Poètes et romanciers modernes de la France/Eugène Sue (2)

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ROMANCIERS
MODERNES
DE LA FRANCE.

xxvii.
EUGÈNE SUE.
Latréaumont.

Jusqu’ici M. Eugène Sue s’était proposé, dans ses romans, de démontrer, ou du moins de mettre en scène, le triomphe du mal. Atar-Gull, la Salamandre et la Vigie de Koatven, sont, dans la pensée de l’auteur, autre chose que de simples romans, et viennent à l’appui du système qu’il a embrassé. Il est impossible de se méprendre sur les prétentions philosophiques de M. Eugène Sue, car il a pris soin de formuler ce qu’il veut démontrer dans de nombreuses préfaces. Si les principes qu’il croit avoir découverts, et qui lui semblent régir les sociétés humaines, ne sont pas nettement exposés dans les préfaces qui précèdent chacun de ses ouvrages, c’est surtout à la diffusion, à la prolixité de son langage qu’il faut attribuer l’obscurité dont sa doctrine demeure enveloppée. Toutefois, il est permis d’ajouter sans injustice que M. Eugène Sue, chaque fois qu’il a voulu exposer ses principes, a prouvé qu’il n’avait jamais étudié les questions philosophiques au milieu desquelles il se fourvoie. Le public s’est montré plein d’indulgence pour l’auteur d’Atar-Gull et de la Salamandre, et n’a cherché dans les romans de M. Eugène Sue, qu’une pure distraction. À l’exemple du public, la critique n’a pas semblé attacher une grande importance aux préfaces pessimistes du romancier, et sans doute ces nombreuses et inutiles professions de foi seraient aujourd’hui effacées de toutes les mémoires, si l’auteur n’avait pris la peine de les rappeler et de les contredire dans les premières pages de son nouveau livre. Les lecteurs qui ont trouvé dans Atar-Gull, dans la Salamandre et dans la Vigie de Koatven intérêt ou plaisir, n’ont pas songé à se demander si chacun de ces trois récits étayait ou ruinait les doctrines pessimistes de M. Eugène Sue ; mais il paraît que la réputation de romancier est loin de suffire au philosophe, et nous sommes duement averti, par la préface de Latréaumont, que l’auteur, sans renoncer d’une façon irrévocable au système qu’il a professé jusqu’ici, croit cependant devoir suspendre ses hostilités contre les esprits candides qui confondent l’idée de bonheur et l’idée de vertu. À notre avis, cette déclaration n’est qu’une maladresse. Puisque les doctrines philosophiques de M. Sue avaient passé parfaitement inaperçues, l’auteur aurait dû se résigner au rôle modeste de romancier, et ne plus tenter d’enseigner la sagesse à ses contemporains. Le point important pour lui était d’écrire Latréaumont avec plus de simplicité, plus de correction que ses précédens ouvrages. Pourquoi faut-il qu’il ait méconnu sa nullité philosophique et réveillé malencontreusement le souvenir de ses préfaces lourdes et diffuses ? Le succès d’Atar-Gull, de la Salamandre et de la Vigie de Koatven a été ce qu’il devait être ; il y avait dans ces trois récits de quoi émouvoir la foule, et la foule émue a battu des mains. La plupart des personnages étaient exagérés ; la farce, la bouffonnerie, la caricature, s’y mariaient au mélodrame, et la critique sérieuse ne pouvait, sans oublier ses devoirs et sa mission, classer M. Sue parmi les représentans littéraires du roman. Mais comme l’auteur d’Atar-Gull semblait traiter la langue avec un dédain absolu, et sautait à pieds joints par-dessus toutes les lois du style, la critique s’est abstenue de protester contre les applaudissemens prodigués à M. Sue. Elle a dû croire, elle a cru que l’auteur d’Atar-Gull se contenterait d’un succès de trois mois, et ne prétendrait pas à la durée. Aujourd’hui, cette illusion n’est plus possible ; il n’est plus permis d’ajouter foi à la modestie de l’auteur, et nous sommes forcé de le juger sévèrement, car la manière dont il parle de lui-même et de ses ouvrages éloigne toute pensée d’indulgence.

Pourquoi l’auteur, en écrivant Latréaumont, s’est-il abstenu de soutenir le triomphe du vice ? Pourquoi a-t-il modifié ses doctrines philosophiques ? La préface de son nouveau livre est loin de nous donner des renseignemens complets sur ce sujet important. Nous savons seulement que M. Sue, à mesure qu’il expérimentait la vie, a vu les idées absolues, qu’il avait professées jusque-là, exposées à de nombreux démentis, et qu’il a fini par reconnaître ce qu’il appelle le néant des idées absolues. Malgré sa prédilection obstinée pour les thèses philosophiques, il ne paraît pas soupçonner la différence qui sépare l’expérience de l’expérimentation, et confond, comme à plaisir, le langage des sciences physiques et celui des sciences sociales. Si nous relevons cette faute, qui semble, au premier aspect, toute vénielle, c’est qu’elle nous paraît de nature à expliquer clairement pourquoi M. Sue est si mal assuré de ses propres idées. Il est impossible, en effet, de faire quelque progrès dans une science quelconque sans avoir préalablement étudié la langue de cette science. Or, puisque M. Sue ignore complètement la langue philosophique, comment serait-il reçu à parler philosophie ? Le bégaiement de sa parole n’est que l’écho du bégaiement de sa pensée. Obscur pour lui-même, comment serait-il clair pour le lecteur ?

Malheureusement, outre ses prétentions philosophiques, M. Sue affiche encore des prétentions historiques. Il croit sincèrement avoir fait une découverte en exhumant des manuscrits de la bibliothèque royale la conspiration du chevalier de Rohan, décapité sur la place de la Bastille en 1774. À l’entendre, tous les historiens qui ont écrit sur le règne de Louis XIV se sont mépris sur le caractère de cette conspiration. Personne, avant l’auteur de Latréaumont, n’avait entrevu le mot de cette énigme. Latréaumont n’est pas seulement un roman, mais bien aussi et surtout un ouvrage historique de la plus grande nouveauté, destiné à mettre en lumière une découverte authentique, irrécusable, à compléter, pour la postérité curieuse, le récit du règne de Louis XIV. Cependant les six dernières pages du septième chapitre des Mémoires du marquis de Lafare contiennent de nombreux détails sur la conspiration du Chevalier de Rohan. Tous les personnages mis en scène par M. Sue sont indiqués par le marquis de Lafare ; le caractère de ces personnages est nettement défini ; toute leur conduite est exposée avec précision. À quoi donc se réduit la découverte de l’auteur de Latréaumont ? En vérité cette prétendue découverte est bien peu de chose, et je crois même qu’il est permis de la considérer comme nulle. M. Sue prétend que la conspiration du chevalier de Rohan était républicaine et que les historiens ont ignoré le véritable caractère de cette conspiration ; à l’appui de cette assertion, il cite plusieurs fragmens des statuts républicains rédigés en latin par l’un des agens de la conspiration, par un maître d’école hollandais. Mais ce maître d’école figure dans la conspiration comme agent et non comme acteur. À vrai dire, il n’est qu’un instrument passif dont tous les mouvemens sont réglés par la volonté de Latréaumont. Or, de l’aveu de M. Sue, comme d’après le témoignage du marquis de Lafare, Latréaumont n’a jamais nourri de principes républicains. Il a trouvé sous sa main un homme savant, probe et crédule, capable d’un dévouement sans bornes aux idées républicaines, et, pour l’associer à ses projets, il lui a montré dans un prochain avenir l’établissement d’une république. Il avait besoin, pour obtenir les vaisseaux et l’argent de l’Espagne et de la Hollande, du nom d’un grand seigneur, et il a trouvé un cadet de famille ruiné, le chevalier de Rohan, qui a vendu son nom pour cent mille écus. Or, le chevalier de Rohan, en s’avilissant pour cent mille écus, ne songeait pas à fonder une république.

Il est probable que le public, habitué à ne voir, à ne chercher dans M. Eugène Sue qu’un romancier, ne le chicanera pas sur sa prétendue découverte, et oubliera ses prétentions historiques comme il a oublié ses prétentions philosophiques. Pour notre part nous renonçons de grand cœur à prolonger cette discussion et nous acceptons volontiers Latréaumont comme un roman. Un bon roman n’est pas chose si commune que la critique ait le droit de le dédaigner ; et puisque M. Sue, en commençant une série de romans historiques, semble promettre de s’amender et de traiter sérieusement, avec soin, avec patience, l’invention des personnages et des épisodes qu’il avait jusqu’ici traitée cavalièrement, nous étudierons son œuvre nouvelle avec toute l’attention que l’auteur ne craint pas de solliciter. Est-ce orgueil ou modestie de sa part ? peu nous importe. Il croit avoir fait un bon livre ; s’il se trompe, le public saura bien l’éclairer ; s’il a raison, si la bonne opinion qu’il a de lui-même ne trouve pas de contradicteurs, les applaudissemens qu’il aura recueillis seront pour lui un utile encouragement.

Les personnages de Latréaumont ne sont pas nombreux, et cependant, à mesure qu’un de ces personnages entre en scène, le lecteur se sent saisi d’un mouvement d’impatience. Pourquoi ? C’est que chacun de ces personnages est annoncé comme un évènement de la plus haute importance, et que la curiosité, d’abord vivement excitée, ne se trouvant pas satisfaite, provoque dans l’esprit du lecteur une sévérité inévitable. Pour juger impartialement les acteurs de cette tragédie singulière qui a passé presque inaperçue dans le récit du règne de Louis XIV, mais qui cependant, comme nous l’avons montré, n’a pas été omise dans les mémoires des contemporains, il faut consentir à effacer de sa mémoire les préfaces interminables et innombrables qui servent comme de piqueurs à toutes les figures qui passent sous nos yeux. Nous nous résignons de bonne grâce à cet oubli, car nous voulons offrir à l’auteur de Latréaumont toutes les chances d’une épreuve loyale.

Or, nous avons vu avec regret le caractère de Louis XIV réduit à deux élémens fort simples assurément, et enregistrés par l’histoire, mais qui sont loin, à notre avis du moins, de composer le personnage entier. M. Sue ne voit dans Louis XIV que l’égoïsme et la brutalité. Il nous semble que ces deux vices ne suffisent pas à expliquer tous les évènemens accomplis en France et en Europe, par l’intervention de la France, depuis 1652 jusqu’en 1715. Que Louis XIV fût égoïste et brutal, qu’il fût puérilement jaloux de tous les hommes de sa cour, et qu’il traitât ses maîtresses comme une chose dévouée à ses plaisirs, nous ne songeons pas à le nier ; car, malgré les pompeux récits tracés par la main de courtisans, à l’appui des vices que M. Sue prête à Louis XIV, les témoignages abondent. Cependant le roi gourmand, grossier, impérieux, n’est pas le roi de l’histoire, mais seulement le roi de Versailles et de Fontainebleau. La France et l’Europe qui n’assistaient pas au petit lever de Louis XIV, qui n’étaient conviées ni à sa table, ni à son jeu, ni à ses parties de chasse, étaient forcées de voir en lui autre chose que l’égoïsme et la gourmandise. Le devoir du romancier, même en racontant des scènes où la politique ne joue pas le premier rôle, était de ne pas effacer, de ne pas rejeter dans l’ombre les qualités qui assurent à Louis XIV un rang si glorieux dans l’histoire. Quelles que soient les fautes commises par l’élève de Mazarin, quelles que soient les railleries qu’il ait méritées, par son ignorance et son entêtement de la part de ses ministres et de ses ambassadeurs, il est impossible néanmoins de ne voir en lui qu’un homme vulgaire, et l’amour le plus passionné pour les institutions démocratiques n’excuserait pas une pareille injustice. Nous inclinons à penser que M. Sue, en traçant le portrait de Louis XIV, a cédé au désir de le présenter sous une face nouvelle, plutôt qu’à un sentiment de haine contre la monarchie absolue. À notre avis, le désir d’être nouveau l’a égaré bien loin de la vérité. Sans doute les mémoires du duc de Saint-Simon sont excellens à consulter en maintes occasions, mais il s’en faut de beaucoup que le témoignage de Saint-Simon soit à l’abri de tout soupçon. N’interroger, n’écouter que lui pour peindre Louis XIV c’est se condamner à l’ignorance et souvent à l’injustice. M. Sue paraît avoir pris à tâche de renchérir sur Saint-Simon, car il a supprimé tous les traits avantageux du modèle pour ne garder que les traits misérables, et grossiers. Aussi la critique la plus bienveillante est-elle forcée de déclarer que l’auteur de Latréaumont a complètement défiguré le personnage de Louis XIV en le mutilant.

Louis de Rohan n’est guère traité avec plus de justice. Insouciant, faible, sans volonté, il pouvait être généreux ; du moins l’histoire ne défendait pas de lui attribuer des mouvemens de franchise et de bonté. Mais en dessinant ce personnage, M. Sue est revenu malgré lui à son ancienne prédilection pour le mal. Il n’a pas compris la nécessité de corriger la faiblesse par la bonté, et il a fait de Louis de Rohan un caractère plus odieux peut-être que celui de Louis XIV ; car l’égoïsme sans volonté, sans persévérance, se pardonne plus difficilement que l’égoïsme habitué à gouverner sa conduite avec prévoyance, avec suite. Je pense donc que le personnage de Louis de Rohan est conçu d’après une donnée fausse.

Latréaumont, à qui est confié le rôle le plus important, a le malheur d’être dessiné avec une vérité grossière. C’est ce qu’on appelle, en langage vulgaire, un sacripan, et une fois cette donnée acceptée, je ne puis contester que M. Sue ne l’ait mise en œuvre avec assez de vraisemblance. Toutefois je dois ajouter que ce personnage, quoique vrai en lui-même, n’a pas la vérité que réclame son rôle. En présence de vauriens de son espèce, il pourrait tout à son aise étaler ses maximes cyniques et professer librement le mépris du juste et de l’injuste ; mais placé entre Louis de Rohan et Van den Enden, il n’excite qu’un profond dégoût et force le lecteur à se demander comment un homme faible, mais éclairé, et un homme crédule, mais intègre, peuvent ajouter foi aux paroles de Latréaumont. À coup sûr si Latréaumont a trouvé moyen d’engager dans une conspiration absurde un prince de la maison de Rohan, s’il a réussi à faire, d’un savant justement vénéré, un instrument docile à toutes ses volontés, il n’a pas dû tenir le langage que lui prête M. Sue ; car, s’il en était ainsi, Louis de Rohan et Van den Enden passeraient nécessairement pour deux enfans.

Van den Enden est une conception évidemment laborieuse, mais en même temps vulgaire. Je suis sûr que l’auteur, en dessinant ce personnage, s’est applaudi et félicité. Mais j’ai peine à comprendre qu’un savant du premier ordre, lorsqu’il se mêle de conspirer ou du moins d’intervenir comme agent dans une conspiration, ne se croie pas obligé d’étudier le peuple et le pays qu’il veut, qu’il espère régénérer par une révolution. C’est là, si je ne m’abuse une étrange invraisemblance. Bien que Van den Enden s’occupe à la fois de mathématiques, de philosophie, de jurisprudence et de chimie, il est impossible qu’il n’éprouve pas le besoin de s’éclairer avant de s’engager dans un complot où il risque sa tête. Ses études, si ardentes et si multipliées qu’elles soient, ne justifient pas son imprévoyance.

Je ne dis rien du personnage d’Auguste Des Préaux qui soupire tendrement pour une femme digne de son amour, et qui joue sa tête avec une inconcevable étourderie

La marquise de Vilars, dont la vertueuse résistance jette Auguste des Préaux dans la folle entreprise de Latréaumont, est à mon avis la meilleure figure du livre. Elle aime bien, et sait se faire bien aimer. Lorsqu’elle se résout à partager le sort de son amant, sa conduite paraît toute naturelle. Elle s’élève jusqu’à l’héroïsme sans renoncer à sa première simplicité.

Quant à Maurice d’O, fille d’honneur de la reine, qui se dévoue à la fortune de Louis de Rohan, je ne saurais ni l’aimer, ni l’approuver ; car une femme ne peut aimer long-temps, sans s’avilir, un homme qu’elle méprise.

Quels que soient les défauts, les lacunes et les contradictions que présentent les personnages choisis ou créés par M. Sue, assurément il n’était pas impossible de construire, avec ces données imparfaites, une fable intéressante, animée, pareille, en un mot, aux précédens ouvrages de l’auteur ; car, malgré notre prédilection bien légitime pour les ouvrages d’un mérite vraiment littéraire, nous serions injuste si nous méconnaissions l’intérêt qui anime la Salamandre et la Vigie de Koatven. Mais en écrivant Latréaumont, M. Sue a rompu brusquement ses habitudes. Au lieu d’entrer de plain pied dans l’action qu’il veut raconter, il a cru devoir se condamner à une longue exposition. Préoccupé de sa tâche d’historien, il a presque oublié sa tâche de romancier. L’exposition de Latréaumont remplit tout le premier volume, et quoique chacun des renseignemens contenus dans cette première moitié du livre ait, par lui-même une véritable importance, cependant il est impossible de ne pas reconnaître que cette exposition n’est pas en proportion avec le drame proprement dit. Je dois ajouter que la lenteur et le nombre des moyens à l’aide desquels l’auteur prépare son récit ne sont pas les seuls défauts du premier volume. Non seulement, en effet, les personnages et les incidens se multiplient sans que l’action principale s’engage ou promette de s’engager, mais il n’y a aucune relation nécessaire entre les différens chapitres de ce premier volume. De vingt pages en vingt pages, le lecteur assiste au début d’une action nouvelle qui ne se continue pas ; il voit paraître de nouveaux personnages qui ne demeurent pas en scène. Le rapport de succession est perpétuellement substitué au rapport de génération. L’action, au lieu d’être préparée par cette énumération préliminaire d’incidens et de personnages, semble être ajournée indéfiniment, et l’esprit impatient croit voir dans chaque nouveau chapitre la promesse d’un nouveau livre qui ne commence jamais. Certes, c’est là un défaut grave et qui ne se rencontrait pas dans les premiers ouvrages de M. Sue. Comment l’auteur, dont les débuts datent déjà de sept ans, est-il tombé dans cette singulière méprise ? comment est-il arrivé à confondre la succession et l’enchaînement ? il est probable qu’il s’est exagéré la nécessité des préparations en raison directe de l’importance du sujet. Abordant l’histoire pour la première fois, il s’est cru obligé de prouver son érudition ; préoccupé de sa prétendue découverte, il s’est imposé comme un devoir de multiplier les preuves destinées à en démontrer l’authenticité. C’est là, si je ne m’abuse, l’origine de l’exposition interminable qui remplit le premier volume de Latréaumont. Pris en eux-mêmes, abstraction faite de l’action qui va suivre, et qu’ils devraient préparer, les différens chapitres de ce premier volume ne manquent certainement pas d’intérêt ; mais pour trouver quelque plaisir dans cette lecture, il est indispensable d’oublier que l’auteur nous a promis une tragédie ; car pour peu que l’esprit se souvienne de cette promesse, il arrive naturellement à s’interroger d’heure en heure, et chacune des questions qu’il s’adresse n’obtient d’autre réponse qu’un perpétuel désappointement.

L’exposition de Latréaumont se divise en trois parties. Je me sers du mot division, faute d’en trouver un qui traduise plus nettement ma pensée ; car, en vérité, il serait permis de placer la seconde partie avant la première, la troisième avant la seconde, sans que cette transposition nuisît à la clarté du récit. Or, il est évident que là où les parties d’un tout ne sont pas ordonnées d’une façon nécessaire, le tout n’existe pas, et que, par conséquent, les parties elles-mêmes sont réduites à l’état de purs élémens et attendent, pour mériter le nom de parties, une organisation définitive. Que si cette distinction paraissait à M. Sue et aux lecteurs de Latréaumont plus subtile que vraie, je prierais l’auteur et les lecteurs de vouloir bien descendre en eux-mêmes et se demander à quelles conditions un récit quelconque leur paraît doué de vie : je m’assure qu’après quelques minutes de réflexion ils arriveraient a la conclusion que j’énonce.

Après ces réserves, nous pouvons sans danger employer le langage ordinaire. Donc, dans la première partie, nous voyons Latréaumont chez Van den Enden. Le contraste de ces deux figures est heureusement marqué. Peut-être cependant eût-il mieux valu dessiner plus sobrement la famille Van den Enden. Quoique la femme et la fille du savant hollandais reparaissent dans le second volume, il n’était pas nécessaire d’insister sur le caractère de Clara Van den Enden, ni de nous la montrer suppléant son père dans l’enseignement de la politique. Tous ces détails absorbent sans profit l’attention du lecteur et le tiennent sur le qui vive. En voyant se dessiner toute la famille de Van den Enden, l’esprit se demande naturellement si le drame promis va se concentrer dans cette famille. Quant à Latréaumont, il dépasse les limites de l’insolence permise au plus hardi vaurien ; il traite Van den Enden avec une grossièreté qui devrait lui fermer la porte de son hôte ; il professe et déduit la théorie de sa fainéantise, de sa gloutonnerie, de sa prodigalité, avec un cynisme révoltant. Ce que Latréaumont dit de lui-même, l’auteur pourrait le dire. Mais un tel personnage, qui s’explique si franchement, s’expose à de nombreuses mésaventures et ne peut duper personne.

La seconde partie de l’exposition se passe à Fontainebleau. Le chevalier Louis de Rohan paraît enfin sur la scène ; mais ce nouveau personnage, sans qui l’action tout entière du livre deviendrait impossible, ne pressent pas le rôle qui lui est réservé, et le lecteur, en le voyant agir, demeure dans la même ignorance. Aussi cette seconde partie n’est guère plus utile que la première. Nous voyons s’ouvrir devant nous l’intérieur de la cour. Nos yeux se promènent de la marquise de Montespan à la duchesse de La Vallière, de Mme de Navailles à M. de Villarceaux ; mais rien ne présage la tragédie qui doit éclater cinq ans plus tard. Les acteurs de Fontainebleau ont l’air de poser devant nous dans l’unique dessein de nous initier aux misères et aux souffrances de la grandeur. Ils continuent leur vie habituelle, mais ne tendent vers aucun but déterminé. Plus tard, il est vrai, le souvenir des paroles échangées à Fontainebleau expliquera clairement la conduite de Louis de Rohan ; mais jusqu’au moment où le grand veneur se décide à la trahison, toute cette seconde partie demeure obscure et inutile.

La troisième partie, qui se passe à Eudreville, en Normandie, a le même défaut que le deux premières. Auguste des Préaux et son père, la marquise de Vilars et son mari, sont dessinés avec bonheur et remplissent, à mon avis, les meilleurs chapitres du livre. Mais à quoi bon peindre minutieusement la tendresse austère du père pour son fils, la tendresse respectueuse de la marquise pour son mari ? Chacun de ces tableaux nous distrait d’Amsterdam et de Fontainebleau, et nous offre une nouvelle promesse pour nous conduire à un nouveau désappointement. Les amours d’Auguste des Préaux et de la marquise de Vilars, le dévouement filial de la marquise pour son mari, le départ désespéré d’Auguste, nous emportent bien loin de Latréaumont, de Van den Enden et du chevalier de Rohan. C’est un troisième livre qui commence, et qui ne s’achèvera pas plus que les deux premiers. Cette triple conception et ce triple avortement sont si évidens, qu’ils n’ont pu échapper au regard de l’auteur ; car M. Sue, dans la préface de Latréaumont, réclame l’indulgence du lecteur pour ce qu’il appelle les innombrables perspectives de son exposition.

Le drame si longuement et si laborieusement préparé par M. Sue se noue et se dénoue avec une simplicité qui peut convenir à l’histoire, mais qui, à coup sûr, ne convient pas au roman. Sans exiger, en effet, de l’auteur de Latréaumont qu’il construisît sur les données de l’histoire un imbroglio à l’espagnole, le lecteur avait le droit d’espérer que la catastrophe ne serait pas imminente et prévue dès les premières pages. Or, dès que M. Sue a terminé la revue de ses personnages, dès qu’il se décide à les mettre aux prises, il n’est plus possible de conserver le doute le plus léger, de nourrir la plus faible espérance. Chacun des acteurs marche à la mort sans qu’aucun incident, aucune passion retarde la catastrophe. Latréaumont traîne Louis de Rohan au supplice comme une victime prédestinée ; à vrai dire, il n’y a pas de lutte engagée entre le grand seigneur disgracié et le soldat de fortune. Aussi le lecteur le moins clairvoyant, le plus étranger à l’histoire de Louis XIV, prévoit l’inévitable dénouement de cette tragédie. L’absence de toute incertitude équivaut évidemment à la négation même de la poésie. Réduit à ces mesquines proportions, le récit de la conspiration n’est plus qu’un procès-verbal, et ne peut légitimement prétendre au titre de poème ou de roman. C’est tout simplement une série de chapitres qui s’appellent l’un l’autre et n’excitent aucune curiosité. Cependant je ne puis me refuser à reconnaître que M. Sue a traité la seconde moitié de son livre avec un soin remarquable, dont jusqu’ici il n’avait pas donné l’exemple. Quoique le drame proprement dit, conçu selon les lois poétiques, demeure perpétuellement à l’état d’embryon, les éléments dramatiques sont triés avec soin. Si le drame n’est pas fait, du moins les matériaux ne manquent pas, et l’auteur les a rassemblés, sinon combinés, avec une louable vigilance. La rencontre de Latréaumont et de Louis de Rohan dans la forêt de Fontainebleau est présentée avec habileté. La rivalité du grand-veneur et de M. de Villarceaux, de la grande meute et des chiens du cabinet, est peut-être exposée avec prolixité ; mais les détails, quoique trop multipliés, sont ingénieusement mis en scène et ne provoquent pas d’impatience. Quant à la subite intervention de Maurice d’O, je ne saurais l’approuver ; c’est tout au plus si je puis accepter la blessure faite à Louis de Rohan par le cerf aux abois, comme pour donner à Latréaumont l’occasion de mériter la reconnaissance du chevalier.

À peine l’action s’est-elle ainsi nouée, à peine Latréaumont a-t-il saisi sa proie, que le récit fait une halte inexplicable. Pour le lecteur, il n’y a aucune incertitude sur l’issue du complot ; mais l’auteur paraît prendre plaisir à éloigner indéfiniment ce qui est prévu. La retraite de Louis de Rohan à Saint-Mandé, ses entretiens avec Maurice et avec Latréaumont, son désespoir, son repentir, ses projets de réforme et de bonheur, ses larmes, ses promesses, et sa misérable frayeur devant les menaces et les railleries de son complice, encadré autrement, c’est-à-dire précédés et suivis de chapitres engendrés l’un de l’autre, et non juxtaposés sans aucune raison nécessaire, offriraient assurément un touchant tableau. Placé entre une femme qui l’aime et un démon qui l’entraîne au fond de l’abîme, entre Maurice, qui lui sacrifie son honneur, qui lui offre sa fortune, et Latréaumont qui l’a ruiné afin de pouvoir acheter son nom, Louis de Rohan pouvait devenir un personnage vraiment tragique. Mais, pour opérer cette transformation il fallait ne pas promener l’attention du lecteur de Saint-Mandé à Eudreville, d’Eudreville à Versailles ; car ce continuel éparpillement de la pensée fatigue l’esprit, et n’éveille aucune sympathie. La tendresse de Maurice s’exprime avec effusion, mais souvent d’une façon vulgaire. Le lecteur reconnaît avec surprise dans les paroles prononcées par une fille d’honneur de la reine plusieurs phrases qui ont acquis, sur les théâtres du boulevart, une célébrité proverbiale. Quant aux railleries de Latréaumont, quant aux menaces qu’il adresse au chevalier tremblant, elles surpassent en cynisme, en effronterie, les tirades récitées par Frédérick Lemaître dans le plus populaire de ses rôles.

Nous quittons bientôt Saint-Mandé pour retourner à Eudreville. Le marquis de Vilars est mort ; Auguste des Préaux, toujours amoureux de Louise, se prépare à l’épouser. La marquise a promis à son mari mourant de rester veuve deux ans ; et ce serment, qui retarde le mariage d’Auguste et de Louise, donne à Latréaumont le temps de rappeler à son neveu, au chevalier des Préaux, la promesse imprudente qu’il a reçue. Marié à Louise, peut-être le chevalier des Préaux eût-il renoncé à conspirer ; car le bonheur détourne facilement du goût des aventures. Le terme fixé par Louise change la destinée d’Auguste ; et Latréaumont, avec deux ou trois tirades sur l’honneur et la loyauté, ressaisit son autorité sur son neveu. Dès que Louise connaît l’engagement pris par Auguste, elle n’hésite pas à entrer dans la conspiration, avec l’unique espérance de partager le sort du chevalier des Préaux.

L’arrestation de Latréaumont par Brissac, sa résistance désespérée, sa mort, nous amènent rapidement aux dernières scènes du livre, à la Bastille, à l’échafaud. Je ne dis rien de l’interrogatoire subi par Latréaumont pendant son agonie. Je passe sous silence l’inutile torture à l’aide de laquelle la justice essaie d’obtenir des aveux ; mais je ne puis omettre les hautaines railleries du patient. Je ne pense pas que ces paroles servent à dessiner le caractère de Latréaumont, et je suis sûr qu’elles exciteront un dégoût universel. Il n’y a là rien de tragique, rien qui émeuve, qui effraie, c’est tout simplement une grimace sanglante. Sans doute les derniers momens de Latréaumont méritaient d’être racontés, mais il fallait mettre dans ce récit plus de mesure et de choix.

Arrivé au terme de sa tâche, l’auteur, comme saisi d’une subite défaillance, abandonne la forme narrative, et divise l’interrogatoire et la mort des conjurés en plusieurs dialogues. Pourquoi ? Rien ne motive ce changement. M. Sue avait déjà pris ce parti malencontreux dans la Vigie de Koatven ; mais il aurait dû recueillir les voix et ne pas renouveler une faute généralement blâmée. Cette multiple agonie, partagée en chapitres dialogués, soulève le cœur, et n’ajoute rien à la vraisemblance du récit. L’auteur a pris la peine de transcrire, d’après les pièces du procès, tous les cris poussés par chacun des patiens pendant les épreuves successives de la torture. À mon avis, c’est une triste manière de comprendre et de peindre la vérité. Je ne crois pas qu’il se trouve un seul lecteur capable de s’intéresser à ce catalogue d’exclamations. Les réponses des accusés aux juges-commissaires chargés d’instruire le procès suffisaient amplement à prouver la réalité historique du dénouement. Mais ces réponses, malgré leur importance, devaient être résumées plutôt que transcrites. L’auteur, en insistant sur tous les détails de cet interrogatoire, a cru, sans doute, donner à son livre un caractère d’authenticité irrécusable ; je pense qu’il s’est trompé. Personne ne songe à contester la mort du chevalier de Rohan et de ses complices, ni les causes qui l’ont amenée ; la transcription de l’interrogatoire se propose donc de réfuter des doutes imaginaires.

L’entretien de Louis XIV avec Louvois et Colbert, avant l’exécution, est empreint d’une cruauté froide ; et appelle la haine, sur la tête du roi sans exciter aucune sympathie en faveur de Louis de Rohan. Quel que fût l’égoïsme de Louis XIV, je ne puis voir dans cet entretien une scène historique ; je n’y vois qu’un pamphlet très inutile.

Trois épisodes de Latréaumot méritent un blâme spécial, car ces trois épisodes sont à la fois inutiles et traités avec une grande prétention. Le premier est l’entretien des filles d’honneur de la reine ; le second, la chasse à courre de Fontainebleau ; et le troisième, le duel de Latréaumont et de Châteauvillain au cabaret des Trois Cuillers. Quand ces trois épisodes seraient entièrement supprimés, non-seulement l’action principale n’y perdrait rien, mais elle deviendrait, par cette élimination, plus simple et plus digne. M. Sue, pour expliquer la subite colère de Louis XIV contre le chevalier de Rohan, suppose que le roi, placé dans une logette séparée de la chambre des filles d’honneur par une mince cloison, écoute leurs mutuelles confidences, et entend, de la bouche même de Maurice, l’éloge amoureuse de Louis de Rohan. L’égoïsme orgueilleux du roi ne peut se résigner à cette humiliation ; pour se venger d’une jeune fille qui a osé dire à ses compagnes : Louis de Rohan est plus beau, plus élégant dans sa toilette, plus habile à manier un cheval que le roi de France, il forme le projet de témoigner publiquement au grand-veneur son mécontentement et sa colère. Après avoir ordonné à Louis de Rohan de préparer la chasse à courre, il commande à M. de Villarceaux de lancer le cerf avec la meute des chiens du cabinet. Louis de Rohan, indigné de cette injustice, renonce à la charge de grand-veneur et quitte la cour. Ainsi la disgrace de Louis de Rohan et le complot insensé dans lequel il se laisse entraîner par sa haine contre Louis XIV, ont pour cause première un babillage de jeunes filles. Non-seulement cette explication me semble mesquine, mais l’entretien des filles d’honneur manque d’élégance et de finesse, et se prolonge au-delà de toute mesure. L’auteur se complaît dans le récit de ces puériles confidences comme s’il oubliait entièrement le sujet principal de son livre. Avant d’arriver aux paroles prononcées par Maurice, qui vont changer la destinée du grand-veneur, le lecteur est obligé de subir des causeries sans fin et qui n’ont aucun rapport direct ou indirect avec les personnages engagés dans l’action. Cet inconvénient, très grave assurément, passerait peut-être inaperçu, si le ton du dialogue avait de la grace et de l’élévation ; mais, en vérité, les filles d’honneur de la reine parlent entre elles comme des caillettes de province, et n’ont pas l’air d’avoir vécu dans la cour la plus élégante de l’Europe. Elles causent lourdement, s’expriment en termes vulgaires et ne mettent dans leurs propos ni vivacité, ni jeunesse. L’action gagnerait beaucoup à se dégager de ce dialogue diffus.

Le second épisode que je blâme non moins sévèrement, celui de la chasse à courre, présente un défaut assez rare jusqu’ici dans les livres de M. Sue. Il est empreint d’un remarquable pédantisme. L’auteur semble prendre à tâche de prouver qu’il connaît à fond l’art de la vénerie ; et, pour arriver à cette démonstration, il accumule dans vingt pages tous les termes techniques que sa mémoire peut lui fournir. Dans la peinture de la vie maritime, il n’avait pas fait parade de son érudition ; sans se refuser au plaisir de nommer les agrès d’un vaisseau, il avait traité son lecteur avec ménagement, avec politesse. Dans le tableau de la chasse à courre il n’a pas su garder la même mesure. Il a exposé en vrai professeur de vénerie la division des enceintes, la différence du cerf dix cors, et du cerf dix cors jeunement, toutes choses fort bonnes à connaître assurément, mais qui ne sont pas à leur place dans Latréaumont. Tous ces détails, tous ces hors-d’œuvre, ralentissent le récit et provoquent l’impatience. S’il prenait fantaisie au lecteur de s’instruire dans l’art de la vénerie, ce n’est pas dans un roman qu’il irait chercher cet enseignement. Il a donc le droit de se fâcher ou du moins de sourire dédaigneusement, lorsque M. Sue, à propos d’une chasse à courre, déploie un luxe d’érudition parfaitement inutile. Je veux croire que l’auteur de Latréaumont n’a pas appris la vénerie dans les livres, et qu’il a lui-même mis en pratique les savans et excellens préceptes qu’il expose dans le texte et dans les notes de son roman ; j’irai même, si l’on veut, jusqu’à espérer qu’il ne se tromperait pas de trois mois sur l’âge d’un cerf en interrogeant les fumées du gibier. Je lui fais belle part, et je le tiens pour un maître consommé. Mais toute cette érudition théorique et pratique n’ajoute rien à l’intérêt du récit. Si le lecteur consent à suivre Louis de Rohan dans une chasse, c’est avec l’unique espérance de voir se dessiner le personnage du chevalier ; or, tous les préceptes de la vénerie ne lui apprennent rien sur ce qu’il désire savoir. M. Sue, en traitant avec de nombreux développemens de l’âge et des mœurs du gibier, n’a pas réussi à contenter les chasseurs de profession qui, sans doute, lui reprocheront plus d’une lacune, et j’ai l’assurance qu’il n’a pas acquis un disciple à l’art savant de la vénerie. Plus d’un lecteur ignorant verra dans cette érudition empressée le symptôme d’une étude récente, et se demandera si l’auteur n’a pas fait un extrait de ses lectures pour graver dans sa mémoire les préceptes qu’il n’avait pas eu l’occasion de pratiquer. Nous serons plus généreux ou plus crédule, mais nous avouerons franchement que l’érudition de M. Sue n’a réussi ni à nous instruire, ni à nous amuser.

Le duel de Latréaumont et du marquis de Châteauvillain, dans le cabaret des Trois Cuillers, donne lieu a des remarques semblables. L’auteur, en racontant les chances diverses du combat, oublie qu’il ne parle pas devant les élèves d’une salle d’armes ; il décrit les coups de tierce et de quarte, les engagemens d’épée, les demi-cercles, les temps de prime et de seconde, avec une précision très louable assurément, mais parfaitement inutile. Ce reproche n’est pas le seul que je doive adresser au duel de Latréaumont et de Châteauvillain. Lors même en effet, que l’auteur, docile aux lois du goût, se fût abstenu de prodiguer les termes techniques dans le récit de ce combat, le lecteur aurait encore le droit de demander à M. Sue à quoi sert ce duel. Si querelleur que soit Latréaumont, il n’est guère probable qu’il aille jouer sa vie pour lire trois lignes de la Gazette de Hollande. Au moment de partager avec Louis de Rohan l’or promis aux conjurés, quand il touche au but de ses vœux, ira-t-il au devant d’un coup d’épée pour lire avant personne, les trois lignes qu’il attend ? Cette gazette, qui joue un si grand rôle dans le roman de M. Sue, pouvait très bien arriver entre les mains de Latréaumont sans coûter une goutte de sang ; d’ailleurs, en la demandant pour la vingtième fois, le chef de la conspiration commet une imprudence inexplicable. Il excite l’attention, tandis qu’il devrait éviter tout ce qui peut appeler les regards sur lui.

Je ne saurais non plus accepter comme un personnage utile le convive de Latréaumont, l’avocat Nazelles, dont j’ai négligé de parler jusqu’ici, parce qu’en effet cette figure joue, dans l’action, le rôle de la mouche du coche. M. Sue me répondra que Nazelles dénonce Latréaumont et Louis de Rohan ; mais cette réponse est loin de me satisfaire, car la police de Louis XIV suffit amplement à découvrir le complot. D’ailleurs, les motifs qui décident Nazelles à trahir le secret de Latréaumont ne conviennent qu’au mélodrame. Nazelles, en effet, s’est mis en pension dans l’école de Van den Enden pour faire plus librement la cour à Clara, qui supplée son père dans ses leçons. Si Clara consentait à lui céder, il n’écrirait pas à Louvois, il ne lui révèlerait pas le nom des conjurés. S’il parle, c’est pour se venger, c’est pour châtier la résistance dédaigneuse de Clara, c’est qu’il espère l’envelopper dans la ruine de Van den Enden, l’un des conjurés. Dans la pensée de M. Sue, Nazelles est donc un ressort utile, mais l’action pouvait très bien se passer de ce ressort, et l’absence de Nazelles n’eût laissé aucune lacune. Cette ignoble trahison, toutes ces têtes livrées au bourreau pour punir l’orgueilleuse vertu d’une jeune fille, font tache dans le récit, et compliquent tristement la marche de la tragédie.

Puisque M. Sue se propose s’écrire une série de romans historiques empruntés à la France, nous croyons utile de lui dire franchement qu’il s’est trompé en écrivant Latréaumont. La nouvelle série qu’il commence lui impose des conditions qu’il paraît ignorer. Nous sommes loin de lui conseiller l’imitation, car nous ne croyons pas que l’imitation la plus habile, la plus patiente, puisse jamais produire une œuvre vivante, nous ne lui dirons pas de relire Ivanhoé ou les Puritains d’Écosse, car ces modèles si justement admirés du roman historique veulent être étudies, et non copiés. Mais nous appellerons son attention sur le vrai caractère de l’histoire et des personnages historiques. Dès que l’écrivain aborde la biographie d’une nation, dès qu’il cherche dans cette biographie les élémens d’un poème ou d’un roman, il ne peut sans manquer au dessein qu’il a conçu, bannir de la scène la nation à laquelle appartiennent les personnages de son poème ou de son roman. Or, dans Latréaumont, la nation proprement dite ne paraît pas une seule fois Tous les incidens du drame se préparent et s’accomplissent sans que la nation intervienne comme acteur ou comme témoin. Latréaumont n’est donc pas un roman historique ; car toutes les fois que la nation est absente, l’histoire disparaît et fait place à l’anecdote. Il est possible de trouver dans une seule famille le sujet de plusieurs tragédies, mais si la nation ne prend aucune part directe ou indirecte aux malheurs de cette famille, les tragédies ou les romans dont cette famille aura fourni le sujet ne seront pas historiques. Pour encadrer le roman dans l’histoire, quelques rapides lectures ne suffisent pas. Il ne s’agit pas en effet d’accumuler à la hâte, à propos du personnage principal, une masse de documens connus ou inconnus, mais bien de parler de tous les épisodes qui se rattachent au sujet, de tous les acteurs subalternes qui ont hâté ou ralenti la marche de l’action, en parfaite connaissance de cause, c’est-à-dire après s’être familiarisé avec ces épisodes, avec ces acteurs, par des lectures nombreuses, lentes, sagement choisies, et interprétées à loisir par la réflexion. Or, il est évident que M. Sue n’a satisfait à aucune de ces conditions. Les acteurs de son roman portent des noms historiques, mais l’histoire ne joue aucun rôle dans son ouvrage ; car ni Louis XIV, ni Louvois, ni Colbert, ne sont présentés d’une façon sérieuse. Quoique la nation, sous Louis XIV, différât singulièrement de la génération à laquelle nous appartenons, cependant il est impossible que la disgrace, la conjuration et la mort de Louis de Rohan n’aient pas produit une impression profonde sur la France du xviiie siècle. M. Sue nous devait compte de cette impression. Eh bien ! tout se passe dans Latréaumont comme si la France était muette, comme si la nation se réduisait aux conspirateurs qui ont joué leur tête, aux juges qui les condamnent.

Pour donner à son livre une couleur historique, M. Sue a multiplié les fragmens biographiques. Ainsi, avant de mettre en scène Louis de Rohan, il s’est cru obligé de nous donner une notice tout à la fois très prolixe et très incomplète sur Henri de Rohan, avec qui le cardinal de Richelieu fit plusieurs fois la paix. Cette notice, démesurément longue, puisqu’elle est inutile, ne dispensera pas les lecteurs qui voudront connaître Henri de Rohan d’étudier attentivement les guerres de religion du règne de Louis XIII. Elle n’explique pas un seul trait du caractère de Louis de Rohan, et par conséquent n’ajoute rien à l’intérêt du livre. Sans doute le lecteur qui n’aurait jamais entendu parler du guerrier habile et hardi devant qui plia plusieurs fois la volonté de Richelieu, aurait peine à comprendre comment l’Espagne et la Hollande ont pu traiter avec Louis de Rohan ; mais pour mettre le lecteur au courant du passé, il n’était pas nécessaire de rédiger ou de transcrire une notice biographique. Quelques phrases pleines et concises suffisaient amplement. Cette substitution de la biographie à l’histoire est si fort du goût de M. Sue, qu’il s’est donné le plaisir de rédiger une notice sur la plupart de ses personnages. Il a cru nécessaire de nous raconter les travaux et la vie de Van den Enden avant de l’introduire devant nous. Latréaumont, Auguste des Préaux et la marquise de Vilars ont été annoncés par le même procédé. Ainsi conçu, le roman historique manque évidemment d’animation et d’unité. Ce perpétuel éparpillement de la pensée convertit en une lecture fastidieuse, ou du moins très monotone, un récit qui devrait être nourri d’émotions.

À quelle cause faut-il attribuer ce défaut ? Je ne crois pas qu’il soit possible de conserver un doute à cet égard. Il est évident que M. Sue, en substituant la biographie à l’histoire, a cédé à un instinct de paresse. Habitué à de faciles succès, il n’a pas eu le courage de consulter les sources qu’il devait connaître, avant de se mettre à l’œuvre ; puis, une fois l’œuvre commencée, il a feuilleté à la hâte quelques livres choisis presque au hasard, et il a pris pour nouveau ce qui n’était nouveau que pour lui. Il nous a présenté comme renseignemens importans et généralement ignorés, des anecdotes, des idées et des faits qui sont entrés depuis long-temps dans le domaine public. Cette erreur était inévitable. La science incomplète et recueillie à la hâte doit toujours produire chez l’écrivain cette enfantine illusion. Plus éclairé, il serait sobre dans ses leçons et ne parlerait du passé qu’avec réserve ; et demi instruit des choses et des hommes qu’il veut peindre, il exagère à son insu la valeur et la nouveauté des idées qu’il expose.

Quant au style de Latréaumont, bien qu’il vise à l’élégance, à la pureté, il n’est vraiment ni plus élégant ni plus pur que le style des précédens ouvrages de l’auteur. Les mots sont souvent détournés de leur sens naturel, ou même pris à contresens. Quelquefois M. Sue applique au passé une expression qui n’a jamais signifié qu’une pensée contemporaine de la parole. Ainsi, par exemple, il lui arrive de dire, en parlant d’un personnage de son livre : Il était apparemment généreux, au lieu de : Il était généreux en apparence. Ce contresens se représente plus de trente fois. Souvent même, j’ai regret à le dire, M. Sue commet des fautes prévues et corrigées expressément dans les traités destinés aux écoles primaires, il ne se refuse ni les femmes prêtes à pleurer, ni les femmes prêtes à s’évanouir. Assurément, il y aurait de l’enfantillage à insister sur ces fautes grammaticales ; mais nous sommes forcé de les indiquer, car si la grammaire ne contient pas le style tout entier, du moins elle expose les lois sans lesquelles il n’y a pas de style possible. La correction ne peut dissimuler ni l’absence de la pensée, ni la pauvreté de l’imagination ; mais elle ajoute constamment à la clarté de la pensée, à la richesse de l’imagination.

M. Sue déclare, dans la préface de Latréaumont, qu’il croit avoir fait une œuvre sérieuse ; la critique, en le prenant au mot, est obligée de se montrer sérieuse à son tour. Elle oublie volontiers les précédens romans de l’auteur, qui sont plutôt des ébauches que des œuvres ; mais elle ne peut voir dans Latréaumont un livre d’une valeur vraiment littéraire. En examinant successivement tous les élémens de ce livre, en discutant le choix et l’ordonnance de ces élémens, elle fait preuve d’impartialité. Mais, bien qu’elle désire encourager la conversion de M. Sue, bien qu’elle ait hâte de le compter parmi les écrivains et de le rayer de la liste des improvisateurs, il ne lui est pas permis cependant d’identifier l’intention et l’action. M. Sue a voulu faire un livre sérieux, il ne l’a pas fait. Tout en lui tenant compte du louable dessein qu’il avait conçu, nous ne pouvons nous dispenser de l’éclairer sur les fautes qu’il a commises. Il ne peut mettre en outre la loyauté de nos reproches ; s’il veut bien descendre en lui-même, interroger sa conscience, il reconnaîtra qu’il a été jusqu’ici récompensé au-delà de ses mérites, et qu’il n’a rien fait encore pour obtenir une renommée de quelque durée. Si l’auteur d’Atar-Gull et de la Salamandre, de la Vigie de Koatven et de Latréaumont avait dès à présent sa place marquée parmi les premiers noms de l’art contemporain, le public serait coupable d’une grande injustice C’est à l’étude, c’est au travail qu’appartient légitimement la renommée ; le devoir de M. Sue est donc de mériter par l’étude, par le travail, l’approbation et les suffrages de ses juges.


Gustave Planche.