Poèmes magyars, d’après Petœfi

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Poèmes magyars, d’après Petœfi
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 675-680).


POÈMES MAGYARS


D’APRÈS PETŒFI


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I.
QUI ME COMPREND ?



Qui me comprend ? On les croit fous,
Mes vers faits de lumière et d’ombre.
J’aime et l’on m’aime, et c’est bien doux ;
Je suis Magyar, et c’est bien sombre.

De tendres pleurs mouillent mes yeux
Au souvenir de ma chérie ;
Et j’ai des sanglots furieux
Pour les malheurs de la patrie.

Sur mon sein, ma mie aux yeux clairs
Met un bouquet de fleurs divines ;
Et l’amour du pays aux fers
Me couronne le front d’épines.


Je vais, triste et joyeux, versant
Sur ma lyre, à travers l’orage,
Des fleurs et des gouttes de sang,
Des larmes d’amour et de rage !


II.
À ETELKA.


Vois le Danube, ô bien-aimée,
Étreignant cette île en son cours.
Telle, en mon cœur, ô mes amours,
Ta pure image est enfermée.

Vois, trempé dans le flot grondeur,
Ce rameau vert que je balance ;
Et laisse la verte espérance
Se glisser de même en mon cœur.


III.
MA FEMME ET MON SABRE.


C’est la nuit. Le pigeon se tient au bord du toit,
Et, là-haut, dans le ciel, brille une étoile amie.
Ma charmante repose, en mes bras endormie…
Dieu ! si je l’embrassais, comme j’en ai le droit.

Je veux, — oui, je le puis, — la tirer de son rêve,
Voir s’ouvrir ses beaux yeux alanguis de sommeil
Et lui tenir tout bas ces propos du réveil,
Qu’interrompt le baiser, qu’une caresse achève.

Joie infinie ! Amour incessamment accru !
Bonheur doux et brillant comme une perle claire !..
Mais mon vieux sabre, à qui cela semble déplaire,
De son coin nous regarde et prend un air bourru.

Qu’as-tu donc, animal ? Est-ce que tu me blâmes ?
Ne puis-je pas serrer ma mie entre mes bras ?
Camarade, ceci ne te regarde pas.
Homme, tu n’entends rien aux affaires de femmes.


Ne la jalouse pas et calme-toi, mon vieux.
Elle est, ainsi que toi, très brave, ma chérie.
Que mon bras soit utile à la noble Hongrie,
Bientôt, demain… Alors tu la jugeras mieux.

Oui-da, tu n’aimes pas les femmes… Mais la nôtre,
Lorsque retentira le cri de liberté,
Nous bénissant, voudra te ceindre à mon côté,
Et nous dira : « Soyez fidèles l’un à l’autre ! »


IV.
L’HIVER.


Quel temps ! Qu’a donc le vent pour siffler de la sorte ?
Le bassin du barbier danse devant la porte.

            Qu’on est bien, dans cet abri sûr,
            Près du poêle, à l’angle du mur !

L’artisan fend du bois au seuil de sa demeure ;
La bise geint plus fort que son marmot qui pleure.

            Qu’on est bien, dans cet abri sûr,
            Près du poêle, à l’angle du mur !

La sentinelle, ainsi qu’un homme qui s’irrite,
À grands pas emportés va devant sa guérite.

            Qu’on est bien, dans cet abri sûr,
            Près du poêle, à l’angle du mur !

L’étameur slave passe au loin, dans la campagne,
Et son nez est brûlant comme un piment d’Espagne.

            Qu’on est bien, dans cet abri sûr,
            Près du poêle, à l’angle du mur !

Et le Tzigane, hélas ! La bise souffle et crie,
Et lui claque des dents sous sa tente pourrie.


            Qu’on est bien, dans cet abri sûr,
            Près du poêle, à l’angle du mur !

Quel temps ! Qu’a donc le vent pour siffler de la sorte ?
Le bassin du barbier danse devant la porte.

            Qu’on est bien, dans cet abri sûr,
            Près du poêle, à l’angle tlu mur !


V.
LA TERRE.


Comment mourra la terre ? À force de chaleurs,
Ou bien par un hiver d’une rigueur trop forte?
Hélas ! Non. Elle doit geler au froid des cœurs,
Des cœurs qu’elle recouvre et de ceux qu’elle porte.


VI.
LA FORGE.


Mon cheval fauve est vite et sûr ;
Sa crinière ondoie et rutile.
On dirait un astre, au ciel pur,
               Qui file.

Maréchal, il lui faut, ce soir,
Quatre fers tout neufs, et pour cause.
Au grand galop, nous irons voir
               Ma rose.

Ta forge aux vieux murs embrasés,
Ta forge, pleine d’étincelles,
Est bien moins ardente que ses
               Prunelles.

Tu vois, rouge et brûlant, ce fer
Fondre et s’amollir sur l’enclume.
Tel mon cœur fond quand son œil clair
               S’allume.

VII.
SCÈNE DE TSARDA[1].


Il est tard. La tsarda penche sur l’eau son mur,
Mais ne peut s’y mirer, tant la rivière est sombre.
Le bac reste immobile, à la chaîne, dans l’ombre.
Le monde se repose et le ciel est obscur.

Quel bruit dans la tsarda ! Chants et cris à la ronde.
Le cymbalum frissonne et retentit sans fin.
« Eh ! l’hôtesse ! Fleur d’or ! Apporte-nous du vin
Vieux comme mon aïeul et chaud comme ma blonde !

« Allons, Tsigane ! Ici tout de suite, et dansons !
Que la danse me brûle à son ardente flamme !
Je veux perdre en sautant mon argent et mon âme.
Donc, tu vas nous jouer tes plus folles chansons. »

Mais on frappe à la vitre. — « Holà ! qu’on se’dégrise !
C’est un vacarme affreux. Mon maître veut dormir.
— Qu’il aille au diable !.. Et toi, Tsigane, fais frémir
Ton archet, fallût-il te donner ma chemise ! »

On frappe de nouveau. C’est un enfant : — « Pitié !..
Un peu plus bas !.. Ma mère est malade... ma mère ! »
On fait : « Chut ! » au Tsigane, on boit le fond du verre,
Et tous les gars s’en vont sur la pointe du pied.


VIII.
CHANSON POPULAIRE.


J’ai bu deux flacons de vin vieux.
Dans le village, au clair de lune,
Je danse en diable furieux.

Un cruel souci m’importune.
Gai, gai, Tsigane ! Un air joyeux,
Sous la fenêtre de ma brune.


La chère étoile ! je l’aimais !..
L’étoile file et l’amour vole.
Elle aime un autre désormais.

Gai, Tsigane ! Une chanson folle,
Afin qu’elle ignore à jamais
Que sa fausseté me désole.


IX.
VŒU.


Le Ciel m’a dit : « Choisis ta mort ; elle est prochaine. »
J’ai répondu : « Seigneur !.. En automne, un jour pur,
Devant les arbres d’or frissonnant dans l’azur…
Et qu’un oiseau tardif chante encor dans un chêne !

« Ainsi que la nature à l’arrière-saison,
Oh ! que je sente, avant qu’elle ne me saisisse,
Venir tout doucement la mort, et que je puisse
Chanter, comme l’oiseau, ma suprême chanson.

« Puis, quand sera venu le moment de me taire,
Approche alors et clos mes lèvres d’un baiser,
Tendre et cher cœur sur qui j’ai pu me reposer,
Mon adorée, ô la plus belle sur la terre !

« Mais non ! non !.. Ce n’est pas, Seigneur, mon dernier vœu…
Un beau jour de printemps, de guerre et de furie,
Avec des fleurs de sang émaillant la prairie !
C’est la mort que tu dois m’accorder, ô mon Dieu !

« La mort, le sabre au poing ! Oui, la mort violente !
Quand le clairon se mêle au chant du rossignol,
Que mon âme, en avril, prenne son libre vol !
Que de mon cœur jaillisse une rose sanglante!

« Et, lorsque mon cheval à bas m’aura jeté,
Oh ! viens et ferme alors ma bouche avec ta bouche,
Toi que j’aimai toujours d’amour âpre et farouche,
Chaste fille du Ciel, sublime Liberté ! »


François Coppée.
  1. Taverne.