Poètes contemporains en Allemagne/02

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 31-41).

CHAPITRE 2



LES CHANTS DE CHASSE


Les chants de chasse préludent, comme il convient, par une invocation à saint Hubert, sur l’autel de qui lièvres et chevreuils se garderont bien de venir déposer un cierge. Dans le recueil que j’ai sous les yeux, un chasseur est pieusement agenouillé devant la chapelle du Nemrod catholique. Son cheval broute, à quelques pas de là, les jeunes pousses d’un frêne. Aux pieds du maître, vêtu dans le goût du moyen âge, le long coutelas et le cornet suspendu au flanc gauche, gît sur l’herbe la toque de velours surmontée des deux plumes traditionnelles. Le noble seigneur, car en Allemagne plus qu’ailleurs la chasse est demeurée un plaisir féodal, implore la protection du patron des destructeurs de gibier. À le voir ainsi dévotement incliné, les traits éclairés des rayons d’une douce ferveur, on a peine à comprendre qu’il réclame l’assistance du saint dans une entreprise cruelle. Je suis vraiment curieux de savoir dans quels termes peut être formulée une semblable prière. Dit-il : « Ô bon saint Hubert ! aidez-moi à donner la mort aux innocentes bêtes que le bon Dieu s’est complu à créer ? » Mais il me semble qu’un tel langage ne pourrait rendre le saint favorable qu’en le compromettant. Dit-il plutôt : « Ô bon saint Hubert ! vous qui savez que la terre abonde en animaux inutiles et malfaisants, faites que je tue à foison les lièvres, les chevreuils et les cerfs qui — ne font de mal à personne ! » En bonne conscience, plus je réfléchis, et plus je trouve que cette prière est difficile à faire. Le mieux serait peut-être de dire : « Ô bon saint Hubert ! protégez un pauvre pécheur possédé du démon de la chasse, comme vous l’avez été vous-même, avant de devenir un grand saint par vos éminentes vertus ! Ô bon saint Hubert ! préservez-moi de la rage, et si quelque loup enragé me mord, guérissez-m’en. »

Saint Hubert, évêque de Maëstricht, et qui fut l’apôtre des Ardennes, n’a pas, en effet, si l’on en croit la légende, obéi toute sa vie aux instincts féroces du chasseur. Sa vocation le prédestinait à une autre chasse : c’est le sauvage sanglier de la barbarie, c’est le paganisme persistant du Nord qu’il devait poursuivre victorieusement dans la forêt des Ardennes. L’imagination populaire a résumé dans une poétique image, dans le cerf blanc, dont le front s’illumine d’une croix de feu, les résultats et les bienfaits de cette chasse civilisatrice. Écoutez cette chanson :


Saint Hubert

Armé de sa lance, Hubert partit à cheval avec sa meute : de forêts en forêts, il voulait chasser cerfs et chevreuils vers le lac aux eaux transparentes et profondes. Comme alors bruyamment retentit la paisible vallée des cris et des accents du cor, hurrah ! Mais voici qu’effaré le blanc cerf s’élance en bondissant du haut des rochers,

La chasse est le bonheur d’Hubert ; il se met à la poursuite du blanc cerf, il le poursuit encore, encore, et il l’aurait poursuivi jusqu’à la fin du monde. La sauvage course se prolonge ainsi par monts et par vaux, jusqu’à ce que, s’engageant dans une gorge qui va se rétrécissant, le noble animal se trouve enfin acculé contre des rocs à pic.

Hubert pousse sa lance acérée vers la poitrine du blanc cerf ; mais son bras levé soudain retombe, et sa féroce ardeur s’éteint : — c’est que tout à coup sur le front du cerf brille une croix lumineuse, — trara ! — une croix lumineuse dont un rayon pénètre jusqu’au cœur du chasseur, qu’il calme aussitôt.

Hubert s’incline devant le Seigneur ; sa chasse est à jamais finie ; l’éternité, la félicité céleste, voilà le seul gibier qu’il va désormais poursuivre. À partir de ce jour, il devint un chasseur divin, honoré dans le royaume des cieux, — Trara ! Donc, pieux chasseurs, invoquez-le : il prie là-haut pour vous ; il prie là-haut pour vous.


Cette dernière strophe définit à la fois le rôle terrestre et céleste du bienheureux saint : il a chassé sans trêve ici-bas la barbarie et les mauvaises passions, tous les fauves et rebelles ennemis de l’homme ; il intervient sans trêve dans le ciel pour que l’homme ait la force et le courage de l’imiter sur la terre. — Cette dernière strophe fait enfin aisément deviner ce que demande, dans sa prière, le chasseur que nous montrions tout à l’heure agenouillé devant la chapelle de saint Hubert.

Mais tous les chasseurs ne peuvent pas devenir des saints, et j’en ai là devant moi qui ne demandent qu’à courre des cerfs autres que blancs. Ceux-là sont vraiment de joyeux compagnons, la carnassière au dos, la guêtre blanche boulonnée jusque par-dessus le genou, et la longue pipe en bandoulière. Bravo ! camarades, vous voilà de bien grand matin bruyants et dispos ! C’est donc vous, cette fois, qui réveillerez l’alouette ; c’est donc vous qui devancerez l’aurore ! — Les entendez-vous s’écrier en chœur :


Les chasseurs

Nous sommes les enfants de la libre nature, nous bravons l’orage et la pluie ; nous courons à travers bois et plaines, poursuivant le timide gibier. Quelle joie, quelle ivresse, quand, dans la forêt ombreuse, retentissent les cors palpitants ! Les échos leur répondent ainsi qu’à nos chansons !

La chasse nous plaît cent fois mieux que de rester assis au logis comme des femmes ; la poitrine du chasseur se gonfle d’une haleine bien plus libre ; il peut se mouvoir à son gré parmi la verdure. Quelle joie, quelle ivresse, quand dans la forêt ombreuse, retentissent les cors palpitants ! Les échos leur répondent ainsi qu’à nos chansons !

Dehors donc, chasseurs, dehors dans la fraîche vallée, dehors sur la montagne couverte de mousse ! C’est là que les joyeuses alouettes assaisonnent le repas champêtre. Quelle joie, quelle ivresse, quand, dans la forêt ombreuse, retentissent les cors palpitants ! Les échos leur répondent ainsi qu’à nos chansons !


Si je ne me trompe, au rebours du danseur qui dit ; « Ce n’est pas la danse que j’aime, mais c’est la fille à Nicolas ! » ce que ces chasseurs germaniques aiment dans la chasse, c’est plutôt la chasse elle-même que le gibier, c’est moins la chasse que l’imprévu, que la liberté au grand air, que les poétiques et pénétrantes émanations des bois, des plantes et des eaux. — Race prédestinée au panthéisme I rêveurs symbolistes éternels ! — Des symboles, il leur en faut jusque dans leur accoutrement de chasse. N’ont-ils pas toujours, en effet, leur costume caractéristique, leurs couleurs ?


Les couleurs du chasseur

Vive tout ce qui sur la terre rayonne d’un vert éclat, les bois et les plaines, les chasseurs et la chasse ! Quel plaisir dans la verdure quand le cor de chasse résonne, quand cerfs et chevreuils bondissent, quand la poudre brille, fume, éclate ! — Vive tout ce qui sur terre, etc., etc.

Dans la forêt je suis roi ; la forêt est la maison de Dieu ! Là circule sa puissante haleine, vivifiant tout en tous sens. — Vive tout ce qui sur la terre, etc.

Je veux rester un chasseur tant que les sapins verdiront. Je veux embrasser ma bien-aimée tant que ses lèvres fleuriront. — Vive tout ce qui sur la terre, etc.

Enfant, viens vivre avec moi dans le libre abri des forêts ; de rameaux toujours verts je construirai ta demeure. — Vive, etc.

Et quand je devrai redescendre dans le village morne, enfumé, — dans la forêt je veux vivre, — alors creusez-moi une tombe dans la forêt. — Vive tout ce qui sur terre rayonne d’un vert éclat, les bois et les plaines, les chasseurs et la chasse !


Remarquez cette pensée de mort qui vient se mêler aux joyeuses images, cette branche de cyprès qui s’enlace à ces roses, — Peuple sérieux jusque dans sa gaieté, peuple d’où sont sortis Faust, Werther et Eulenspiegel ; peuple qui croit, doute et raille gravement, naïvement, à la fois et tour à tour ! Peuple qui met le drame dans l’idylle, l’idylle dans tout. Cette idylle de chasse, par exemple, n’est-elle pas aussi un drame :


La bien-aimée du chasseur

Monté sur son cheval, le chasseur traversa la plaine en se dirigeant vers la sombre forêt ; le gibier, dont il suivait sûrement la trace, ne tarda point à devenir sa proie, et il reprit la route du logis, en entonnant le chant de chasse qu’accompagnaient les notes joyeuses et retentissantes du cor : Trara, trara, trara ! entra chez sa bien-aimée, il entra chez sa bien-aimée.

La bien-aimée l’avait aperçu de loin ; elle avait préparé le repas. Son lit était orné de fleurs, un vin généreux remplissait sa coupe. Le chasseur la serra contre sa poitrine, et s’endormit aux accords du rossignol qui chantait : Trara, trara, trara ! Il s’endormit sur le cœur de la bien-aimée.

Et quand l’alouette prit son essor au-dessus du champ, il saisit son fusil de chasse, et de nouveau, monté sur son fidèle cheval, il s’achemina vers la forêt. Alors commença la sauvage battue à travers bois et campagnes, car de nouveau le chasseur avait dépisté le gibier : Trara, trara, trara ! Et il pensait à la bien-aimée restée au logis.

Et quand enfin il chevaucha vers la maison, alors il sentit son cœur si lourd ! il lui sembla qu’il ne retrouverait plus sa bien-aimée, qu’il ne reverrait plus sa bien-aimée. Il eut beau entonner le chant de chasse, en l’accompagnant des notes joyeuses et retentissantes du cor : Trara, trara, trara ! Hélas ! la bien-aimée ne l’entendit pas !

Le chasseur entra dans sa maisonnette ; aucun repas n’était préparé ; aucun vin ne remplissait sa coupe ; nulles fleurs n’ornaient son lit. Hélas ! dehors, dans le jardin, froide et tout humide de rosée, sa bien-aimée gisait pâle au milieu des fleurs. — Ô douleur ! ô douleur ! ô douleur ! sa bien-aimée était morte.

Alors il débrida son fidèle cheval et le laissa s’enfuir en liberté ; puis, il décrocha du mur son fusil de chasse, et lui mit une double charge de plomb meurtrier ; puis il entonna le chant de chasse en l’accompagnant des notes joyeuses et retentissantes du cor : Trara, trara, trara ! Et il alla rejoindre sa bien-aimée.


Si, après avoir débuté sur le ton de l’idylle, ce récit se termine dans les notes graves et lugubres du drame, voici, en revanche, une chanson qui finit aussi bucoliquement que le commencement en paraît menaçant et sombre. Il faut convenir, après tout, qu’il n’y avait pas lieu, pour le chasseur, d’entrer dans une si grande colère. Il se fût, de plus, montré ridiculement cruel en y persévérant ; vous allez en juger.


Couronne perdue

Un chasseur voulait chasser cerf ou chevreuil, voulait chasser, trois heures avant le jour, cerf ou chevreuil.

— Ah ! chasseur, tu l’es oublié à dormir ; cher chasseur, voici le jour ; et ton sommeil me réjouit dans ma paisible retraite.

Cela chagrina le chasseur de l’entendre parler ainsi ; il voulut décharger sur elle son fusil, pour la punir de parler ainsi.

Elle se précipita aux pieds du chasseur ; elle se précipita sur ses genoux blancs comme la neige. — Hélas ! chasseur, mon bon chasseur, de grâce, ne me tue pas. — Le cœur du chasseur se brisa. Alors elle s’enhardit à dire au chasseur : — Hélas ! chasseur, mon noble chasseur, puis-je encore porter une couronne verte dans mes cheveux, dans mes cheveux dorés ?

— Tu ne dois plus porter une couronne verte, comme en portent les jeunes filles ; tu dois porter un chaperon couleur de neige, comme en portent les jeunes femmes, les jeunes femmes des chasseurs.


À la bonne heure ! voilà ce qui s’appelle réparer ses torts ! Il ne faudrait cependant pas en conclure qu’en Allemagne les choses se passent toujours ainsi. Je crois, au contraire, que l’aventure n’a rencontré un rapsode pour la faire voler harmonieusement de bouche en bouche, que grâce à sa conclusion fort peu conforme à ce qui arrive ordinairement en pareil cas. — Avis aux jeunes filles désireuses d’échanger leur couronne verte contre un chaperon couleur de neige.

Ce qui me paraît ici le mieux démontré, c’est que, nonobstant leurs accès de sentimentalité mélancolique, tous ces chasseurs des chants populaires sont de francs et joyeux lurons. Quand la journée a été bonne, et qu’un vin digne de ce nom leur verse à propos l’oubli de la fatigue, ils sont gens à entonner des refrains que je ne croirais pas prudent de traduire. S’ils sont verts par le costume, ils sont verts galants par le tempérament et les mœurs, comme me disait un docte professeur d’outre-Rhin, qui avait la passion malheureuse des jeux de mots. Le lied des Sorcières contient sous Ce rapport plus d’une révélation :


Les sorcières

Les chasseurs pourraient en conter long sur les sorcières. Je sais à quoi m’en tenir sur ce point ; j’en fais le cas qu’il faut, et surtout je ne m’en ferai jamais de bile. — Les chasseurs pourraient en conter long sur les sorcières.

Quand dans la prairie j’aperçois une ondine, point ne frisonne, je vous jure. Les ondines ne me font nullement peur, quoi qu’aient pu dire quelques-unes. — Quand dans la prairie j’aperçois une ondine, point ne frissonne, je vous jure.

Dans le vert trèfle, une blanche fée ne saurait me causer d’effroi. — Je ne fuis pas, et même j’en ai agacé, lutiné plus d’une. — Dans le vert trèfle, une blanche fée ne saurait me causer d’effroi.

Mais ce dont je m’inquiète au plus haut point, c’est que les sorcières soient jeunes ! Dès que j’en aperçois une vieille, je me retourne et cherche à me cacher ; car celles-là, je l’avoue, me font une peur horrible. — Ce dont je m’inquiète au plus haut point, c’est que les sorcières soient jeunes !


Nous venons de voir que, quand les sorcières sont vieilles, les chasseurs leur tournent le dos. Voulez-vous maintenant savoir comment ils s’y prennent quand elles sont jeunes et jolies ?


Chasseur et jeune fille

Un chasseur jeune et dispos chevaucha dès les premières pâleurs de l’aurore. Il voulait chasser dans la verte forêt avec son cheval et ses chiens. Et quand il arriva dans la verte bruyère, là son cœur trouva plaisir et joie. — En mai, dans leurs rondes, folâtrent garçons et fillettes !

Le coucou crie, le coq de bruyère chante, les tourterelles roucoulent, et voilà que de son côté le cheval du chasseur se met à piaffer et à hennir. Et le chasseur, se dit alors que la chasse pourra bien être bonne. — En mai, dans leurs rondes, folâtrent garçons et fillettes !

Le chasseur avise un noble gibier, frais, souple et élancé. C’était une charmante jeune fille aux formes sveltes. Et le chasseur se dit alors : — Voici le gibier que je vais chasser. — En mai, dans leurs rondes, folâtrent garçons et fillettes !

— Bonheur à vous, jeune fille fraîche et délicate, brillante de vertu non moins que de beauté : ce que je réussis à prendre dans ce bois doit être à moi désormais. — Hélas ! noble chasseur, bon et beau chasseur, je suis maintenant en votre pouvoir. — En mai, dans leurs rondes, folâtrent garçons et fillettes !

Alors il prit sa blanche main, comme ont coutume de faire les chasseurs, et l’enleva devant lui sur son cheval. — Et maintenant, bonne chance et bon voyage ! Mais la fortune est chose si glissante, si trompeuse, que j’en sais plus d’un… — En mai, dans leurs rondes, folâtrent garçons et fillettes !


Voilà des procédés qui rappellent un peu trop la Lénore du vieux Bürger. Quoi qu’il en soit, le chasseur est désormais amoureux, circonstance dont profitera le gibier, qui n’a pas plus à s’inquiéter d’un chasseur amoureux que d’un chasseur poète. Je crois devoir raconter encore ce qui ne manque pas d’arriver en pareil cas :

Le chasseur amoureux

Un chasseur partit pour le bois ; là broutait un cerf. — Allons ! chasseur fortuné, aujourd’hui tu auras bonne chance ; mais trouble est l’œil du chasseur ; que manque-t-il à notre Nemrod ? Il ne voit pas le cerf brouter : quelle peut donc en être la cause ?

Il pénètre et s’étend dans le bocage ; là becqueté une gélinotte. — Allons, chasseur, mets en joue et tire, plutôt que de te reposer ; mais il n’entend pas mon appel ; il ne vise pas avec précaution l’animal ; il tourne vers le sol des yeux mélancoliques : quelle peut donc en être la cause ?

Un jeune objet, une fillette, voilà ce qui le rend sourd et aveugle ; c’est à cette enfant qu’il pense et rêve sans cesse ; c’est pour elle seule que son cerveau est en travail de rimes. — Malheur ! mon bon chasseur, laisse donc là les amourettes ; car quiconque n’a plus son cœur ne saurait être un bon chasseur.


Fermons ici le recueil des chants de chasse, puisqu’aussi bien notre chasseur s’est laissé désarmer. Pendant qu’il soupire et qu’il rêve, le malicieux amour lui dérobe en tapinois arquebuse et coutelas, ce qui me semble une assez jolie idée dans le goût d’Anacréon. Ne troublons pas la lune de miel, et passons aux chants de guerre.