Poètes et romanciers modernes de la France/Le Comte Xavier de Maistre

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POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XXXIII.
LE COMTE XAVIER DE MAISTRE.[1]


Nous avons eu occasion déjà, dans cette série d’écrivains français, d’en introduire plus d’un qui n’était pas né en France, et d’étonner ainsi le lecteur par notre louange prolongée autour de quelque nom nouveau. Celui-ci, du moins, est bien connu de tous, et il n’y a pas besoin de précaution pour l’aborder. Le comte Xavier de Maistre n’était jamais venu à Paris avant cet hiver ; il n’avait qu’à peine traversé autrefois un petit angle de la France, lorsque, vers 1825, il revenait de Russie dans sa patrie, en Savoie, et se rendait de Strasbourg à Genève, par Besançon. Ayant passé depuis lors de longues années à Naples, sur cette terre de soleil et d’oubli, il ne s’était pas douté qu’il devenait, durant ce temps-là, ici, un de nos auteurs les plus connus et les mieux aimés. À son arrivée dans sa vraie patrie littéraire, sa surprise fut grande, comme sa reconnaissance : il s’était cru étranger, et chacun lui parlait de la Sibérienne, du Lépreux, des mêmes vieux amis.

Sans doute (et c’est lui plaire que de le dire) la renommée de son illustre frère est pour beaucoup dans cette espèce de popularité charmante qui s’en détache avec tant de contraste. Les paradoxes éloquens, la verve étincelante et les magnifiques anathèmes de son glorieux aîné ont provoqué autour de cette haute figure une foule d’admirateurs ou de contradicteurs, une espèce d’émeute passionnée, émerveillée ou révoltée, une quantité de regards enfin, dont a profité tout à côté, sans le savoir, la douce étoile modeste qui les reposait des rayons caniculaires de l’astre parfois offensant. Quelle que fût l’inégalité des deux lumières, l’apparence en était si peu la même, que la plus forte n’a pas éteint l’autre, et n’a servi bien plutôt qu’à la faire ressortir. Heureuse et pieuse destinée ! la vocation littéraire du comte Xavier est tout entière soumise à l’ascendant du comte Joseph. Il écrit par hasard, il lui communique, il lui abandonne son manuscrit ; il lui laisse le soin d’en faire ce qu’il jugera à propos ; il se soumet d’avance, et les yeux fermés, à sa décision, à ses censures, et il se trouve un matin avoir acquis, à côté de son frère, une humble gloire tout-à-fait distincte, qui rejaillit à son tour sur celle même du grand aîné, et qui semble (ô récompense !) en atténuer par un coin l’éclatante rigueur, en lui communiquant quelque chose de son charme. Ç’a toujours été un rôle embarrassant que d’arriver le cadet d’un grand écrivain et de tout homme célèbre, ou simplement à la mode, qui vous prime, qu’on soit un vicomte de Mirabeau, un Ségur sans cérémonies[2], ou le second des Corneille. Pour trancher la difficulté, l’esprit seul ne suffit pas toujours ; le plus simple est que le cœur s’en mêle. Frédéric Cuvier mourant, il y a près d’un an, a demandé qu’on inscrivît, pour toute épitaphe, sur la pierre de son tombeau Frédéric Cuvier, frère de George. Le comte Xavier dirait volontiers ainsi dans sa filiale piété fraternelle. Mais pour lui, il ne s’est jamais posé le rôle ; il ne s’est jamais dit que c’était embarrassant ; il a senti que c’était doux, près de soi, d’avoir un haut abri dans ses pensées, et cependant il s’en est tiré mieux que tous les cadets de grands hommes en littérature : il a trouvé sa place par le naïf, le sensible et le charmant[3].

Quelque part, à bon droit, qu’on fasse à la vocation singulière et déclarée des talens, ce n’est pas sans une certaine préparation générale et une certaine prédisposition du terroir natal lui-même, qu’à titre d’écrivains français si éminens, on a pu voir sortir de Genève Jean-Jacques, Benjamin Constant de Lausanne, et les de Maistre de Savoie, ceux-ci surtout, qui n’en sont sortis que pour aller vivre tout autre part qu’en France. La Savoie, en effet, appartient étroitement et par ses anciennes origines à la culture littéraire française ; laissée de côté et comme oubliée sur la lisière, elle est de même formation. Sans remonter jusqu’au moyen-âge, jusqu’à l’époque chevaleresque où fleurissait bien brillamment, sous une suite de vaillans comtes, la tige de l’antique maison souveraine de ce pays, mais où, sauf plus ample information, la trace littéraire est moins évidente ; sans se reporter tout-à-fait jusqu’au temps du bon Froissart, qui se louait très fort pourtant de leur munificence :

Amé, le comte de Savoie[4],
..........
Une bonne cote hardie
Me donna de vingt florins d’or ;
Il m’en souvient moult bien encor ;

en s’en tenant aux âges plus rapprochés et après que le français proprement dit se fut entièrement dégagé du roman, dès l’aurore du XVIe siècle, on trouve quelques points saillans : dans les premiers livres français imprimés (mystères, romans de chevalerie ou autres), un bon nombre le fut à Chambéry ; on rencontre archevêque à Turin Claude de Seyssel, l’historien de Louis XII et l’infatigable traducteur : il était né à Aix en Savoie. Procédant d’Amyot en style bien plus que de Seyssel, le délicieux écrivain François de Sales, né au château de son nom, résidait à Annecy ; avec son ami le président Antoine Favre, jurisconsulte célèbre et père de l’académicien Vaugelas, il fondait, trente ans juste avant l’Académie française, une académie dite florimontane, où la théologie, les sciences et aussi les lettres étaient représentées : leur voisin Honoré d’Urfé en faisait partie[5]. On avait pris pour riant emblème, et sans doute d’après le choix de l’aimable saint (car cela lui ressemble), un oranger portant fruits et fleurs, avec cette devise : flores fructusque perennes. Mais le vent des Alpes souffla ; l’oranger fleurit peu et bientôt mourut. Pourtant cette seule pensée indique tout un fonds préexistant de culture. Vaugelas, le premier de nos grammairiens corrects et polis, était venu de Savoie en France : Saint-Réal en était et y retourna, écrivain concis, et pour quelques traits profonds, précurseur de Montesquieu. Il n’y eut jamais interruption bien longue dans cette suite littéraire notable, et Ducis se vantait tout haut à Versailles de son sang allobroge ; quand déjà, de par-delà les monts, la voix de Joseph de Maistre allait éclater.

En ce qui est du comte Xavier, le naturel décida tout ; le travail du style fut pour lui peu de chose ; il avait lu nos bons auteurs, mais il ne songea guère aux difficultés de la situation d’écrivain à l’étranger. Il se trouva un contour gracieux, délicat et touchant, sans y avoir visé ; il sut garder et cultiver discrètement sous tous les cieux sa bouture d’olivier ou d’oranger, sans croire que ce fût un arbuste si rare.

Heureux homme, et à envier, dont l’arbuste attique a fleuri, sans avoir besoin en aucun temps de l’engrais des boues de Lutèce ! Loin de nous, en Savoie, en Russie, au ciel de Naples, il semblait s’être conservé exprès pour nous venir offrir, dans sa trop courte visite, à l’âge de près de soixante-seize ans, l’homme le plus moralement semblable à ses ouvrages qui se puisse voir, le seul de nos jours peut-être tout-à-fait semblable et fidèle par l’ame à son passé, naïf, étonné, doucement malin et souriant, bon surtout, reconnaissant et sensible jusqu’aux larmes comme dans la première fraîcheur, un auteur enfin qui ressemble d’autant plus à son livre, qu’il n’a jamais songé à être un auteur.

Il est né à Chambéry, en octobre 1763, d’une très noble famille et nombreuse ; il avait plusieurs frères, outre celui que nous connaissons. Tandis que le comte Joseph, dans de fortes études qui semblaient tenir tout d’une pièce à l’époque d’Antoine Favre et du XVIe siècle, suivait en magistrat gentilhomme la carrière parlementaire et sénatoriale, le comte Xavier entra au service militaire ; sa jeunesse se passa un peu au hasard dans diverses garnisons du Piémont. Les goûts littéraires dominaient-ils en lui et remplissaient-ils tous ses loisirs ? — « Je dois à la vérité d’avouer, répondait-il un jour en souriant à quelques-unes de mes questions d’origines, que dans cet espace de temps j’ai fait consciencieusement la vie de garnison sans songer à écrire et assez rarement à lire ; il est probable que vous n’auriez jamais entendu parler de moi sans la circonstance indiquée dans mon Voyage autour de ma Chambre, et qui me fit garder les arrêts pendant quelque temps[6]. » Avant ce voyage ingénieux, il en avait fait un autre plus hardi et moins enfermé, un voyage aéronautique ; il partit d’une campagne près de Chambéry, en ballon, et alla s’abattre à deux ou trois lieues de là. Des arrêts pour un duel, un voyage à la Montgolfier, voilà de grandes vivacités de jeunesse. Il avait vingt-six ou vingt-sept ans, et était officier au régiment de marine en garnison à Alexandrie, lorsqu’il écrivit le Voyage autour de ma Chambre ; quelques allusions pourtant se rapportent à une date postérieure ; il le garda quelques années dans son tiroir et y ajoutait un chapitre de temps en temps. Dans une visite qu’il fit à son frère Joseph, à Lausanne, vers 94 ou 95, il lui porta le manuscrit : « Mon frère, dit-il, était mon parrain et mon protecteur ; il me loua de la nouvelle occupation que je m’étais donnée et garda le brouillon qu’il mit en ordre après mon départ. J’en reçus bientôt un exemplaire imprimé, et j’eus la surprise qu’éprouverait un père en revoyant adulte un enfant laissé en nourrice. J’en fus très satisfait, et je commençai aussitôt l’Expédition nocturne ; mais mon frère, à qui je fis part de mon dessein, m’en détourna : il m’écrivit que je détruirais tout le prix que pouvait avoir cette bluette, en la continuant ; il me parla d’un proverbe espagnol qui dit que toutes les secondes parties sont mauvaises, et me conseilla de chercher quelque autre sujet : je n’y pensai plus. »

En relisant cet agréable Voyage, on apprend à en connaître l’auteur mieux que s’il se confessait à nous directement : c’est une manière de confession d’ailleurs, sous air de demi-raillerie. Une douce humeur y domine, moins marquée que dans Sterne, que plusieurs chapitres rappellent toutefois[7] ; mais j’y verrais plutôt en général la grace souriante et sensible de Charles Lamb. On surprend les lectures, les goûts du jeune officier, son ame candide, naturelle, mobile, ouverte à un rayon du matin, quelques rimes légères (nous en citerons plus tard), quelque pastel non moins léger, sa passion de peindre et même au besoin de disserter là-dessus : « C’est le dada de mon oncle Tobie, se dit-il. » Dante peignait déjà comme on le pouvait faire en son temps ; André Chénier peignait aussi : quoi de plus naturel qu’on tienne les deux pinceaux ? M. de Maistre a beaucoup plus peut-être réfléchi et raisonné sur celui des deux arts auquel il ne doit pas sa gloire : il manie l’autre sans tant d’étude et d’analyse des couleurs. Mais même pour la peinture, et malgré l’air de dissertation dont il se pique au chapitre XXIV du Voyage, ç’a été surtout un moyen pour lui de fixer en tout temps des traits chéris, un site heureux, une vallée alpestre, quelque moulin égayant l’horizon, quelque chemin tournant près de Naples, le banc de pierre où il s’est assis, où il ne s’asseoiera plus, toute réminiscence aimable enfin des lieux divers qui lui furent une patrie.

La douce malice du Voyage se répand et se suit dans toutes les distractions de l’autre, comme il appelle la bête par opposition à l’ame ; l’observation du moraliste, sous air d’étonnement et de découverte, s’y produit en une foule de traits que la naïveté du tour ne fait qu’aiguiser. Qu’on se rappelle ce portrait de Mme Hautcastel (chap. XV), qui, comme tous les portraits, et peut-être, hélas ! comme tous les modèles, sourit à la fois à chacun de ceux qui regardent et a l’air de ne sourire qu’à un seul : pauvre amant qui se croit uniquement regardé ! Et cette rose sèche (chap. XXXV), cherchée, cueillie autrefois si fraîche dans la serre un jour de carnaval, avec tant d’émotion, offerte à Mme Hautcastel à l’heure du bal, et qu’elle ne regarde même pas ! car il est tard, la toilette s’achève ; elle en est aux dernières épingles ; il faut qu’on lui tienne un second miroir : « Je tins quelque temps un second miroir derrière elle, pour lui faire mieux juger de sa parure ; et, sa physionomie se répétant d’un miroir à l’autre, je vis alors une perspective de coquettes, dont aucune ne faisait attention à moi. Enfin, l’avouerai-je ? nous faisions, ma rose et moi, une fort triste figure… Au moment où la parure commence, l’amant n’est plus qu’un mari, et le bal seul devient l’amant. »

Dans ce charmant chapitre, je relèverai une des taches si rares du gracieux opuscule ; redoublant sa dernière pensée, l’auteur ajoute que, si l’on vous voit au bal ce soir-là avec plaisir, c’est parce que vous faites partie du bal même, et que vous êtes par conséquent une fraction de la nouvelle conquête : vous êtes une décimale d’amant. Cette décimale, on en conviendra, est maniérée ; il y a très peu de ces fautes de goût chez M. Xavier de Maistre ; son frère, dans sa manière supérieure, s’en permet souvent, et laisse sentir la recherche. Lui, d’ordinaire, il est la simplicité même. Ce qui le distingue entre les étrangers écrivant en français et non venus à Paris, c’est précisément le goût simple. Par là il ressemble à Mme de Charrière : on n’en avait pas d’exemple jusqu’à eux. Hamilton, tout Irlandais qu’il était, avait du moins passé sa jeunesse à la cour de France, ou, ce qui revient presque au même, à celle de Charles II.

Et qu’on ne s’étonne pas si j’allie ainsi l’idée de la simplicité du goût avec celle du centre le plus raffiné. C’est un fait ; M. Xavier de Maistre l’a lui-même remarqué à propos de sa jeune Sibérienne : « L’étude approfondie du monde, dit-il, ramène toujours ceux qui l’ont faite avec fruit, à paraître simples et sans prétentions, en sorte que l’on travaille quelquefois long-temps pour arriver au point par où l’on devrait commencer. » Ainsi Hamilton est aisé et simple de goût, comme l’est Voltaire. Le comte Xavier s’en est plutôt tenu, lui, à cette simplicité par où l’on commence, tout en comprenant celle par où l’on finit[8].

Revenons au Voyage : les divorces, querelles et raccommodemens de l’ame et de l’autre fournissent à l’aimable humouriste une quantité de réflexions philosophiques aussi fines et aussi profondes[9] que le fauteuil psychologique en a jamais pu inspirer dans tout son méthodique appareil aux analyseurs de profession. L’élévation et la sensibilité s’y joignent bientôt et y mêlent un sérieux attendri : qu’on relise le touchant chapitre XXI sur la mort d’un ami et sur la certitude de l’immortalité. « Depuis long-temps, dit-il en continuant, le chapitre que je viens d’écrire se présentait sous ma plume, et je l’avais toujours rejeté. Je m’étais promis de ne laisser voir dans ce livre que la face riante de mon ame ; mais ce projet m’a échappé comme tant d’autres. » Chez M. de Maistre, en effet, la mélancolie n’est pas en dehors, elle ne fait par momens que se trahir. Né au cœur d’un pays austère, il n’en eut visiblement aucun reflet nuageux ; on ne pourrait dire de lui ce que M. de Lamartine a dit de M. de Vignet dans une des pièces du dernier recueil, dans celle peut-être où l’on reconnaît encore le plus sûrement l’oiseau du ciel à bien des notes, et où l’on aime à retrouver l’écho le moins altéré des anciens jours :

Il était né dans des jours sombres,
Dans une vallée au couchant,
Où la montagne aux grandes ombres
Verse la nuit en se penchant.

Les pins sonores de Savoie
Avaient secoué sur son front
Leur murmure, sa triste joie,
Et les ténèbres de leur tronc.

..........
Des lacs déserts de sa patrie,
Son pas distrait cherchait les bords,
Et sa plaintive rêverie
Trouvait sa voix dans leurs accords.

Chez le comte Xavier, cela se voit moins et seulement se devine. Sa bonhomie cache sa sensibilité et un fonds sérieux et mélancolique. En général, ses qualités sont voilées et à demi dérobées par cette bonhomie et modestie. On pourrait être long-temps avec lui dans un salon sans s’en douter ; il prend peu de part aux questions générales, et ne se met en avant sur rien ; il aime les conversations à deux : on croit sentir qu’il a long-temps joui d’un cher oracle, et qu’il a long-temps écouté. L’esprit français se retrouve sous son léger accent de Savoie et s’en pénètre agréablement : « L’accent du pays où l’on est né, a dit La Rochefoucauld, demeure dans l’esprit et dans le cœur, comme dans le langage. » La pensée semble parfois plus savoureuse sous cet accent, comme le pain des montagnes sous son goût de sel ou de noix.

Lorsque la Savoie fut réunie à la France, le comte Xavier, qui servait en Piémont, crut devoir renoncer à sa patrie, dont une moitié, dit-il, l’avait elle-même abandonné. Nos guerres en Italie l’en chassèrent. Il émigra en Russie, n’emportant qu’un très léger bagage littéraire, les premiers chapitres de l’Expédition nocturne peut-être, mais non pas assurément la Prisonnière de Pignerol, ni même le poème en vingt-quatre chants, dont il est question au chapitre XI de l’Expédition ; car il n’avait rien écrit de tel et n’en parlait que par plaisanterie. Arrivé dans le Nord, sa première idée fut qu’il n’avait pour ressource que son pinceau, et, comme tant d’honorables émigrés, il se préparait à en vivre ; mais la fortune changea : il put garder l’épée, et, au service de la Russie, il parvint graduellement au rang de général. Sa destinée avec son cœur acheva de s’y fixer, lorsqu’il eut épousé une personne douée selon l’ame et portant au front le grand type de beauté slave ; il avait trouvé le bonheur.

Vingt ans s’étaient passés depuis qu’il avait écrit le Voyage autour de ma Chambre ; un jour, en 1810, à Saint-Pétersbourg, dans une réunion où se trouvait aussi son frère, la conversation tomba sur la lèpre des Hébreux ; quelqu’un dit que cette maladie n’existait plus ; ce fut une occasion pour le comte Xavier de parler du lépreux de la Cité d’Aoste qu’il avait connu. Il le fit avec assez de chaleur pour intéresser ses auditeurs et pour s’intéresser lui-même à cette histoire, dont il n’avait jusque-là rien dit à personne. La pensée lui vint de l’écrire ; son frère l’y encouragea et approuva le premier essai qui lui en fut montré, conseillant seulement de le raccourcir. Ce fut son frère encore qui prit soin de le faire imprimer à Saint-Pétersbourg (1811), en y joignant le Voyage : mais Lépreux et Voyage ne furent guère connus en France avant 1817, ou même plus tard.

L’histoire du Lépreux est donc véritable comme l’est celle de la jeune Sibérienne, que l’auteur avait apprise en partie d’elle-même, et comme le sont et l’auraient été en général tous les récits du comte Xavier, s’il les avait multipliés. Je lui ai entendu raconter ainsi la touchante histoire d’un officier français émigré, vivant à l’île de Wight, qu’il n’a pas écrite encore. S’il appartient à la France par le langage, on peut dire qu’il tient déjà à l’Italie par la manière de conter. Tout est de vrai chez lui ; rien du roman ; il copie avec une exacte ressemblance la réalité dans l’anecdote. L’idéal est dans le choix, dans la délicatesse du trait et dans un certain ton humain et pieux qui s’y répand doucement. En France, nous avons très peu de tels conteurs et auteurs de nouvelles proprement dites, sans romanesque et sans fantaisie. On ne s’attend guère à ce que je compare M. Xavier de Maistre à M. Mérimée : ce sont les deux plus parfaits pourtant que nous ayons, les deux plus habiles, l’un à copier le vrai, l’autre à le figurer. L’auteur du Lépreux, de la jeune Sibérienne, et des Prisonniers du Caucase a, sans doute, bien moins de couleur, de relief et de burin, bien moins d’art, en un mot, que l’auteur de la Prise d’une Redoute ou de Matteo Falcone ; mais il est également parfait en son genre, il a surtout du naïf et de l’humain.

Ce pauvre lépreux, avant d’être à la Cité d’Aoste, vivait à Oneille. Quand les Français, après avoir pris la Savoie et le comté de Nice, firent une incursion jusqu’à Oneille où était ce malheureux, il s’effraya, il se crut menacé ; il eut la prétention d’émigrer comme les autres. Un jour il arriva à pied devant Turin : la sentinelle l’arrêta à la porte, et, sur la vue de son visage, on le fit conduire entre deux fusiliers chez le gouverneur qui l’envoya à l’hôpital ; de là on prit le parti de le diriger sur la Cité d’Aoste où il résida par ordre. M. de Maistre l’y voyait souvent. Le bonhomme lépreux avait, comme on peut croire, un cercle assez peu étendu d’idées ; en lui donnant toutes celles qui dérivaient de sa situation même, l’historien n’a pas voulu lui en prêter un trop grand nombre. Son habitation était parfaitement solitaire ; un jeune officier (celui de Mme Hautcastel peut-être) donnait volontiers alors, à la dame qu’il aimait, des rendez-vous dans ce jardin qui cachait des roses : ils étaient sûrs de n’y pas être troublés. Deux amans se ménageant des rencontres de bonheur à l’ombre de cette redoutable charmille du lépreux, n’est-ce pas touchant ? L’extrême félicité à peine séparée par une feuille tremblante de l’extrême désespoir, n’est-ce pas la vie ?

On relit le Lépreux, on ne l’analyse pas ; on verse une larme, on ne raisonne pas dessus. Tout le monde pourtant n’a pas pensé ainsi : on a essayé de refaire le Lépreux. Le comte Xavier était si peu connu en France, même après cette publication, qu’on l’attribua à son frère Joseph, et, comme celui-ci était venu à mourir, une dame d’esprit se crut libre carrière pour retoucher l’opuscule à sa guise. J’ai sous les yeux le Lépreux de la Cité d’Aoste, par M.  Joseph de Maistre, nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée par madame O. C.[10]. « La lecture du Lépreux m’avait touchée, dit Mme Olympe Cottu dans sa préface ; j’en parlai à un ami auquel une longue et douce habitude me porte à confier toutes mes émotions ; je l’engageai à le lire. Il n’en fut pas aussi satisfait que moi : la douleur aride et quelquefois rebelle du Lépreux lui paraissait, me dit-il, comme une autre lèpre qui desséchait son ame ; cet infortuné (ajoutait-il), révolté contre le sort, n’offrait guère à l’esprit que l’idée de la souffrance physique, et ne pouvait exciter que l’espèce de pitié vulgaire qui s’attache aux infirmités humaines. Il aurait souhaité voir cette pitié ennoblie par un sentiment plus doux et plus élevé, et la résignation chrétienne du Lépreux l’eût mille fois plus attendri que son désespoir. » — Ce discours dans la bouche de l’ami prendra de la valeur et deviendra plus curieux à remarquer, si l’on y croit reconnaître un écrivain bien illustre lui-même et qu’on a été accoutumé longtemps à considérer comme l’émule et presque l’égal du comte Joseph plutôt que comme le critique et le correcteur du comte Xavier. Quoi qu’il en soit, c’était faire preuve d’un esprit bien subtil ou bien inquiet que de voir dans la simple histoire de ce bon Lépreux, à côté de passages reconnus pour touchans, beaucoup d’autres où respire une sorte d’aigreur farouche : voilà des expressions tout d’un coup extrêmes. Quelque délicats, quelque élevés que puissent sembler certains traits ajoutés, l’idée seule de rien ajouter est malheureuse. Tout ce qu’on a introduit dans cette édition du Lépreux perfectionné se trouve compris, par manière d’indication, entre crochets, absolument comme dans les histoires de l’excellent Tillemont, qui craint tout au contraire de confondre rien de lui (le scrupuleux véridique) avec la pureté des textes originaux. Or, dans le délicieux récit qu’on gâte, imaginez comment l’intérêt ému circule aisément à travers ces perpétuels crochets. Si j’étais professeur de rhétorique, je voudrais, au chapitre des narrations, comparer, confronter page à page les deux versions du Lépreux, et démontrer presque à chaque fois l’infériorité de l’esprit cherché et du raisonnement en peine qui ne parvient qu’à surcharger le naïf et le simple. Les auteurs du Lépreux corrigé ont méconnu l’une des plus précieuses qualités du récit original, qui est dans l’absence de toute réflexion commune ou prétentieuse. Peut-être, lors de la rédaction première, s’était-il glissé quelque réflexion superflue dans ce que le comte Joseph a conseillé à son frère de raccourcir, et il a bien fait. À quoi bon ces raisonnemens dans la bouche de l’humble souffrant ? Pourquoi lui faire dire en termes exprès par manière d’enseignement au lecteur : « Tout le secret de ma patience est dans cette unique pensée : Dieu le veut. De ce point obscur et imperceptible où il m’a fixé, je concours à sa gloire, puisque j’y suis dans l’ordre. Cette réflexion est bien douce ! elle agit sur moi avec tant d’empire, que je suis porté à croire que cet amour de l’ordre fait partie de notre essence… » Peu s’en fallait, si l’ami s’en était mêlé davantage, que le Lépreux ne fût devenu un Vicaire savoyard catholique et, non moins que l’autre, éloquent. Ah ! laissez, laissez le lecteur conclure sur la simple histoire ; il tirera la moralité lui-même plus sûrement, si on ne la lui affiche pas ; laissez-le se dire tout seul à demi-voix que ce Lépreux, dans sa résignation si chèrement achetée, est plus réellement heureux peut-être que bien des heureux du monde : mais que tout ceci ressorte par une persuasion insensible ; faites, avec le conteur fidèle, que cet humble infortuné nous émeuve et nous élève par son exemple sans trop se rendre compte à lui-même ni par-devant nous.

À cet endroit du dialogue : « Quoi ? le sommeil même vous abandonne ! » le Lépreux, chez M. de Maistre, s’écrie bien naturellement : « Ah ! monsieur, les insomnies ! les insomnies ! Vous ne pouvez vous figurer combien est longue et triste une nuit, etc… » Au lieu de ce cri de nature, la version corrigée lui fait dire : « Oui, je passe bien des nuits sans fermer l’œil et dans de violentes agitations. Je souffre beaucoup alors ; mais la bonté divine est partout… » Suit une longue page d’analyse qui finit par une vision.

Hofman (des Débats) s’est beaucoup moqué, dans le temps, de cette retouche ; il en voulait surtout à un certain clair de lune introduit au moment de la mort de la sœur, et dans lequel l’astre des nuits, éclairant une nature immobile, était comparé au soleil éteint. Je n’aurais pas tant insisté sur ce singulier petit essai, s’il n’y avait une leçon directe de goût à en tirer, si l’on n’y trouvait surtout les traces avouées d’un conseil supérieur et des traits partout ailleurs remarquables, comme celui-ci : « Quant à la vie, pour ainsi dire déserte, à laquelle je suis condamné, elle s’écoule bien plus rapidement qu’on ne l’imaginerait ; et cela c’est beaucoup, continua le Lépreux avec un léger soupir, car je suis de ceux qui ne voyagent que pour arriver. Ma vie est sans variété, mes jours sont sans nuances ; et cette monotonie fait paraître le temps court, de même que la nudité d’un terrain le fait paraître moins étendu. »

Le simple et doux Lépreux fit son chemin dans le monde sans tant de façons et sans qu’on lui demandât rien davantage ; il prit place bientôt dans tous les cœurs, et procura à chacun de ceux qui le lurent une de ces pures émotions voisines de la prière, une de ces rares demi-heures qui bénissent une journée. Littérairement, on pourrait presque dire qu’il fit école : on citerait toute une série de petits romans (dont le Mutilé, je crois, est le dernier) où l’intérêt se tire d’une affliction physique contrastant avec les sentimens de l’ame ; mais ce sont des romans, et le Lépreux n’en est pas un. Dans cette postérité, plus ou moins directe, je me permets à quelques égards de ranger, et je distingue la trop sensible Ourika, chez qui la lèpre n’est du moins que dans cette couleur fatale d’où naissent ses malheurs. Parmi les ancêtres du Lépreux, en remontant vers le moyen-âge, je ne rappellerai que le touchant fabliau allemand du Pauvre Henry : c’est le nom d’un noble chevalier tout d’un coup atteint de lèpre. Le plus savant des docteurs de Salerne lui a dit qu’il ne pourrait être guéri que par le sang d’une jeune vierge librement offert, et l’amour le lui fait trouver[11].

Un peu plus étendues que le Lépreux et aussi excellentes à leur manière, les deux autres anecdotes, les Prisonniers du Caucase et la jeune Sibérienne, furent écrites vers 1820, à la demande de quelques amis auxquels l’auteur en avait promis la propriété et qui les firent publier à Paris. La perfection des deux nouveaux opuscules prouve que, chez lui, le bonheur du récit n’était pas un accident, mais un don, et combien il l’aurait pu appliquer diversement, s’il avait voulu. La jeune Sibérienne est surtout délicieuse par le pathétique vrai, suivi, profond de source, modéré de ton, entremêlé d’une observation fine et doucement malicieuse de la nature humaine que le sobre auteur discerne encore même à travers une larme. Ici un nouveau point de comparaison, une nouvelle occasion de triomphe lui a été ménagée, et, je suis fâché de le dire, sur une dame encore. Mme Cottin, dans Élisabeth ou les Exilés de Sibérie, a fait un roman de ce que M. de Maistre a simplement raconté. Chez elle, on a une jeune fille rêveuse, sentimentale, la fille de l’exilé de la cabane du lac ; elle a un noble et bel amant, le jeune Smoloff ; c’est lui qu’elle souhaiterait pour guide dans son pélerinage, mais on juge plus convenable de lui donner un missionnaire ; elle finit par épouser son amant. La simple, la réelle, la pieuse et vaillante jeune fille, Prascovie, périt tout-à-fait dans cette sentimentalité de Mme Cottin, plus encore que le Lépreux de tout à l’heure dans la spiritualité de Mme Cottu. C’est le cas de dire avec Prascovie elle-même, lorsqu’après son succès inespéré, étant un jour conduite au palais de l’Ermitage, et y voyant un grand tableau de Silène soutenu par des Bacchantes, elle s’écrie avec son droit sens étonné : « Tout cela n’est donc pas vrai ? voilà des hommes avec des pieds de chèvre. — Quelle folie de peindre des choses qui n’ont jamais existé, comme s’il en manquait de véritables. » — Mais, pour saisir ces choses véritables, comme M. de Maistre l’a fait dans son récit, pour n’en pas suivre un seul côté seulement, celui de la foi fervente qui se confie et de l’héroïsme ingénu qui s’ignore, pour y joindre, chemin faisant et sans disparate, quelques traits plus égayés ou aussi la vue de la nature maligne et des petitesses du cœur, pour ne rien oublier, pour tout fondre, pour tout offrir dans une émotion bienfaisante, il faut un talent bien particulier, un art d’autant plus exquis qu’il est plus caché, et qu’on ne sait en définitive si, lui aussi, il ne s’ignore pas lui-même.

Les Prisonniers du Caucase, par la singularité des mœurs et des caractères si vivement exprimés, semblent déceler, dans ce talent d’ordinaire tout gracieux et doux, une faculté d’audace qui ne recule au besoin devant aucun trait de la réalité et de la nature, même la plus sauvage. M. Mérimée pourrait envier ce personnage d’Ivan ; de ce brave domestique du major, à la fois si fidèle et si féroce, et qui donne si lestement son coup de hache à qui le gêne, en sifflant l’air : hai luli, hai luli !

Ces opuscules avaient été envoyés de Russie par l’auteur ; il ne tarda pas à les suivre et à revoir des cieux depuis trop long-temps quittés. M. de Lamartine, dans l’une de ses Harmonies, a célébré avec attendrissement ce retour de M. de Maistre, à qui, durant l’absence, une alliance de famille l’avait uni :

Salut au nom des cieux, des monts et des rivages
Où s’écoulèrent tes beaux jours,
Voyageur fatigué qui reviens sur nos plages
Demander à tes champs leurs antiques ombrages,
À ton cœur ses premiers amours !

Que de jours ont passé sur ces chères empreintes !
Que d’adieux éternels ! que de rêves déçus !
Que de liens brisés ! que d’amitiés éteintes !
Que d’échos assoupis qui ne répondent plus !
Moins de flots ont roulé sur les sables de Laisse[12],
Moins de rides d’azur ont sillonné son sein,
Et des arbres vieillis qui couvraient ta jeunesse,
Moins de feuilles d’automne ont jonché le chemin !
................

Ô sensible exilé ! tu les as retrouvées
Ces images, de loin toujours, toujours rêvées,
Et ces débris vivans de tes jours de bonheur :
Tes yeux ont contemplé tes montagnes si chères,
Et ton berceau champêtre, et le toit de tes pères ;
Et des flots de tristesse ont monté dans ton cœur !…

M. de Maistre a lui-même composé beaucoup de vers ; mais, malgré les insinuations complaisantes, il a toujours résisté à les produire au jour, se disant que la mode avait changé. Il a traduit ou imité en vers des fables du poète russe Kriloff : on trouve une de ces imitations imprimée dans l’Anthologie russe qu’a publiée M. Dupré de Saint-Maure. J’ai entre les mains une ode manuscrite de lui, de 1817 ; c’est un regret de ne pouvoir atteindre au but sublime, et le sentiment exprimé de la lutte inégale avec le génie :

Et glorieux encor d’un combat téméraire,
Je garde dans mes vers quelques traits de lumière
Du Dieu qui m’a vaincu.

Il a fait des épigrammes spirituelles. Quelques personnes ont copie de son épitaphe, qui rappelle un peu celle de La Fontaine[13]. Mais il suffira de donner ici sa jolie pièce du Papillon, qui, pour la grace et l’émotion, ne dépare pas le souvenir de ses autres écrits. Un prisonnier lui avait raconté qu’un papillon était un jour entré dans sa prison en Sibérie :


LE PAPILLON

Colon de la plaine éthérée,
Aimable et brillant papillon,
Comment de cet affreux donjon
As-tu su découvrir l’entrée ?
À peine entre ces noirs créneaux
Un faible rayon de lumière
Jusqu’à mon cachot solitaire
Pénètre à travers les barreaux.

As-tu reçu de la nature
Un cœur sensible à l’amitié ?
Viens-tu, conduit par la pitié,
Partager les maux que j’endure ?
Ah ! ton aspect de ma douleur
Suspend et calme la puissance ;
Tu me ramènes l’espérance
Prête à s’éteindre dans mon cœur.

Doux ornement de la nature,
Viens me retracer sa beauté ;
Parle-moi de la liberté,
Des eaux, des fleurs, de la verdure ;
Parle-moi du bruit des torrens,
Des lacs profonds, des frais ombrages
Et du murmure des feuillages
Q’agite l’haleine des vents.

As-tu vu les roses éclore,
As-tu rencontré des amans ?

Dis-moi l’histoire du printemps
Et des nouvelles de l’aurore ;
Dis-moi si dans le fond des bois
Le rossignol, à ton passage,
Quand tu traversais le bocage,
Faisait ouïr sa douce voix ?

Le long de la muraille obscure
Tu cherches vainement des fleurs :
Chaque captif de ses malheurs
Y trace la vive peinture.
Loin du soleil et des zéphyrs,
Entre ces voûtes souterraines
Tu voltigeras sur des chaînes
Et n’entendras que des soupirs.

Léger enfant de la prairie,
Sors de ma lugubre prison ;
Tu n’existes qu’une saison,
Hâte-toi d’employer la vie.
Fuis ! Tu n’auras hors de ces lieux,
Où l’existence est un supplice,
D’autres liens que ton caprice,
Ni d’autre prison que les cieux.

Peut-être un jour dans la campagne,
Conduit par tes goûts inconstans,
Tu rencontreras deux enfans
Qu’une mère triste accompagne :
Vole aussitôt la consoler ;
Dis-lui que son amant respire,
Que pour elle seule il soupire ;
Mais, hélas !… tu ne peux parler.

Étale ta riche parure
Aux yeux de mes jeunes enfans ;
Témoin de leurs jeux innocens,
Plane autour d’eux sur la verdure.
Bientôt vivement poursuivi,
Feins de vouloir te laisser prendre,
De fleurs en fleurs va les attendre
Pour les conduire jusqu’ici.

Leur mère les suivra sans doute,

Triste compagne de leurs jeux
Vole alors gaîment devant eux
Pour les distraire de la route.
D’un infortuné prisonnier
Ils sont la dernière espérance
Les douces larmes de l’enfance
Pourront attendrir mon geôlier.

À l’épouse la plus fidèle
On rendra le plus tendre époux ;
Les portes d’airain, les verroux,
S’ouvriront bientôt devant elle ;
Mais, ah ! ciel ! le bruit de mes fers
Détruit l’erreur qui me console :
Hélas ! le papillon s’envole…
Le voilà perdu dans les airs !

Maintenant en route vers la Russie, où des affaires l’ont rappelé et où l’accompagnent nos vœux, M. de Maistre a laissé ici, au passage, des souvenirs bien durables chez tous ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher. On prendrait plaisir et profit à plus d’un de ses jugemens naïfs et fins. Il a peu lu nos auteurs modernes ; en arrivant, il ne les connaissait guère que de nom, même le très petit nombre de ceux qui mériteraient de lui agréer. En parcourant les ouvrages à la mode, il s’est effrayé d’abord, il s’est demandé si notre langue n’avait pas changé durant ce long espace de temps qu’il avait vécu à l’étranger : « Pourtant ce qui me tranquillise un peu, ajoutait-il, c’est que, si l’on écrit tout autrement, la plupart des personnes que je rencontre parlent encore la même langue que moi. » En assistant à quelque séance de nos chambres, il s’est trouvé bien dérouté de tant de paroles ; au sortir du silence des villas et du calme des monarchies absolues, il comprenait peu l’utilité de tout ce bruit, et l’on aurait eu peine, je l’avoue, à la lui démontrer pour le moment. Il était tombé aussi dans un quart d’heure trop désagréable pour la forme représentative ; que ne prenait-il un instant plus flatteur ? La chambre des députés, chaque fois qu’il passait devant, lui rappelait involontairement le Vésuve, disait-il. — Oui, pour la fumée au moins, sinon pour le péril de l’explosion ; mais, lui, il croyait même au péril. Il n’aimait guère mieux le quai Voltaire (antipathie de famille), et y passait le plus rapidement qu’il pouvait, baissant la tête, disait-il, et détournant ses regards vers la Seine. Il admire, comme on le peut penser, les ouvrages de son illustre frère, et, en toute tolérance, sans ombre de dogmatisme, il semble les adopter naturellement comme l’ordre d’idées le plus simple du monde ; il trouve que le plus beau livre du comte Joseph est celui de l’Église gallicane. Ce qu’il paraissait le plus désirer, le plus regretter chez nos grands littérateurs, c’est l’unité dans la vie. Il l’a dans la sienne : simplicité, pureté, modestie, honneur ; bel exemple des antiques mœurs jusqu’au bout conservées dans un esprit gracieux et une ame sensible ! — Il aimait à parler avec éloges d’un écrivain génevois spirituel qui est un peu de son école pour le genre d’émotion et pour l’humour. Quand on lui demandait s’il n’avait pas quelque dernier opuscule en portefeuille, il répondait en désignant le Presbytère, l’Héritage, la Bibliothèque de mon Oncle, la Traversée, le Col d’Anterne, le Lac de Gers, un choix enfin des meilleurs écrits de M. Topffer, et en désirant qu’on les fît connaître en France. On aurait l’agrément de l’auteur pour ôter çà et là deux ou trois taches, car il y en a quelques-unes de diction et de ton. Si cette petite contrefaçon à l’amiable a bientôt lieu, on la lui devra.

En même temps que le comte Xavier de Maistre s’est offert à nous comme un de ces hommes dont la rencontre console de bien des mécomptes en littérature et réconcilie doucement avec la nature humaine, il y a, dans la publicité insensible et croissante de ses ouvrages, un mouvement remarquable qui peut encore, ce semble, rassurer le goût. On l’a peu affiché, on l’a peu vanté dans les journaux ; aucun des grands moyens en usage n’a été employé pour pousser à un succès ; eh bien ! du 14 décembre dernier au 19 avril, c’est-à-dire en quatre mois (et quels mois de disette, de détresse, on le sait, pour la librairie !) il s’est vendu mille neuf cent quarante-huit exemplaires de ses œuvres. Le chiffre est authentique, et je le donne comme consolant. Le culte du touchant et du simple conserve donc encore et sait rallier à petit bruit ses fidèles.


Sainte-Beuve.
  1. Œuvres complètes du comte Xavier de Maistre, chez Charpentier, rue des Beaux-Arts, 6.
  2. Le vicomte de Ségur, pour se distinguer de son frère, lorsque celui-ci fut devenu maître des cérémonies sous Napoléon, et pour s’en railler un peu, s’écrivait volontiers chez ses amis : Ségur sans cérémonies.
  3. Depuis long-temps une étude sur le comte Joseph avait été annoncée dans cette Revue, et j’ai semblé reculer toujours. En face d’un tel athlète, quelque crainte est bien permise sans trop de déshonneur. Et puis, je ne l’ai pas toujours évité ; ailleurs, dans un Cours sur Port-Royal, et comme dans le champ-clos du monastère, j’ai rencontré le grand adversaire, et il m’a fallu, bon gré, mal gré, croiser le fer avec lui, pour le soutien de mes chers solitaires par trop insultés. En attendant que peut-être je détache ce travail en le complétant, je me suis pris ici au nom de l’aimable frère par manière de prélude et comme à de faciles et gracieuses prémices d’un plus grave sujet.
  4. En 1368, Amé ou Amédée VI.
  5. Essai sur l’Universalité de la Langue française, par M. Allou.
  6. Au chapitre III, où il donne la logique du duel.
  7. Le chapitre XIX, où tombe cette larme de repentir, pour avoir brusqué Joannetti, et le chapitre XXVIII, où tombe une autre larme, pour avoir brusqué le pauvre Jacques, sont tout-à-fait dans la manière de Sterne.
  8. Les légères fautes d’incorrection sont presque aussi rares chez M. de Maistre que celles de goût. J’en note, pour acquit de conscience, quelques petites, sans être très sûr moi-même de ne pas me tromper. Ainsi, par exemple, quand il nettoie machinalement le portrait, et que son ame, durant ce temps, s’envole au soleil, tout d’un coup elle en est rappelée par la vue de ces cheveux blonds : « Mon ame, depuis le soleil où elle s’était transportée, sentit un léger frémissement de plaisir ;… » en imposer pour imposer ; sortir de sa poche un paquet de papiers… Mais c’est assez : je tombais l’autre jour sur une épigramme du spirituel poète épicurien Lainez, compatriote du gai Froissart et contemporain de Chapelle qu’il égalait au moins en saillies ; il se réveille un matin en se disant :


    Je sens que je deviens puriste ;
    Je plante au cordeau chaque mot ;
    Je suis les Dangeaux à la piste :
    Je pourrais bien n’être qu’un sot.

  9. Voyez chapitre X.
  10. Paris, Gosselin, 1824, in-8o.
  11. On lira avec plaisir cette histoire, traduite par M. Buchon, et insérée dans le Magasin Pittoresque (septembre 1836). — Dans ses voyages du Nord (Lettres sur l’Islande), M. Marmier a rencontré une classe de lépreux particulière à ces contrées, et qu’au lieu de l’effroi, la compassion publique environne. Cette maladie provient là, en effet, bien moins d’aucun vice que de la pauvreté et des misères de la vie, de la nourriture corrompue, de l’humidité prolongée, des travaux de pêche auxquels on est assujetti durant l’hiver : elle afflige souvent ceux qui le méritent le moins ; elle n’est pas contagieuse, elle n’est même pas décidément héréditaire. Aussi y est-on très hospitalier aux lépreux ; on les accueille, on sent qu’on peut être demain comme eux ; l’idée de l’antique malédiction a disparu, et M. Marmier a remarqué avec sensibilité que, si le Lépreux de M. de Maistre était venu dans le Nord, il y aurait retrouvé une sœur.
  12. Nom d’un torrent de Savoie.
  13. En voici les premiers vers :

     
    Ci gît sous cette pierre grise
    Xavier, qui de tout s’étonnait,
    Demandant d’où venait la bise
    Et pourquoi Jupiter tonnait…