Poèmes philosophiques/La Bouteille à la mer
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LA
BOUTEILLE À LA MER.
I.
Courage, ô faible enfant, de qui ma solitude
Reçoit ces chants plaintifs, sans nom, que vous jetez
Sous mes yeux ombragés du camail de l’étude.
Oubliez les enfans par la mort arrêtés ;
Oubliez Chatterton, Gilbert et Malfilâtre ;
De l’œuvre d’avenir saintement idolâtre,
Enfin oubliez l’homme en vous-même. — Écoutez :
II.
Quand un grave marin voit que le vent l’emporte
Et que les mâts brisés pendent tous sur le pont,
Que dans son grand duel la mer est la plus forte
Et que par des calculs l’esprit en vain répond ;
Que le courant l’écrase et le roule en sa course,
Qu’il est sans gouvernail et partant sans ressource,
Il se croise les bras dans un calme profond.
III.
Il voit les masses d’eau, les toise et les mesure.
Les méprise en sachant qu’il en est écrasé,
Soumet son âme au poids de la matière impure
Et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé.
— À de certains momens l’âme est sans résistance ;
Mais le penseur s’isole et n’attend d’assistance
Que de la forte foi dont il est embrasé.
IV.
Dans les heures du soir, le jeune capitaine
A fait ce qu’il a pu pour le salut des siens.
Nul vaisseau n’apparaît sur la vague lointaine,
La nuit tombe, et le brick court aux rocs indiens.
— Il se résigne, il prie ; il se recueille, il pense
A celui qui soutient les pôles et balance
L’équateur hérissé des longs méridiens.
V.
Son sacrifice est fait ; mais il faut que la terre
Recueille du travail le pieux monument.
C’est le journal savant, le calcul solitaire.
Plus rare que la perle et que le diamant ;
C’est la carte des flots faite dans la tempête,
La carte de l’écueil qui va briser sa tête :
Aux voyageurs futurs sublime testament.
VI.
Il écrit : « Aujourd’hui, le courant nous entraîne,
Désemparés, perdus, sur la Terre-de-Feu.
Le courant porte à l’est. Notre mort est certaine :
Il faut cingler au nord pour bien passer ce lieu.
— Ci-joint est mon journal, portant quelques études
Des constellations des hautes latitudes.
Qu’il aborde, si c’est la volonté de Dieu ! »
VII.
Puis immobile et froid, comme le cap des brumes
Qui sert de sentinelle au détroit Magellan,
Sombre comme ces rocs au front chargé d’écumes[2] »
Ces pics noirs dont chacun porte un deuil castillan.
Il ouvre une bouteille et la choisit très forte.
Tandis que son vaisseau que le courant emporte
Tourne en un cercle étroit comme un vol de milan.
VIII.
Il tient dans une main cette vieille compagne.
Ferme, de l’autre main, son flanc noir et terni.
Le cachet porte encor le blason de Champagne,
De la mousse de Reims son col vert est jauni.
D’un regard, le marin en soi-même rappelle
Quel jour il assembla l’équipage autour d’elle,
Pour porter un grand toste au pavillon béni.
IX.
On avait mis en panne, et c’était grande fête ;
Chaque homme sur son mât tenait le verre en main ;
Chacun à son signal se découvrit la tête,
Et répondit d’en haut par un hourrah soudain.
Le soleil souriant dorait les voiles blanches ;
L’air ému répétait ces voix mâles et franches.
Ce noble appel de l’homme à son pays lointain.
X.
Après le cri de tous, chacun rêve en silence.
Dans la mousse d’Aï luit l’éclair d’un bonheur ;
Tout au fond de son verre il aperçoit la France.
La France est pour chacun ce qu’y laissa son cœur :
L’un y voit son vieux père assis au coin de l’âtre.
Comptant ses jours d’absence ; à la table du pâtre.
Il voit sa chaise vide à côté de sa sœur.
XI.
Un autre y voit Paris, où sa fille penchée
Marque avec le compas tous les souffles de l’air,
Ternit de pleurs la glace où l’aiguille est cachée,
Et cherche à ramener l’aimant avec le fer.
Un autre y voit Marseille. Une femme se lève.
Court au port et lui tend un mouchoir de la grève,
Et ne sent pas ses pieds enfoncés dans la mer.
XII.
O superstition des amours ineffables.
Murmures de nos cœurs qui nous semblez des voix,
Calculs de la science, ô décevantes fables !
Pourquoi nous apparaître en un jour tant de fois ?
Pourquoi vers l’horizon nous tendre ainsi des pièges ?
Espérances roulant comme roulent les neiges ;
Globes toujours pétris et fondus sous nos doigts !
XIII.
Où sont-ils à présent ? Où sont ces trois cents braves ?
Renversés par le vent dans les courans maudits.
Aux harpons indiens ils portent pour épaves
Leurs habits déchirés sur leurs corps refroidis.
Les savans officiers, la hache à la ceinture.
Ont péri les premiers en coupant la mâture :
Ainsi de ces trois cents il n’en reste que dix !
XIV.
Le capitaine encor jette un regard au pôle.
Dont il vient d’explorer les détroits inconnus.
L’eau monte à ses genoux et frappe son épaule ;
Il peut lever au ciel l’un de ses deux bras nus.
Son navire est coulé, sa vie est révolue :
Il lance la bouteille à la mer, et salue
Les jours de l’avenir qui pour lui sont venus.
XV.
Il sourit en songeant que ce fragile verre
Portera sa pensée et son nom jusqu’au port,
Que d’une île inconnue il agrandit la terre.
Qu’il marque un nouvel astre et le confie au sort.
Que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées
De perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées.
Et qu’avec un flacon il a vaincu la mort.
XVI.
Tout est dit. A présent que Dieu lui soit en aide !
Sur le brick englouti, l’onde a pris son niveau.
Au large flot de l’est le flot de l’ouest succède,
Et la bouteille y roule en son vaste berceau.
Seule dans l’Océan la frêle passagère
N’a pas pour se guider une brise légère ;
— Mais elle vient de l’arche et porte le rameau.
XVII.
Les courans l’emportaient, les glaçons la retiennent
Et la couvrent des plis d’un épais manteau blanc.
Les noirs chevaux de mer la heurtent, puis reviennent
La flairer avec crainte, et passent en soufflant.
Elle attend que l’été, changeant ses destinées,
Vienne ouvrir le rempart des glaces obstinées,
Et vers la ligne ardente elle monte en roulant.
XVIII
Un jour, tout était calme, et la mer Pacifique,
Par ses vagues d’azur, d’or et de diamant.
Renvoyait ses splendeurs au soleil du tropique.
Un navire y passait majestueusement.
Il a vu la bouteille aux gens de mer sacrée :
Il couvre de signaux sa flamme diaprée,
Lance un canot en mer et s’arrête un moment.
XIX
Mais on entend au loin le canon des corsaires ;
Le négrier va fuir s’il peut prendre le vent.
Alerte ! et coulez bas ces sombres adversaires !
Noyez or et bourreaux du couchant au levant !
La frégate reprend ses canots et les jette
En son sein, comme fait la sarigue inquiète,
Et par voile et vapeur vole et roule en avant.
XX
Seule dans l’Océan, seule toujours ! — Perdue
Comme un point invisible en un mouvant désert.
L’aventurière passe errant dans l’étendue.
Et voit tel cap secret qui n’est pas découvert.
Tremblante voyageuse à flotter condamnée,
Elle sent sur son col que depuis une année
L’algue et les goémons lui font un manteau vert.
XXI
Un soir enfin, les vents qui soufflent des Florides
L’entraînent vers la France et ses bords pluvieux.
Un pêcheur accroupi sous des rochers arides
Tire dans ses filets le flacon précieux.
Il court, cherche un savant et lui montre sa prise,
Et, sans l’oser ouvrir, demande qu’on lui dise
Quel est cet élixir noir et mystérieux.
XXII
Quel est cet élixir ! Pêcheur, c’est la science.
C’est l’élixir divin que boivent les esprits.
Trésor de la pensée et de l’expérience ;
Et si tes lourds filets, ô pêcheur, avaient pris
L’or qui toujours serpente aux veines du Mexique,
Les diamans de l’Inde et les perles d’Afrique,
Ton labeur de ce jour aurait eu moins de prix.
XXIII
Regarde. — Quelle joie ardente et sérieuse !
Une gloire de plus luit sur la nation.
Le canon tout-puissant et la cloche pieuse
Font sur les toits tremblans bondir l’émotion.
Aux héros du savoir plus qu’à ceux des batailles
On va faire aujourd’hui de grandes funérailles.
Lis ce mot sur les murs : « Commémoration ! »
XXIII
Souvenir éternel ! gloire à la découverte
Dans l’homme ou la nature égaux en profondeur,
Dans le juste et le bien, source à peine entr’ouverte,
Dans l’art inépuisable, abîme de splendeur !
Qu’importe oubli, morsure, injustice insensée.
Glaces et tourbillons de notre traversée ?
Sur la pierre des morts croît l’arbre de grandeur.
XXIII
Cet arbre est le plus beau de la terre promise.
C’est votre phare à tous, penseurs laborieux !
Voguez sans jamais craindre ou les flots ou la brise
Pour tout trésor scellé du cachet précieux.
L’or pur doit surnager, et sa gloire est certaine.
Dites en souriant, comme ce capitaine :
« Qu’il aborde, si c’est la volonté des Dieux ! »
XXIII
Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des idées.
Sur nos fronts où le germe est jeté par le sort,
Répandons le savoir en fécondes ondées ;
Puis, recueillant le fruit tel que de l’âme il sort,
Tout empreint du parfum des saintes solitudes.
Jetons l’œuvre à la mer, la mer des multitudes :
— Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port.