Poètes et romanciers modernes de la France/Jacques Jasmin

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POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xxii.

JASMIN.


On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de poésie populaire ; on en a remis en honneur le règne et la floraison, trop oubliés jusqu’alors, et qui avaient orné un certain âge adolescent de la vie des nations ; on est même allé jusqu’à se figurer un temps privilégié où la poésie circulait comme dans l’air, où chacun plus ou moins y participait, et où l’œuvre admirée se formait du génie de tous. Ce qu’il y a de vrai dans cette perspective de lointain ne saurait faire qu’en tout temps, même aux âges le plus naïvement poétiques, la poésie, telle qu’elle s’y réalisait, n’ait été en définitive produite par le talent singulier de quelques individus ; la masse ne la possédait qu’alors seulement, et elle se l’appropriait par l’usage, par la jouissance puisqu’on a tant relevé de nos jours la poésie populaire en général, c’est bien le moins qu’on ne dédaigne pas l’individu poète, resté du peuple, là où il se rencontre avec le feu, la naïveté première et l’incontestable don. Si on recherche avec curiosité les traditions locales, les vieux noëls en patois, les vestiges d’une culture ou d’une inspiration ancienne, il faut noter aussi ce qui est vivant, le poète plein de vigueur qui, dans le moindre rang social où il se tient, enrichit tout d’un coup de compositions franches, originales, suivies, son patois harmonieux encore, débris d’une langue illustre, mais enfin un patois qu’on croyait déshérité désormais de toute littérature. L’Angleterre a eu et a ses bergers, ses forgerons poètes, et nous les connaissons ; nous nous plaignons de n’avoir rien de tel ; nous cherchons autour de nous. Nous demandons aux provinces qui ont le mieux conservé leur cachet antique, à notre Bretagne, par exemple, tout ce qu’elle recèle de poésie à elle, et nous regrettons de ne rien trouver de contemporain. Là où nous rencontrons un contemporain imprévu qui, pour être tout-à-fait du peuple, n’en est que plus poète selon son cœur, et selon notre propre génie français, ne disons pas : C’est différent ; sachons le reconnaître sans pruderie et l’honorer.

M. Jasmin (ou plutôt qu’il nous permette, pour toute familiarité, de l’appeler Jasmin tout court, comme nous disons Béranger), Jasmin donc n’est pas un laboureur ni un berger ; c’est un coiffeur d’Agen, déjà un peu connu ici par un article très flatteur de Charles Nodier. Jasmin, en étant de ce métier cher à Gil Blas et à Figaro, n’y déroge point par la tournure même de son esprit, de son talent ; c’est un Français du Midi, qui est de la pure et bonne race des Villon, des Marot, et dans la boutique de qui Molière aurait aimé à s’asseoir de longues heures, comme il faisait chez le barbier de Pézenas. On a dernièrement beaucoup parlé, et avec raison, de M. Reboul de Nîmes, qui, simple boulanger, s’est élevé à des accens de poésie qu’a reconnus et salués la lyre de Lamartine. Mais l’inspiration de Reboul n’a rien de commun avec celle de Jasmin. Reboul est un poète français, de l’école des Méditations ; il écrit et chante en notre français classique avec pureté, harmonie ; son originalité consiste bien plutôt dans le contraste de ses écrits avec sa profession, que dans le caractère même de sa poésie. Obligé à un état manuel, et bien qu’il n’en rougisse point, Reboul ne s’en glorifie pas non plus et ne s’y complaît pas ; religieux de cour, il accepte ce lot comme une part de la tâche imposée par le Maître. À une certaine heure du jour, où il est un peu plus libre, il laisse avec joie le vêtement du matin, et retiré dans sa petite chambre monastique, où nous l’a montré M. Alexandre Dumas, il entre presque, comme faisait Machiavel en exil, dans la cour auguste des grands hommes de l’antiquité, ou du moins il rêve et s’inspire entre la Bible et Corneille, devant un crucifix. Nulle plaisanterie dans ses vers, nul jeu de mots sur sa condition habituelle ; le four ne revient pas là sous toutes sortes de formes, et le poète, un moment soustrait aux soins vulgaires, s’efforce bien plutôt de les oublier, de les ennoblir en les idéalisant. Il parle de chaumière, et on le prendrait pour un pasteur, quand il dit en beaux vers à son initiateur chéri :

C’est toi qui fus pour moi cet ange de lumière,
Qui se laisse tomber du haut du firmament,
Et qui, sur le palais, comme sur la chaumière,
Se repose indifféremment.

En un mot, l’auteur de l’élégie, l’Ange et l’Enfant, a une qualité qui, dès qu’on songe à son point de départ, force d’accorder à l’homme, encore plus qu’au poète, une estime respectueuse : il a l’élévation à côté de la sensibilité. Mais il n’y a rien de commun entre Jasmin et lui, que d’être du peuple et d’avoir du talent ; du reste, nul rapprochement à établir. Jasmin se rattache, je l’ai dit, à Marot, né tout près de là, à Villon, l’enfant de Paris, à Boileau du Lutrin, à Gresset, à Voltaire des poésies légères, à Parny, à Béranger.

Les œuvres imprimées de Jasmin se composent d’un volume in-8o, publié à Agen, en 1835, sous le titre : las Papillotos (les Papillotes), et d’un charmant petit poème, publié en 1836, et intitulé : l’Abuglo de Castèl-Cuillé (l’Aveugle de Castel-Cuillé). Les Papillotes sont un recueil des diverses poésies de l’auteur depuis 1825 jusqu’en 1835 : toute sa vie s’y réfléchit. Mais un petit poème en trois chants, qui s’y trouve, et qui a pour titre : Mous Soubenis (Mes Souvenirs), contient particulièrement la série des aventures et des sentimens de Jasmin. C’est une biographie poétique, composée, distribuée avec art en petits tableaux, mais d’une réalité approchante qui va nous suffire.

Jacques Jasmin (Jaquou Jansemin) est né en 97 ou 98 ; l’autre siècle, vieux et cassé, n’avait plus, dit-il, qu’une couple d’années à passer sur la terre, quand, au coin d’une vieille rue, dans une masure peuplée de plus d’un rat, le jeudi gras, à l’heure où l’on fait sauter les crêpes, d’un père bossu, d’une mère boiteuse, naquit un enfant, un petit drôle, et ce drôle, c’était lui. Si un prince vient au monde, le canon le salue, et ce salut annonce le bonheur ; mais lui, pauvre fils d’un pauvre tailleur, pas même un coup de buquoire[1] n’annonça sa venue. Il naquit pourtant au bruit d’un affreux charivari qu’on donnait à quelque voisin, et qui, dans son tintamarre de cornets et de poèlons, ne faisait que mieux résonner à ses oreilles vierges les trente couplets d’une chanson composée par son père. Le père de Jasmin, qui ne savait pas lire, faisait d’instinct la plupart des couplets burlesques chantés aux charivaris si fréquens dans le pays. Voilà une filiation poétique tout aussi établie que celle des deux Marot.

Nous avons le ton du badinage de Jasmin. Il grandit, il prospère, au fond de son pauvre petit berceau tout farci de plumes d’alouettes, maigre, menu, nourri pourtant de bon lait, et joyeux comme le fils d’un roi. Sept ans arrivent ; il sent, il se souvient, il peut peindre son enfance. À cet âge, il le fallait voir, le cornet en main, coiffé de papier gris, suivre son père dans les charivaris du lieu. Mais sa grande joie était surtout d’aller au bois dans les petites îles de la Garonne, toutes remplies de saussaye. « Pieds nus, nue tête, dit-il, j’allais à la ramée ; je n’étais pas seul ; nous étions vingt, nous étions trente. Oh ! que mon ame tressaillait quand nous partions tous, au coup de midi, en entonnant : l’Agneau que tu m’as donné[2]. De ce plaisir, le souvenir encore m’exalte ! » À l’île ! à l’île ! criait le plus vaillant, et tous se hâtaient d’y aborder et de faire chacun son petit fagot. Le fagot était fait une heure avant la nuit, et on en profitait pour des jeux. Et le tableau du retour, qu’il était joli et mouvant ! Sur trente têtes, trente fagots sautillaient, et trente voix formaient, comme en partant, même concert avec même refrain.

Un des traits les plus marquans de la poésie de Jasmin, et qu’il partage avec la famille de poètes à laquelle il appartient, c’est cette gaieté native, cette gentillesse de pinceau, cette allégresse de tour, qui s’accommode si bien d’un patois accentué et pittoresque. Dans une pièce de lui à M. Laffitte, qui est du pays, il y a ce vers sur l’Adour :

Oh ! l’Adour ! aquel riou ta grand, ta cla, que cour,
Oh ! l’Adour ! cette rivière si grande, si claire, qui court ;

ce vers si preste et si transparent pourrait servir comme d’épigraphe à la poésie de Jasmin elle-même, qui, si elle n’est pas précisément grande, est du moins de la plus belle et de la plus courante limpidité.

Mais revenons à notre petit bûcheron. Au milieu de ses courses au bois, de ses batailles autour des feux de la Saint-Jean, de ses escapades dans les jardins ravagés, il avait ses tristesses ; le mot d’école, prononcé devant lui, le rendait muet ; il aurait voulu y aller et s’instruire ; cette idée confuse lui faisait mal quand sa mère qui filait, le regardant d’un air de tristesse, parlait tout bas d’école à son grand-père. Il ne se rendait pas compte, mais il pleurait un moment. Il était triste encore, quand, après la foire, où il avait rempli sa petite bourse en portant des paquets, il la donnait à sa mère, et qu’il voyait celle-ci la prendre avec soupir en disant « Pauvre enfant, tu viens bien à propos. » La pauvreté s’annonçait ainsi par de rares pensées, que bientôt dissipait la légèreté de l’âge. Un jour pourtant le bandeau tomba, et il ne put plus la méconnaître. C’était un lundi ; il avait dix ans, il jouait sur la place. Il voit passer un vieillard en fauteuil, qu’on porte ; il le reconnaît ; c’est son grand-père que la famille environne. Il ne voit que lui, et se jette à son cou pour l’embrasser : « Mais où vas-tu, grand père ? qu’as-tu à pleurer ? et pourquoi quitter des petits qui t’adorent ? » — « Mon fils, dit le vieillard, je vais à l’hôpital ; c’est là que les Jasmins meurent. » Cinq jours après il n’était plus ; et depuis ce lundi-là, l’enfant, pour la première fois, sut qu’ils étaient pauvres.

Le premier chant des Souvenirs finit sur cette idée, qui tempère à dessein les gaies peintures du début. Le second chant, nous allons le voir, se clôra de même. Il y a là un art de poète qui prend le soin d’interrompre, par une touche sensible, ce qui deviendrait un badinage trop prolongé. Il y a de plus, en ce point, de la dignité d’homme. Jasmin peut se permettre, avec sa qualité, avec sa profession, bien des libertés et des familiarités railleuses ; il peut ne s’épargner aucun des bons mots qui naissent du sujet ; il dira que le peigne et la plume vont très bien ensemble, et que tous deux font un travail de tête ; il dira à ses confrères poètes qu’il les défie, et qu’il est bien sûr, après tout, de leur faire la barbe d’une façon ou d’une autre ; il ajoutera qu’il n’est pas moins sûr de ne jamais perdre son papier, et que, si ses vers sont mauvais,… eh bien ! il en fait des papillotes. Il dit tout cela, mais il sait aussi, avec sérieux, qu’il est du peuple et pauvre, qu’il l’a été tout-à-fait d’abord, et que d’autres le sont, pour qui il chante. Si cette corde digne et sensible ne retentit jamais trop long-temps chez lui, elle revient assez à propos toujours, pour relever une verve plaisante, spirituelle, volontiers folâtre, et pour indiquer l’homme, l’honnête homme dans le poète.

Le grand-père mort et la pauvreté bien connue nous introduisent au second chant des Souvenirs. Le poète commence par le pitoyable inventaire de la maison, et tout cela pour neuf personnes : « Je savais désormais, dit-il, que cette besace ; pendue en travers sur deux cordes, et où souvent je mettais la main pour un morceau de pain, était celle que mon grand-père promenait dans les métairies à la ronde, demandant de quoi vivre à ses anciens amis :

Pauvre grand-père !… Et quand j’allais l’attendre,
Il me donnait toujours le morceau le plus tendre. »

Enfin, grande joie un jour ! la mère accourt comme une folle et crie : « À l’école ! à l’école, mon fils ! – Et quoi ? dit l’enfant, nous sommes donc devenus riches ? — Et pauvret, répond-elle, tu y vas pour rien. » L’enfant s’applique ; six mois après, il sait lire ; six mois après, il sert la messe ; six mois après, enfant de chœur, il entonne le Tantùm ergo. Six mois après enfin, il entre gratis au séminaire ; mais là il ne reste que six mois ; pourtant il commençait à s’y distinguer : il avait eu un prix, et ce prix, c’était une vieille soutane usée qu’on allait lui rajuster et qu’il était près d’endosser, bien qu’avec un peu de honte de la voir si vieille. Mais le diable, le lorgnant du coin de l’œil, dit : « Tu ne la porteras pas. » Ici je saute lestement la scabreuse aventure d’une échelle où est montée certaine Jeanneton, le détail d’une jambe très peu fine et très peu blanche entrevue, et d’une prison au pain sec, un jour de mardi-gras. Le mélange de sensualité, en partie voluptueuse, en partie gourmande, de décence pourtant (le genre admis), et de malice anti-cléricale, rappelle sans abus le meilleur sel des fabliaux. Si Jasmin avait vécu au temps des troubadours, s’il avait écrit en cette littérature perfectionnée dont il vient, après Goudouli, Dastros et Daubace, et, à ce qu’il paraît, plus qu’aucun d’eux, embellir encore aujourd’hui les débris, il aurait cultivé la romance sans doute, et quelques heureux essais de lui en font foi ; mais il aurait, j’imagine, préféré le sirvente, et, en présence des tendres chevaliers, des nobles dames, des Raymond de Toulouse et des comtesses de Die, il aurait introduit quelque récit railleur d’un genre plus particulier aux trouvères du Nord, quelque novelle peu mystique et assez contraire au vieux poème de la vie de sainte Fides d’Agen.

Chassé incontinent du séminaire, moins pour avoir regardé la jambe de Jeanneton que pour avoir touché, dans sa prison, aux confitures du chanoine, le pauvre Jasmin accourt au logis ce même jour de mardi-gras. La table est mise, un morceau de mouton, qui achève de cuire, va y être servi : qu’attend-on ? Mais, au récit de Jasmin, la consternation est générale : « Nous n’en aurons plus, » dit la mère en soupirant. — « Nous n’aurons plus de quoi ? » dit Jasmin avec anxiété. Plus de miche (de pain blanc), cette ration quotidienne que la mère allait chercher au séminaire. Pourtant une idée vient à la pauvre mère, et sortant elle leur dit d’attendre un moment et d’espérer. Elle rentre en effet bientôt, avec un morceau de pain sous le bras, et tous les enfans, joyeux, à table, oublient la détresse. Jasmin seul reste pensif et cherche à s’assurer de ce qu’il soupçonne à travers le triste sourire de sa mère. Au moment où elle prend un couteau pour trancher le mouton, il jette un coup d’œil sur sa main qu’elle voudrait dérober : ce n’est que trop vrai !… elle a vendu son anneau.

Ceci est la fin du second chant. Le troisième nous transporte au haut d’une maison dont la façade est peinte en couleur bleu de ciel ; dans sa petite chambre, sous la tuile, Jasmin, qui n’est qu’apprenti encore, à la lueur d’une lampe dont le reflet se joue aux feuilles du tilleul voisin (toujours de gaies images), Jasmin passe une partie de ses nuits à lire, à rêver, à versifier déjà. Il lit avec délices Florian, Ducray-Duminil ; la misère est oubliée ; l’hôpital, la besace, l’anneau, ont disparu de sa mémoire. Le chantre du Gardon surtout l’ensorcèle, et, nouveau Némorin, il essaie, pour Estelle, des vers en ce doux patois qu’elle parlait si bien. Son rasoir allait, à travers ses pensées, comme il pouvait, et un peu au hasard sur les mentons. Ce chant est rempli de la peinture légère de la double vie poétique et amoureuse aussi qui le partage, et qui, cependant, ne l’empêche bientôt pas d’ouvrir son petit salon, pour son compte, sur la belle promenade du Gravier, et de prospérer d’abord doucement, par la frisure. Tout ce détail que j’omets, est plein de légèreté et d’agrément. La fortune se fait d’abord un peu prier ; le salon n’est pas tout-à-fait plein, il n’est pas vide non plus, et, comme dit le proverbe : S’il ne pleut pas, il bruine. Bref, les papillotes, les chansons, attirent dans la boutique un petit ruisseau si argentin, qu’en son ardeur poétique, Jasmin met en pièces le fauteuil redouté où tous ses pères se sont fait porter à l’hôpital ; lui, au lieu de l’hôpital, il est allé chez un notaire, et finalement, le premier de sa famille, il a vu son nom briller sur la liste du collecteur. Quel honneur ! trop honneur !


Il faut en payer la rente,
Et, chaque an, je suis confus,
De voir que mon chiffre augmente,
Même en n’ayant rien de plus.


Sa femme, née dans la même condition que lui, mais d’esprit naturel, d’imagination, et d’un parler pittoresque, sa femme, qui d’abord était ennemie jurée des vers et lui cachait plumes et papier, maintenant qu’elle sait le prix de la rime, lui offre toujours, d’un air gracieux, la plume la plus fine et le papier le plus doux :« Courage, dit-elle ; chaque vers, c’est une tuile que tu pétris pour achever de couvrir la maison. » Et toute la famille lui crie : « Fais des vers, fais des vers. »

Depuis qu’il fait des vers, en effet, Jasmin, pour parler en prose, grace au bon débit de ses productions et à l’intérêt bien entendu qu’y ont mis les Agenais, a pu, sans quitter son état, devenir propriétaire de la maison qu’il habite et obtenir une petite aisance, qui paraît le comble de ses vœux.

Son premier poème, publié en 1825, le Charivari, est un poème burlesque, qui a pour héros le sensible Oduber, veuf et vieux, qui songe à se remarier Mes souvenirs du Lutrin y sont entrés sans beaucoup de déguisement. Le poème est précédé d’une belle ode à M. Dupront, avocat, homme du pays, de grand talent au barreau, et qui eût été poète lui-même, m’assure-t-on, si une sorte de paresse naturelle ne l’eût retenu. L’ode que Jasmin lui adresse a de l’ampleur, de l’harmonie et une beauté sérieuse. Une strophe, dans laquelle il célébrait l’avènement de Charles X, lui a été depuis rappelée par M. Dupront, dans le Mémorial agenais, et Jasmin s’est lavé du reproche d’inconséquence. Jasmin, en effet, est un libéral de la restauration, et aujourd’hui il est ce qu’on appelle un homme du mouvement. Mais ses passions généreuses ne s’appuient pas sur des doctrines bien méditées. Le mot de Charles X, plus de hallebardes, lui avait été au cœur, et il y avait cru. La partie politique de son recueil est celle qui a le moins d’originalité : la langue d’abord en devient aisément toute française, car le patois n’a point, dans son fonds, ce vocabulaire moderne. De plus, les souvenirs des chansons de Béranger y abondent, et la liberté de juillet elle-même, d’après Jasmin, ne semble pas très différente de celle qui se dresse, si reconnaissable, dans les vers de M. Auguste Barbier. Distinguons pourtant, en cet ordre de pièces, un très beau chant, intitulé : les Oiseaux voyageurs, ou les Polonais en France, qui respire le pathétique et qui atteint au sublime dans sa simplicité. Jasmin a adressé, en 1832, une pièce de vers français à Béranger, son patron naturel en notre littérature ; ces vers faciles et corrects, mais communs, prouveraient, s’il en était besoin, que le français est, pour Jasmin, une langue acquise, et que la couleur, l’image, la pensée, lui viennent en patois.

Il ne faut pas d’ailleurs s’exagérer l’instinct et la naïveté ignorante de l’aimable poète. Jasmin a du feu, de l’entraînement sans doute ; il a besoin de la passion actuelle pour arriver au bien : mais il travaille, il travaille opiniâtrement, dit-on ; il lime ses vers, il rejette, il choisit, il a un art de style enfin. Nous sommes trop incompétent au sujet de cette langue, que nous n’avons saisie qu’à l’aide d’amis obligeans, pour avoir un avis sur ce que peut être le bon style en patois ; mais il paraît bien que Jasmin a ce bon style. Si Agen a été appelé l’œil de la Guyenne, Jasmin écrit dans le pur patois agenais ; il y a là quelque chose d’attique, en un certain sens. Jasmin prend peut-être quelques licences de tours, ou du moins il profite en cela des habitudes introduites ; il cède un peu trop, sans y songer, à ce flot de gallicismes qui vont chaque jour s’infiltrant ; tout en observant parfaitement la grammaire locale, il ne recourt peut-être pas assez à certaines locutions par lesquelles l’idiome du Midi se distinguait du français du Nord, et qu’on pourrait sauver ; en un mot ce n’est pas un poète remontant du patois à la langue par l’érudition ; mais c’est un poète pur, soigné en même temps que naturel dans l’expression, habile et curieux aux mots vifs de son vocabulaire ; rien de rocailleux, rien de louche chez lui, et, pour parler selon ses images, son clair Adour, à nos yeux, semble courir sans un flot troublé[3].

La Fidélité agenaise, jolie romance sentimentale de Jasmin, jouit d’un succès populaire dans le pays, et prouve qu’avec une ame assez peu rêveuse et peu langoureuse, il a pourtant des éclairs de la sensibilité des troubadours. Quoi qu’il en dise, il n’a pas tout-à-fait quitté la guitare pour le flageolet ; et Marot, qui parle aussi de son flageolet, n’avait-il pas, au milieu de sa verve badine, de tendres accens, que le contraste fait mieux sentir encore ? Henri IV, au milieu de ses saillies et de ses gaietés gasconnes, n’a-t-il pas sa douce chanson de Charmante Gabrielle ? Jasmin est bien le poète tout proche de la patrie d’Henri IV.

Le dernier et le plus remarquable poème de Jasmin, l’Aveugle de Castel-Cuillé, offre, plus qu’aucun des précédens, le caractère de sensibilité et de pathétique au milieu des graces conservées d’une muse légère. Une tradition populaire du pays en a fourni le sujet au poète ; mais il a su y élever une composition soutenue, graduée, délicate et touchante, qui le classe, à bon droit, parmi les plus vrais talens en vers de notre temps. La poésie franche y embaume à l’ouverture du premier chant

« Du pied de cette haute montagne, où se dresse Castel-Cuillé, dans la saison où le pommier, le prunier et l’amandier blanchissaient dans la campagne, voici le chant qu’on entendit un mercredi matin, veille de Saint-Joseph :


Les chemins devraient fleurir,
Tant belle épousée va sortir ;
Devraient fleurir, devraient germer,
Tant belle épousée va passer.


Et le vieux Te Deum des humbles mariages semblait descendre des nues, quand tout d’un coup une grande troupe de jeunes filles au teint frais, propres comme l’œil, chacune avec son fringant, viennent sur le bord du rocher entonner le même air, et là, semblables, tant elles sont voisines du ciel, à des anges rians qu’un Dieu aimable envoie pour faire leurs gambades et nous apporter l’allégresse, elles prennent leur élan, et bientôt dévalant par la route étroite de la côte rapide, elles vont en zig-zag vers Saint-Amant, et les volages, par les sentiers, comme des folles, vont en criant :


Les chemins devraient fleurir,
Tant belle épousée va sortir, etc.


C’est Baptiste et sa fiancée qui allaient chercher la jonchée[4]… »


Jamais gaieté nuptiale de jeunes garçons et de jeunes filles n’a été exprimée dans un rhythme plus dansant, dans une langue plus vive, plus claire de sons et d’images, plus fringante elle-même et plus guillerette, pour ainsi dire. Mais continuons, en supprimant à regret bien des détails dont aucun n’est superflu :

« Quand on voit blanchir les haies que l’hiver avait noircies, une noce du peuple, ah ! que c’est joli !… Cependant d’où vient qu’au milieu de ces filles si légères, si rieuses, Baptiste, muet, soupire ? L’épousée est pourtant jolie ! Est-ce que saint Joseph voudrait nous faire entendre, le bon saint, qu’à l’amour trop pressé il ne reste rien à prendre ? Oh ! non, fille qui est en faute ne porte pas le front si haut. Qu’as-tu donc, fiancé ? Ils ne se font aucune caresse : à les voir si indifférens, si froids ; on les croirait de grandes gens ! »

C’est qu’au bas de la colline, dans une chaumière, habite la pauvre Marguerite, orpheline, aveugle, seulement aveugle depuis le dernier été que la petite-vérole ou la rougeole lui a donné sur les yeux. Baptiste devait l’épouser, il le lui a promis, et elle y croit encore ; elle l’attend. Mais, après une absence, il revient, et, cédant aux ordres d’un père avare, il épouse Angèle ; il l’épouse, pensant toujours à Marguerite.

La bonne vieille Jeanne, diseuse de bonne aventure, que la noce rencontre, jette un moment quelque nuage à ces fronts sereins, par des paroles obscures et funèbres ; mais « sur un petit ruisseau clair comme de l’argent, que peuvent deux gouttes d’eau trouble ? » La noce a vite secoué le présage, et les folâtres volages recommencent de bondir et de chanter :


Les chemins devraient fleurir, etc.


Ainsi se termine le premier chant. Le second petit tableau nous montre la pauvre Marguerite seulette dans sa maison, ignorant encore son malheur et se disant à elle-même ses espérances et ses craintes. Le discours simple et naïf, où se déroule son tendre ennui, finit en ces mots : « On dit qu’on aime mieux quand on est dans la peine ; et quand on est aveugle, donc ! » Son petit frère entre là-dessus, il a vu la noce, il s’écrie, il raconte. — « Quoi ? dit Marguerite, Angèle se marie ! Paul, tu l’as vue ? Quel secret ! personne n’en a parlé. Oh ! dis, quel est son fiancé ? » — « Eh ! ma sœur, ton ami Baptiste ! »

« L’aveugle pousse un cri et ne répond plus. La blancheur du lait s’étend sur son visage ; un froid pesant comme le plomb, tombant, à la voix de l’enfant, sur son cœur bientôt sans battement, suspend assez long-temps sa vie, et la voilà pareille, près du petit qui pleure, à une vierge de cire habillée en bergère. »

Jeanne, la diseuse de bonne aventure, survient ; mais Marguerite, qui veut s’assurer de son malheur, dissimule ; elle a l’air d’attendre encore Baptiste. La vieille lui dit : « Ma fille, tu l’aimes trop, je te blâme. À croire au bonheur il ne faut pas tant s’accoutumer. Va, crois-moi, prie Dieu de ne pas tant l’aimer. » — « Jeanne, répond l’aveugle, plus je prie Dieu, plus je l’aime ! mais ce n’est pas un péché ; il est bien toujours pour moi ?… » Jeanne n’a rien répondu, tout est dit, c’est assez.

La troisième scène commence avec l’angélus du matin des noces :


De la cloche, à la fin, neuf petits coups s’entendent,
Et l’aube blanchissante, arrivant lentement,
Trouve dans deux maisons deux filles qui l’attendent ;
Combien différemment !


Le poète passe tour à tour d’Angèle, la jolie et la légère, qui ne voit que sa croix d’or et sa couronne, à la pauvre Marguerite, qui, à tâtons, va chercher au fond d’un tiroir quelque chose qu’elle cache en frémissant dans son sein. Angèle, au bruit des baisers et des chansons, oublie de faire sa prière ; Marguerite, le front couvert d’une froide sueur, agenouillée, dit tout bas, pendant que son frère ôte le verrou : « Ô mon Dieu ! pardonne-le-moi ? » Et elle se met en marche vers l’église, appuyée sur l’enfant ; pas de soleil encore, il bruine ; l’odeur du laurier qui jonche le chemin lui arrive parfois et la fait frissonner. Ils avancent du côté du château, vers la petite église à la façade noircie et pointue, où chante l’orfraie. — « Paul, dit la jeune fille, finis avec ta crécelle ! — Où sommes-nous ? il me semble que nous montons. » — « Eh ! ne vois-tu pas que nous arrivons ? dit l’enfant ; n’entends-tu pas chanter l’orfraie sur le clocher ? Oh ! le vilain oiseau ! il porte malheur, n’est-ce pas ? T’en souviens-tu, ma sœur ? quand notre pauvre père, la nuit que nous étions à le veiller, disait : « Tiens, petite, je suis plus malade ; garde bien Paul au moins, car je sens que je m’en vais. » Tu pleurais, lui aussi, moi aussi, tous nous pleurions. Eh bien ! sur le toit alors l’orfraie chanta, et, notre père mort, ici même, tiens ! on l’a porté. Aye ! tu m’embrasses trop fort, tu m’étouffes, Marguerite. » — Je traduis mot à mot, en ne supprimant que l’harmonie du rhythme : qu’on juge du charme de ces simples et vraies paroles dans des vers purs, concis, auxquels pas un mot de trop pas un ornement inutile n’est accordé !

Enfin on est à l’église ; le temps s’est levé, il fait soleil, et pourtant il pleut ; la noce arrive : Angèle, toujours étourdie et ne pensant qu’à sa croix d’or ; Baptiste, muet, triste comme la veille. La cérémonie commence, l’anneau est béni, et Baptiste le tient ; mais, avant de le mettre au doigt qui l’attend, il faut qu’il prononce une parole… Elle est dite ; aussitôt, du côté du garçon d’honneur, une voix s’élève ; Marguerite, qui peut-être au fond de son cœur doutait encore, a crié : « C’est lui ! » Et elle tire un couteau pour s’en frapper. Mais sans doute son ange était là pour la secourir, car si forte fut sa douleur, qu’au moment et avant de se frapper, elle tomba morte. Et le soir, un cercueil avec des fleurs passait au même chemin ; le De Profundis avait remplacé les chansons, et, dans la double rangée de jeunes filles en blanc, chacune maintenant semblait dire :


Les chemins devraient gémir,
Tant belle morte va sortir ;
Devraient gémir, devraient pleurer,
Tant belle morte va passer !


Ainsi va et sans cesse recommence, et se remontre soudainement, aussi fraîche qu’au premier matin, la poésie immortelle. Et les oracles, les vétos exclusifs sont déjoués. Vous nous accusez, nous autres d’ici, d’être enfans de Dubartas, et voilà que, du pays de Dubartas, tout à côté, naît à l’improviste un poète vrai, franc, naturel et populaire, qui nous ressemble peu, direz-vous, mais que nous saluons parce qu’il nous rend aussi et nous chante à sa manière cette même espérance que nous avons : «  Non, la poésie n’est pas morte et ne peut mourir. »

La publication de l’Aveugle a mis, dans le pays, le comble à la gloire de Jasmin. Lors d’un voyage qu’il fit l’an dernier à Bordeaux, la lecture de ce poème, au sein de l’académie de cette ville, lui valut un triomphe qui rappelle de loin ceux de l’antique Provence ou de l’Italie. Il faut dire de plus que Jasmin lit à merveille ; que sa figure d’artiste, son brun sourcil, son geste expressif, sa voix naturelle d’acteur passionné, prêtent singulièrement à l’effet. Quand il arrive au refrain : Les chemins devraient fleurir, etc., et que, cessant de déclamer, il chante, toutes les larmes coulent ; ceux mêmes qui n’entendent pas le patois partagent l’impression et pleurent.

Jasmin a déjà eu à subir l’espèce de tentation nouvelle qui s’attache inévitablement au succès ; on lui a conseillé de venir à Paris, tout comme à M. Fonfrède ; mais Jasmin a eu le bon esprit de comprendre sa vraie situation et d’y rester fidèle. Dans une jolie pièce de vers, adressée à un riche agriculteur de Toulouse, qui lui donnait ce conseil, il réfute agréablement les raisons flatteuses par un tableau de ses goûts et de ses simples espérances : « Dans ma ville où chacun travaille, laissez-moi donc comme je suis ; chaque été, plus content qu’un roi, je glane ma petite provision d’hiver, et après je chante comme un pinson, à l’ombre d’un peuplier ou d’un frêne, trop heureux de devenir cheveux blancs dans le pays qui m’a vu naître. Sitôt qu’on entend, dans l’été, le joli zigo, ziou, ziou, des cigales sautilleuses, le jeune moineau s’élance et déserte le nid où il a senti venir des plumes à ses ailes. L’homme sage n’est pas ainsi… » Nous n’avons rien à ajouter à ces agréables et bonnes pensées, et nous espérons que le poète y restera fidèle. Il aime, dit-on, la louange ; tous les poètes l’aiment, et ceux de son pays plus encore que d’autres. Qu’elle ne soit pour lui, du moins, qu’un encouragement bien intelligible à persévérer dans la voie où il l’a su conquérir ! qu’il travaille toujours ses vers ; qu’il les laisse venir naturels toujours. Le beau succès de l’Aveugle doit lui montrer ce qu’on gagne à des sujets que le pathétique et une certaine élévation épurent. C’est de ce côté que, l’âge venant, nous voudrions le voir de plus en plus se tourner. Il a, dans Béranger, son patron et son correspondant naturel, un bel exemple de modestie, de persévérance, et aussi de perfectionnement dans l’emploi du talent. Qu’il ne le perde point de vue ; et puisse-t-il arriver à vieillir, suivant ses souhaits, dans sa ville natale, poète toujours aimable, mais de plus en plus sérieux, touchant et honoré !


Sainte-Beuve
  1. Petit instrument de sureau avec lequel se canonnent les enfans.
  2. Noël Célèbre du Midi.
  3. Depuis que ceci est écrit, nous lisons dans le Journal grammatical (avril et mai 1836) un article philologique sévère sur le patois de Jasmin, par M. Mary Lafon, qui s’est occupé en érudit de l’idiome provençal. Nous concevons, en effet, le peu d’estime que des antiquaires, épris de cette belle langue, en ce qu’elle a de pur et de classique, expriment pour le patois extrêmement francisé qu’on parle dans une ville du midi en 1836. Nous concevons que Goudouli, au commencement du xviie siècle, ait été plus nourri dans son style des purs idiotismes provençaux, et que la saveur de ses vers garde mieux le goût de la vraie langue. Le jugement de M. Lafon nous paraît porter sur la détérioration inévitable du patois plus que sur la manière même de Jasmin, qui fait ce qu’il peut, qui n’a pas lu les troubadours, et qui se sert avec grande correction de son patois d’Agen tel qu’il le trouve à la date de sa naissance. La lettre de Jasmin, que M. Lafon a l’extrême obligeance de nous communiquer, vient à l’appui pour nous montrer que le poète populaire entend peu la question comme l’a posée le critique érudit, et qu’il n’est pas, comme il s’en vante presque, à la hauteur du système. Il reste pourtant à regretter qu’avec de si heureuses qualités, et un art véritable d’écrivain, Jasmin n’ait pu cacher, sous ce titre d’homme du peuple, un bon grain d’érudition et de vieille langue, comme Béranger et Paul Louis de ce côté-ci de la Loire. Mais que voulez-vous ? il est homme du peuple tout de bon.
  4. Coutume du pays : on va chercher au bois des branches d’arbres, et surtout de laurier, qu’on jette ensuite sur le chemin de l’église et à la porte des conviés.