Poètes contemporains en Allemagne/11

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 269-291).

CHAPITRE 11



NOUVELLE PLÉIADE POÉTIQUE DE LA BASSE-SAXE

À Lacaussade, nom brillant comme ses vers.
n. m.


L’histoire littéraire doit consacrer un chapitre à l’influence décisive exercée, vers la fin du dernier siècle, sur la marche de la pensée et de l’art allemands par la pléiade poétique de Gœttingue, dont le principal mérite fut, en définitive, de réagir contre l’imitation de l’esprit français, et surtout de retremper le génie de la nation aux sources classiques et saxonnes. Les noms qui formaient cette première pléiade sont, en partie du moins, connus parmi nous : ce furent Bürger, devenu populaire par ses aventures romanesques autant que par sa fameuse ballade de Lénore ; Voss, le traducteur d’Homère et l’auteur plus vanté que lu de Louise ; Holty, dont le lyrisme sentimental se ressent de l’engoûment un peu maladif occasionné par la publication de Werther ; Boïe, Leisewitz, les deux comtes Stolberg, enfin Claudius et Miller. Les œuvres de ces écrivains eurent l’honneur de partager l’attention et l’admiration du public avec ce que je nommerai les héros de la poésie allemande, Schiller et Gœthe, qui préludaient alors à leurs chefs-d’œuvre. Si, plus tard, ces réputations, établies d’ailleurs sur des travaux vraiment utiles, quelquefois même tout-à-fait remarquables, eurent à traverser un long intervalle d’éclipse, c’est que toute lumière devait pâlir devant l’immense et glorieux rayonnement de ces deux beaux génies. Les titres de la pléiade poétique de Gœttingue ne subsistent pas moins, et, je le répète, les noms qui en firent partie ont une place assurée dans l’histoire des lettres allemandes.

De tels précédents étaient bien faits pour stimuler l’émulation des générations survenantes, et l’on peut dire que la Basse-Saxe a tenu à honneur d’entretenir ce foyer traditionnel d’intelligence et d’élaboration choisie. La poésie n’a pas cessé depuis d’y être cultivée avec ferveur, et cette première moitié du xixe siècle peut aussi citer sa pléiade dans cet art charmant. Nous essayerons aujourd’hui de grouper en quelques pages ceux de ces nouveaux poètes qui ont tenté de recueillir l’héritage des anciens chantres de Gœttingue. Ils cèdent incontestablement le pas à leurs devanciers pour l’importance et la diversité laborieuse des œuvres ; mais, en revanche, on ne saurait nier que, du moins dans le genre lyrique, ils n’aient en général rencontré plus fréquemment l’inspiration naïve, le sentiment vrai, l’expression juste, le tour et l’image naturellement, franchement poétiques. Sans plus ample préambule, je vais maintenant esquisser les principales figures de la nouvelle pléiade.

Louis Schnabel est de la fin du dernier siècle (1792), mais ses vers sont pénétrés d’un sentiment de mélancolie qui appartient à notre époque. Né dans le Mecklembourg, il a depuis bien des années fixé sa résidence à Hanovre, où, par ses infatigables comptes-rendus des pièces représentées sur le théâtre de la cour, il s’est placé au premier rang parmi les critiques dramatiques de l’Allemagne. Schnabel n’est pas moins devenu, malgré la poussière des planches et les désenchantements de la coulisse, le chantre délicat de la rêverie attristée. Il a cependant ses quarts d’heure d’espérance, comme le prouve ce joli sonnet qui mériterait d’avoir Sainte-Beuve pour interprète :


amour

L’amour n’est-il qu’un don de l’heureuse jeunesse.
De ce temps qu’à l’envi les dieux viennent combler ?
Et lorsque ce beau rêve, hélas ! doit s’envoler,
Voit-on fuir avec lui tout charme et toute ivresse ?

L’amour est-il semblable au rayon qui caresse
L’aurore rougissante et fière de briller ?
Avec mai, toute fleur doit-elle s’effeuiller ?
L’homme perd-il son cœur en perdant sa jeunesse ?

Non ; l’amour est plutôt une flamme du ciel
Qui ressuscite en nous l’être immatériel
Et dans les cœurs vieillis renouvelle l’aurore.

C’est le printemps, toujours fécondant, toujours vert,
Qui dissipe en passant les neiges de l’hiver
Et fait aux vieux rameaux de jeunes fleurs éclore.


Si Schnabel est ordinairement triste, Hebbel est le plus souvent sombre, et ses poésies ne sont que l’écho de sa destinée. L’année de sa naissance (1813) est déjà une sombre date. L’histoire mystérieuse et longtemps si déchirée de son pays natal, le pays des Dithmarses, histoire dont il s’éprit tout enfant, et qui pendant des années fut avec la Bible sa seule lecture, devait laisser une empreinte profonde et sérieuse sur ce jeune esprit. Hebbel entrait d’ailleurs dans la vie par la porte étroite de la pauvreté, et il eut d’abord à demander aux travaux manuels le pain de chaque jour. Ces diverses influences un peu noires ont fait la couleur et le caractère de sa poésie. Je ne saurais mieux en donner une idée qu’en traduisant de lui


la vieille maison

Le maçon se met à escalader la vieille maison qu’il doit jeter à bas. Mais voilà qu’il me semble t’entendre, ô toit sacré ! m’interpeller en ces termes : — Comment peux-tu, lorsque pendant de longues années j’ai été le temple de la paix et de l’amour, comment peux-tu me laisser détruire ?

C’est ton aïeul qui m’a bâtie ; c’est lui qui le premier, aux sons des pieux cantiques, avec sa douce et pudique fiancée au bras, a franchi mon seuil. J’ai gardé bonne mémoire de tout, de chaque joie, de chaque chagrin que leur envoya la destinée.

Ici naquit ton père ; c’est dans la chambre brune qu’il vint au monde et que les premiers regards du vigoureux bambin furent pour moi ; il fixa d’abord ses yeux sur les petits anges qui folâtrent dans un rayon de la fenêtre, puis il les tourna vers sa mère.

Toi-même… Mais non, il vaut mieux me taire ; je ne veux point parler de toi ; aussi bien ces souvenirs sont pour toi sans valeur. Tu peux me faire abattre : le bonheur entra ici avec tes ancêtres ; il est temps qu’il disparaisse avec moi !

Je pourrais pourtant durer encore de longues années ; mes fondements sont assez solides pour que je ne craigne ni les vents, ni la tempête et ses éclairs : mon sombre front les brave et les domine ! Et ce que j’ai perdu en jeunesse, ne l’ai-je pas regagné en dignité ?

Et n’ai-je pas mainte salle spacieuse ? et mon portail n’est-il pas encore debout dans son éclat solide des premiers jours ? Plus d’un ici a vécu heureux ; quand donc le bonheur m’a-t-il trouvée trop exiguë ?

Et quand arrivera le terme fatal, quand ton sang refroidi s’arrêtera dans tes veines, ne te trouveras-tu pas plus fort pour le dernier combat, à cette même place où ton père fut étendu mourant, où les yeux de ta mère se roidirent ?

Et la vieille maison se tut… Et il me sembla que tous mes parents morts en sortaient tour à tour pour me supplier en faveur de leur demeure chérie ; et, dans ma poitrine aussi, je crus entendre toutes mes félicités passées élever la voix pour me crier : — Laisse la vieille maison debout ! laisse debout la vieille maison !

Cependant le maçon était parvenu jusqu’au faîte et commençait l’œuvre de destruction ; pierres et tuiles pleuvaient déjà du toit. — Arrête, cher camarade, arrête ! éloigne-toi d’ici ; je te payerai de grand cœur ta journée ; mais la vieille maison doit rester debout.


N’est-ce pas là une inspiration touchante et qui ne pouvait naître que dans un cœur simple ? La civilisation a changé tout cela. L’expropriation pour cause d’utilité publique et la spéculation parlent aujourd’hui plus haut que les plaintes de la vieille maison. En dépit des mœurs nouvelles, l’ancienne fidélité allemande revit dans ce morceau, et le cœur qui l’a dicté est un noble cœur de poète. Il est des noms qui obligent : Hebbel s’est souvenu de son homonyme Hébel, dont les poésies alémaniques ont toutes ce cachet de piété douce et rafraîchissante. L’historien critique est heureux d’avoir à signaler de tels hommes.

Louis Giesebrecht appartient à la même souche. Son domaine se compose également de souvenirs domestiques, de bons et généreux sentiments, de loyauté. J’y distingue une note particulière, celle du dévouement chevaleresque à ses princes, à son seigneur et maître. Ce n’est pas de la servilité, c’est comme une religieuse vénération ; c’est le lien moral qui a rendu la féodalité si vivace. Je donnerai tout à l’heure une pièce qui montre ces sentiments dans leur fleur et qui est encore un tableau allemand de la belle époque. Disons d’abord quelques mots de l’écrivain.

Louis Giesebrecht est venu au monde la même année que Schnabel (1792). Son père était ministre de l’Église réformée. Disciple des universités de Berlin et de Greifswalde en ces années où toutes les chaires de l’érudition allemande se transformaient en tribunes de propagande patriotique, il ne tarda pas à s’enrôler dans le régiment des hussards mecklembourgeois et fit avec lui les campagnes de 1813 à 1815. La paix venue, il accepta et remplit les modestes fonctions de professeur au gymnase de Stettin. On a de lui des poésies épiques et lyriques, publiées d’abord séparément, puis réunies pour la première fois en 1836. Quand il chante ses impressions, on sent que son inspiration n’est pas une feinte : il émeut parce qu’il est ému. Giesebrecht est, en outre, estimé comme historien : il a composé deux bons résumés de l’histoire de l’ancienne poésie allemande et de l’histoire du moyen âge ; son histoire des Wendes a surtout été remarquée. Voici maintenant l’échantillon annoncé de sa poésie. Pour aider à le bien comprendre, j’indique ici que son lieu de naissance est Mirow, dans le Mecklembourg-Strelitz :


tiré du livre de famille

Dans la maison paternelle j’étais heureux, oh ! bien heureux ! Quand j’y songe, mon front devient sérieux et mon œil se mouille. J’avais trois frères, tous trois laborieux, actifs, pleins de franchise et de loyauté. J’avais cinq sœurs, toutes également bonnes, indulgentes, modestes. Mon père… je crois voir encore sa tête inspirée de prophète. Ma mère aveugle était douce comme un rayon des étoiles. Et mon duc, mon duc… en vain mes yeux cherchaient son pareil sur toute la terre allemande. Maintenant j’ai vieilli, je suis devenu un homme ; je m’assieds à mon propre foyer, et le contentement y habite ; mais, hélas ! je ne possède plus mon noble duc : semblable à ces tiges généreuses dont les larges feuilles ont longtemps prodigué leur ombre rafraîchissante, sa vénérable tête, riche de bénédictions, s’inclinant par degrés, dut enfin tomber sur le sol… Et que veulent dire ces monticules couverts d’une odorante et fraîche verdure ? Ah ! c’est que les anges ont emporté dans leurs bras père et mère ! c’est que frères et sœurs, tous ces chers et regrettés rameaux du même tronc, ont tour à tour pris le même chemin ! c’est que pas un seul ne m’est resté et qu’ils sont là tous ! Sans un cœur du même sang pour s’appuyer, où s’épancher, c’est pourtant être par trop seul, par trop misérable !… Mais, consolatrices fidèles, mes chansons sont encore là, et Mirow, ma patrie bien-aimée, est encore sous mes yeux.


M. Lebrecht Dreves appartient à une génération plus jeune, et la ville qui fut son berceau devait moins le prédisposer à la rêverie mélancolique : Hambourg n’a pas le temps d’être sentimental ; s’il est des sons qui puissent ébranler parfois son imagination positive, ce n’est certainement pas le son des cloches. M. Dreves est né à Hambourg en 1846 ; il a fait plus que d’y naître, il y a vécu, et il est devenu un poète. La Muse l’avait donc bien fortement trempé dans ses ondes magiques ! Malgré les enchantements de la nature environnante, Genève, la mercantile et raisonneuse Genève, n’est guère propice à l’inspiration poétique ; à plus forte raison, Hambourg, qui est une Genève sans lac et sans montagnes. Il faut donc savoir gré, à M. Dreves de sa persévérance et applaudir doublement à ses succès. Sans avoir une individualité bien nettement accusée, ses chants, qui, malgré son généreux effort, subissent fatalement l’influence monotone des sables environnants, sont souvent empreints d’une distinction réelle, et l’on regrette alors que ce talent ne se soit pas développé dans un autre milieu. Tel qu’il est, d’ailleurs, hâtons-nous de l’ajouter, la ville libre de Hambourg, si elle soupçonne son existence, peut le citer avec quelque orgueil. M. Lebrecht Dreves a mis assez heureusement en action les Trois Âges d’Horace. Je place dans ma galerie ce joli cadre :


trois amis

À travers les riantes campagnes erraient un jour trois amis, un jeune homme, un vieillard et un homme mûr.

Les cimes des montagnes resplendissaient dans les rayons dorés du soir ; mais toute cette splendeur ne touchait pas le vieillard.

Des profondeurs ténébreuses du bois jaillissaient les trilles du rossignol ; mais le jeune homme restait sourd aux merveilleux accords.

Abîmés dans leurs réflexions, tous deux cheminaient mornes et silencieux. Seul, l’homme mûr paraissait sensible aux beautés de cette heure ineffable.

Il cueillait les fleurs des prairies, aspirait les divers arômes, et répondait aux concerts du rossignol par ses propres accents.

À la fin, le silence de ses compagnons l’attristant : — Que ruminez-vous donc si gravement ? leur dit-il.

Pourquoi tenir vos regards toujours ainsi fixés sur le sol ? Pourquoi fermer vos yeux et votre cœur à cette fête éclatante du ciel ?

Le vieillard répondit : — Je pense à ma jeunesse qui m’a fui pour toujours ; je pense aux grandeurs du passé,

À la beauté de ces temps où toute croyance et toute loyauté n’avaient pas encore déserté le pays, de ces temps où brillaient encore la liberté, le droit et les cœurs purs.

Le jeune homme dit à son tour : — Je contemple au fond de moi l’incomparable splendeur des temps futurs, les félicités réparatrices de l’avenir.

Amen ! reprit en souriant l’homme mûr. Je serai donc seul à me réjouir du présent.

Continue, bon vieillard, continue à vivre uniquement dans le passé ; et toi, jeune homme, poursuis ton rêve, ta brillante chimère d’un avenir meilleur.

Pour moi, j’aime mieux rafraîchir ma lèvre aux fruits dorés de l’arbre de vie ; quant au passé, à l’avenir, je me borne à les saluer en songe.


Ici encore, il me serait facile de multiplier les citations ; mais, je le répète, il me faut courir à travers ce vaste domaine, si je veux avoir le temps d’en indiquer au moins les lignes essentielles. J’ai honte vraiment de ces procédés d’information sommaire appliqués à des poètes qui, la plupart, comporteraient une appréciation complète et détaillée. Dans les bornes restreintes où je suis placé, ce que je regretterais surtout, ce serait d’oublier ici des talents modestes, mais réels, ou de n’en pas reproduire les meilleures preuves en ces pages qui devraient être, à défaut de mieux, une anthologie habilement composée des poètes allemands contemporains.

Poètes, poètes, race fatidique, tour à tour admirée, enviée et proscrite, prêtres du divin sentiment, contempteurs des choses viles, révélateurs inspirés de l’avenir, prophètes du passé, cœurs profonds, âmes vibrantes ! poètes, poètes, qu’importe qu’on vous méconnaisse, qu’importe même qu’on vous injurie ? Marchez le front haut, soyez fiers : vous entretenez le feu sacré de l’amour ; vous êtes les gardiens de l’espérance et du souvenir ; tout ce qui élève les destinées de l’homme est votre domaine ; vous savez les mots qui enchantent, fortifient, consolent ; vous êtes le charbon ardent qui embrase les lèvres muettes ; vous êtes la rosée qui rafraîchit les âmes arides ; vous conservez en vous l’idéal de toute grandeur et de toute vérité ; vous avez une tendresse ineffable, un saint respect pour l’enfant, pour la femme et pour le vieillard, vous êtes les confidents de la nature ; vous entonnez l’hymne de la création à la louange, à la gloire du Créateur ?

Qu’on me pardonne cette invocation lyrique qui, d’ailleurs, est dans les conditions de mon sujet. Le moment me paraît, du reste, opportun pour replacer les poètes à leur rang. Quand les basses convoitises menacent de tout envahir, de tout flétrir de leur bave immonde, n’est-ce pas l’heure de faire appel aux dépositaires inviolables de l’idéal ? Quand la chaleur malsaine engendre par milliers les insectes qui rongent les fleurs et les fruits, serait-on malvenu à souhaiter qu’une pluie réparatrice tombât et détruisît enfin cette vermine malfaisante ?

Paulo minora canamus. Je reviens à mes… Allemands. Mon thème, je le rappelle, est de leur demander la fraîcheur et le secret de l’art naïf. Je sais que quelques esprits, peut-être un peu chagrins, me reprochent cette préoccupation persévérante d’une littérature étrangère, cette recherche des titres de poètes qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être tous des génies hors ligne, des maîtres éminents. Il n’est pas donné à tout le monde d’être Gœthe ou Schiller : en fût-il autrement, Schiller et Gœthe s’appelleraient tout le monde ; les montagnes ne sont montagnes que parce qu’elles font saillie sur le niveau des plaines environnantes. Je contemple avec admiration les montagnes ; mais sur leurs cimes ne s’épanouit plus la douce fleurette que je retrouve avec émotion au fond des vallées où bruit la source. Quant à cette attention accordée à des inspirations nées ailleurs que sur notre sol, je ne crois pas avoir sérieusement à m’en justifier, et je persiste à penser qu’elle peut être utile. Sans doute la France contemporaine a vu se développer toute une génération de poètes dont plusieurs mériteraient d’être mieux connus, surtout mieux encouragés ; mais ce n’est pas un motif pour laisser dans l’oubli leurs émules des autres pays. Nous ne comprenons pas le patriotisme dans ce sens étroit. La France doit être une terre d’hospitalité intellectuelle. L’Allemagne n’est d’ailleurs pas d’un tempérament à demeurer en reste vis-à-vis de nous sous ce rapport. Ou je me trompe fort, ou quelque docte ouvrage y sera publié, un jour ou l’autre, sur nos poètes actuels, et ce pourra bien être un échange de sympathie internationale. Ces derniers n’ont pas été non plus complètement négligés par les historiens littéraires de la France, et l’on peut dès aujourd’hui prévoir que leurs titres seront bientôt plus équitablement, plus généralement appréciés. Un esprit charmant, M. Auguste Desplaces, qui sait écrire en fine prose aussi bien qu’en vers élégants, leur a déjà consacré il y a dix ans un petit volume. Le moment serait venu d’en faire un volume plus gros, et je ne sache pas de juge plus compétent, de plume plus délicatement taillée pour cette tâche. Mais je reviens définitivement à mes Allemands.

M. Frédéric-Guillaume Rogge a droit à une première place dans la nouvelle pléiade de la Basse-Saxe, par son talent d’abord, et puis parce qu’il en a été l’un des plus zélés instigateurs. C’est en 1832 que l’idée lui vint, de concert avec quelques jeunes écrivains, de fonder une seconde union poétique dont Gœttingue serait le centre, et dont le Nouvel Almanach des Muses de Gœttingue recueillit d’abord les inspirations (1832 à 1834}. Mais le groupe ne tarda guère à être dispersé par les dures nécessités de l’existence ; après quelques années consacrées à l’enseignement, Rogge entreprit un voyage en Angleterre et en France, pour se fixer ensuite définitivement à Schwerin. Il s’est essayé tour à tour dans le lyrisme et dans l’art dramatique avec une égale distinction, si l’on ne peut dire avec le même succès. On reproche à ses compositions dramatiques (l’Empereur Henri IV, l’Empereur Frédéric Barberousse, etc.) certaines excentricités qui auraient empêché leur réussite au théâtre. Les ballades et romances de Rogge sont ses œuvres les plus achevées, les joyaux les plus purs de son écrin. Sous ce rapport, il s’est acquis une renommée solide, parfois même au niveau des maîtres du genre, Gustave Schwab et Uhland. C’est, avant tout, une tête épique ; il sait broder avec beaucoup de charme et de naïveté sur le tissu merveilleux de la tradition. Au nombre de ses ballades où l’élément légendaire a été le plus habilement exploité, il faut citer celle intitulée l’Empereur disparu, qui met en scène Frédéric Barberousse, et celle ayant pour titre l’Empereur par delà les mers, où apparaît la grande figure de Napoléon à Sainte-Hélène. Je traduis la première :


l’empereur disparu

Le vendredi saint était passé, la fête de Pâques était proche ; et cependant l’empereur d’Allemagne se tenait là plongé dans de sombres réflexions.

Le pontife de Rome, en lançant sur son front l’anathème, lui avait enlevé perfidement l’amour du peuple.

Ce qui rendait l’empereur si sombre, c’était de penser que son peuple égaré allait ainsi frapper au cœur l’arbre de sa propre gloire.

Et lorsque de toutes les tours les cloches firent éclater leurs voix, l’empereur, grave et calme, promena ses regards au loin alentour.

En longues files, la foule pieuse descendait de toutes les hauteurs, se dirigeant vers le sanctuaire où l’évêque allait célébrer la grand’messe.

Mais personne ne devait plus dorénavant réciter les saintes prières pour l’empereur ; au jour de la fête du Seigneur, la parole du Seigneur ne devait plus fortifier son âme.

Et, tandis que les chœurs sacrés s’élançaient en échos sonores vers le ciel, l’empereur donna l’ordre qu’on lui disposât son plus rapide coursier.

Il parcourut à pas lents les nombreuses salles de son palais ; il plaça la couronne sur sa tête et prit son sceptre dans la main droite ;

Il jeta autour de ses épaules le manteau impérial, le manteau resplendissant d’or et de pourpre, ouvrage magnifique de l’Inde.

À sa main gauche brillait un anneau d’une vertu magique ; à sa ceinture était suspendu un flacon rempli d’une précieuse liqueur.

C’est ainsi qu’enfourchant son destrier et s’arrachant à la fête, il tourna tour à tour ses yeux vers le nord, vers le sud, vers l’orient et vers le couchant :

Adieu, noble pays des chênes, à la fois mon orgueil et ma gloire. Le moment est venu où ton empereur doit s’éloigner de son empire.

Je l’avais fait grand, illustre, admiré du monde entier ; mais aujourd’hui l’étranger domine ici en maître insolent ; le vertige doit avoir son temps.

Il dit, et ses paroles remplissent de tristesse le cœur de ses serviteurs fidèles ; ils se tenaient là tous muets, se demandant ce qui pouvait être advenu à leur empereur.

Et quand ils eurent ainsi chevauché silencieux jusqu’au plus profond de la forêt, se tournant vers eux d’un air bienveillant, il les pria de le laisser seul.

Puis, se souvenant, l’œil humide, de la vertu mystérieuse de son anneau, il leur dit adieu et disparut soudain merveilleusement.

Où l’empereur alla-t-il ainsi ? c’est ce qu’aucune bouche n’a révélé ; mais ce que le peuple entier sait bien, c’est qu’il n’est pas mort.

Nos pères nous ont répété mainte parole de lui qui nous encourage et nous console : — Il doit revenir un jour pour être le salut et l’honneur de l’Allemagne ;

Pour éclairer de son vol victorieux la longue nuit de son peuple, et pour rendre au vieil empire l’ancienne force et l’ancien éclat ;

Pour ravir le Saint Sépulcre aux mécréants qui le profanent ; pour faire prévaloir en tous lieux sa toute puissance impériale.

Ah ! reviens enfin, reviens ! nous t’appelons, nous t’aspirons de toutes les forces de notre âme ! Ah ! puissions-nous voir tes étendards flotter encore depuis les Alpes jusqu’au delà du Rhin !

Oui, reviens ! laisse nos yeux te contempler ; l’expiation a été assez longue ; et que dans les vertes plaines de l’Allemagne tous les cœurs, toutes les mains battent à ton aspect !

Reviens, ou dans l’immense empire on te croira mort, ainsi que ta gloire, et, comme toi, l’empire d’Allemagne ne sera plus désormais qu’un cadavre !


La langue dont se sert M. Rogge est une langue savante, énergique, concise, trempée aux sources fortifiantes du douzième et du treizième siècle. Par cette forme, dont certaines parties des Nibelûngen réalisent le type suprême, Rogge se rapproche moins de la phrase un peu déclamatoire de Schiller, de celle plus courte et plus modernisée de Gœthe, des élégances travaillées et parfois cosmopolites de Platon, que du style nerveux de Simrock, de Wackernagel et de Henri Heine. N’omettons pas un détail auquel certains lecteurs attachent souvent plus de prix qu’au reste : Rogge aura cinquante ans le 11 novembre 1859.

Je dirai peu de chose de M. Freimund Pfeiffer (Frédéric-Guillaume-Victor Pfeiffer), — les Allemands ont toujours une kyrielle de prénoms ; mais je donnerai de lui une pièce qui suffit pour le classer à un rang honorable. Sa vie a d’ailleurs été fort courte (né le 5 mai 1810, mort le 28 décembre 1841). Je remarque dans ses vers un je ne sais quoi d’étrange qui, avec le temps et le travail, aurait pu donner un fruit précieux d’originalité. Ce fruit n’est-il même pas déjà mûr dans le poëme que voici ?


Wilhelm le Fou

Debout sur le rocher j’ai vu Wilhelm le Fou ;
Il était là penché sur l’insondable trou.

Dans ses cheveux sifflaient les bises de novembre ;
Il semblait frissonner d’horreur dans chaque membre.

Que lançait-il ainsi dans l’abîme béant ?
Rien, car d’une main vide il frappait le néant.

C’est Wilhm le Fou, qu’on voit toujours sur cette cime
D’un regard effaré scruter le sombre abîme.

Jadis le misérable a dans ce profond trou
Poussé son propre père, et, depuis, il est fou !

Et, depuis, il revient sur ce rocher sans cesse,
Conduit par le remords qui l’obsède et l’oppresse.

Ce qu’il voudrait ainsi, de son sein, — vains efforts ! —
Arracher et jeter au fond, c’est son remords ;

Mais plus il lutte, et plus l’affreux serpent se dresse
Et serre de ses nœuds l’étreinte vengeresse.

Et je m’enfuis tremblant loin du sinistre lieu,
Car j’avais reconnu la justice de Dieu.

Je n’ai pu encore parler des poètes purement religieux de l’Allemagne, ou, pour m’exprimer plus justement, de ses poètes religieux proprement dits. Ils sont pourtant en assez grand nombre, et j’ajoute bien vite qu’il ne faut pas les confondre avec ceux que nous désignons en France sous la dénomination de poètes du mois de Marie. Un vrai poète religieux en Allemagne ne se borne pas à paraphraser les litanies ; il aborde de front les sentiments et les pensées qui font de l’homme intelligent et libre le chef-d’œuvre véritable du Créateur. L’Allemagne de ces derniers temps compte des poètes religieux d’un mérite réel, tels que les Knapp, les Garve, les Lange, tels enfin que M. Spitta, qui appartient à notre groupe. Spitta est né à Hanovre au commencement du siècle. Quand j’aurai dit que ses chants sont dans la bibliothèque de toutes les familles, que depuis longtemps l’on ne compte plus le nombre des éditions de ses œuvres, il ne me restera guère qu’à essayer d’en traduire quelques fragments. Je vais le tenter :


patience

Un ange silencieux parcourt sans cesse cette terre d’exil, et c’est Dieu qui l’envoie porter la consolation aux hommes. Dans son regard brille le calme, ainsi qu’une douce et sainte piété. — Ah ! puisses-tu le suivre toujours, puisses-tu toujours écouter l’ange divin de la Patience !

Il te conduira, sans t’égarer jamais, à travers toutes les épreuves d’ici-bas, et sa voix, pour l’affermir, te parlera mélodieusement d’une vie plus belle, d’un temps meilleur.

Il sait changer en douce tristesse la douleur la plus désespérée et fondre en résignation muette le cœur le plus enclin à la révolte. C’est par lui que l’heure sinistre et sombre s’éclaircit de nouveau par degrés ; c’est par lui que toute blessure se guérit, sinon instantanément, du moins sûrement.

Il ne se fâche pas de tes larmes, mais il cherche à les essuyer ; il ne blâme pas tes désirs, mais il s’applique à leur donner un noble but, ou à les apaiser. Et lorsque, au plus fort de la tourmente, tu t’écries en murmurant : — Pourquoi ? il se borne à te montrer le ciel avec un doux et calme sourire.

Il ne se presse pas de répondre à toute question, mais il répète volontiers cette devise : — Sache souffrir et attendre ; le lieu du repos n’est pas loin. C’est ainsi qu’il marche à tes côtés, fort peu prodigue de paroles, et ne pensant qu’au but suprême, au bonheur céleste.


la nuit consolatrice

Ne te lamente pas ainsi, chère enfant, ne te lamente pas ainsi de voir s’échapper ta jeunesse : si mainte douce joie s’enfuit avec elle, avec elle aussi s’est envolée mainte douleur amère.

Le jour éclatant, le jour radieux s’éteint-il, hélas ! comme a fait l’aurore ; ne te lamente pas : la nuit aussi a son ciel, elle a les étoiles !


les larmes qui rassérènent

Les nuages s’avancent rapidement, les nuages qui s’amoncellent et s’assombrissent de plus en plus, et bientôt le ciel entier est en deuil.

Et toi, comme soudain a fui loin de ton front toute sérénité ! comme soudain une ineffable douleur a rempli ton âme !

Les nuages crèvent et ruissellent ; ah ! que maintenant le ciel parait bleu ! — Et toi, quelle sérénité, de nouveau, dans tes regards ! Aurais-tu pleuré ?

Ces pensées ne manquent assurément ni de grâce, ni de profondeur, ni surtout d’émotion pieuse, condition essentielle du genre. M. Spitta me semble avoir dans l’âme quelque peu de l’effusion religieuse de Lamartine au beau temps des Harmonies. Le symbole éclôt naturellement sous sa main, et cette faculté précieuse de tout animer, familière à l’âme allemande, serait peut-être ailleurs une pente dangereuse vers le panthéisme. La vie du Christ a fourni maintes fois à l’esprit symboliseur de M. Spitta des images en harmonie avec la grandeur touchante d’un pareil sujet. Elle a inspiré les vers suivants qu’on me pardonnera dès lors de citer comme s’ils avaient M. Spitta pour auteur : qui sait si M. Spitta ne voudra pas les traduire ?


la colombe

Un jour, l’enfant Jésus, au radieux visage,
Avec d’autres enfants jouait sous le feuillage :
Ils dressent une digue au milieu du ruisseau ;
Ou bien c’est une écorce, en guise de vaisseau,
Qu’ils déposent sur l’onde, — et le frêle navire
Sous un trop lourd fardeau d’herbe et de fleurs chavire,
Jésus, d’un peu d’argile enlevée au chemin,
Façonne une colombe inerte dans sa main.
Il souffle sur l’oiseau qui s’anime et s’envole. —
— Et sur le front divin resplendit l’auréole.


le manteau

Une autre fois Jésus, au courant du ruisseau,
Dans un vase d’argile allait puiser de l’eau.
Sur le bord, où chacun se presse et veut sa place,
Il se heurte en passant, et sa cruche se casse.

Jésus alors se penche au-dessus du ruisseau,
Et son manteau d’azur, dont il se fait un seau,
Puise l’eau qui veut fuir, mais rencontre un obstacle.
— Et la foule attentive admirait ce miracle.


la terrasse

Avec d’autres enfants, au haut d’une terrasse,
Jésus jouait. L’un d’eux, dont le pied s’embarrasse,
Tombe et roule sans vie. On vole à son secours ;
On veut le réveiller ; mais il dort pour toujours.
La pauvre mère, hélas ! accourt, le pauvre père,
Et chacun à l’envi, pleure et se désespère.
Dans la foule bientôt ce faux bruit est glissé :
— Quand cet enfant tomba, Jésus l’avait poussé !
Le mensonge était grave, il fallait le confondre :
— Naïm, reprends la vie afin de me répondre !
Lui dit Jésus ; Naïm, t’ai-je précipité ?
— Seigneur, répond l’enfant, tu m’as ressuscité.


le grain de blé

Joseph ensemençait son champ ; Jésus suivait,
Bénissant chaque fois le bras qui se levait.
Lui-même il prend un grain et le dépose en terre ;
Et ce grain tout à coup, miraculeux mystère !
Germe et dresse sa tige où luit l’épi doré ;
Et des milliers d’épis autour du grain sacré
Jaillissent, et le cercle, où l’or mouvant se presse,
Comme un flux vermeil monte et s’élargit sans cesse.
Et Jésus, rassemblant ceux qui manquaient de pain,
D’une douce voix dit : — Partagez-vous ce grain.


les larmes du christ

Je rêvais : sous ses sombres voiles
La terre était comme un cercueil ;
Le ciel, où mouraient les étoiles,
Menait comme un immense deuil.

Tout à coup, sur la face humaine,
Un éclair sinistre ayant lui,
Je ne vis qu’orgueil et que haine :
L’Espoir et l’Amour avaient fui.

Et je vis dans le ciel plus sombre,
Qu’un plus fauve éclair déchirait,
De larmes d’or sillonnant l’ombre,
Sur sa croix Jésus qui pleurait.


Mais ce tableau à la Martins laisse une impression trop lugubre. Brodons bien vite sur le même motif des variations dans une gamme plus gaie et plus conforme d’ailleurs aux destinées promises à l’homme par le sang répandu de son Dieu :


le sourire du christ

Je rêvais. Dans l’éther limpide
La terre voguait doucement,
Comme un cygne au lac bleu sans ride
Se berce harmonieusement.

Du globe, qui suivait sa voie,
S’exhalaient, confondus entr’eux,
Parfums printaniers, cris de joie :
La terre et l’homme étaient heureux,

Et je vis, dans le ciel sans voiles
Qu’une main de feu déployait,
En soleils changeant les étoiles,
Le Christ vainqueur qui souriait.


Parmi les membres de cette pléiade doit être classée madame la comtesse Hahn-Hahn, dont le talent multiple a moissonné (le mot glaner serait ici insuffisant) dans tous les champs de l’imagination et de la fantaisie. Des traductions récentes ont permis au public français de connaître quelques-uns de ses voyages et de ses romans. Dans ses romans, elle aime à décrire les mœurs et les intrigues du grand monde. Dans ses voyages, elle a souvent des aperçus qui ne manquent ni de nouveauté, ni d’originalité, bien que la préoccupation du paradoxe et de l’effet à produire y soit à maint endroit trop visible. Ses poésies se distinguent surtout par une sombre et profonde mélancolie.

Emmanuel Geibel, une des meilleurs recrues de l’école poétique moderne, appartient également à ce groupe, ainsi qu’Hoffmann de Fallersleben, le poète improvisateur et fantasque, cachant ainsi sous des fleurs l’érudit le plus solide, le philologue le mieux accrédité. Je me réfère, pour plus de détails, à ce que j’ai dit de ces deux écrivains dans la première série de ces études.

Citons encore, avant de clore ce chapitre, le nom d’Ernest Schulze, l’auteur jadis très-renommé, peut-être trop oublié aujourd’hui, du poëme de la Rose enchantée. Il a une grande sensibilité qui, pour côtoyer quelquefois la sensiblerie, ne lui assigne pas moins une première place parmi les poètes du second ordre. Et si je termine par M. Ernest Langrehr, un humoriste qui a très-heureusement mis en vers des scènes et des paysages empruntés aux mers du Nord, c’est qu’il faut toujours mettre de bons soldats à l’arrière-garde.