Poèmes tragiques/Les Érinnyes/Orestès
DEUXIÈME PARTIE
Orestès
Le Chœur des Khoéphores.
Femmes, sur ce tombeau cher aux peuples Hellènes,
Posons ces tristes fleurs auprès des coupes pleines.
L’offrande funéraire est douce à qui n’est plus.
Il convient, selon l’ordre et le rite voulus,
Que l’illustre Élektra, la tempe deux fois ceinte,
Verse au mort bien aimé la libation sainte,
Et l’appelle du fond de l’Hadès souterrain.
Ainsi le veut la Femme impie, au cœur d’airain.
De sombres visions brusquement l’ont hantée :
On dit que de l’Époux la face ensanglantée,
Quand vient la nuit divine, habite dans ses yeux,
Et qu’on entend parfois des cris mystérieux
Et d’horribles sanglots à travers la demeure !
Puisse l’Hadès aussi l’entendre ! et qu’elle meure !
Assurément, son âme est en proie aux remords.
La mâchoire du Feu mange la chair des morts ;
Mais l’invincible esprit jaillit de leur poussière.
Quand le meurtre a rougi la terre nourricière,
Quel fleuve, ou quelle mer, a jamais effacé
La souillure du sang aux mains qui l’ont versé ?
Elle tremble aujourd’hui, cette louve traquée,
De voir enfin surgir la vengeance embusquée ;
Car les divinateurs ont révélé ceci,
Que le châtiment veille, et n’est pas loin d’ici.
Ils savent le secret des songes et des charmes.
Pour nous, à qui les Dieux ont tout pris, sauf les larmes,
Soumises au destin de maîtres malheureux,
Laissons notre misère et gémissons sur eux.
Va ! sur la noble proie, inerte et chaude encore,
La meute aux yeux ardents hurle et s’entre-dévore !
Nos temples, nos foyers, nos pères d’ans chargés,
Nos frères, nos époux, nos enfants sont vengés :
Troie est morte ! qu’Hellas meure de sa victoire !
Ô femmes, laissons faire au Sort expiatoire :
Gardons-nous d’ajouter à ces calamités
Par le contentement de nos cœurs irrités.
La bienveillance sied à l’esclave lui-même.
Nous aimons la divine Élektra qui nous aime.
Innocente des maux que nous avons soufferts,
Toujours ses belles mains ont allégé nos fers.
La voici. Que pour elle un jour meilleur renaisse !
Femmes de la maison, douces à ma jeunesse,
Conseillez mon cher cœur amèrement troublé.
Sur ce tertre où mes pleurs ont tant de fois coulé,
Où gît sans gloire, hélas ! celui que je révère,
Que faut-il que je dise à son Ombre sévère ?
Que l’Épouse m’envoie à l’Époux ? Ah ! grands Dieux !
Ou faut-il que, muette et détournant les yeux,
Ayant versé trois fois la libation due,
De ce funèbre lieu je m’enfuie éperdue ?
Ne m’abandonnez pas en cet ennui mortel.
Approche du tombeau comme d’un saint autel,
Et prie, en répandant la coupe funéraire,
L’ombre auguste du Chef pour Orestès, ton frère.
Élektra ! que mon cœur chérit pour ta bonté,
Vers celui que la haine et la ruse ont dompté
Hausse tes blanches mains de vierge, et le supplie,
Afin que toute chose un jour soit accomplie,
Que la justice éclate, et qu’il arrive enfin,
L’enfant prédestiné, le jeune homme divin,
L’irréprochable fils d’une effrayante mère.
Pour tous ceux qu’il aima dans la vie éphémère,
Prie, ô noble Élektra, ton père vénéré ;
Et les Dieux entendront ton appel éploré.
Hermès ! prompt Messager qui montes d’un coup d’aile
De la pâle Prairie où germe l’asphodèle
Jusques au pavé d’or des Princes de l’Aithèr,
À toi d’abord, Hermès, le vin pur du Kratèr !
Daimones très puissants, Rois de la terre antique,
Qui siégez côte à côte en son ombre mystique,
Toi, Dieu terrible, et toi qui fais germer les fleurs,
Ô Déesse ! écoutez le cri de mes douleurs :
Faites que l’Atréide, errant dans l’Hadès blême,
Exauce le désir de son enfant qui l’aime !
Maintenant, ô mon père, entends aussi ma voix,
Et, du fond de la Nuit irrévocable, vois !
Je gémis, opprimée, et ton fils est esclave !
Ta demeure est aux mains d’un lâche qui te brave,
Qui tient ton lit, ton sceptre, et dévore tes biens.
Ô vénérable, entends mes prières ! Oh ! viens,
Viens ! Se glorifiant du meurtre qui la souille,
Celle qui t’égorgea nous hait et nous dépouille.
Chère Ombre ! sois terrible à ce couple pervers,
Et dresse le Vengeur promis à nos revers !
Les Dieux accompliront tes vœux, ô noble fille !
La nuée est déjà moins sombre où l’aube brille,
Et la mer est moins haute, et moins rude le vent.
Que nous veut l’Étranger ?
Il approche, il est là. — Si tu l’aimes, silence !
Ne crois pas qu’il recule ou que son cœur balance :
Il vengera d’un coup son père avec sa sœur.
Ô parole sacrée et pleine de douceur !
Orestès est vivant ?
Femme, il vit. Je l’atteste.
Ô Dieux, cachez-le bien à ce couple funeste !
Mais, Étranger, d’où vient que tu parles ainsi ?
Dis-tu vrai ? Mon cœur bat, mon œil est obscurci.
Ne me trompes-tu pas ? As-tu suivi sa trace ?
Orestès ! Lui ! L’espoir unique de sa race !
Il respire ? Ô mes yeux, de larmes consumés !
Que je le voie, et meure entre ses bras aimés !
Chère Élektra, c’est moi ! Je suis ton frère. Écoute !
Qu’il n’y ait dans ton sein ni tremblement ni doute :
Reconnais-moi, je suis ton frère ! Oui, par les Dieux !
Crois-en les pleurs de joie échappés de mes yeux,
Et le cri de ton cœur. Je suis ton sang lui-même,
Ton souci, ton regret, et ton espoir. Je t’aime !
Ô Princes, qui siégez dans la hauteur du ciel,
Soyez témoins ! Et toi, sépulcre, saint autel,
Et toi, vieille maison des aïeux ! rochers sombres,
Feuillages qui m’avez abrité de vos ombres,
Terre de la patrie, ô sol trois fois sacré,
Parlez tous ! Soyez tous témoins que je dis vrai,
Qu’Orestès est vivant, et que je suis cet homme !
Oui, c’est toi, douce tête ! Oui, tout mon cœur te nomme !
Ô rêve de mes nuits, cher désir de mes jours,
Que je n’attendais plus, que j’espérais toujours !
Oui, je te reconnais, ô mon unique envie !
Mon âme en te voyant se reprend à la vie,
Ami longtemps pleuré ! Tu dis vrai, je te crois :
Tous mes maux sont finis. Tu seras à la fois
Mon père qui n’est plus, ma sœur des Dieux trahie,
Et cette mère, hélas ! de qui je suis haïe.
Viens, et, me consolant de tous ceux que j’aimais,
Ô mon frère, sois-moi fidèle pour jamais !
Rien ne brisera plus cet amour qui nous lie :
Que l’Hadès m’engloutisse avant que je t’oublie !
Mais du fond de l’exil, ami, dis-moi, quel Dieu,
Quel oracle te pousse en ce sinistre lieu ?
Le sais-tu ? C’est ici qu’un homme lâche et sombre
Se repaît de nos pleurs et de nos biens sans nombre,
De l’épouse perfide et d’un peuple opprimé !
Aigisthe est là, prends garde ! — Ô frère bien aimé,
Sais-tu l’enchaînement des noires Destinées,
Le meurtre de ton père après les dix années,
Et la femme sanglante, et l’impudique amant ?
J’ai vécu dans l’opprobre et l’asservissement,
Ployant mon cou rebelle au joug d’un maître rude ;
Mais d’anciens souvenirs hantaient ma solitude,
Mille images : un homme aux yeux fiers, calme et grand
Comme un Dieu ; puis, sans cesse, un peuple murmurant
De serviteurs joyeux empressés à me plaire ;
Des femmes, un autel, la maison séculaire,
Et les jeux de l’enfance, et l’aurore, et la nuit ;
Puis, dans l’ombre, un grand char qui m’emporte et s’enfuit
Et l’injure, et les coups, et le haillon servile,
L’eau de la pluie après la nourriture vile ;
Et toujours ce long rêve en mon cœur indompté,
Que je sortais d’un sang fait pour la liberté !
Et j’ai grandi, j’ai su les actions célèbres :
Ilios enflammée au milieu des ténèbres,
La gloire du retour, le meurtre forcené,
Et le nom de mon père, et de qui j’étais né !
Oh ! quel torrent de joie a coulé dans mes veines !
Comme j’ai secoué mon joug, brisé mes chaînes,
Et, poussant des clameurs d’ivresse aux cieux profonds,
Vers la divine Argos précipité mes bonds !
Ô fils d’un héros mort, crains ta mère inhumaine !
Pour ses enfants, hélas ! elle est chaude de haine.
Malgré mes pleurs, mes cris, l’étreinte de mes bras,
À peine reconnu, mon frère, tu mourras !
Rassure ton cher cœur. Va ! le Dieu qui m’envoie
Saura bien aveugler ces deux bêtes de proie.
Je l’envelopperai sûrement du filet
De la ruse, tout lâche et défiant qu’il est ;
Et, si Zeus Justicier m’approuve et me seconde,
Je le tuerai comme on égorge un porc immonde !
Pour ma mère, les Dieux justes m’inspireront.
Puisque l’heure est venue, il convient d’être prompt ;
La soif du sang me brûle, et le Destin m’entraîne.
Femmes, qu’une de vous se hâte vers la Reine,
Et dise : « Un voyageur qui nous est inconnu,
« Ô fille de Léda, dans Argos est venu.
« Il annonce — que Zeus fasse mentir sa bouche ! —
« Qu’Orestès est couché sur la funèbre couche. »
Elle viendra joyeuse !
À Élektra.
Et toi, ma sœur, gémis ;
Accuse hautement les Destins ennemis ;
Sur le père et le fils, sur notre race éteinte,
Répands toute ton âme en une ardente plainte ;
Lamente-toi, ma sœur ! lève les bras aux Cieux !
Pleure ma mort enfin, et laisse agir les Dieux.
Père, père ! Entends-moi dans l’argile trempée
De larmes. Tu n’as point, par la lance et l’épée,
Rendu l’âme au milieu des hommes, ô guerrier !
Comme il sied, le front haut et le cœur tout entier.
Un bûcher glorieux de grands pins et d’érables
N’a point brûlé ta chair et tes os vénérables ;
Et ta cendre héroïque, aux longs bruits de la mer,
Ne dort point sous un tertre immense et noir dans l’air.
Non ! Comme un bœuf inerte et lié par les cornes,
Et qui saigne du mufle en roulant des yeux mornes,
Le Porte-sceptre est mort lâchement égorgé !
Père, console-toi : tu vas être vengé !
La clémence est semblable à la neige des cimes :
Immortellement pure en ses blancheurs sublimes,
Elle rayonne au cœur des sages, ses élus ;
Mais quand le sang la touche, il n’en disparaît plus :
La souillure grandit sans cesse, ronge, creuse,
Et la neige s’écroule en une fange affreuse.
Ô jeune homme irrité, laisse aux Dieux de punir !
Non ! C’est dans le passé que germe l’avenir ;
C’est la loi qui commande à la race perverse
Qu’un sang nouveau, toujours, paye le sang qu’on verse ;
L’inévitable mal revient à qui l’a fait,
Et chaque crime engendre un plus sombre forfait.
Qu’importe la clémence à la Justice auguste ?
Venge ton père, ami ! car cela seul est juste.
Une vague terreur fait trembler mes genoux !
Du fond de ce tombeau, mon père, inspire-nous !
L’Infaillible a pesé ceux-ci dans sa balance.
Ce qui sera, sera. Tout est dit.
Klytaimnestra paraît sous le portique. Orestès l’aperçoit.
Ah ! Silence !
Quelqu’un vient. Dis-moi, sœur ! cette femme qui sort
Du palais, grande et blanche, et pareille à la Mort,
Quelle est-elle ? Quel est son nom ? Toi qui m’es chère,
Réponds-moi. Tout mon cœur a frémi.
C’est ta mère !
Est-ce l’homme ?
C’est lui.
Dans mes songes ! Cet homme a le front soucieux.
C’est quelque mendiant vagabond, plein de honte
Ou de frayeur. — Approche, Étranger. On raconte
Que tu nous portes un bruit de mort. Est-il vrai ?
Je suis Klytaimnestra. Parle ! Je t’entendrai.
Noble femme, il est dur, et sans doute peu sage,
D’apporter brusquement un funèbre message,
Et c’est répondre mal au bienveillant accueil
Que de parler de mort sur les marches du seuil ;
Mais je pense que, si la nouvelle est mauvaise,
Elle est d’un intérêt trop grand pour qu’on la taise.
Tu penses prudemment. Rassure tes esprits :
Par quelque autre, plus tard, nous aurions tout appris.
Notre hospitalité ne t’en est pas moins due.
Reine, je cheminais dans la montagne ardue,
En Phocide, et non loin de Daulis. Vers le soir,
Près de moi, sur la route, un homme vint s’asseoir,
Déjà vieux, et courbé sur un bâton d’érable.
Nous causions. Il me dit : « Un Dieu m’est favorable,
« Ami, puisque tu vas au pays argien.
« Mon nom est Strophios, de Daulis. Garde bien
« Ce nom dans ton oreille, afin que l’on te croie ;
« Car, souvent, qui se fie en aveugle est la proie
« De la ruse, et les soins tardifs sont superflus.
« Va donc. Dis aux parents d’Orestès qu’il n’est plus,
« Que dans l’urne d’airain sa cendre est enfermée ;
« Et sache de sa mère auguste et bien aimée
« S’il faut que je la rende, ou la garde en ces lieux.
« Ce qu’elle ordonnera serait fait pour le mieux ».
Reine, ainsi m’a parlé le vieil homme. J’ignore
Le reste. Mais, demain, dès la première aurore,
Je retourne à Daulis. Que dirai-je en ton nom ?
Veux-tu qu’il rende l’urne où sont les cendres ?
Tu diras qu’il la garde, et qu’il l’ensevelisse.
Ô race misérable et vouée au supplice !
Mon frère, ma dernière espérance ! Je meurs.
À quoi sert de pleurer ? À quoi bon ces clameurs ?
Les cris n’éveillent point les morts.
Les Dieux ont englouti dans la même tempête
le père plein de gloire et le fils malheureux.
Tu n’es plus, frère !
Crains plutôt de gémir sur toi-même, insensée !
Sombre Exécration, sur nos fronts amassée,
Est-ce ton dernier coup ?
Non, si tu n’obéis.
Vivant ou mort, toujours chassé de ton pays,
Frère, tu dormiras dans la terre éloignée :
Ta cendre de mes pleurs ne sera point baignée !
Les ordres que je t’ai donnés, médite-les.
Tu feras sagement. — Suis-moi dans le palais,
Étranger. Il convient que tu parles au Maître,
L’avis étant de ceux qu’on ne peut pas remettre.
Pour toi, pour vous aussi, femmes, sur ce tombeau
Versez le vin funèbre, apaisez de nouveau
Par les chants consacrés l’Ombre irritée encore,
Et rendez à mes nuits le sommeil que j’implore !
Le Chœur des Khoéphores.
Cette femme n’a point reconnu son enfant !
Sans doute il est aimé d’un Dieu qui le défend.
Aussi bien, il est doux, après les nuits sans nombre,
De n’entendre plus rien d’invisible dans l’ombre,
En arrière, et de voir avec des yeux hardis
L’aube croître et le jour tomber. Je vous le dis :
Elle croit qu’il est mort, et l’embûche est certaine !
Hélas ! toujours l’attente, et l’angoisse, et la haine !
Après la sombre veille un sombre lendemain,
Et jusques au tombeau toujours l’âpre chemin !
Qu’avons-nous fait, ô Zeus, pour cette destinée ?
Quel crime ai-je commis depuis que je suis née ?
Et mon cher Orestès, où donc est son forfait ?
Nos pères ont failli ; mais nous, qu’avons-nous fait ?
Si pour d’autres il faut que l’innocent pâtisse,
Qu’est-ce que ta puissance, ô Zeus, et ta justice ?
Fille d’Agamemnôn, toi qui parles ainsi,
Dans la sainte Ilios qu’avions-nous fait aussi,
Quand, sur les flots battus par l’aviron rapide,
La fatale Héléna suivit le Priamide ?
Hélas ! l’enfant, la mère, et le père et l’aïeul,
Tout un peuple a payé pour le crime d’un seul !
Ô femmes, il est vrai, grandes sont vos misères.
Exaucez nos désirs et nos larmes sincères :
Sur le seuil qui jadis nous fut hospitalier
Couvrez ces deux enfants de votre bouclier !
Ah ! Puisque la Justice auguste est son partage,
Rendez à l’héritier son antique héritage,
Chers Dieux !
Dieux ! gardez-nous son fils.
Il est seul contre tous !
Il entre accompagné du Spectre de son père !
Ô Roi des hommes, viens, grande Ombre ! c’est l’instant.
Précède au bon combat le jeune combattant ;
Habite dans son cœur, roidis sa main virile,
Père ! et ne laisse pas la vengeance stérile
Épargner le voleur du sceptre et du foyer,
Trop impur pour que Zeus songe à le foudroyer !
Et ta mère, enfant ?
Dieux ! Eh bien ! que dis-tu d’elle ?
Rien, sinon que l’Hadès est un gardien fidèle !
Au meurtre ! on a tué le Maître ! Accourez tous !
Malheur ! Gardez la Reine, et tirez les verrous !
Hélas ! pour celui-ci la chose est sans remède…
Le fils de Thyestès est mort ! Au meurtre ! à l’aide !
Le Chœur des Khoéphores.
Ton frère irréprochable a frappé l’homme !
Que le jeune héros frappe, et n’épargne rien !
Ô Zeus ! sauve mon frère en ce combat suprême !
Moi, je mourrai, s’il meurt.
Zeus ! conduis-le toi-même.
Dans son sentier sanglant qu’il aille jusqu’au bout !
Il est mort s’il recule et s’il n’achève tout.
Dieux ! la rumeur redouble.
Lugubrement.
Avec de longs sanglots pleure l’amant.
Ma mère !
L’épouvante a dilaté ses yeux.
C’est qu’elle sent venir les Heures éternelles,
et l’horreur de la mort jaillit de ses prunelles !
C’est vrai, j’ai fui ! Quel est ce mendiant, tueur
De rois ? Je ne sais pas. Ma face est en sueur.
L’audace de cet homme est un sombre prodige !
J’entre, il me suit : « Voici le roi d’Argos », lui dis-je.
Le voyant sur le seuil humblement arrêté,
Le fils de Thyestès l’accueille avec bonté :
« Étranger, ne crains rien. Qu’un Dieu te soit propice !
« Car tu franchis mon seuil sous un heureux auspice. »
L’homme approche, et raconte au Chef ce qu’il m’a dit.
Il avance en parlant, puis, brusquement, bondit,
Et plonge un long couteau dans la gorge du Maître !
Je crie. Un serviteur accourt, pour disparaître
En hurlant… Et tandis que l’homme furieux
Redouble, je m’enfuis, les deux mains sur les yeux !
Pourquoi donc ai-je fui ? Pourquoi me suis-je tue ?
Hommes, gardes, à moi ! Qu’on saisisse, qu’on tue
L’Étranger ! Oh ! malheur ! Au meurtre ! au meurtre ! holà !
Tuez le vagabond tout sanglant !
Pas un cri, pas un souffle ! Ah ! ah ! je te tiens, femme !
L’heure est venue : il faut que je te parle.
Vagabond, que veux-tu ? Je ne te connais point.
Serre les dents plutôt, femme ! Ouvre toutes grandes
Tes oreilles. Je vais te dire. Tu demandes
Qui je suis ! Tu ne sais, et tu ne pressens rien,
Et ton cœur est toujours de fer, toujours ? C’est bien.
Je suis ton fils !
Affreusement.
Tel que les Dieux et toi l’avez fait, tel qu’il est,
Reconnais ton enfant. C’est moi. J’ai bu ton lait,
J’ai dormi sur ton sein, et je t’ai dit : « Ma mère ! »
Ô souvenirs, ô jours de ma joie éphémère !
Et toi, tu souriais, m’appelant par mon nom !
Dirais-tu vrai, grands Dieux !
Je te tuerai, sans plus parler ni plus attendre.
Écoute ton fils, mère irréprochable et tendre !
Sans respect pour le sang des héros dont je sors,
Tu m’as tout pris, mon nom, mon peuple, mes trésors,
La liberté qui fait la moitié de notre âme !
Oui, pour mieux accomplir l’abominable trame,
Tu m’as vendu, tu m’as, loin du royal berceau,
Dans la fange, ô fureur ! jeté comme un pourceau !
J’ai ployé sous les coups, j’ai sué sous l’outrage,
J’ai troublé l’air du ciel de mes longs cris de rage,
J’ai maudit la lumière, et l’Ombre, et les Dieux sourds,
Et j’ai cent ans, n’ayant vécu que peu de jours !
Mais qu’importe ! Ceci n’est rien. Mes pleurs, ma honte,
Et ta haine, et mes maux dont j’ignore le compte,
Et l’endurcissement à ton cœur familier,
Je te pardonne tout, et veux tout oublier.
Ta tête m’est sacrée en ma propre querelle ;
Mais l’expiation d’un grand crime est sur elle !
Tu mourras pour cela. Les temps sont révolus.
On ne peut pas tuer sa mère !
Ma mère. C’est un Spectre effrayant qui t’accuse
Et qui te juge. Toi, tu te nommes la ruse,
La trahison, le meurtre et l’adultère. Il faut
Que tu meures ! Un Dieu me fait signe d’en haut,
Et mon père, du fond de l’Hadès, me regarde
Fixement, irrité que la vengeance tarde.
Mais, avant de tomber sanglante sous ma main,
Parle, apaise l’époux égorgé dans le bain ;
Car, sur le sable blême où roule le noir Fleuve,
Il attend à l’affût son odieuse veuve !
Respecte, mon enfant, le sein qui t’a nourri !
Ne parle pas au fils, femme ! parle au mari.
Moi je te frapperai, mais lui t’a condamnée.
C’est l’Érinnys, enfant, sur ta race acharnée,
C’est elle, le Daimôn ineffable et sans frein,
Par qui ton père est mort sous la hache d’airain.
Elle a troublé mon cœur, hélas ! longtemps austère,
Et m’a précipitée aux bras de l’adultère.
Ce n’est pas moi, c’est elle ! Enfant, qu’ai-je gagné
Au meurtre ? Nuit et jour n’en ai-je pas saigné ?
Répondez, murs témoins de mes veilles affreuses !
Et toi, toujours debout dans mes yeux que tu creuses,
Fantôme du héros, image de l’Époux,
Réponds ! — Ô mon enfant, j’embrasse tes genoux !
Ne verse pas mon sang !
As-tu tout dit ?
Prends garde à toi, si tu n’écoutes ma prière.
Crains d’entendre aboyer le troupeau haletant
Des Spectres de l’Hadès ! Mon cher fils, un instant !
Non ! non ! Tu ne veux pas sans doute que je meure…
Oh ! je voudrais vieillir dans l’antique demeure !
Toi ! tu vivrais ici, toi ! Qu’en diraient les Dieux,
Les hommes, la maison, nos enfants, nos aïeux ?
Il faut mourir, il faut que le sort s’accomplisse.
Viens ! je vais te coucher auprès de ton complice
Qui gît là, dans son sang immonde, tel qu’un chien.
Désormais, comme hier, son lit sera le tien.
Puisque tu l’as aimé, rejoins qui te réclame,
Et rentre dans ses bras, afin d’y rendre l’âme !
Hâte-toi, hâte-toi, femme ! si tu ne veux
Que je te traîne par les pieds ou les cheveux !
Dieux ! Élektra, ma fille ! Encore une fois, grâce,
Mon fils !
Je suis aveugle et sourd.
Ô monstre ! ô race
Horrible ! Je le vois, rien ne le peut toucher,
Ce cœur inexorable et dur comme un rocher.
Mes supplications, sois content, sont finies…
Malheureux ! Je te voue aux blêmes Érinnyes,
Aux Chiennes de ta mère ! à l’éternel tourment
De boire, dans tes nuits d’horreur, mon sang fumant ;
Partout, de l’aube au soir, d’entendre sans relâche
Le râle de ta mère, et de fuir comme un lâche,
Farouche, pourchassé, misérable et maudit !
Arrête ! Attends encor. J’aurai bientôt tout dit.
Enfin, oui, sache-le. Que cela t’épouvante
Et redouble ta rage… Oui, monstre ! je m’en vante :
Le héros qui gît là dans son sang m’était cher !
J’ai tué l’Atréide, et j’ai coupé sa chair
Par morceaux ! Seulement ceci me désespère,
D’avoir manqué le fils en égorgeant le père !
Tiens ! Tiens ! Meurs donc ! Assez de hideuses clameurs !
C’est fait… tu m’as tuée… Ah !
Sois maudit !
Tu souillais l’air sacré que tout homme respire.
ÉLEKTRA.
Mon frère, qu’as-tu fait ? Horreur ! ton crime est pire
Que tous les siens… C’était ta mère !
Tu pleures cette femme ?
Qui m’es horrible et cher ! Quel Dieu te l’a livrée,
Cette tête effrayante, odieuse et sacrée ?
Ô meurtre inexpiable ! ô lamentables coups !
Que ne pardonnais-tu, frère ? Malheur à nous !
Malheur à toi, c’était ta mère !
puis, les Érinnyes.
J’ai racheté mon sang, et la vipère est morte.
Elle empoisonnait tout de sa morsure. Elle a
Tué l’homme et vendu l’enfant… Mais la voilà
Tranquille maintenant, et pour jamais, je pense.
Des équitables Dieux j’attends ma récompense !
Qu’elle est grande ! On dirait qu’elle m’écoute… Non !
Je l’ai frappée au cœur, sûrement. L’acte est bon.
Justice est faite. Il faut que tout forfait s’expie.
Ils siégeaient, triomphants, dans leur puissance impie,
Les mains chaudes du meurtre ; ils se disaient, contents :
« Nous avons tout, le trône et le sceptre éclatants,
« Et la vieille maison du roi Pélôps ! nous sommes
« Les Dynastes d’Argos et les pasteurs des hommes ;
« Commandons, aimons-nous, et vivons sans remords. »
Et moi, je viens, je frappe ; et les tyrans sont morts !
Maintenant, de ceci j’effacerai les traces :
L’une au bûcher funèbre, et l’autre aux chiens voraces.
Que le peuple s’empresse à l’Agora ! Demain,
Le sceptre paternel brillera dans ma main ;
Parmi les Chefs vaillants je m’assoirai, semblable
Aux Dieux ; avec le bruit de la mer sur le sable,
Hellas acclamera mon nom, disant : « C’est bien.
Il a vengé son père et reconquis son bien ! »
Pourquoi ne pas fermer ta sanglante paupière,
Cadavre ? Que veux-tu ? Va ! mon cœur est de pierre :
Je ne crains rien, j’ai fait pour le mieux. C’est assez !
Ne me regarde pas de tes yeux convulsés !
Je t’ensevelirai, toi, mes maux, et le reste,
Dans l’oubli, comme il sied d’un souvenir funeste.
À quoi bon épier mes gestes et mes pas ?
Regarde dans l’Hadès, ne me regarde pas !
Tendant les bras vers le tombeau.
Et toi qu’ils ont couché sous ce tertre sans gloire,
Père ! monte à travers la nuit immense et noire,
Apparais à ton fils qui te venge aujourd’hui !
Il t’appelle, ô chère Ombre ! Entends-le, viens, dis-lui
Que devant tous les Dieux du ciel et de l’abîme
L’action qu’il a faite est droite et légitime !
Ah ! Qu’est-ce que cela ? D’où viennent celles-ci ?
Vieilles femmes, parlez : que faites-vous ici ?
Encore ! Par les Dieux ! ces faces de squelettes
Pour mordre ont retroussé leurs lèvres violettes.
Ah ! Monstres, vous grincez des dents affreusement !
Arrière !
De spectres ! Et je suis traqué comme une proie !
L’épouvante me prend à la gorge, et la broie !
Non, ce n’est point un songe, et je suis là, debout,
Éveillé ! Malheureux ! c’est cela, je sais tout :
Ce sont Elles, ce sont les Chiennes furieuses
De ma mère !… Pourquoi rester silencieuses ?
À qui me montrez-vous de vos doigts décharnés,
Ô Louves de l’Hadès ? Je vous attends, venez !
Vous ne vous trompez pas. C’est moi ! je l’ai frappée !
Voyez ce sang. La terre en est toute trempée.
Il m’inonde les pieds, il me brûle les mains.
Mais, quoi ! vous le savez, ô Monstres inhumains,
Elle a tué mon père. Eh bien ! j’ai fait justice :
La voici morte. Que l’abîme l’engloutisse,
Avec sa trahison, sa haine et sa fureur !
Ah ! ah ! Vous vous taisez, Monstres !
Horreur !
Horreur !