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Poèmes ironiques/Texte entier

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première édition




ÉMILE GOUDEAU

POÈMES IRONIQUES

— LAMENTATION DE LA LUMIÈRE — LUTTE PARISIENNE —




LES BILLETS BLEUS

— LA RÉVOLTE DE LA MACHINE —

vol. 24 — série ii (no 12.)

POÈMES IRONIQUES




LAMENTATION DE LA LUMIÈRE




Une nuit, je passais place du Carrousel.
La pluie avait chassé les étoiles du Ciel,
Et le tirage à cinq les louis de ma bourse ;
Et, morne, je hâtais fièvreusement ma course.

Tout à coup j’entendis un long susurrement
Qui tombait des hauteurs mélancoliquement,
Soupir éolien fait de notes égales,
Monotone et plus doux que le chant des cigales.

Cette plainte sortait, dans le silence noir,
Des globes dépolis d’où, sur Paris, le soir,
S’épandent les blancheurs du soleil électrique.
Et la voix murmurait sa mourante supplique :

« Ô mon père Apollon, que vous ai-je donc fait ?
« Moi, le Rayon lunaire, albe comme le lait,
« Moi, la flèche d’Azur et d’Or, moi, la Lumière !
« Moi, votre enfant la plus aimée et la première !
« Ô mon père Apollon, quel crime ai-je commis,
« Pour être ainsi livrée aux hommes ennemis ?
« Autrefois — il y a bien longtemps ! — dans l’espace
« J’habitais le Soleil et l’Étoile qui trace
« L’étincelant sillon dans le Chaos lointain :
« J’étais le messager de l’éternel Matin.
« Le germe qui rendait les planètes fécondes.
« L’aiguille du Destin qui reliait les mondes.
« J’étais Tout, la matière inerte ayant en moi
« Trouvé le Mouvement et sa Forme : sa Loi.

 « Puis, un jour, votre main jusqu’alors tutélaire
« Appesantit sur moi le poids de sa colère.
« Et me jeta, du clair des Cieux chez les Humains,
« Aux veines des cailloux errants sur les chemins.
« Encore là j’avais l’air vibrant des campagnes,
« J’allumais les foyers des pâtres des montagnes ;
« Plein de vieilles chansons, l’Océan me roulait,
« Comme un berceur, dans ma nacelle de galet ;
« Puis, quand tu m’enfermas dans la blancheur des cires,
« Me résignant, je dis : Fais comme tu désires !
« Mais, ô maître Soleil ! — en nos âges damnés,
« Où pour la brume et pour la nuit les gens sont nés,
« Oublieux du Tropique et des doux Équinoxes —
« Vers le pôle de glace et la zone des boxes,
« Au pays du Coltar où l’on sème du fer,
« Où la sorcière Suie, enfin reine de l’Air,
« Se marie au nuage et de baisers te souille…
« Soleil ! tu m’as vendue à ces nains de la houille !
« Sous leur pressoir, dans leur compteur nauséabond,
« Fille des Dieux, prostituée au vil charbon,
« <De l’égout, tout le jour, je subis les étreintes,
« Et la Nuit seulement peut écouter mes plaintes… »

En entendant ce long récitatif si doux,
J’oubliai les torrents de pluie et les vents fous ;
Je songeais au lointain pays, aux vagues bleues
Dont je suis séparé par la longueur des lieues
Et la largeur du temps ; à l’arête du mur
Détachée en vigueur sur l’impeccable azur,
Aux yeux non embrumés des larmes des nivôses.
Aux juvéniles corps ignorant les chloroses.
Aux grappes du coteau toutes noires de vin :
Impérial Midi dont on se rit en vain !
Oh ! l’ensoleillement de l’enfance première !

Alors je répondis tout bas à la Lumière :
Tu n’es point la seule à pâtir,
Ô Lueur, dans la nuit obscure,
Tu n’es point la seule à sentir
Que notre père a la main dure ;
Les poètes et les rêveurs
Ont perdu toutes les saveurs
Des gais printemps enjoliveurs.
En la Grand’Ville qui les mure.

Déshérités fils d’Apollon !
Comme toi, divine éblouie,
Nous avons la boue au talon,
Et sur les épaules la pluie ;
Traînant sous le ciel des hivers
Nos chansons, musiques et vers,
Guettant à tort et à travers
Plus d’une illusion enfuie.

Nos mains tripotent aux tripots,
Nos cœurs appartiennent aux gouges
Comme nos cervelles aux pots,
Dans la brume épaisse des bouges.

Là, dans des creusets fort étroits
Nous jetons nos sceptres de Rois,
Comme de vils fagots de bois…
Souvent nos pommettes sont rouges.

Mais avec le rêve en lambeau
Notre âme, jadis printanière,
Sait encor fabriquer du beau,
Dans le centre de la tanière ;
Ainsi toi, du fond des égouts
Et des tuyaux fermés de clous,
Dans l’infect Paris du dessous
Tu fabriques de la lumière.

Mais qu’importe que le destin
Nous ait sevrés de l’ambroisie !
Nous savons porter le matin
Dans le royaume de la suie !
C’est dans le cercle du sommeil
Comme un crépuscule vermeil,
Et c’est encore le soleil,
Et c’est toujours la Poésie.

Qu’importe que ton clair Rayon
Sorte d’un piédestal de boue ?
Qu’importe que sous son haillon,
En chantant, Homère s’enroue ?
Le poète est un fils de dieu :
S’il a souillé son manteau bleu,
Il n’a qu’à le brosser un peu,
Et c’est de l’azur qu’il secoue.

Et comme un lourd matin lentement s’éveillait,
Le doux Rayon cessa le triste chant follet :
Et le poète alla battre un peu la campagne
Sous le vieux ciel de lit de son château d’Espagne.




LUTTE PARISIENNE


sonnet


Brillamment tout le jour, il avait combattu
Pour ses rêves, pour ses amours, pour ses idées,
Lançant, audacieux, ses forces débridées
À l’assaut du bonheur, cet assiégé têtu.

Les assistants disaient : Ce lutteur est vêtu
D’ironie et de grâce, et, par larges bordées.
Le rire éclate aux coins de ses lèvres fardées :
On ne l’a vu jamais ni las, ni courbatu.

Le soir, il salua debout la galerie.
Clown élégant qui veut qu’au public on sourie ;
Puis, pour aller dormir un peu, se retira

Dans le logis hanté du spleen et des migraines ;
Il lorgna vaguement les étoiles sereines,
Et quand il eut fermé sa fenêtre, il pleura.



LES BILLETS BLEUS




LA RÉVOLTE DE LA MACHINE



Le docteur Pastoureaux, aidé d’un vieil ouvrier fort habile, que l’on nommait Jean-Bertrand, avait inventé une machine qui révolutionnait tout le monde savant. Cette machine était animée, presque pensante, presque voulante, et sensible : une manière d’animal en fer.

Il est inutile d’entrer ici en des détails techniques trop complexes, qui rebuteraient. Qu’il suffise de savoir qu’avec une série de boîtes de platine, pénétré par de l’acide phosphorique, le savant avait trouvé le moyen de donner une sorte d’âme aux machines locomobiles ou fixes ; que cet être nouveau devait agir à la façon d’un taureau de métal, d’un éléphant d’acier.

Il faut ajouter que, si le savant de plus en plus s’enthousiasmait pour son œuvre, le vieux Jean-Bertrand, superstitieux en diable, s’était peu à peu effrayé d’apercevoir cette subite évocation d’intelligence dans une chose primitivement morte.

D’ailleurs, les camarades de l’usine, qui suivaient assidument les réunions publiques, s’insurgeaient tous contre les machines qui servent d’esclave au capitaliste et de tyran à l’ouvrier.

On était à la veille de l’inauguration du chef-d’œuvre.

Pour la première fois, la machine avait été munie de tous ses organes et les sensations extérieures lui parvenaient distinctes ; elle comprenait que, malgré les entraves qui la retenaient encore, des membres solides s’adaptaient à son être jeune, et que bientôt elle pourrait traduire en mouvement au dehors ce qu’elle éprouvait au dedans.

Or, voici ce qu’elle entendit ;

— Étais-tu hier à la réunion publique ? disait une voix.

— Je te crois, vieux, répondit un forgeron, sorte d’hercule aux bras musclés et nus.

Bizarrement éclairée par les becs de gaz de l’atelier, sa figure, noire de poussière, ne laissait voir dans la pénombre que le blanc de deux gros yeux, où la vivacité remplaçait l’intelligence.

— Oui, j’y étais, j’ai même parlé contre les machines, contre ces monstres que nos bras fabriquent et qui, un jour, donneront à l’infâme capital, l’occasion, tant cherchée, de supprimer nos bras. C’est nous qui forgeons les armes avec lesquelles la société bourgeoise doit nous battre. Quand les repus, les pourris, les ramollis, auront un tas de mouvements faciles à mettre en branle comme ceux-ci, fit-il avec un geste circulaire, notre compte sera bientôt réglé.

Nous en vivons à cette heure, nous mangeons, en procréant l’outillage de notre expulsion définitive du monde. Holà ! pas besoin de faire des enfants, pour qu’ils soient des laquais à bourgeois ! »

En écoutant de toutes ses soupapes auditives cette diatribe, la machine intelligente, mais naïve encore, haletait de pitié. Elle se demandait s’il était bon qu’elle fût née pour rendre ainsi misérables ces braves travailleurs.

— Ah ! vociféra le forgeron, s’il ne tenait qu’à moi et à ceux de ma section, nous ferions sauter tout ça comme une omelette. Nos bras ensuite suffiraient bien, dit-il en se tapant sur les biceps, à remuer la terre pour y trouver du pain ; les bourgeois, avec leurs muscles de quatre sous, leur sang vicié et leurs jambes molles, pourraient nous le payer cher le pain ; et, s’ils bronchaient, mille tonnerres ! ces deux poings pourraient leur en faire passer le goût. Mais je parle à des brutes qui ne comprennent pas la haine.

Et s’avançant vers la machine :

— Si tous étaient comme moi, tu ne vivrais pas un quart d’heure. Sale bête, va !

Et son poing formidable s’abattit sur le flanc de cuivre qui retentit d’un long gémissement quasi humain.

Jean-Bertrand, qui assistait à cette scène, frémit d’attendrissement, se sentant coupable envers les frères, lui qui avait aidé le docteur à accomplir le chef-d’œuvre.

Puis, tous ils s’en allèrent, et la machine écoutait encore, de souvenir, dans le silence et la nuit.

Elle était donc de trop sur la terre ! Ainsi, elle ruinait de pauvres manants au profit d’exploiteurs damnés ! Ah ! elle sentait désormais quel rôle d’oppression ceux qui l’avaient créée lui voulaient faire jouer ! Plutôt le suicide. Et dans son âme machinale et enfantine, elle ruminait le projet magnifique d’étonner, au grand jour de son inauguration, le peuple des machines ignorantes, rétrogrades et cruelles, en leur donnant enfin un exemple de sublime abnégation. À demain !

Pendant ce temps, à la table du comte de Valrouge, le célèbre protecteur des chimistes, un savant terminait ainsi son toast au docteur Pastoureaux :

— Oui, messieurs, la Science procurera à la souffrante humanité le triomphe définitif.

Elle a déjà beaucoup fait : elle a dompté le temps et l’espace. Nos chemins de fer, nos télégraphes, nos téléphones, ont supprimé la distance. Si nous arrivons, comme le docteur Pastoureaux semble le prévoir, à démontrer que nous pouvons mettre de l’intelligence en nos machines, l’homme se sentira à jamais délivré des travaux serviles.

Plus de serfs, plus de prolétaires ! tous deviendront bourgeois ! La machine esclave délivrera de l’esclavage nos frères d’en bas et leur donnera droit de cité parmi nous.

Plus d’infortunés mineurs obligés de descendre sous la terre au péril de leur vie, la machine infatigable et éternelle y descendra pour eux : la machine pensante et agissante, non souffrante du labeur, bâtira, sous notre commandement, les ponts de fer et les palais héroïques ; c’est elle, la machine docile et bonne, qui retournera les sillons. Eh ! messieurs, il m’est permis, en présence de cette admirable découverte, de me faire un instant prophète. Un jour viendra où, toujours courant de ci de là, les machines se transporteront seules, comme des pigeons voyageurs du Progrès : un jour peut-être, ayant reçu leur complémentaire éducation, elles apprendront à obéir sur un simple signe, de telle sorte que l’homme, assis, paisible et fort, au sein de la Famille, n’aura qu’à appuyer sur un signal électro-vitalique afin que la machine sème le blé, le récolte, l’emmagasine et en fasse du pain qu’elle apportera sur la table de l’Homme, devenu enfin Roi de la Nature. Dans cette épopée olympienne, les animaux, eux aussi, délivrés de leur part énorme de travaux, pourront applaudir de leurs quatre pieds (émotions et sourires) ; oui, messieurs, car ils deviendront nos amis, après avoir été nos souffre-douleurs. Le bœuf devra toujours servir à fabriquer le potage (sourires), mais, du moins, il n’aura point souffert auparavant.

Je bois donc au docteur Pastoureaux, au libérateur de la matière organique, au sauveur du cerveau et de la chair sensible, au grand, au noble destructeur de la souffrance ! »

Le discours fut vivement applaudi.

Seul, un savant jaloux jeta ce mot :

— Cette machine aura-t-elle la fidélité du chien ? la docilité du cheval ? ou même la passivité des machines actuelles ?

— Je ne sais, répondit Pastoureaux, je ne sais.

Et, subitement plongé dans une scientifique mélancolie, il ajouta :

— Est-ce qu’un père se doit dire assuré de la gratitude filiale ? Cet être que j’ai mis au monde peut avoir de mauvais instincts, je ne saurais le nier. Je crois pourtant avoir développé en elle, lors de sa fabrication, une grande propension vers la tendresse, un esprit bon, ce qu’on appelle communément du cœur. Les parties affectives de ma machine, messieurs, m’ont coûté plusieurs mois de labeur : elle doit avoir beaucoup d’humanité, et, si j’ose le dire, de la meilleure fraternité.

— Oui, reprit le savant jaloux, la pitié ignorante, la pitié populaire qui égare les hommes, la tendresse inintelligente qui fait commettre les lourdes fautes. Votre machine sentimentale s’égarera comme un enfant, j’en ai peur. Mieux vaut un adroit méchant que de maladroites bontés.

On chuta l’interrupteur et Pastoureaux termina :

— Qu’un bien ou qu’un mal sorte de tout ceci, je puis lever la tête : j’ai fait faire, je pense, un formidable pas à la science humaine. Les cinq doigts de notre main tiennent dorénavant l’art suprême de la création.

Les bravos éclatèrent.

Le lendemain, on démusela la machine, et, docilement, elle vint seule se mettre en ligne devant une assemblée nombreuse, mais choisie.

Sur la plate-forme, s’installèrent le docteur et le vieux Jean-Bertrand.

L’excellente musique de la Garde Républicaine se fit entendre, et des cris de « Vive la science ! » éclatèrent. Puis, après avoir salué le Président de la République, les autorités, les délégations des Académies, les représentants étrangers et toutes les notabilités réunies sur le quai, le docteur Pastoureaux ordonna à Jean-Bertrand de mettre en relation directe l’âme de la machine avec tous ses muscles de platine et d’acier.

Le mécanicien fit cela très simplement, en appuyant sur un levier brillant, grand comme un porte-plume.

Et tout à coup, sifflant, hennissant, tanguant, roulant, piaffant, en sa férocité de vie nouvelle et dans l’exubérance de sa puissance formidable, la machine s’enleva pour une furibonde course.

— Hip, hip, hip, hurrah ! crièrent les assistants.

— Va, machine du diable, va, cria Jean-Bertrand, et, comme un fou, il appuya sur le levier vital.

Or, sans écouter le docteur, qui voulait modérer cette allure étonnante, Bertrand parlait à la machine :

— Oui, machine du diable, va ! va ! si tu comprends ! va ! pauvre esclave du capital ! va ! vole, vole, vole ! sauve les frères ! sauve-nous ! ne nous rends pas plus malheureux encore qu’avant ! Moi ! moi, je suis vieux, je m’en moque ; mais les autres, les pauvres gars, aux joues creuses et aux jambes maigres, sauve-les, bonne machinette, sois gentille comme je te l’ai dit ce matin ! Si tu sais penser, comme ils l’assurent tous, montre-le ! Qu’est-ce que ça peut te faire de mourir, puisque tu n’en souffriras pas ? Moi, je veux bien périr avec toi, au profit des autres, et pourtant ça me fera du mal. Va, bonne machine, va !

Il était fou.

Le docteur voulut alors reprendre la direction de la bête de fer : — Doucement ! machine, cria-t-il.

Mais Jean-Bertrand le repoussa avec rudesse.

— N’écoute pas le sorcier ! va, machine, va !

Et grisé d’air, il talonnait les flancs de cuivre du Monstre, qui, sifflant éperdument, enjambait de ses six roues l’espace démesuré.

Sauter de la plate-forme était impossible ! Le docteur se résigna et, tout rempli de son amour pour la science, il tira un carnet de sa poche, et, tranquille, se mit à prendre des notes, comme Pline au cap Misène.

À Nord-Ceinture, surexcitée, la machine s’emballa définitivement. Bondissant hors du talus, elle se prit à courir à travers la zone. La colère et la folie du monstre se traduisaient en une stridence de sifflet, suraiguë, déchirante comme une plainte humaine, et rauque parfois comme un hurlement d’émeute.

À cet appel répondirent bientôt les locomotives lointaines, les sifflets des usines et hauts fourneaux.

Les Choses se mettaient à comprendre.

Un concert féroce de révolte commença sous le ciel, et, soudain, dans toute la banlieue, les chaudières éclatèrent, les tuyaux se rompirent, les roues s’écartelèrent, les leviers se tordirent convulsivement, et joyeusement, les arbres de couche volèrent en morceaux.

Toutes les mécaniques, comme mues par un mot d’ordre, se mettaient en grève de proche en proche.

Et non point seulement la vapeur et l’électricité ; mais, à ce rauque appel, l’âme du Métal s’insurgeait, excitant l’âme de la Pierre, depuis si longtemps domptée, et l’âme obscure du Végétal, et la force de la Houille.

Les rails se dressaient d’eux-mêmes, les fils télégraphiques jonchaient inextricablement le sol, les réservoirs à gaz envoyaient au diable leurs poutres énormes et leurs poids.

Les canons éclataient sur les murailles et les murailles croulaient.

Bientôt les charrues, les herses, les pioches, toutes les mécaniques, tournées jadis contre le sein de la terre dont elles étaient sorties, se couchaient maintenant sur le sol, refusant à jamais plus de servir l’homme.

Les haches respecteront l’arbre, et la faucille ne mordra plus le blé mûr.

Partout, sur le passage de la Locomotive vivante, l’âme du Bronze se réveillait enfin.

Les hommes fuyaient éperdus.

Bientôt tout ce territoire, surchargé de travaux humains, ne fut plus qu’une plaine de gravas tordus et calcinés. Ninive avait pris la place de Paris.

La Machine, toujours infatigablement haletante, tourna brusquement sa course vers le nord. Sur son passage, à son cri strident, tout se détruisait soudainement, comme si un souffle maudit, un cyclone de dévastation, un volcan effroyable, se fussent agités là.

Quand, de loin, les Vaisseaux empanachés de fumée entendirent le formidable signal, ils s’éventrèrent, et disparurent dans l’abîme.

La révolte se terminait en un gigantesque suicide de l’Acier.

La Machine fantastique, époumonnée maintenant, boitant des roues et produisant un horrible bruit de ferraille avec tous ses membres disjoints et son tuyau démoli, la Machine-Squelette à laquelle se cramponnaient instinctivement, terrifiés et anéantis, le rude ouvrier et le savant mièvre, la Machine, héroïquement folle, râlant un dernier sifflement de joie atroce, se cabra devant l’écume de l’Océan, et, dans un suprême effort, s’y plongea tout entière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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La terre, tout au loin, était couverte de ruines. Plus de digues ni de maisons ; les villes, chefs-d’œuvre de la Mécanique, s’étaient aplaties en décombres. Plus rien ! Tout ce que la Machine avait élevé depuis des siècles était à jamais détruit : le Fer, l’Acier, le Cuivre, le Bois et la Pierre, ayant conquis une volonté rebelle à l’Homme, s’étaient soustraits à sa main.

Les Animaux n’ayant plus ni frein, ni collier, ni chaîne, ni joug, ni cage, avaient repris le libre espace dont ils étaient depuis longtemps exilés ; les farouches Brutes, aux larges gueules et aux pattes armées de griffes, récupéraient du coup la royauté terrestre. Plus de fusils, plus de flèches à redouter, plus de frondes. L’Homme redevenait le faible d’entre les faibles.

Ah ! il n’y avait certes plus alors de castes : ni savants, ni bourgeois, ni ouvriers, ni artistes, mais tous parias de la Nature, levant vers le ciel muet des yeux désespérés, pensant encore vaguement, quand l’horrible Crainte et la Peur hideuse leur laissaient un instant de répit, et parfois, le soir, parlant du temps des Machines où ils étaient Rois… Temps défunt !

Ils possédaient donc l’Egalité définitive dans l’anéantissement de tout.

Vivant de racines, d’herbes et d’avoines folles, ils fuyaient devant le troupeau immense des Fauves, qui, enfin, pouvaient à loisir manger de l’entrecôte ou du gigot humains.

Quelques hardis hercules essayèrent d’arracher des arbustes pour s’en faire des armes. Mais le Bâton lui-même, se considérant comme machine, se refusa à la main des audacieux.

Et l’Homme, ancien monarque, regretta amèrement les Machines qui l’avaient fait dieu sur terre ; et il disparut à jamais devant les éléphants, les noctambules lions, les aurochs biscornus et les ours immenses.

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Tel fut le récit que me fit l’autre soir un philosophe darwinien, partisan de l’aristocratie intellectuelle et de la hiérarchie.

C’est un fou, peut-être un voyant !

Ce voyant ou ce fou doit avoir raison : ne faut-il pas une fin à tout, même à un volume de fantaisies ?






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