Poètes et romanciers modernes de la France/Alfred de Vigny-1835
M. DE VIGNY.
Autrefois dans les temps antiques, ou même en tout temps, à un certain état de société commençante, la poésie, loin d’être une espèce de rêverie singulière et de noble maladie, comme on le voit dans les sociétés avancées, a été une faculté humaine, générale, populaire, aussi peu individuelle que possible, une œuvre sentie par tous, chantée par tous, inventée par quelques-uns sans doute, mais inspirée d’abord et bien vite possédée et remaniée par la masse de la tribu, de la nation. À mesure que la civilisation gagne, que la société s’organise et se raffine, la poésie, primitivement éparse, se concentre sur quelques têtes et s’individualise de plus en plus. Il y a un admirable moment où l’élite, sinon l’ensemble d’une société, demeurant capable de participer encore à l’œuvre de poésie, mais seulement par l’intérêt commun qu’elle y apporte, cette œuvre tout accomplie, tout élaborée, lui est offerte par d’illustres individus privilégiés qui seuls ont acquis et mûri l’art de charmer avec profondeur, d’enseigner avec enchantement. Passé ces glorieuses époques qu’enfante un concours de circonstances, ménagées souvent durant des siècles, l’intérêt général et social se dissémine, se retire de plus en plus des œuvres distinguées de poésie, que multiplient pourtant l’éducation, l’exemple, le caprice des imaginations précoces et surexcitées. Les hasards de la vogue, la mobilité des systèmes et des goûts, remplacent les droites et sûres consécrations de la gloire. L’artiste souffre ; il arrive dès l’abord, sous le poids des siècles qui ont précédé, mais aussi sous leur aiguillon, dans un monde où les premiers rôles de la poésie et de l’art sont pris et en quelque sorte usurpés par les ancêtres. Cette difficulté, comme c’est l’ordinaire des natures généreuses, ne fait que l’enhardir ; il s’ingénie, il repousse, il détrône pour se faire jour ; par momens il tâche d’ignorer, ou de restaurer à d’autres momens. Il demande au ciel et à la terre des espaces non explorés encore, un coin où mettre sa statue comme dans un cimetière encombré. Il sonde les souterrains, il tente les nuages. Chaque génération de jeunesse prodigue ainsi sa fleur la plus délicate à ces entreprises anxieuses, contradictoires, toujours interrompues et renouvelées. Le nombre des poètes, des artistes in petto, malgré la société et à son insu, augmente dans une progression effrayante, en même temps que les larges routes et les issues possibles semblent diminuer. Dans la première forme de société, chez les Klephtes, chez les montagnards des Asturies, par exemple, chacun plus ou moins était poète, chacun exhalait au ciel sa romance ou sa chanson, et n’en vivait que mieux et plus allègrement, de toutes les saines et énergiques facultés de l’ame et du corps. Ici, à cette autre phase extrême de la société, il se crée une situation inverse. La faculté poétique qui, aux époques intermédiaires, s’était successivement amortie et calmée dans beaucoup d’organisations occupées ailleurs, et s’était tenue en quelques hautes organisations couronnées, cette faculté revient avec une sorte de recrudescence, et se remue, se loge dans un nombre croissant de jeunes ames. Elle y revient, non plus comme faculté heureuse et naturelle, mais comme une maladie pénétrante, subtile, une affliction plutôt qu’un don, une rosée amère à des tempes douloureuses. La finesse naïve de ces ames sensibles, passionnées, saintement ambitieuses, en opposition avec l’atmosphère inclémente où elles vivent, s’altère bientôt et contracte presque immanquablement une irritation, une âcreté cachée, qui passe dans l’art, et que la sérénité des belles œuvres précédentes ne connaissait pas. Les œuvres nouvelles, qui sortent de ces luttes infinies, de ces mondes intérieurs de souffrances, d’analyses, de pointillemens, peuvent être belles encore, belles comme des filles engendrées et portées dans les angoisses, belles de la blancheur des marbres, de complexion bleuâtre, veinées, perlées et nacrées, mais sans une certaine vie primitive et saine.
Si les œuvres de la poésie primitive, non encore arrivée à une culture régulière, peuvent se comparer à des fruits sauvages, assez âpres ou quelquefois fort doux, produits par des arbres francs et détachés au hasard sous la brise ; si, au milieu de cette nature agreste, quelques grands poèmes divins, formés on ne sait d’où, semblent tomber des jardins fabuleux des Hespérides ; si les œuvres de la poésie régulièrement cultivée sont comme ces magnifiques fruits savoureux, mûris et récoltés dans les vergers des nations puissantes et des rois, on peut prétendre que les œuvres de cette poésie des époques encombrées et déjà grêlées ne sont pas des fruits, à vrai dire ; ce sont des produits rares, précieux peut-être, mais non pas nourrissans. Il y a dans les fleurs des couleurs brillantes et des beautés qui sont de véritables dégénérations déguisées. La perle, si chère aux poètes, n’est rien autre chose, dit-on, qu’une production maladive d’un habitant des coquilles sous-marines, qui répare, comme il peut, son enveloppe entamée. L’encens, non moins cher à la poésie, et qui par son parfum rappelle si bien celui de quelques œuvres mystiquement exquises dont nous aurons à parler, l’encens lui-même n’est guère qu’une aberration de la vraie sève, un trésor lent sorti d’une blessure, et douloureux sans doute au tronc qui le distille. Si l’art, la poésie, se doivent jamais appeler le produit précieux d’un mal caché, ce n’est pas de l’art, de la poésie d’Homère et de Sophocle, ni celle de Dante, ni de celle de Shakspeare, de Molière et de Racine, qu’on peut dire cela : ces sortes de poésies, quelque travaillées qu’elles semblent, demeurent toujours le riche et heureux couronnement de la nature, ramis felicibus arbos ; mais c’est bien de la poésie de Jean-Jacques, de Cowper, de Chatterton, du Tasse déjà, de Gilbert, de Werther, d’Hoffmann, et de son musicien Kreisler, et de son peintre Berthold de l’Église des Jésuites, et de son peintre Traugott de la Cour d’Arthus ; c’est de toutes ces poésies, et c’est aussi de celle de Stello, qu’on peut à bon droit le dire.
M. de Vigny n’a pas été seulement, dans Stello et dans Chatterton, le plus fin, le plus délié, le plus émouvant monographe et peintre de cette incurable maladie de l’artiste aux époques comme la nôtre, il a été et il est poète ; il a commencé par être poète pur, enthousiaste, confiant, poète d’une poésie blonde et ingénue. Ce scalpel qu’il tient si bien, qu’il dirige si sûrement le long des moindres nervures du cœur ou du front, il l’a pris tard, après l’épée, après la harpe ; il a tenté d’être, entre tous ceux de son âge, poète antique, barde biblique, chevalier-trouvère. Quelle blessure profonde l’a donc fait se détourner ? Comment l’affection, le mal sacré de l’art, la science successive de la vie, ont-elles par degrés amené en lui cette transformation ou du moins cette alliance du poète au savant, de celui qui chante à celui qui analyse ? Quel réseau d’intimes et inexplicables douleurs a d’abord longuement dessiné en lui toutes ces fibres ramifiées et déliées du poète souffrant qu’il devait plus tard mettre à nu ? Pour nous, qui l’admirons sous ses deux formes et qui espérons que l’une n’a pas irrévocablement remplacé l’autre, nous essaierons de le suivre dans sa belle vie de poète recouverte et compliquée, de le conduire du point de départ jusqu’à son œuvre nouvelle d’aujourd’hui.
Le comte Alfred de Vigny est né à Loches en Touraine, vers 98, d’un père ancien officier de cavalerie, qui avait fait la guerre de sept ans, et avait même rapporté des fraîcheurs du bivouac une sciatique opiniâtre qui pliait sa taille, spirituel d’ailleurs et ami des lettres, en un mot Alfred gai comme me disait quelqu’un qui l’a connu. Sa mère est de Beauce ; des deux côtés, comme on voit, notre poète a racine en plein au meilleur terroir de la France. Il commença ses études à Paris dans l’institution de M. Hix, et fut ensuite sous un précepteur. À la première restauration, âgé de seize ans, on le fit entrer dans une des compagnies rouges de la maison du roi, et lors de la suppression de ces compagnies, en 1816, il passa dans la garde royale à pied. Le goût de la guerre et celui des lettres se disputaient et se mariaient en lui ; les unes gagnèrent constamment du terrain à défaut de l’autre. Une des connaissances intimes de son père était l’aimable et spirituel M. Deschamps, père des deux poètes de ce nom, et lui-même un des derniers liens de la société littéraire de son temps. Les jeunes Alfred et Émile s’étaient connus de bonne heure, tout enfans ; ils se retrouvèrent après quelque intervalle, en 1814 ou 1815, dans un bal. Quelques mots rapides, communicatifs, les remirent vite au fait de leurs goûts, de leurs rêves et de leurs essais durant l’absence, et le lendemain ils eurent rendez-vous, dans la matinée, pour se confier leurs vers. Ceux du poète qui nous occupe n’étaient et ne pouvaient être encore qu’un tâtonnement ; quelques vers gracieux, mélancoliques, très roses ou très sombres, une ébauche de tragédie des Maures de Grenade ; mais déjà des idées d’art inquiètes, lointaines et hors du commun. L’Ode au Malheur[2] était faite, la pièce du Bal, qui indique toute une nouvelle manière, allait venir bientôt. Des morceaux d’André Chénier publiés par M. de Châteaubriand dans le Génie du Christianisme et par Millevoye à la suite de ses poésies, donnaient déjà beaucoup à réfléchir à cet esprit avide de l’antique, qui cherchait une forme, et que le faire de Delille n’amorçait pas. Myrto la jeune Tarentine, et la blanche Nérée, faisaient éclore à leur souffle cette autre vierge enfantine, la Lesbienne Symetha. Une société choisie et lettrée se rassemblait chez M. Deschamps ; écoutons l’auteur des Dernières Paroles nous la peindre au complet dans une de ses pièces les plus touchantes :
C’était là mon bon temps, c’était mon âge d’or,
Où, pour se faire aimer Pichald vivait encor,
Cygne du paradis, qui traversa le monde,
Sans s’abattre un moment sur cette fange immonde.
Soumet, Alfred, Victor, Parseval, vous enfin
Qui dans ces jours heureux vous teniez par la main,
Rappelez-vous comment au fauteuil de mon père
Vous veniez le matin, sur les pas de mon frère,
Du feu de poésie échauffer ses vieux ans,
Et sous les fleurs de mai cacher ses cheveux blancs.
Les plus jeunes vantaient Byron et Lamartine,
Et frémissaient d’amour à leur muse divine ;
Les autres, avant eux amis de la maison,
Calmaient cette chaleur par leur froide raison,
Et savaient, chaque jour, tirer de leur mémoire,
Sur Voltaire et Lekain, quelque nouvelle histoire.
Pichald, MM. Soumet, Guiraud, Jules Lefèbvre, faisaient donc partie de ce premier cénacle qui a devancé l’autre de presque dix ans, et qui s’est prolongé en expirant jusque dans la Muse Française. M. de Vigny, alors officier dans la garde, tantôt à Courbevois, tantôt à Vincennes, mais toujours à portée de Paris et le plus souvent à la ville, essayait et caressait dans ce cercle ami ses prédilections poétiques. J’insiste sur ce point, parce qu’un très spirituel article, inséré dans cette Revue[3], et aussi recommandable par les jugemens que peu exact quant aux faits, a représenté M. de Vigny comme entièrement isolé et soustrait aux relations littéraires d’alors, grâce à sa vie de camp et de garnison jusqu’en 1828. M. de Vigny ne quitta véritablement Paris et ne dut interrompre ses habitudes du faubourg Saint-Honoré, sa seconde patrie depuis son enfance, que lorsqu’il passa dans l’infanterie de ligne ; sa plus forte absence, entrecoupée de retours, fut de 1825 à 1826. À cette époque il se maria, et désespérant de voir une guerre, n’ayant pu même assister à l’expédition d’Espagne que du haut des Pyrénées qu’il ne franchit pas, capitaine d’infanterie comme Vauvenargues, et aussi étranger que lui à toute faveur, il se retira du service actif ; un an après, il donnait définitivement sa démission. Le pouvoir qu’il avait servi avec dévouement, auquel il tenait par ses opinions de famille et par ses affections, négligea toujours de le distinguer en rien, et M. de Vigny ne fit jamais rien de son côté pour se rappeler aux hommes de ce pouvoir. Héléna et d’autres poèmes recueillis en 1822, Éloa en 1824, avaient paru ; le roman de Cinq-Mars paraissait en 1826 et faisait éclat. La nouvelle carrière de M. de Vigny était donc toute tracée et par lui seul ; il s’y voua sans partage, avec toute la fierté d’une haute indépendance, enveloppée sous les formes parfaites de l’élégance et de l’urbanité.
Quand j’ai insisté, pour rectifier une erreur, sur les premières relations littéraires et les accointances poétiques de M. de Vigny, ce n’est pas du moins que je prétende diminuer aucunement son caractère d’originalité et l’idée qu’on se doit faire de la puissance solitaire et méditative empreinte dans ses poèmes. Entre tous ceux de son âge, et comme le dit le vieil Étienne Pasquier à propos de la pléiade du règne d’Henri ii, entre ceux de sa volée, il n’en est aucun qui semble plus imprévu, plus étrange même, provenu d’une source mieux recelée, d’une filiation moins commode à saisir. Contemporain par ses débuts de MM. de Lamartine et Victor Hugo, sa manière entièrement distincte de la leur, comme poète, est notoire. Eux, du moins, par quelque côté, par certaines analogies, on peut les rattacher à la poésie française antérieure. La méditation de M. de Lamartine, intitulée la Retraite, ressemble assez bien à quelque belle épître de Voltaire ; Millevoye plus fort aurait écrit quelques-unes des plus légères pièces de ce premier recueil. Les premières odes de M. Hugo ont le dessin singulièrement correct et classique : il n’y a pas rupture tout d’abord entre lui et les devanciers lyriques qu’il doit surpasser. Chez M. de Vigny, à part les imitations évidentes d’André Chénier qui sont une étude en dehors, on cherche vainement union et parenté avec ce qui précède en poésie française. D’où sont sortis en effet Moïse, Éloa, Dolorida ? Forme de composition, forme de style, d’où cela est-il inspiré ? Si les poètes de la pléiade de la restauration ont pu sembler à quelques-uns être nés d’eux-mêmes, sans tradition prochaine dans le passé littéraire, déconcertant les habitudes du goût et la routine, c’est bien sur M. de Vigny que tombe en plein la remarque. Ces poètes, à en juger par lui, étaient en effet des ames orphelines, sans parens directs en littérature française. Hormis M. de Châteaubriand, qui encore ne les reconnaissait pas bien authentiquement, je n’en vois guère de qui ils se seraient réclamés. Oui, dans cette muse si neuve qui m’occupe, je crois voir, à la restauration, un orphelin de bonne famille qui a des oncles et des grands-oncles à l’étranger (Dante, Shakspeare, Klopstock, Byron). L’orphelin, rentré dans sa patrie, parle avec un très bon accent, avec une exquise élégance, mais non sans quelque embarras et lenteur, la plus noble langue française qui se puisse imaginer. Quelque chose d’inaccoutumé, d’étrange souvent, arrête, soit dans la nature des conceptions qu’il déploie, soit dans les pensées choisies qu’il exprime. Les sources extérieures du talent poétique de M. de Vigny, si on les recherche bien, furent la Bible, Homère, du moins Homère vu par le miroir d’André Chénier, Dante peut-être, Milton, Klopstock, Ossian, Moore lui-même, mais tout cela plus ou moins lointain et croisé, tout cela surtout fondu et absorbé goutte à goutte dans une organisation concentrée, fine et puissante.
Les trois plus beaux poèmes de M. de Vigny, au jugement de M. Magnin[4] et au nôtre, Dolorida, Moïse, Éloa, assignent à sa noble muse des traits qui, dussent-ils ne plus se renouveler et se varier, sont ceux d’une immortelle. Son talent réfléchi et très intérieur n’est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées. Il n’est pas de ceux non plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes, sortent à tout instant et créent un monde au sein duquel eux-mêmes disparaissent. Mais il part de sa sensation profonde, et lentement, douloureusement, à force d’incubation nocturne sous la lampe bleuâtre, et durant le calme adoré des heures noires, il arrive à la revêtir d’une forme dramatique, transparente pourtant, intime encore. Dans le poème d’Éloa, cette vierge-archange est née d’une larme que Jésus a versée sur Lazare mort, larme recueillie par l’urne de diamant des séraphins et portée aux pieds de l’Éternel, dont un regard y fait éclore la forme blanche et grandissante. Or, suivant nous, toute poésie de M. de Vigny est engendrée par un procédé assez semblable, par un mode de transfiguration aussi merveilleuse, bien que plus douloureuse. Il ne donne jamais dans ses vers ses larmes à l’état de larmes, il les métamorphose, il en fait éclore des êtres comme Dolorida, Symétha, Éloa. S’il veut exhaler les angoisses du génie et le veuvage de cœur du poète, il ne s’en décharge pas directement par une effusion toute lyrique, comme le ferait M. de Lamartine, mais il crée Moïse. Éloa elle-même peut ne sembler autre chose, en y levant un voile, qu’une adorable et plaintive élégie d’une séduction d’amour divinisée. Pour arriver à ce vêtement complet et chaste et transparent, que de veilles, on le conçoit ! que de tissus essayés ! que de broderies quittées et reprises ! Oh ! non, jamais le vieillard que Térence appelle Celui qui se tourmentait lui-même, ne se rongeait d’autant de soucis et de pâleur, que, dans ses efforts silencieux vers le beau, cette pudique et jalouse muse. En maint endroit, la poésie de M. de Vigny a quelque chose de grand, de large, de calme, de lent ; le vers est comme une onde immense, au bord d’une nappe, et avançant sur toute sa longueur sans se briser. Le mouvement est souvent comme celui d’une eau, non pas d’une eau qui coule et descend, mais d’une eau qui s’élève et s’amoncèle avec murmure, comme l’eau du déluge, comme Moïse qui monte. Quelquefois c’est comme un cygne immobile qui plane, ailes étendues :
ou comme une large pluie de lis qui abonde avec lenteur. Au milieu de ce calme général, solennel, il se passe en un clin-d’œil des mouvemens prodigieux qui mesurent deux fois l’infini, comme dans ce vers sur l’aigle blessé :
Presque toutes les belles comparaisons, qui à chaque pas émaillent le poème d’Éloa, pourraient se détourner sans effort et s’appliquer à la muse de M. de Vigny elle-même, et la villageoise qui se mire au puits de la montagne et s’y voit couronnée d’étoiles, et la forme ossianesque sous laquelle apparaît vaguement d’abord l’archange ténébreux, et la vierge voltigeante qui n’ose redescendre comme une perdrix en peine sur les blés où l’œil du chien d’arrêt flamboie, et la nageuse surprise fuyant à reculons dans les roseaux. Mais surtout rien ne peindrait mieux cette muse, dans ce qu’elle a de joli, de coquet, comme dans ce qu’elle a de grand, que l’image du colibri étincelant et fin au milieu des lianes gigantesques ou dans les vastes savanes sous l’azur illimité. M. Brizeux, dans un article du Mercure[5] à propos d’Éloa, rapprochait du nom du poète ceux de Westall et du Primatice. Ce rapport, juste et délicat, se trouvera plus vrai encore pour Kitty Bell, pour mademoiselle de Coigny et madame de Saint-Aignan, ces sœurs humaines d’Éloa, à mesure que nous avancerons dans les dédales d’ivoire que le père de Stello aime à construire et où il dispose ses blanches figures. On pourrait naturellement rappeler aussi, à côté d’Éloa, l’Endymion de Girodet, de ce peintre ami de notre poète, et comme lui de la race de ceux qui se tourmentent eux-mêmes.
Le point de départ de M. de Vigny en poésie a été le contraire du convenu, du commun, au prix quelquefois d’un certain naturel et d’une certaine simplicité, au prix de la verve de prime-saut et droicturière, comme dirait Montaigne. Il commence une de ses plus jolies pièces par ce vers compliqué, obscur, gracieux pourtant, sans qu’on sache trop pourquoi, et qui ne s’explique qu’ensuite :
Le début de cette pièce me représente à merveille le début de sa muse ; elle fit ses premiers pas aussi péniblement que la belle Emma portant son amant sur la neige. Mais dans la pièce, Charlemagne regarde et pardonne ; et le public, qui n’est pas un Charlemagne, comprit peu, regarda peu, et ne se soucia guère ni de pardonner ni d’autre chose. Les poèmes recueillis en 1822, Éloa publiée en 1824, eurent peu de succès, et, sans la prose de Cinq-Mars, en 1826, le nom de l’auteur restait long-temps encore inconnu. Ce fut une première et forte blessure pour le poète, blessure fièrement cachée, mais profondément ressentie. M. de Vigny semblait peu fait d’abord pour écrire en prose ; il avait déjà écrit Éloa et Dolorida, c’est-à-dire des chefs-d’œuvre, qu’il savait à peine construire une phrase de prose pour les articles de critique ou de complaisance qu’il insérait dans la Muse française. On peut y voir un article sur M. de Sorsum, et quelques autres pages d’une inexpérience et d’une gaucherie évidente. Il répara vite ce désaccord, j’oserai dire cette belle ignorance, plus regrettable, à mon sens, qu’on ne croit. En écrivant Cinq-Mars, un peu au hasard d’abord, il s’accoutuma vite à cette autre forme de développement qui, à partir de Stello, est devenue pour lui un art, un rhythme, un tissu mi-parti d’analyse et de poésie, mais dans lequel beaucoup trop de cette précédente et pure poésie a passé. Un de nos habiles prosateurs, M. Planche, parlant de Stello, a loué ingénieusement bien des pensées qui s’enchâtonnent à merveille dans le triple récit, bien des rêveries qui se trouvent serties entre les épisodes de la narration comme un rubis entre les plis d’une feuille d’argent. C’est qu’en effet il y a toujours du métier, de l’orfèvrerie dans la plus belle prose ; il n’y en avait pas dans Éloa. Cinq-Mars, par son intérêt dramatique, par la grandeur ou la grâce des personnages, par ses vives et fines couleurs, eut un beau succès, contre lequel les critiques minutieuses ne purent rien. Nous avons à nous reprocher nous-même d’avoir, dans le Globe d’alors[6], relevé soigneusement les taches de ce roman, plutôt que d’en avoir fait valoir les beautés supérieures. Mais le public, les femmes surtout, lisaient, étaient émues, pleuraient. « Oh ! faites-nous des Cinq-Mars, disait-on de toutes parts à l’auteur, c’est là votre genre. » Succès injurieux ! enthousiasme des salons, qui ne sait pas approcher du poète ni l’effleurer ! et le chantre d’Éloa, de Moïse, inclinant son vaste front moite et douloureux, souriait à l’éloge avec une gracieuse amertume ; sa lèvre polie contractait dès-lors cette raillerie indélébile qui dit que le fond du breuvage a passé.
Le mouvement poétique, qui redoubla de concert et de retentissement à partir de 1828, vint pourtant classer M. de Vigny à son rang dans les jeunes admirations ; une auréole mystique et secrète l’entoura peu à peu au seuil de sa solitude. Après les épanchemens lyriques et les confidences qui avaient resserré l’union des poètes, après les feux des Orientales, entremêlés du trépas de Madame de Soubise et des jeux de la Frégate la Sérieuse, les plus forts songèrent au théâtre, à cette arène où la poésie peut arriver au public, face à face, en le prenant par ses sensations, en le domptant. M. de Vigny crut toutefois qu’un détour était encore nécessaire, et il s’adressa à l’Othello de Shakspeare pour une première initiation du public, tandis que M. Hugo abordait à nu la question par Hernani. Sans nous constituer juge ici entre les idées dramatiques des deux amis devenus rivaux, notons que c’est à dater de ce jour que M. de Vigny, de nouveau refoulé, dessina de plus en plus distinctement sa position, et entra dans cette seconde phase de son talent qui aboutit à Stello, à Chatterton, et qui le rapproche de Sterne et d’Hoffmann, comme la première l’avait rapproché de Klopstock. Le poète méconnu, étouffé, ulcéré, que les gouvernemens haïssent ou dédaignent, et que la foule ne couronne pas, devint pour M. de Vigny un héros favori, dont il revendiqua les douleurs et dont il vengea l’angoisse. Son plus beau triomphe dans cette voie fut la soirée de Chatterton, où, après cinq ans d’efforts silencieux et pénibles, il força la foule assemblée, les salons, les critiques eux-mêmes, à applaudir et à frémir au spectacle déchirant d’une douleur que la plupart méconnaissent ou enveniment. D’autres circonstances préliminaires, bonnes à relever, ont influé encore sur cette dernière phase du talent de l’auteur. Des liaisons philosophiques très empressées, qui essayèrent de se nouer autour de M. de Vigny, vers 1820, et qui se rattachaient au remarquable mouvement d’idées représenté par M. Buchez, contribuèrent à l’éclairer et à le désabuser sur l’esprit envahissant des systèmes, et sur la prétention des philosophes et savans qui voudraient faire de l’art un serviteur. Plaçant donc tour à tour l’art, la poésie, en présence des gouvernemens, en présence du public et des salons, en présence des critiques et des gens de lettres, enfin en présence des philosophes, il la vit de toutes parts entourée ou d’indifférens ou d’ennemis et d’oppresseurs ; il s’attacha d’autant plus étroitement à la noble idée en détresse ; il y reporta tout son dévouement. Ses autres convictions et croyances illusoires s’étaient usées une à une, comme il arrive trop souvent aux ames même des plus poètes. Il avait chanté (bien rarement, il est vrai, une seule fois dans le Trappiste) la légitimité, et il se demandait pourquoi. Il avait, en chantant, adopté les croyances catholiques ; mais son cœur n’était que peu gagné à leur onction tendre, et leur côté sombre, dans de Maistre, le rebutait, lui faisait presque horreur. Il les appréciait un peu (moins la raillerie) en gentilhomme issu du xviiie siècle ; il se reprochait devant sa conscience, comme Chatterton, d’avoir menti en affichant la foi dans ses vers. Il en était venu aussi à croire médiocrement à tant de grands hommes, qui sont l’idole de la foule moutonnière et la pâture des imaginations inassouvies ; l’injustice l’avait de bonne heure aguerri sur la gloire. En un mot, il était bien des rêves ardens, prolongés, que son sourire ne permettait plus à son front. De tous ces élémens négatifs, hélas ! de ces observations fines et âcres, et d’un reste immortel de fraîcheur naïve et de passion adorable, naquit Stello.
Le défaut le plus capital de Stello, qu’on retrouve également dans Cinq-Mars et dans tous les ouvrages en prose de M. de Vigny, c’est un certain manque de réalité, une certaine apparence de poétique chimère, qui tient moins encore à l’arrangement et à la symétrie qu’à un jour mystique, glissant on ne sait d’où, au milieu même des plus vrais et des plus étudiés tableaux. La scène a beau être disposée historiquement avec toute la science et l’application dont le poète est capable, ce jour fantastique et prestigieux, qui tombe d’en haut comme dans un souterrain, nous avertit toujours que nous avons à faire à l’idéal amant des régions supérieures. C’est l’impression que cause, par exemple, dans le Capitaine Renaud, la belle scène du pape et de l’empereur ; on n’ose s’y confier comme à la vérité même, malgré l’émotion qu’on en reçoit. Shakspeare et Scott ne sont pas ainsi dans les scènes historiques qu’ils nous offrent, et rien n’avertit chez eux que le magicien est là. Puisque Stello, au milieu de ses émotions les plus pénétrantes, sait fort bien s’arrêter à d’ingénieuses vétilles, remarquer au plus fort de ses douleurs que le nom de Raphaël signifie un ange, et que Rubens veut dire rougissant, puisque, le sentiment allant son train avec Stello, le raisonnement avec le docteur noir peut l’accompagner de ses hargneuses chicanes, je demande qu’on me pardonne si, dans l’admirable histoire du capitaine Renaud, qui faisait naître mes larmes, j’ai noté, chemin faisant, de petits désaccords, pour me rendre compte de ce manque de complète vraisemblance chez M. de Vigny. Eh bien ! le capitaine Renaud nous dit, par exemple, qu’il n’a pas mangé depuis vingt-quatre heures et que cela éclaircit les idées pour un récit, ce qui est difficile à admettre. Une obscurité absolue règne, nous dit-on, dans les rues, sur les boulevarts, et tout d’un coup, à un moment où, dans l’intérêt du récit, on a besoin de lire une lettre, il se trouve qu’un café est éclairé à propos et que cette lettre peut se lire : le capitaine Renaud aurait bien pu, ce semble, prendre dans ce café quelque chose. À un endroit, nous le voyons entrer, par abnégation, dans cette obscure infanterie de ligne, où les rangs se pressent et aussi se fauchent comme les épis de Beauce en été : exacte et saisissante image ! Avant la fin du paragraphe, il se trouve être lieutenant, non pas dans la ligne, mais dans la garde, et par conséquent très sujet à être vu et reconnu de Napoléon. À un autre endroit, il cite Grotius, ce qui sent fortement son érudit ; passe encore quand il ne citait qu’Ossian ! Mais le vieil adjudant sous-officier, dans la Veillée de Vincennes, ne décrivait-il pas lui-même bien mignonnement la dame rose du parc de Montreuil ? Encore une fois, pardon de noter de semblables bagatelles ! c’est que le principe d’où partent ces inadvertances légères, s’étend insensiblement à tout le récit et lui ôte un air de réalité, au milieu de beautés philosophiques et pathétiques du premier ordre. Quelques petites exagérations de couleur vont jusqu’à affecter la simple et probe figure de Collingwood. Qu’y faire ? Supposez le portrait d’un Washington par un Lawrence, et vous aurez des défauts approchans. Dans Stello, l’histoire d’André Chénier serait parfaite à mon sens et de poésie et de vérité, sans la scène arrangée chez Robespierre, où mille petites invraisemblances accumulées composent une impossibilité énorme. Mais ce qui est beau sans mélange, c’est la prison, le réfectoire, c’est cette galanterie refleurissant à Saint-Lazare, comme une île de verdure sur un marais croupissant ; c’est le noble André brusque et tendre. Mlle de Coigny et sa coquetterie boudeuse, Mme de Saint-Aignan et sa passion décente, ensevelie, et la destinée mélancolique du portrait. Pour emprunter des paroles à l’auteur lui-même, je dirai aussi : tout cela est très bien, très pur, très délicat ; d’un vrai idéal, et à ravir. On a trop présent le grave et sublime caractère du capitaine Renaud et tout ce qu’il y a sous cette mâle infortune de philosophie humaine, d’abnégation stoïque attendrissante, de sagesse contristée et néanmoins incorruptible, pour que je fasse autre chose que d’y renvoyer. Chez M. de Vigny, les grands sentimens de la pitié, de l’amour, de l’honneur, de l’indépendance, se trouvent comme une liqueur généreuse enfermée dans des vases et des aiguières élégamment ciselées, avec des tubes, avec des longueurs de cou qui serpentent et qui ne la laissent arriver que goutte à goutte à notre lèvre ; une source courante, à laquelle on puiserait dans le creux de la main, aurait son avantage ; mais la liqueur aussi a gagné en éclat et en saveur à ces retards ménagés, à ces filtrations successives.
Le succès de Chatterton, dans lequel il a été si merveilleusement aidé par une Kitty digne du pinceau de Westall, a conféré à M. de Vigny un rôle plus extérieur et plus actif qu’il ne semblait appelé à l’exercer sur la jeunesse poétique, lui artiste avant tout distingué et superflu, enveloppé de mystère. Un écrivain qui accroît chaque jour sa place dans notre littérature par des études consciencieuses, savantes, et qui cherche à réhabiliter l’homme de lettres dans l’antique acception du mot, M. Nisard a dit récemment en parlant d’Érasme : « Dans ce temps-là, on ne connaissait pas le poète, cet être tombé du ciel et qui meurt sans enfans, et pour qui le monde contemporain n’est qu’un piédestal d’où il s’élance, et où il vient replier de temps en temps ses ailes fatiguées. » Or, c’est précisément ce poète, contesté par l’homme de lettres et par le mondain, que M. de Vigny a voulu, non pas justifier dans des actes de frénésie, mais plaindre, expliquer et venger aussi d’une oppression que peut-être la défense exagère. La spirituelle préface qu’il a ajoutée à sa pièce a nettement défini la catégorie des poètes, à part des écrivains plus ou moins philosophe ou gens de lettres, qui sont deux classes différentes et inférieures. Le poète des époques encombrées, tel que nous l’avons décrit en commençant, n’a jamais eu plus pathétique avocat, apologiste plus fervent et mieux engagé dans la cause. Aussi, tandis que M. de Lamartine, avec sa noble négligence, demeure, en public et sous le soleil, le prince aisé des poètes, l’auteur de Chatterton, dans son cercle à part et du fond de ce sanctuaire à demi voilé, en est devenu le patron réel, le discret consolateur par son élégante et riche parole, attentif qu’on l’a vu, et dévoué et compatissant à toute poésie. Et si cela donnait idée de comparer aujourd’hui les deux poètes dans leur forme actuelle de talent, on trouverait, ce me semble, que, quand l’un épand à nappes de plus en plus débordées une onde vaste, épanouie, inondante parfois, l’autre au contraire distille une eau fine, chargée de sels précieux, et aussitôt cristallisée dans la fraîcheur de la grotte en aiguilles multiples, bigarrées, ingénieuses, étincelantes. Quant aux différences de situation ou de talent, qui séparent présentement M. de Vigny de M. Hugo, elles sont assez marquées d’après ce qui précède, pour que je croie inutile de les particulariser.
Dans son récent volume, qui est un retour de souvenir vers le passé, M. de Vigny a laissé le poète pour s’occuper du soldat, cet autre paria, dit-il, des sociétés modernes. Trois histoires successives, Laurette, la Veillée de Vincennes et le Capitaine Renaud, nous amènent, à travers un savant labyrinthe concentrique et par de délicieux méandres, à un but philosophique et social élevé. L’auteur énonce sur l’état arriéré des armées, sur leur transformation nécessaire, des idées miséricordieuses et équitables, les vues d’un philosophe militaire qui a profité de toutes les lumières de son temps et qui s’est souvenu de Catinat. Ce qu’il dit de la responsabilité, de l’abnégation, est d’une belle et sombre profondeur ; il a touché, en sceptique respectueux, en artiste pathétique, à des mystères de morale qui ont par momens ému sans doute bien des cœurs guerriers. Ses conclusions sur l’honneur, seule vertu humaine encore debout, seule religion, dit-il, sans symbole et sans image au milieu de tant de croyances tombées, les espérances qu’il fonde sur ce seul appui fixe de l’homme intérieur, sur cette île escarpée (disait Boileau), solide encore, selon M. de Vigny, dans la mer de scepticisme où nous nageons ; cet acte de foi en désespoir de cause sied à notre poète ; il s’est peint en personne plus qu’il n’imagine dans cette invocation à un culte qu’on garde inviolable, même sans savoir d’où il vient ni où il va, même sans l’idée d’un regard céleste et d’une palme future. Mais ce débris d’une antique vertu chevaleresque, auquel le poète-chevalier se rattache dans la perte de ses premières étoiles, est-ce donc, comme il le veut croire, une planche de salut pour une société tout entière ? est-ce autre chose qu’un rocher nu, à pic, bon pour quelques-uns, mais stérile et de peu de refuge dans la submersion universelle ? Pour moi, sans généraliser autant que M. de Vigny mes espérances, je me contente de dire : Jamais une société ne sera si désespérée pour la morale, si ingrate pour l’art, que cela ne vaille encore la peine d’y vivre, d’y souffrir, d’y tenter ou d’y mépriser la gloire, quand on peut rencontrer en dédommagement sur sa route des hommes d’exception comme le capitaine Renaud, des poètes d’élite comme celui qui nous l’a retracé.
- ↑ Félix Bonnaire, rue des Beaux-Arts 10. — Victor Magen, quai des Augustins, 21.
- ↑ Supprimée à tort dans le volume des Poèmes. Voir l’édition de 1822. Je regrette aussi que des changemens importans aient été faits à certaines pièces, à la Femme adultère, dans les éditions postérieures à 1822.
- ↑ 1er août 1832.
- ↑ Globe, octobre 1829.
- ↑ Mai 1829.
- ↑ Juillet 1826.