

UNE VOIX LOINTAINE


A la mémoire du poète anglais W. Falconer,
né en Écosse, mort à l’île Bourbon.


 
Une voix a passé dans ma nuit d’insomnie…
Des brumeuses forêts de la Calédonie
Pour me rejoindre elle a traversé l’Océan,
Et la Ligne torride et le Cap atlantique :
Cette voix, c’est la tienne, ô barde au cœur antique,
         Fils de Byron et d’Ossian.

Tu viens, me rappelant nos communes croyances,
Gourmander mes langueurs aux mornes défaillances,
Et sous mon ciel de feu, par de virils conseils,
Aux luttes du Devoir et de la Poésie
Convier ma dolente et stérile énergie
         Qu’endort le poids des lourds soleils.


Ignore-les toujours mes nuits noires et lentes,
Le sommeil éveillé de mes heures brûlantes,
Mes doutes, mes désirs de tombe et de cercueil,
Mes révoltes sans fin, mes désespoirs sans nombre,
Et dans ma tête en feu l’ébullition sombre
         De la colère et de l’orgueil.

Je dors pas, je songe, ami ! je me recueille.
Je laisse au fruit le temps de mûrir sous la feuille ;
L’esprit est en travail sous mes fervents ennuis.
Attentif cependant à l’appel poétique,
Je me redis les chants de ta harpe celtique,
         Et pour d’autres je les traduis :

 

« Qu’as-tu fait de tes pleurs ? Sous leurs gouttes divines,
Au lieu de fleurs, ta glèbe a donné des épines,
Et ton âme, étouffant de lyriques transports,
Source sans eau, sol sans gazon, volcan sans lave,
Pour attendrir le maître et consoler l’esclave
         Reste muette et sans accords.

« D’un coupable sommeil réveille-toi, poète !
Pour le droit opprimé, debout ! et haut la tête !
Contre un joug sacrilège, entre tous odieux,

Tonne !… puis éteignant ta sainte frénésie,
Épanche de ton âme et de ta poésie
         L’apaisement mélodieux.

« Dans l’arène descends des sommets de la lyre !
Quel que soit son orgueil, l’homme subit l’empire
Et des mâles talents et des mâles vouloirs !
Que ton luth soit une âme à la fibre sonore
Prophétisant le jour dont tu vois l’aube éclore
         Dans l’avenir aux longs espoirs.

« Au camp des opprimés dis ton rêve sublime !
Dieu, qui bénit leur cause et l’ardeur qui t’anime,
Parlera par ta bouche et soutiendra ton cœur ;
Et ton esprit ouvrant ses ailes de lumière,
Tu pourras de ta nuit de lutte et de poussière
         Sortir rayonnant et vainqueur ! »



Je puis à ton appel, ami, prêter l’oreille.
Mon cœur a devancé ce que ton cœur conseille :
La lyre qui pleurait a grondé sous mes doigts.
Je n’ai pas abdiqué ma rude et noble tâche ;
Devant le fait brutal, j’ai seul et sans relâche
         Protesté du moins de la voix :


« Honte à vous dont l’orgueil est fertile en misères,
Vous dont le lucre a fait un bétail de vos frères !
D’un spectacle pareil le ciel est révolté !
Plus de droit, de pitié, plus d’élan magnanime ;
Partout la main du Juif, partout la main du crime,
         Crucifiant l’humanité !

« Honte à vous qui versez sur les humbles paupières
L’Érèbe au lieu du jour, l’ombre au lieu des lumières,
Qui redoutez l’éclat libérateur des cieux !
A vous qui, vous drapant de vos manteaux funèbres,
Venez comme la nuit dérouler vos ténèbres,
         Entre les astres et nos yeux !

« Et vous, êtres déchus, pitoyables esclaves,
Vous qui baisez les mains qui vous chargent d’entraves,
Honte à vous ! — Dieu qui fit pour les oiseaux les airs,
Le soleil radieux pour éclairer le monde,
Et le vent pour qu’il vole et le flot pour qu’il gronde,
         Vous fit-il pour porter des fers ! »



Ah ! que ne suis-je né dans cette Grèce antique
Où la vie était libre et la tombe stoïque ;
Où la patrie, armant ses sacrés défenseurs,

Roulait sur les tyrans une invincible armée ;
Ou de la Liberté la main n’était armée
         Que pour frapper les oppresseurs ;

Où la brise des mers et le vent des collines
N’apportaient leurs parfums qu’à de mâles poitrines ;
Où, chez tous allumant d’héroïques ardeurs,
L’astre de la lumière et l’astre de la gloire,
Pour éclairer ces lieux qu’habitait la victoire,
         Mêlaient leurs rivales splendeurs !

Mais ces temps sont bien morts ! L’Europe abâtardie
Dans un sommeil de plomb dort et gît engourdie.
Partout le despotisme a détrôné les lois ;
Et des plages du Nord aux mers de Salamine,
Sur cette terre esclave et de gloire orpheline,
         Pèse acclamé le joug des rois.

O barde ami, chanteur dont le fervent génie
Exhale en mètres fiers sa vibrante harmonie ;
Fidèle aux jours mauvais non moins qu’aux jours meilleurs,
Toi qui connais mon âme et qui sondas ses peines,
Puisque l’homme en tous lieux porte aujourd’hui des chaînes,
         Viens gémir et mourir ailleurs.

Je sais dans l’Océan une île où la nature
Peut au moins dérouler une page encor pure.
Le soleil est son père, et ce dieu des climats,

Inondant de clarté la splendide créole,
De son front couronné d’une verte auréole
         A banni brumes et frimas.

C’est une île au sol riche, au ciel tiède, où la femme
A des yeux de gazelle et des baisers de flamme ;
Où l’homme au parler franc a l’instinct généreux,
Où la vague en mourant argente au loin les grèves,
Où la terre a des fleurs, où la vierge a des rêves
         Bleus comme son ciel et ses yeux.

Là comme ailleurs, hélas ! pèse la servitude ;
Mais nos yeux, sur les monts trouvant la solitude,
Fuiront dans l’avenir un présent douloureux ;
Et les nuages blancs qui montent du rivage
Déplieront, sous nos pieds, nous voilant l’esclavage,
         Leur dais errant et vaporeux.

Nous verrons la cascade à la bouche écumante
Épandre dans les airs une eau vierge et fumante ;
Sous les hauts bancouliers nous irons nous asseoir ;
Ils verseront en nous la paix de leurs feuillages,
Où les oiseaux des bois et des grands caps sauvages
Dorment bercés des vents du soir.

Sur les flancs du Salaze élevons nos chaumières.
La nature pour nous de ses plus frais mystères
Peuplera les ravins, les torrents et les bois ;

Et ce piton altier que l’ouragan assiège,
Au ciel portant sa tête et ses siècles de neige,
         Abritera nos humbles toits.

L’illusion, l’espoir, l’art et la poésie
Feront de notre cœur leur retraite choisie.
Dans la splendeur des jours, dans la splendeur des nuits,
Avec le vent qui pleure, avec l’onde qui coule,
Avec le bleu ramier qui gémit et roucoule,
         A Dieu nous dirons nos ennuis.

Et loin du souffle ingrat des cités de la terre,
Nous faisant de notre art un culte solitaire,
D’espérance et d’amour nous rêverons encor ;
Et quand la mort viendra nous délier les ailes,
Vers les cieux étoilés nos âmes fraternelles
         Ensemble prendront leur essor.