Poètes et romanciers modernes de la France/M. de Lamartine
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.
M. DE LAMARTINE.
M. de Lamartine a tenu sa promesse : il a publié ses Méditations et ses Harmonies, accompagnées de commentaires. J’aurais souhaité que cette promesse demeurât sans effet, j’aurais souhaité que l’auteur, éclairé par les conseils de ses amis, comprît tout le danger d’une telle entreprise ; mais, puisqu’elle s’est accomplie, je ne crois pas inutile d’étudier ces commentaires en les comparant aux pensées qu’ils ont la prétention d’expliquer. C’est d’ailleurs une occasion toute naturelle de caractériser définitivement le talent poétique de M. de Lamartine et d’en marquer avec précision les différentes phases, car ce talent si spontané, si abondant, n’est plus aujourd’hui ce qu’il était il y a trente ans. Tout en demeurant fidèle à son origine, il a cependant subi des transformations nombreuses. Si les pensées sont demeurées les mêmes, l’expression a singulièrement varié ; l’abondance est devenue prolixité. Je ne crains pas qu’une telle parole dans ma bouche puisse être accusée d’ amertume. L’admiration que j’ai professée en toute occasion pour le génie lyrique de M. de Lamartine me dispense de toute apologie. Je ne cède pas au besoin de blâmer ; je n’éprouve aucune joie à compter les taches que je découvre dans les œuvres éclatantes. Bien que le langage de l’auteur, en parlant de lui-même, me prouve très clairement qu’il ne tiendra jamais aucun compte de mes réflexions, bien que M. de Lamartine affiche pour la critique un dédain superbe, je ne crois cependant pas hors de propos de soumettre à la discussion les Méditations et les Harmonies.
En lisant les Confidences et Raphaël, je regrettais de voir ramener aux proportions de la réalité la plus prosaïque les odes, les élégies qui avaient enchanté ma jeunesse : les commentaires publiés aujourd’hui donnent tristement raison aux craintes que j’exprimais après avoir achevé cette lecture. Pour donner à ma pensée plus de relief et d’évidence, pour imposer silence aux flatteurs agenouillés, pour réduire à néant le reproche de dénigrement, je veux dire d’abord les sentimens que m’ont inspirés les Méditations et les Harmonies. Les Recueillemens poétiques, le Chant du Sacre, la Mort de Socrate, le Dernier chant du Pèlerinage de Childe-Harold, ne nous apprennent rien sur le talent lyrique de M. de Lamartine. Jocelyn continue heureusement les Harmonies. Quant à la Chute d’un Ange, bien que l’idée-mère soit pleine de grandeur, bien que plusieurs épisodes soient traités avec une hardiesse d’imagination que je me plais à reconnaître, la forme est tellement imparfaite, tellement confuse, que ce serait calomnier l’auteur que de vouloir le juger sur une telle œuvre. Pour rendre à M. de Lamartine toute la justice qu’il mérite, pour louer dignement son génie, il faut s’en tenir aux dix premières années de sa vie littéraire, c’est-à-dire aux Méditations et aux Harmonies.
J’adopte volontiers la pensée de l’auteur sur lui-même quand il dit que les Méditations étaient attendues, et qu’elles ont été applaudies, lues et relues avidement, parce qu’elles répondaient à un besoin général. Oui, je crois comme lui que les Méditations traduisent, sous la forme lyrique, les sentimens exprimés déjà avec tant d’éloquence par Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre. Il est certain que Parny ne pouvait suffire à la génération nourrie de la Nouvelle Héloïse et des Études de la Nature. L’amant d’Éléonore n’avait chanté que le plaisir : la France attendait un poète qui chantât la passion, qui, prenant l’amour au sérieux, en célébrât d’une voix attendrie toutes les joies, toutes les douleurs, toutes les espérances, tous les regrets. C’est pour avoir clairement compris le sentiment qui animait la génération nouvelle que M. de Lamartine est devenu populaire le lendemain de son début. À peine avait-il parlé, que tous les cœurs ont répondu à sa voix comme un écho fidèle. Disciple fervent de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre, il chantait la mélancolie et l’amour dans une langue pleine de pudeur et de mystère, et qui pourtant n’excitait aucune surprise, car elle se rattachait par des liens sans nombre à la langue de Saint-Preux, aux Rêveries d’un promeneur solitaire. Ainsi la popularité des Méditations est parfaitement légitime, puisqu’elle repose sur la sincérité des sentimens, sur la vérité des pensées exprimées par le poète. — La poésie lyrique, asservie puérilement à l’imitation de l’antiquité dans les odes de Ronsard, laborieuse et verbeuse dans les odes de Jean-Baptiste Rousseau, pompeuse et emphatique dans les odes d’Écouchard-Lebrun, avait enfin trouvé sa voie dans les Méditations. Elle renonçait à l’érudition, au blutage des mots, pour s’associer à la vie commune ; elle ne s’adressait plus aux savans, aux beaux esprits, aux académies : elle parlait à tous les cœurs en qui l’amour du gain n’avait pas obscurci ou effacé les sentimens généreux, l’instinct du dévouement, la passion du sacrifice. Ce que Béranger avait fait dans la chanson, Lamartine le faisait dans l’ode et dans l’élégie ; c’était des deux parts une véritable révolution, préparée de longue main et accomplie sans secousse, sans résistance, par deux génies prédestinés. Béranger chantait la patrie et maudissait l’invasion ; Lamartine chantait l’amour tel que l’avaient compris toutes les femmes en lisant les lettres ardentes de Julie d’Étange. La chanson et l’élégie se trouvaient renouvelées par la toute-puissance de la vérité. La chanson quittait le cabaret pour marcher sur les traces de Tyrtée ; l’élégie abandonnait l’imitation de Catulle et de Properce pour n’interroger que le cœur, pour demander au cœur seul toutes ses inspirations.
La vérité n’est pas le seul mérite des Méditations. Ce que j’admire surtout dans ce recueil, c’est la spontanéité des sentimens et des pensées. Quelle que soit en effet la parenté qui unit les effusions lyriques de M. de Lamartine au génie de Rousseau et de Bernardin, il est hors de doute que cette parenté n’est pas née de l’étude et de la réflexion. C’est plutôt une rencontre heureuse qu’une obéissance préconçue aux principes posés par ces deux écrivains illustres. Il n’y a pas une page des Méditations qui offre la trace d’une docilité servile. Le lecteur sent à chaque ligne qu’il se trouve en présence d’un génie original. Lors même que les Confidences et Raphaël ne seraient pas venus nous révéler la jeunesse de l’auteur, nous pourrions affirmer qu’il a puisé en lui-même le sujet et la substance de ses odes et de ses élégies. C’est là le mérite le plus éclatant, le mérite incontesté des Méditations. Il se rencontre encore parmi nous, même dans la génération nouvelle, plus d’un disciple de l’école voltairienne qui prend Candide pour le dernier mot de la sagesse humaine, et qui proscrit la rêverie au nom de la raillerie. Aux esprits de cette trempe je n’ai rien à dire. Je n’essaierai pas de leur démontrer le caractère spontané des Méditations ; ils accueilleraient par un sourire tous mes argumens. La lecture assidue, l’admiration constante de Candide, n’ont rien à démêler avec la poésie lyrique, et ce serait peine perdue que d’essayer de convertir les disciples de l’école voltairienne. Si les sarcasmes de Voltaire ont eu leur utilité lorsqu’il s’agissait de combattre l’intolérance et la superstition, ce n’est pas à lui qu’il faut demander l’intelligence impartiale de l’histoire ou du génie poétique. Pour affranchir son temps, pour assurer la liberté des générations futures, il a plus d’une fois dénaturé le sens du passé. Son impitoyable ironie ne prépare pas les jeunes cœurs au respect de la passion et de tous les mécomptes que le dévouement traîne après lui. Pour comprendre toute la valeur des Méditations, il faut prendre conseil de ses émotions personnelles et chercher au fond de sa conscience le type des sentimens que l’auteur a développés.
À l’époque où parut le premier recueil de M. de Lamartine, Goethe dominait l’Allemagne depuis un demi-siècle, Byron était déjà grand, et cependant l’auteur des Méditations n’a rien emprunté à ces deux beaux génies. Je ne veux établir aucune comparaison entre ces trois poètes ; il ne s’agit pas ici d’une question de prééminence, mais bien d’une question d’originalité. Or, je ne crois pas que l’œil le plus exercé puisse surprendre dans les Méditations, un seul trait, une seule image qui appartienne au poète anglais ou au poète allemand. Blâmez ou approuvez tout à votre aise : chacun peut, selon sa vie personnelle, admirer ou sourire ; mais ce qui demeure hors de toute atteinte, c’est l’originalité des Méditations. Ce livre est sorti tout entier du cœur de l’homme qui l’a signé. Combien y a-t-il de livres qui méritent un pareil éloge ?
Et pourtant la tentation était puissante. Goethe et Byron comptaient déjà en France de nombreux admirateurs, qui allaient bientôt devenir des imitateurs obstinés et maladroits. Pour résister à l’entraînement général, il fallait sentir en soi la faculté de se frayer une route à part, avoir confiance dans sa force, ou plutôt il fallait se dégager de toute préoccupation littéraire, vivre et sentir sans songer au parti qu’une parole habile pourrait tirer de la tristesse ou de la joie. Depuis trop long-temps la poésie lyrique n’était chez nous qu’un écho du passé : l’heure était venue de remonter à la source commune de toute inspiration, d’interroger la conscience après avoir épuisé l’enseignement des livres. Chacun le sentait, toutes les voix le répétaient à l’envi, et pourtant ce conseil si simple, d’une sagesse si évidente, n’était suivi par personne. On parlait de l’antiquité avec dédain, et l’ignorance rendait le dédain facile ; on ne citait plus qu’un seul vers d’Horace, le vers où il flétrit le troupeau servile des imitateurs, et, malgré toutes ces belles sentences, l’imitation des nations voisines avait succédé à l’imitation de l’antiquité. On ne jurait plus par Sophocle et par Euripide, on jurait par Goethe et par Byron. À quoi bon briser ses vieilles chaînes pour aller tendre ses bras à des chaînes nouvelles ? M. de Lamartine n’avait ni chaîne à briser, ni chaîne à prendre. Une fois sorti du collége, il n’avait pas eu de peine à oublier l’antiquité au milieu des passions de sa jeunesse. Quant aux poètes des nations voisines, il ne les connaissait guère que par ouï-dire, et, en rappelant ce fait, mon intention n’est pas de lui en faire un reproche : je veux seulement établir que M. de Lamartine a résisté à l’engouement de la France pour l’Allemagne et pour l’Angleterre plutôt par instinct que par réflexion. C’est une ame tendre, ce n’est pas un esprit curieux. Il a trouvé de bonne heure un sujet inépuisable de rêverie dans le souvenir de ses impressions, et n’a pas cherché dans l’étude des livres une distraction à ses chagrins. Il était donc placé dans une excellente condition pour débuter par l’originalité, pour y persévérer.
S’il appartient à la vie moderne par la mélancolie que l’antiquité n’a pas connue, qui n’a commencé à se développer qu’après le triomphe de la religion chrétienne, il appartient aux âges primitifs par son aversion pour toute espèce d’analyse, si ce n’est l’analyse de l’ame elle-même. Il n’aime à contempler que sa propre pensée, et lorsqu’il lui arrive de s’oublier lui-même, c’est pour embrasser d’un seul regard Dieu, l’homme et la création tout entière, à l’exemple des sages de la Chaldée, de l’Égypte et de la Grèce. Décomposer la réalité pour en mieux étudier, pour en mieux connaître toutes les parties, n’est à ses yeux qu’une impiété, ou tout au moins une preuve d’impuissance. Il ne comprend pas que la poésie puisse se concilier avec la division des sciences je pense qu’il se trompe, et Goethe l’a bien prouvé ; toutefois je reconnais que la poésie lyrique peut très bien se passer de la connaissance du monde extérieur, et la vie puissante qui anime toutes les pages des Méditations ne laisse aucun doute à cet égard.
Vraies, spontanées, les Méditations poétiques se recommandent encore par la sobriété du style. Cette dernière affirmation surprendra plus d’un esprit, je ne l’ignore pas, et cependant je crois pouvoir la maintenir. La sobriété du style, en effet, ne doit pas être confondue avec la concision. M. de Lamartine n’a jamais rencontré, jamais cherché la concision ; mais il a souvent trouvé, surtout dans les Méditations, un style sobre et précis, qui traduit fidèlement toutes ses pensées et ne laisse dans l’ame du lecteur aucune incertitude sur ce que le poète a senti, sur ce qu’il a voulu dire ; or, la précision n’exclue pas l’abondance. Les images peuvent se multiplier sans lasser l’intelligence, pourvu qu’elles présentent la donnée primitive sous un aspect nouveau, et c’est là justement ce qui arrive à M. de Lamartine. Les comparaisons tirées du monde extérieur ne sont pas chez lui un jeu de rhéteur ; elles nous expliquent ses souvenirs, ses émotions : il ne s’amuse pas à les manier pour le seul plaisir de nous montrer son habileté ; elles se présentent naturellement à son esprit, elles viennent sans qu’il les appelle, et il leur confie le soin de rendre sa pensée plus claire, plus évidente. Chez lui, en un mot, les images sont presque des argumens, puisqu’elles servent à prouver ce qu’il a souhaité, ce qu’il a perdu, ce qu’il espère, et, après avoir donné à la pensée la splendeur et l’évidence, elles l’aident à se graver dans la mémoire. Les comparaisons oiseuses, les métaphores parasites, n’obtiennent jamais un tel succès. Loin de creuser dans le champ de la mémoire un sillon profond et fidèle, qui garde, comme un germe fécond, les vers du poète, elles n’y laissent qu’une trace confuse qui s’efface et disparaît tout entière au bout de quelques jours. Y a-t-il dans notre langue des strophes, des stances plus faciles à retenir que les Méditations ? Est-il besoin de les apprendre pour s’en souvenir ? Ce n’est donc pas sans raison que je loue, que je recommande, dans cet admirable recueil, la précision, la sobriété du style.
Cette qualité si précieuse n’est pas malheureusement de celles qui peuvent se transmettre par la voie de l’enseignement ; elle dépend tout à la fois de la nature d’esprit et de la condition où le poète se trouve placé. Il est bien rare qu’elle se concilie avec la pratique de l’industrie littéraire. Pour ne rien dire de trop, il faut absolument n’être pas forcé de parler chaque jour. Le poète qui prétend à la précision du style doit se résigner au silence dès qu’il ne sent pas en lui une pensée qui demande à se révéler. Il doit accueillir par un sourire bienveillant le reproche de paresse ou de stérilité, car, en essayant de réfuter cette banale accusation, il s’exposerait à la mériter ; tôt ou tard il succomberait au danger. Une volonté énergique peut sans doute accroître nos facultés ; mais la volonté a bien peu de prise sur l’imagination, et le poète qui n’attend pas pour parler que son heure soit venue franchit rapidement la pente qui sépare la poésie de la versification. Qu’il écoute donc sans colère les plaintes perfides de l’envie, qu’il ne réponde pas à ceux qui semblent déplorer son silence par une œuvre improvisée, qui trop souvent est cent fois pire que le silence. La lecture des Méditations montre bien qu’elles ont été conçues, écrites sans l’intervention de la volonté. Le poète ne s’est pas assis devant sa table en se disant : Je vais écrire deux cents vers. Il était ému ; une rencontre inattendue, une circonstance fortuite venait de lui rappeler des jours heureux dont le souvenir sommeillait au fond de son ame, et, pour soulager sa douleur, il la laissait déborder en strophes gémissantes. Si l’art avait sa part dans l’expression de ses regrets, s’il jouait même un rôle important dans la révélation de ses plus intimes sentimens, du moins le poète n’appelait l’art à son secours que lorsqu’il était sûr d’avoir quelque chose à dire. L’industrie littéraire pratiquée aujourd’hui par tant d’ouvriers, encouragée, rémunérée par tant de spéculateurs, ne s’accommode pas de ces vulgaires conditions. Le beau mérite vraiment de parler quand on a quelque chose à dire ! Le premier venu peut en faire autant. La glaneuse qui marche pieds nus derrière les moissonneurs et ramasse les épis oubliés, le laboureur qui conduit sa charrue, parlent sans embarras, sans hésitation, quand ils ont à exprimer un sentiment qui les domine, et pourtant ils ne savent pas parler ; ils n’ont pas étudié, ils ne connaissent pas l’art d’exprimer leur pensée. Où serait donc le mérite de l’industrie littéraire, s’il ne consistait pas tout entier à trouver des paroles nombreuses et bien ordonnées pour des idées absentes, pour des sentimens dont le type ne se trouve nulle part ? Révéler ce qu’on a compris, ce qu’on a senti, n’appartient qu’à la foule ou aux esprits qui ne connaissent pas la valeur commerciale de la parole. L’expression d’une pensée vraie, d’une émotion sincère, ne peut devenir l’objet d’une profession fructueuse : il faut donc laisser aux dupes ce puéril passe-temps. Il est certain que, si le poète demande conseil aux économistes, il sera bien obligé d’admettre la légitimité : de ce raisonnement. Le savoir acquis par l’étude ou par la pratique de la vie étant considéré comme un capital, il faut l’exploiter comme un champ, comme une forêt, et en tirer, sinon un revenu régulier, car les champs et les forêts mêmes n’offrent pas cet avantage, du moins un revenu moyen, qui donne au savant, au poète, une vie douce et facile. Malheureusement pour le savant et le poète, personne encore n’a trouvé le moyen de soumettre l’exercice de la pensée aux mêmes conditions que les champs et les hauts fourneaux. Le travail intellectuel échappe à tous les calculs des économistes, et, de toutes les parties du travail intellectuel, le travail poétique est, à coup sûr, celui qui les déjoue le plus constamment. Si le premier recueil de M. de Lamartine domine de si haut la plupart des œuvres contemporaines, ce n’est pas seulement parce que les feuilles en ont été assemblées par un génie puissant et richement doué, c’est aussi parce que l’auteur a eu le bonheur et, le loisir d’attendre sa pensée et de ne pas songer un seul instant à l’industrie littéraire.
La démonstration la plus complète des idées que je viens d’exprimer se trouve dans le Lac. Jamais, en effet, M. de Lamartine n’a rencontré une inspiration plus vraie, jamais il n’a trouvé pour le sentiment qui l’animait une langue plus claire, plus transparente, plus docile, plus fidèle. Il n’y a pas une stance de cette pièce qui ne traduise une émotion sincère et n’éveille dans l’ame du lecteur un écho sympathique. C’est dans cette pièce surtout qu’il est facile de vérifier ce que j’ai dit tout à l’heure de la sobriété du style. Le Lac, sans viser jamais à la concision antique, se recommande, cependant par une rare économie de paroles. Or, il est impossible de nier que cette qualité, si précieuse et si rare parmi les poètes modernes, n’exerce une action puissante sur l’intelligence. Plus les mots sont ménagés avec avarice, plus la pensée se montre à découvert. Je sais que la méthode contraire est aujourd’hui en grand honneur et prônée par des voix nombreuses. Les vers qui ne se comptent pas par centaines sont dédaignés comme des ébauches sans importance et qui ne méritent pas d’arrêter un instant l’attention. Que tous ceux qui ont vécu dans le commerce intime de l’antiquité se chargent de répondre ; qu’ils disent si les paroles, en se multipliant, accroissent l’évidence et la splendeur de la pensée ; que ceux qui ont pratiqué Dante et Milton aussi familièrement que Virgile expriment sans détour leur avis sur le relief que l’idée tire de la sobriété du style : j’accepte d’avance leur témoignage. M. de Lamartine eût écrit sans peine quelques centaines de vers sur la fuite irréparable des heures fortunées, sur la fragilité du bonheur humain, sur l’amertume des regrets ; mais que fût-il arrivé ? Qu’ai-je besoin de le dire ? Le poète aurait fait place au rhéteur. Un sentiment vrai, divisé en mille parcelles, aurait perdu toute sa valeur, et se fût éparpillé sous le regard comme la poussière balayée par le vent. M. de Lamartine ne s’est pas laissé prendre au piège. Malgré sa jeunesse, malgré le désir bien naturel de montrer son habileté dans le maniement des images, il a su se contenir dans de justes limites. Chose plus rare encore que la sobriété du style, les idées sont ordonnées naturellement et d’une façon progressive. Il n’y a pas une stance qui puisse être impunément déplacée. Cette pièce, si courte et si pleine, nous offre un commencement, un milieu, une fin, et cet éloge n’a rien de banal pour ceux qui ont étudié sérieusement la poésie lyrique applaudie chez nous depuis trente ans. Le poète nous dit ce qu’il sent et ce qu’il pense, et la sincérité de son langage le dispense de tout artifice. Ses souvenirs s’ordonnent d’eux-mêmes ; ses regrets, en se traduisant, prennent le rang qui leur appartient. Il nous ouvre son ame tout entière, et sa franchise ne dégénère jamais en prolixité. Aussi le Lac est pour moi une des pièces les plus parfaites du recueil publié il y a trente ans, et je crois que ma prédilection est partagée par un grand nombre de lecteurs.
Cependant il y a parmi les Nouvelles Méditations, publiées deux ans plus tard, deux pièces qui ne le cèdent en rien aux stances que je viens de louer : je veux parler des Étoiles et du Chant d’Amour. Il n’est pas difficile de reconnaître dans la première de ces deux pièces le souvenir et la trace d’Ossian. Lors même que l’auteur eût négligé de nous révéler son admiration pour les poésies offertes à l’Europe crédule par un faussaire ingénieux, lors même qu’il n’eût pas confessé sa sympathie exaltée pour Macpherson, la lecture des Étoiles ne laisserait aucun doute à cet égard. Et pourtant, malgré le souvenir de Macpherson, les Étoiles nous charment et nous émeuvent. C’est que le poète français et le poète écossais se sont rencontrés dans une commune pensée, c’est qu’une même inspiration a dicté les paroles qui s’échappent de leurs bouches, sans que l’un des deux ait rien dérobé à l’autre. Leurs idées, leurs sentimens appartiennent à la même famille ; mais il est évident que les Étoiles de M. de Lamartine n’ont rien emprunté à Fingal ou à Dartula. Le poète français a librement exprimé ce qu’il sentait, et, s’il s’est souvenu d’Ossian en modelant sa pensée, ce souvenir n’a pas altéré l’originalité de la composition. Il ne faut pas vanter la beauté des Étoiles devant les membres du Caveau, devant les disciples de Panard et de Desaugiers, qui croient fermement que toute poésie se trouve au fond d’un verre plein de vin généreux. Pour ces bons vivans, pour ces francs buveurs, toute rêverie est une niaiserie et rien de plus ; aussi n’essaierai-je pas de les convertir. Qu’il me suffise d’affirmer que les Étoiles traduisent sous une forme harmonieuse une pensée commune à tous les cœurs qui ont aimé, et je ne crains pas d’être démenti. Oui, le silence de la nuit invite à la rêverie, la contemplation du ciel étoilé réveille dans nos cœurs les plus chers souvenirs, et si la femme que nous avons chérie tendrement, que nous avons préférée au monde entier, dont le sourire nous égayait, dont les larmes nous attristaient, a quitté la terre, le regret se change en prière, la piété prend la forme de la crédulité la plus enfantine, et nous cherchons dans le ciel, parmi les étoiles, celle que nous avons aimée, et qui est tout entière dans notre mémoire. Cette pensée si vraie inspire à M. de Lamartine une série de comparaisons tantôt ingénieuses, tantôt éloquentes. Il règne dans toute cette pièce un accent de sincérité qui ne laisse pas à l’émotion le temps de s’attiédir ; il n’y a pas un sentiment qui ne porte l’empreinte de la vérité. Si parfois les images rappellent le style de Macpherson, l’abondance et la spontanéité des idées qu’elles traduisent éloignent bientôt toute accusation de servilité. Pour moi, je vois dans les Étoiles l’expression d’un regret sincère, d’une passion vraie, et, comme je ne comprends pas qu’une affection fer vente ne rêve pas l’immortalité, je trouve tout simple qu’un amant cherche dans le ciel, parmi les étoiles les plus pures, la femme qu’il a perdue. Si la raison condamne comme puérile cette pieuse rêverie, l’imagination l’accepte, et le cœur l’absout. Le style des Étoiles, quoique plus abondant que le style du Lac, n’est pas moins précis. Les images plus variées, plus nombreuses, ne sont pas moins vraies ; la pièce tout entière est sortie d’un cœur sincèrement affligé, et les sentimens qu’elle renferme sont tellement élevés, tellement purs, qu’ils échappent à toute discussion.
Le Chant d’Amour est tendre comme une caresse et pieux comme un cantique d’actions de grace. Les strophes amollies murmurent à l’oreille comme la brise du matin parmi les roseaux de la rive. Toute la première partie de cette pièce exprime en termes éloquens l’impuissance du langage humain à traduire les profondes émotions, les affections ferventes. Le poète essaie tour à tour tous les tons, toutes les images, et chaque fois qu’il a trouvé pour sa pensée une forme nouvelle, un accent plus sonore, il l’abandonne à la hâte, comme s’il désespérait de jamais rendre ce qu’il éprouve. Il veut peindre la femme qu’il aime, et la nature entière, interrogée dans toutes ses merveilles, ne suffit pas pour esquisser cette radieuse image. Il y a dans cette abondance, dans cette variété de comparaisons haletantes qui s’accumulent et s’effacent, un charme singulier qui attendrit le cœur et l’associe à la passion du poète. Si les sens parlent haut dans ce cantique amoureux, ils ne parlent pas seuls ; l’idéal se mêle aux peintures les plus séduisantes de la beauté visible, et la présence permanente de l’idéal donne à toutes les strophes une grandeur, une sérénité que la passion purement sensuelle n’atteindra jamais. Éclat du regard, mélodie de la voix, flots de la chevelure qui tour à tour voilent les yeux et se répandent sur les épaules comme un manteau, grace harmonieuse des mouvemens qui semblent réglés par une harpe invisible, soupirs plus émouvans que les paroles les plus tendres, sommeil visité par les rêves, le poète n’omet rien de ce qui peut nous expliquer son amour ; mais il ne s’arrête pas à la peinture de la beauté qui frappe les yeux : il franchit le monde des sens pour aborder le monde des idées pures. Au-delà du regard radieux qui ravit son regard, en extase, il aperçoit et il contemple avec bonheur une ame qui lui appartient tout entière, qui réfléchit son image, dont toutes les pensées, toutes les espérances se résument en lui. Jamais l’imagination la plus riche, l’esprit le plus exercé n’ont réussi à composer un tel tableau. Pour prêter à l’amour des accens si vrais, si pathétiques, pour assouplir la langue et trouver dans l’assemblage des mots tantôt le chuchotement des feuilles agitées par le vent, tantôt le gazouillement du ruisseau qui vient mourir sur les cailloux et la mousse, l’habileté ne suffit pas : il n’y a qu’un cœur vraiment épris qui puisse opérer de tels prodiges. La langue refuserait d’obéir à l’esprit qui voudrait se souvenir de ce qu’il a vu, mais elle répète comme un écho docile tout ce que le cœur a senti. C’est dans la sincérité du poète que nous devons chercher l’origine et la vie des images que nous admirons, ingénieux et discret, s’il n’eût pas éprouvé les émotions qu’il essaie de peindre, tous ses efforts viendraient échouer contre la parole rebelle ; ému, passionné, les mots s’échappent de sa bouche comme l’eau jaillit d’une source vive. La poésie ainsi comprise n’est plus une œuvre de l’esprit, mais un cri de l’ame ; l’art disparaît tout entier dans la spontanéité de la pensée, ou plutôt n’est-ce pas là le comble de l’art ?
La première partie de ce cantique amoureux rappelle plus d’une fois le cantique de Salomon. Cependant il n’y a pas une strophe qui soit tirée littéralement du poème hébraïque. M. de Lamartine, nourri de bonne heure de la lecture de la Bible, ne pouvait guère échapper à l’empire de ses souvenirs. D’après son propre témoignage, ces réminiscences ne sont pas d’ailleurs complètement involontaires. Il lui a plu d’engager la lutte avec les versets passionnés de Salomon ; mais la lutte même lui défendait le plagiat : copier n’est pas combattre ; M. de Lamartine ne l’a pas oublié un seul instant. Les images mêmes qui nous étonnent par la nouveauté, la hardiesse, nous sembleraient timides, si nous prenions la peine de les comparer aux images prodiguées par Salomon. L’imitation biblique chez le poète français n’a jamais rien de servile ; on dirait qu’en étudiant les traditions et les chants de la Judée, il a réussi à faire siens tous les sentimens qui animaient l’antique Orient. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il parle sans effort la langue d’Isaïe et de David ; les images bibliques se présentent à lui comme l’expression de sa pensée. Si j’avais besoin de prouver que les strophes du poète français, malgré les souvenirs qu’elles réveillent, sont vraiment originales, il me suffirait d’insister sur le caractère exclusivement sensuel du cantique hébreu. Salomon, comme Djamy, comme Hafiz, excelle à peindre le désir et la volupté ; il trouve pour l’ivresse, pour l’extase des sens, des paroles ardentes dont la splendeur n’a jamais été dépassée ; mais l’amour qu’il célèbre ne survit pas à la possession ; une fois rassasié des délices qu’il a souhaitées comme le dernier terme du bonheur humain, il s’énerve et languit. Comme il n’a rien rêvé au-delà des sens, et que la joie des sens est limitée dans sa durée, il s’attiédit et meurt au sein du bonheur même. Rien de pareil dans le cantique de M. de Lamartine, ou du moins, si quelques strophes nous peignent la joie des sens en couleurs éclatantes, le poète complète bientôt la peinture de la passion en ajoutant à l’expression du désir l’expression d’un ravissement qui survit au désir satisfait, à la possession même de la beauté. Il oublie le cantique de Salomon pour ne plus songer qu’à la fragilité du bonheur humain, pour se consoler dans l’espérance d’une vie meilleure. Il croit que les cœurs unis sur la terre par un mutuel et profond amour se retrouveront un jour dans une vie plus pure, plus sereine, et cette croyance ne se révèle pas une seule fois dans les versets de Salomon. Je me contente d’indiquer cette différence, que chacun peut vérifier. Il demeure donc démontré que les strophes du poète français, malgré leur couleur orientale, sont l’expression d’un sentiment vrai, d’une passion réellement éprouvée, et non le souvenir imaginaire d’un livre lu et relu pendant les années de sa jeunesse. La foi chrétienne joue un rôle important dans la peinture de l’amour tel que le comprend M. de Lamartine, aussi n’est-il pas permis de confondre cette élégie passionnée avec les élégies païennes, car le polythéisme n’avait rien de commun avec le sentiment exprimé par le poète français. Moins vive, moins éclatante que la poésie hébraïque, la poésie païenne n’apercevait rien au-delà des sens ; moins riche en images que le cantique de Salomon, elle circonscrivait sa tâche dans les mêmes limites. C’est pourquoi l’élégie de M. de Lamartine me semble réunir tous les caractères de l’originalité : je l’admire et je l’aime comme une œuvre belle et sincère.
Les Harmonies poétiques, publiées sept ans après les dernières Méditations, nous montrent le génie du poète, sinon sous un aspect nouveau, du moins appliqué à des sujets d’un ordre plus sévère. Sauf quelques rares exceptions, les deux premiers recueils étaient consacrés à l’expression de l’amour ; la philosophie, la religion, ne tenaient pas alors la première place dans la pensée de l’auteur : les Harmonies sont presque toutes consacrées à l’expression du sentiment religieux. Le style des Méditations s’est-il agrandi, s’est-il épuré dans les Harmonies ? Question délicate que bien peu de lecteurs songeront à se poser, dont la solution, quelle qu’elle soit, paraîtra sans doute téméraire aux admirateurs de M. de Lamartine. Si je dis qu’il est pareil à lui-même, on me reprochera de parler pour ne rien dire ; si j’ose affirmer que son style a perdu en limpidité ce qu’il a gagné en abondance, on m’accusera de blasphème ; si d’aventure je trouve qu’il a grandi, on me répondra qu’il ne pouvait pas grandir, puisqu’il avait déjà touché les cimes les plus hautes de la poésie, et pourtant parmi ces trois solutions je suis forcé de choisir la seconde comme la seule qui traduise fidèlement ma pensée. Toutefois, malgré cette restriction qui me semble justifiée par l’évidence, je suis loin de placer les Harmonies au-dessous des Méditations. Si l’analyse du langage ramené à ses lois fondamentales m’oblige de préférer le style des Méditations au style des Harmonies, je reconnais que l’inspiration n’a rien perdu de sa vigueur. Malgré la permanence de l’idée religieuse, qui imprime au recueil tout entier un caractère d’unité, il y a dans les pièces dont ce recueil se compose plus de variété que dans les Méditations.
Jéhovah ou l’idée de Dieu suffirait seul à démontrer ce que j’avance. La division de ce poème lyrique est pleine à la fois de grandeur et de sévérité : d’abord l’idée de Dieu écrite dans la nature entière. — Depuis la mousse que nous foulons aux pieds, depuis l’insecte que nous écrasons sous nos pas jusqu’au soleil qui nous éclaire, jusqu’aux étoiles sans nombre qui resplendissent dans l’azur du ciel, il n’est pas une page de la création qui, selon l’expression biblique, ne raconte la puissance divine. — Après cet exorde vraiment lyrique, le chêne et l’humanité, qui nous montrent la grandeur de Dieu sous deux formes diverses, également mystérieuses, également, impénétrables. — Puis, après cette double démonstration, le poète revient à sa première pensée, se confirme dans sa foi, et achève en quelques strophes ardentes son hymne d’amour et de reconnaissance. Il y a dans cette division quelque chose de magistral qui indique chez le poète l’élargissement de l’intelligence. Les plus belles méditations n’offrent rien de pareil. Pourquoi la forme ne s’est-elle pas épurée en même temps que la pensée s’agrandissait ? Je ne me charge pas de l’expliquer. J’aime mieux insister sur l’admiration que j’éprouve chaque fois que je relis la seconde et la troisième parties de ce poème. Les transformations du gland qui devient chêne sont racontées avec une richesse, un éclat de couleur qui étonnent et ravissent. Le germe du chêne futur apporté par le vent sur la cime du rocher, quelques grains de poussière pétris par la pluie qui le nourrissent et le fécondent, et voilà le roi des forêts ! Quelle humilité dans son berceau ! quelle grandeur dans son adolescence !
Le développement de l’humanité n’est pas traité avec moins de bonheur. Avec un goût que je ne saurais trop louer, l’auteur, après la peinture du chêne dont les vastes rameaux couvrent de leur ombre un arpent de terre, nous raconte l’enfance et la jeunesse de la femme : il y a dans le contraste de ces deux tableaux une délicatesse que je n’ai pas besoin de signaler. M. de Lamartine a trouvé pour exprimer la beauté virginale, l’épanouissement de la jeunesse sous le souffle de l’amour, des paroles d’une ineffable tendresse. Il est impossible de lire sans émotion les strophes où il décrit la jeune fille étonnée et confuse de l’admiration qu’elle excite ; jamais poète n’a mieux caractérisé le charme que la pudeur ajoute à la beauté. Toutes les comparaisons que le spectacle de la nature peut suggérer à l’imagination sont tour à tour employées avec un rare discernement et nous enchantent sans nous éblouir. S’il y a dans cette troisième partie moins de nouveauté, moins de traits inattendus que dans la vie du chêne, en revanche les traits gracieux sont prodigués avec une générosité inépuisable. La vie du chêne nous imposait la foi par l’étonnement ; la vie de la jeune fille nous mène à Dieu par l’attendrissement et le bonheur : cette blonde créature, dont les yeux réfléchissent l’azur du ciel, dont les cheveux ruissellent en flots d’or, dont la bouche vermeille s’entr’ouvre en souriant pour nous laisser compter les perles d’Ophir, laisse dans l’ame une si délicieuse impression, que la foi naît de la reconnaissance. Le gland devenu chêne nous élève à Dieu en nous montrant toute l’impuissance de nos spéculations ; la jeune fille devenue femme nous offre l’image du bonheur et nous conduit au pied de l’autel pour remercier le Créateur, qui nous a fait un tel présent. M. de Lamartine n’a jamais été mieux inspiré. Il serait trop facile de relever çà et là quelques négligences ; je renonce à les signaler. Quant à l’impression générale que j’ai reçue de ce poème, c’est une admiration que je voudrais ressentir plus souvent. Bien peu d’ouvrages m’ont ému aussi doucement, bien peu ont laissé dans ma mémoire une trace aussi lumineuse. Rien de factice, rien d’apprêté ; les pensées naissent sans efforts et s’ordonnent d’elles-mêmes ; la parole obéissante saisit l’idée à peine éclose et la revêt des plus brillantes couleurs. Depuis le vent qui mugit dans la ramure du chêne jusqu’au souffle embaumé qui s’échappe des lèvres de la jeune vierge, depuis l’orage qui ébranle le rocher sans déraciner le géant des forêts jusqu’au soupir qui soulève la poitrine où l’amour va s’éveiller, il n’y a pas un trait qui ne soit rendu avec éloquence. Si la précision manque parfois, c’est à peine si l’intelligence du lecteur trouve le temps de s’en apercevoir, tant elle est charmée, tant elle se laisse aller avec bonheur à la contemplation du tableau qui lui est offert. Éplucher les expressions qui tantôt vont au-delà de la pensée, tantôt demeurent en-deçà, serait une besogne stérile : ces taches légères n’altèrent pas la sérénité, la splendeur de la composition. Fervent au début, austère en racontant la vie du chêne, mélodieux et tendre en racontant la vie de la jeune fille, animé d’un pieux enthousiasme quand il revient à sa première pensée, le poète a dit ce qu’il voulait dire ; il a trouvé l’évidence dans l’émotion : n’est-ce pas la vraie logique de la poésie ? Il n’a pas eu besoin de disserter pour nous imposer sa conviction ; il nous a montré la création dans toute sa magnificence, la vie du chêne dans toute sa vigueur, la vie de la jeune fille dans son radieux épanouissement, et, suspendus à sa bouche par une chaîne d’or, nous l’avons écouté avec bonheur, avec sympathie, jusqu’au moment où ses lèvres se sont fermées, où notre cœur s’est ouvert à la prière. Le sentiment religieux trouve rarement parmi les poètes un interprète aussi éloquent.
Après Jéhovah, la plus belle harmonie, celle du moins qui réalise le mieux le dessein du poète est, à mon avis, l’Infini dans les Cieux. C’est la même idée, la grandeur de Dieu, mais présentée sous une autre forme, et les détails sont d’une telle richesse, d’une telle variété, que l’idée, bien qu’identique, peut à bon droit passer pour nouvelle. Il serait d’ailleurs superflu d’insister sur la nouveauté du thème. La grandeur de Dieu, l’immensité de la création, le peu de place que l’homme tient dans l’ensemble des choses, sont éternellement rajeunis par la pensée. Les psaumes de David n’ont pas épuisé la matière ; les pères de l’église, en traitant le même sujet avec une rare éloquence, ne l’ont pas appauvri pour les générations futures : il est dans la destinée de l’humanité d’agiter sans relâche ces questions que les esprits frivoles regardent comme sans valeur. En relisant l’Infini dans les Cieux, je me rappelais le mot d’un homme d’esprit : — Pourquoi M. de Lamartine, au lieu de remettre sur le métier quinze ou vingt fois la même idée, ne s’est-il pas décidé à établir dans ses Harmonies un ordre méthodique ? Le recueil n’eût pas manqué d’y gagner. — Le mot fut applaudi comme l’expression d’une pensée vraie, et pourtant tous ceux qui ont étudié sérieusement la poésie, tous ceux qui connaissent le rôle assigné à chacune de nos facultés, savent à quel point cette spirituelle question est dépourvue de bon sens. Vouloir soumettre l’imagination aux mêmes lois que l’histoire, la philosophie ou les sciences positives, est un pur caprice qui ne soutient pas la discussion. Que le récit des événemens accomplis, l’exposition d’une vérité morale, ou la démonstration d’une série de théorèmes, soient réglés par des lois rigoureuses, rien de mieux ; mais que l’imagination se plie à ces lois, c’est un rêve qui mérite tout au plus un sourire. Que le géomètre enseigne les propriétés des figures avant d’expliquer les propriétés des solides, c’est une nécessité à laquelle il ne peut se soustraire. Si le poète acceptait une telle condition, s’il confondait la poésie et la science, il ne produirait qu’une œuvre inanimée : il est dans la nature même de l’imagination de remanier à plusieurs reprises la même pensée, et de la renouveler par cela seul qu’elle l’interroge au milieu de circonstances diverses. L’ame heureuse ou affligée, fière ou abattue, n’aperçoit pas l’idée divine sous le même aspect, et cela suffit pour faire de l’idée divine le thème de chants très différens. C’est pourquoi je suis loin de blâmer M. de Lamartine. En écrivant Jéhovah, il ne se proposait pas de nous montrer la place infiniment petite de l’humanité dans la création ; il voulait célébrer la puissance divine. Quoique l’idée soit la même, elle est donc présentée sous deux faces diverses, et les deux pièces ne peuvent être accusées de ressemblance. Je regrette seulement que M. de Lamartine, dont l’imagination se prête si heureusement à la peinture de la grandeur divine, n’ait pas compris le danger des termes techniques. Je ne demande pas que la poésie, lors même qu’elle célèbre les merveilles des cieux, lutte de précision avec Delambre et Cassini ; mais elle ne peut se dispenser d’étudier la valeur des mots avant de les employer, et M. de Lamartine a négligé cette vulgaire précaution. Il parle sans façon des ellipses décrites par les étoiles, comme si la figure elliptique s’appliquait indifféremment au mouvement de tous les corps célestes. Il y a dans cette étourderie plus d’un péril. Les hommes uniquement occupés d’études littéraires ne connaissent guère que l’ellipse grammaticale, et pour eux le mouvement prêté aux étoiles par M. de Lamartine n’a pas de sens défini. Quant aux hommes qui savent la valeur géométrique de l’ellipse, ils ne peuvent lire sans sourire, et parfois même sans dépit, cette singulière bévue. Si les étoiles, en effet, décrivent une ellipse, et si, comme le pensent les astronomes dont l’autorité est reconnue par l’Europe savante, les étoiles sont le centre de systèmes analogues au système solaire dont notre planète fait partie, tout l’ordre du monde est renversé. Newton et Laplace ne savaient ce qu’ils disaient ; Copernic est un rêveur dont les affirmations ne méritent aucune foi. Voilà notre pauvre terre obligée de décrire un mouvement circulaire autour du soleil, qui décrit lui-même un mouvement elliptique. Se charge qui pourra de prévoir et de prédire les incroyables désordres engendrés par cette combinaison inattendue : climats, saisons, tout change. Il a suffi d’un trait de plume pour biffer toute la science humaine, ou du moins la partie la plus sublime et la plus parfaite de la science. Et qu’on ne vienne pas me dire que je prends plaisir à éplucher des mots : il ne s’agit pas ici d’une règle de syntaxe ; il s’agit d’un mot employé par un poète justement applaudi. Or ce mot ne veut rien dire ou exprime une idée absurde. Ou la poésie n’est qu’un pur enfantillage, un passe-temps, un hochet, ou elle doit servir à populariser des idées vraies en même temps que des sentimens généreux. Quelle confiance mérite, quelle confiance inspire le poète qui ne prend pas la peine de connaître le sens des mots qu’il emploie ? Ne donne-t-il pas à la foule le droit de le confondre avec les rhéteurs dont le souci le plus cher est d’assembler des périodes sonores, sans jamais prendre au sérieux les idées qui par hasard peuvent se rencontrer sous les mots ? Et pourtant, malgré l’étrange bévue que je signale, l’Infini dans les Cieux demeure un admirable morceau. La comparaison de l’homme avec les étoiles sans nombre semées dans le ciel par la main de Dieu, avec le grain de sable, est ; pleine de magnificence. Le mouvement des corps célestes qui obéissent sans murmure à la loi qui leur est tracée, opposé aux défaillances, aux cris de rage et de révolte poussés par l’humanité, offre une grande et touchante leçon, une leçon pieuse et résignée. Si M. de Lamartine n’eût pas joué imprudemment avec la langue de la science et se fût contenté de la langue poétique, je n’aurais pour cette harmonie que des éloges, et je serais heureux de les prodiguer. Il semble qu’il ait pris à tâche d’excuser l’élévation constante de sa pensée en montrant aux esprits jaloux de son génie et de sa renommée à quel point il ignore les données les plus vulgaires recueillies sur le mécanisme de l’univers. Il y a dans son ignorance une sorte d’ostentation que je suis tenté de prendre pour un bouclier. Je croirais volontiers qu’il a voulu se défendre contre l’envie en s’abritant derrière ce singulier argument Oui, je suis grand ; oui, je plane au-dessus de la foule ; mais pardonnez-moi ma grandeur en voyant mon ignorance. Étrange manière de se défendre ! N’eût-il pas été plus sage d’étudier la vérité, au lieu de la travestir ?
L’Hymne au Christ, rempli d’ailleurs de grandes pensées, pèche par une singulière imprévoyance. Sans vouloir exiger du poète un ordre rigoureux, il est permis du moins de lui demander une sorte d’enchaînement dans les sentimens qu’il exprime. Or, dans l’Hymne au Christ, on ne trouve rien de pareil. C’est l’improvisation dans le sens étymologique du mot, c’est-à-dire l’improvisation fermement résolue à ne s’inquiéter ni de la valeur ni de l’ordre des idées. Le résultat inévitable d’un tel procédé, c’est une abondance verbeuse qui, loin d’ajouter à l’éclat de la pensée, finit par la rendre insaisissable à force de la présenter sous des formes nouvelles. Il m’est impossible de croire que M. de Lamartine, en commençant l’Hymne au Christ, se soit interrogé sérieusement, qu’il ait arrêté ce qu’il voulait dire. Il s’est fié à son inspiration, et son inspiration, bien que puissante, n’a pas effacé la trace de l’imprévoyance. Il y a dans cet hymne harmonieux et sincère des redites sans nombre qui fatiguent l’intelligence la plus patiente. Telle idée qui, mise à sa place, éloquemment exprimée une première fois, nous frappe d’étonnement, nous charme, nous entraîne, — ramenée sans raison, exprimée une seconde, une troisième fois, dans une langue moins vive, moins colorée, semble s’étioler et passe à l’état de lieu commun. Certes, je ne veux pas contester la grandeur de l’idée générale qui domine toute cette composition ; mais je dois dire que les idées particulières qui se déduisent de cette idée générale gagneraient singulièrement à se présenter dans un ordre prévu et réglé, selon l’importance qui leur appartient. Répéter trois et quatre fois la même pensée sans y rien ajouter en la reproduisant n’est pas faire preuve de fécondité. Abrégé de moitié, l’Hymne au Christ, je n’en doute pas, doublerait de valeur. Une telle proposition sera traitée de blasphème, peu m’importe. C’est précisément parce que j’admire une moitié de cet hymne que je voudrais voir disparaître l’autre moitié, qui me gâte la première. Il y a çà et là des taches qui blessent le goût. Je ne conçois guère pourquoi le poète, s’adressant au Christ, lui parle du télescope d’Herschell et lui dit : Ta parole a semé dans le monde moral plus de vérités que notre œil, armé du télescope, ne découvre d’étoiles dans le ciel. Cette comparaison, qui serait grande et flatteuse si elle s’adressait à un philosophe, à Platon, à Leibnitz, devient mesquine et pédante quand le poète parle à Dieu même.
Les images que M. de Lamartine appelle au secours de sa pensée pour la graver plus rapidement et plus sûrement dans la mémoire du lecteur ne sont pas toujours choisies avec discernement. Parfois même, soumises à l’épreuve de l’analyse, elles ne présentent pas de sens déterminé, ou n’offrent qu’un sens désavoué par la raison. Quand le poète dit au Christ : Ton éclipse est bien sombre, il ne dit rien que nous puissions comprendre, car cette image, tirée de l’étude des corps céleste, avait besoin d’un complément pour offrir à l’intelligence une idée précise ; un corps ne s’éclipse pas lui-même, et le Christ, comparé au soleil, est logiquement obligé d’accepter cette condition. Je n’aime pas la vérité chrétienne rongée par la rouille des temps. L’astronomie ne porte pas bonheur à M. de Lamartine. Après avoir parlé de l’éclipse du Christ sans nous expliquer comment et pourquoi le Christ nous est caché, il revient sur cette comparaison dont nous sommes séparés par un grand nombre de strophes, et cette fois il prend à tâche de lui donner plus de précision et de clarté. Hélas ! il eût mieux valu y renoncer que d’y revenir pour aggraver sa faute. La terre, selon M. de Lamartine, projette son ombre sur l’étoile du Christ, et voilà pourquoi le Christ s’obscurcit à nos yeux. Si cette explication n’a pas le mérite de la vérité, elle a du moins le mérite de la nouveauté. Nous, placés sur la terre qui projette son ombre sur l’étoile du Christ, qui, dans la pensée du poète, ne sommes séparés de sa splendeur par aucun corps intermédiaire, nous n’apercevons plus qu’une lueur confuse ; devine qui pourra cette énigme singulière. Jusqu’à présent, nous avions cru que, pour apercevoir l’ombre projetée sur un corps céleste par un corps de même nature qui venait à passer devant lui, il fallait de toute nécessité être placé sur un troisième corps différent et distant des deux premiers. Il paraît que cette opinion, généralement accréditée, ne repose sur aucun fondement ; c’est du moins l’avis de M. de Lamartine. À quoi bon parler à tout propos du soleil et des étoiles ? à quoi bon entasser bévue sur bévue ? Il est trop facile de relever des erreurs si manifestes pour que la clairvoyance devienne un sujet d’orgueil ; je serais heureux de n’a voir pas à les relever.
Ces reproches, que je ne sépare pas d’une admiration sincère, ne sont pas les seuls que mérite l’Hymne au Christ. Bien que la pensée générale de la composition soit une pensée chrétienne, le poète déploie un tel luxe de souvenirs, il parle avec tant de complaisance de Palmyre et de Memphis, d’Osiris et de Mercure, du Panthéon et des dieux de la Grèce et de Rome, que l’idée première disparaît plus d’une fois dans ce déluge d’appels au passé, et, quand elle reparaît, elle se trouve amoindrie. Entre le point de départ et le point où nous sommes parvenus, il y a un tel espace, que nous avons presque oublié les destinées de la foi chrétienne pour ne songer qu’à la splendeur éphémère des empires, aux erreurs baptisées du nom de vérité qui se détrônent tour à tour avant de s’abîmer dans le néant. Ainsi l’inspiration du poète, chrétienne au début, s’altère à son insu, et prend un caractère cosmopolite et purement philosophique. Sans la péroraison, qui semble empruntée aux procédés de l’art musical et qui nous ramène air ton primitif, les modulations infinies par lesquelles nous avons passé effaceraient de notre mémoire le thème religieux que M. de Lamartine a voulu développer.
Ce que j’ai dit de l’Hymne au Christ s’appliquerait encore avec plus de justesse et d’évidence à l’une des plus belles pièces du recueil : Mon ame est triste jusqu’à la mort. Assurément il est impossible de méconnaître la grandeur, la sincérité de l’inspiration qui a dicté cette plainte éloquente. Non-seulement l’idée première est parfaitement vraie, non-seulement la tristesse qui s’exhale dans cette élégie suprême n’a rien de factice, rien d’apprêté, mais les divisions imaginées par le poète semblent destinées à nous montrer clairement toutes les faces de sa pensée, toutes ses angoisses, toutes ses défaillances. Et pourtant, malgré la grandeur de l’inspiration, malgré la vérité des sentimens, la lecture la plus attentive de cette pièce, si admirablement conçue, ne laisse dans la mémoire qu’une trace confuse ; en nous recueillant, nous arrivons à grand’ peine à recomposer dans un ordre intelligible, dans une série logique les tableaux qui ont passé sous nos yeux. La substance poétique de cette pièce est excellente ; pourquoi la mise en œuvre est-elle si imparfaite ? La tristesse qui saisit parfois l’ame la plus courageuse vers le déclin de la vie, le souvenir de l’amour qui se disait immortel et s’est évanoui comme un songe, le regret des heures consumées en études impuissantes, le blasphème fils du désespoir, le cœur flétri, noyant dans le flot des voluptés impures l’image importune de ses espérances déçues, le cœur ramené à la foi par le néant du bonheur qu’il a poursuivi, et retrouvant, dans le passé même qu’il maudissait tout-à-l’heure comme une promesse perfide, un sujet de reconnaissance, le thème d’un cantique fervent adressé au Créateur, à coup sûr, il y a bien là de quoi défrayer une ode, une élégie, selon la disposition où se trouve l’ame du poète ; mais la succession d’idées que je viens d’indiquer se laisse à peine entrevoir dans la pièce de M. de Lamartine, tant il a pris soin de les confondre en les développant. Il a traité chacune de ces idées avec une impitoyable prolixité ; il ne l’a quittée qu’après l’avoir épuisée, qu’après l’avoir pressée dans tous les sens et s’être bien assuré qu’elle ne contenait plus rien. Grace à l’application obstinée de ce procédé, il a réussi plus d’une fois à flétrir les plus fraîches images, à rendre prosaïques, à dessécher les comparaisons qui s’annonçaient d’abord sous les couleurs les plus attrayantes. Si jamais le souffle poétique a doué d’une vie nouvelle les sentimens qui semblaient épuisés depuis long-temps, dont l’expression multipliée à l’infini paraissait défier toute tentative de rajeunissement, ce miracle ne s’est nulle part accompli d’une façon plus éclatante que dans la pièce dont je parle malheureusement M. de Lamartine, enivré de sa parole, n’a pas su s’arrêter à temps ; il ternit à plaisir les métaphores les plus splendides en les superposant, en les accumulant. Il n’est satisfait qu’après les avoir entassées. Peu lui importe que sa pensée disparaisse sous ce monceau de métaphores. Il a prouvé sa richesse, et son orgueil est satisfait. Quoiqu’il ait à exprimer un sentiment vrai, il ne tient pas à frapper juste, mais à frapper fort, et il manque le but faute d’avoir mesuré son élan. Nulle part ce travers n’est plus saillant que dans : Mon ame est triste jusqu’à la mort.
Il n’est pas rare d’entendre des orateurs de salon, d’ailleurs assez peu lettrés, accuser de sécheresse la poésie française du XVIIe siècle. Sans vouloir entreprendre ici la défense littéraire de cette époque glorieuse, je me borne à rappeler que les œuvres comprises entre l’avènement de Louis XIII et la mort de Louis XIV se recommandent surtout par la mesure. Je ne m’arrête pas à discuter le caractère studieux ou spontané des œuvres qui remplissent cette période ; il me suffit d’insister sur le style limpide qui donnait à la pensée tant de relief et d’éclat. En lisant les Harmonies poétiques et surtout les deux dernières pièces que je viens d’analyser, il est impossible de ne pas se reporter vers ce moment de notre histoire. Quoique le style, pour avoir une véritable valeur, doive naître de la pensée même, et que le style de Racine appliqué aux comédies de Molière, comme le voulait un bel-esprit de nos jours, soit une des idées les plus saugrenues qui se puissent concevoir, un esprit sérieux peut se demander ce que fût devenu, dans les mains d’un poète du XVIIe siècle partagé entre la foi et le découragement, le sujet traité par M. de Lamartine. Bien qu’alors l’imitation de l’antiquité païenne dominât l’étude de la poésie biblique, Isaïe et David n’ont pourtant pas trouvé un écho moins harmonieux que Sophocle et Euripide. Si le livre des Rois n’est pas scrupuleusement respecté dans Athalie, Iphigénie ne rappelle pas la Grèce héroïque d’une façon très littérale. Ce qui assure à ces deux ouvrages une longue jeunesse, c’est d’abord la vérité humaine, la vérité des sentimens pris en eux-mêmes, abstraction faite du temps et du lieu, et puis la mesure dans l’expression. J’imagine donc que le sujet traité par M. de Lamartine, soumis aux lois acceptées par le XVIIe siècle, n’eût rien perdu de sa grandeur, de sa vérité. Les détails qui nous éblouissent et nous fatiguent, émondés par une main sévère, laisseraient à la pensée toute sa clarté, toute son évidence. L’esprit suivrait sans effort toutes les transformations de la tristesse et ne chercherait pas, en achevant le dernier hémistiche, à retrouver sous les ronces et les broussailles le sentier indécis qu’il a parcouru. La mesure dans l’expression, quoi que puissent dire les panégyristes de l’improvisation, n’appauvrit pas la pensée. Ce qu’on nomme aujourd’hui abondance n’est trop souvent que prolixité ; les images prodiguées à l’infini, loin d’ajouter à l’éclat, au relief de la donnée poétique, ressemblent à ces draperies dont les plis capricieusement multipliés abolissent la forme du corps. Regardez une statue trouvée dans les champs de l’Attique : le lin ou la laine, disposés par une main tout à la fois savante et hardie, laissent deviner la force de l’athlète ou la beauté de la jeune canéphore. Les plis semblent comptés, ou plutôt c’est le mouvement même du personnage qui commande à l’étoffe obéissante. Regardez une statue de Bernin : le marbre est fouillé avec une merveilleuse adresse, il semble vouloir lutter de souplesse avec les tissus les plus fins ; mais le ciseau, en multipliant les caprices de la draperie, a effacé les contours du corps. Laquelle de ces deux statues vous semble plus près de la vérité, plus près de la beauté ? Eh bien ! sans vouloir établir aucune comparaison directe entre M. de Lamartine et Bernin, n’est-il pas permis de voir dans la prolixité du style le même danger que dans les draperies dont les plis multipliés sans raison et sans mesure masquent les contours du personnage ?
Est-ce à dire que l’inspiration qui a dicté les Harmonies soit moins abondante, moins sincère, moins sûre, moins féconde que l’inspiration qui a dicté les Méditations ? Telle n’est pas ma pensée. Ces deux recueils, sans être consacrés à l’expression du même sentiment, appartiennent cependant à une intelligence douée de la même sève, de la même force. Des Méditations aux Harmonies, il n’y a ni affaiblissement, ni déchéance. Tous ceux qui aiment la poésie, tous ceux qui sont habitués à interroger l’imagination humaine dans ses manifestations diverses, à comparer les monumens de l’intelligence aux différens âges de l’histoire, savent bien à quoi s’en tenir sur ce point. Le sentiment de l’amour purement exprimé dans les Méditations, n’est pas supérieur au sentiment religieux exprimé dans les Harmonies. Dans le second comme dans le premier recueil, c’est la même spontanéité, la même vérité. Seulement, et c’est ici que la critique reprend ses droits, la mesure qui éclate dans les Méditations est presque toujours absente des Harmonies. Les idées se présentent avec la même abondance, les sentimens se succèdent avec la même sincérité, mais les images destinées à les traduire ne sont point triées avec un goût aussi sévère. C’est, à mes yeux, la seule différence qu’il soit permis d’établir entre les Méditations et les Harmonies.
Ce qui est vrai, ce qu’il faut affirmer, ce qui peut servir au développement, à la popularité des saines idées littéraires, c’est que les Harmonies, malgré le mérite éclatant qui les recommande sous le rapport purement poétique, demeurent bien au-dessous des Méditations dans toutes les questions qui se rapportent à la pureté de la forme. Dans les Méditations, en effet, l’improvisation n’était qu’un accident ; dans les Harmonies, l’improvisation est devenue une habitude. Dans les Méditations, il est bien rare de rencontrer des paroles inutiles, des paroles qui fassent double emploi ; dans les Harmonies, au contraire, même dans les plus belles pièces, il est bien rare de rencontrer des idées dont l’expression soit contenue dans de justes limites. Trop souvent, même dans Jéhovah, même dans l’Hymne au Christ, l’idée la plus excellente, le sentiment le plus vrai, se ternissent et s’amoindrissent en subissant les évolutions d’images sans nombre. Le poète, faute de s’arrêter à temps, trouve, à son insu, le moyen de gâter les intentions les plus ingénieuses, d’attiédir les émotions les plus ardentes. Ce serait méconnaître les devoirs de l’histoire littéraire que d’omettre une telle remarque ; l’énoncer en toute franchise n’est pas manquer de respect pour le génie, mais le traiter avec toute la sévérité, avec toute l’impartialité qu’il mérite.
M. de Lamartine, je n’hésite pas à le dire, abuse dans les Harmonies de la richesse de sa nature. Plein de confiance dans ses facultés, il ne se donne pas la peine de prévoir ou même d’entrevoir les paroles qui vont s’échapper de ses lèvres ; il livre à toutes les chances du hasard l’ordre des idées aussi bien que l’arrangement des mots. Je ne parle pas des nombreuses égratignures que la langue reçoit de ses mains ; ce détail, sans être dépourvu d’importance, pourrait passer pour puéril chez un grand nombre d’esprits qui considèrent l’étude et le respect de la langue comme un danger pour l’imagination ; je me borne à constater ce qui ne peut être mis en doute par aucune intelligence sérieuse, qu’il n’y a pas dans le recueil entier des Harmonies une seule pièce qui se recommande par la même sobriété, par la même mesure que le Lac. Dans cette dernière pièce, en effet, il ne se rencontre pas une stance parasite, une stance qu’on voulût retrancher ; toutes les paroles portent coup, tous les sentimens trouvent un écho. L’ordonnance des idées, sans révéler un esprit habitué aux combinaisons symétriques, c’est-à-dire hostile à toutes les lois de la poésie, se distingue pourtant par une clarté, par une évidence qui ne laisse rien à désirer. Dans les Harmonies, l’intelligence la plus complaisante ne peut signaler rien de pareil ; l’ordonnance est toujours absente ; il est bien rare de rencontrer une idée qui ait une place déterminée, une place nécessaire ; la place assignée à l’expression d’un sentiment semble presque toujours un pur caprice ; la volonté, la prévoyance, n’interviennent presque jamais ; l’improvisation règne en souveraine, et traite avec un dédain absolu tous les calculs de la réflexion. Or, si un pareil procédé réussit sans peine à produire l’étonnement, il réussit bien rarement, je pourrais dire qu’il ne réussit jamais à produire l’admiration. Qu’on me pardonne de citer un proverbe qui, pour être vieux, n’en demeure pas moins vrai : le temps ne respecte pas volontiers ce qu’on fait sans lui. L’improvisation éblouit l’auditoire ; il est bien rare qu’elle éblouisse les lecteurs. Pour ceux qui écoutent et n’ont pas le loisir de songer, les paroles qui s’échappent en flots pressés des lèvres du poète sont des preuves irrécusables de puissance ; pour ceux qui lisent, à qui le temps ne manque pas pour méditer sur les pensées qu’ils ont recueillies, sur les images qu’ils ont vues passer devant leurs yeux, la question change d’aspect, l’indulgence est difficile, la sévérité devient nécessaire. Les applaudissemens prodigués avec complaisance dans un salon font place aux remarques les plus inattendues et pourtant les plus légitimes. Les Méditations ne sont pas exposées à un tel danger ; les Harmonies semblent prendre à tâche de le braver. Le poète des Harmonies semble dire au lecteur : -Voyez comme je suis puissant et fécond ! Je n’ai pas pris la peine de préparer les strophes que je vais vous réciter ; eh bien ! je suis pourtant sans inquiétude. Quoi que je puisse dire, je compte sur vos applaudissemens. Rien de vulgaire ne peut sortir de ma bouche. Écoutez et admirez. Respirer pour moi, c’est chanter ; vivre, c’est inventer. Pourquoi craindrais-je de m’abandonner aux chances de l’improvisation ? J’aurais beau faire, je ne réussirai pas à faiblir. — Le lecteur prête au poète une attention complaisante ; puis la réflexion vient, et la réflexion blâme sévèrement ce que l’étonnement avait amnistié.
À ces deux recueils si riches et qui ont obtenu et gardé depuis long-temps une si légitime admiration, M. de Lamartine a cru devoir ajouter un nombre considérable de pièces nouvelles ; je dis considérable, car les pièces nouvelles ne s’élèvent pas à moins de quarante-six. Malheureusement, parmi ces pièces, il n’y en a pas une qui soit digne de figurer en si glorieuse compagnie. Si ces pièces étaient signées d’un autre nom, elles passeraient parfaitement inaperçues ; elles iraient s’engloutir dans le gouffre toujours ouvert qui engloutit tant d’idées insignifiantes décorées de rimes sonores : signées du nom de M. de Lamartine, elles éveillent de pénibles pensées. Pourquoi ces vers ne sont-ils pas restés dans les albums parfumés qui leur avaient donné asile ? Pourquoi ont-ils quitté le demi-jour mystérieux qui les protégeait ? Le poète inspiré qui nous a donné les Méditations et les Harmonies a-t-il donc pris au sérieux les louanges qui ne manquent jamais au génie lors même qu’il se fourvoie ? Quelle femme s’est jamais permis de trouver mauvais les vers qui lui sont adressés, quand ces vers sont signés d’un nom illustre ? Parmi ces quarante-six pièces nouvelles, il n’y en a pas une qui méritât de voir le jour, de circuler parmi les indifférons, je veux dire parmi les lecteurs désintéressés qui jugent l’œuvre en elle-même sans tenir compte du milieu où elle s’est produite pour la première fois. Telle chanson fort étonnée de se trouver à côté des strophes improvisées à la Grande-Chartreuse semble trouvée dans les papiers de Planard ; livrée à nos regards indiscrets seule et nue, sans les gracieuses mélodies d’Hérold, elle nous étonne et nous afflige. Je tourne le feuillet, et j’aperçois des vers qui pourraient porter le nom de Demoustiers, des vers adressés à une jeune fille qui, dans un rêve, déposait un baiser sur le front de l’auteur. C’est bien la peine vraiment d’avoir écrit les Méditations et les Harmonies pour lutter de mignardise et d’afféterie avec les Lettres à Émilie ! Une ode sur l’ingratitude des peuples, qui porte la date de 1827, et dont toutes les strophes sont placées dans la bouche d’Homère, n’est que le remaniement très malheureux de la belle pièce à Manoel. Autant les vers adressés au poète portugais respirent d’affection et de sympathie pour le génie méconnu, autant les strophes placées dans la bouche d’Homère sont banales et déclamatoires. Hante, Tasse, Milton, Camoëns, passent tour à tour sous nos yeux comme de pures marionnettes, comme de simples sujets d’antithèse. Si cette ode date vraiment de 1827, si elle précède de trois ans la publication des Harmonies, il est fort à regretter qu’elle ait quitté l’ombre hospitalière du portefeuille où elle était enfouie. Tous ces lieux communs contre l’ingratitude des peuples sont usés depuis long-temps et ne méritent pas un instant d’attention, à moins qu’ils ne soient rajeunis par l’élégance et la nouveauté de la forme. M. de Lamartine, qui, depuis trente ans, a trouvé tant de stances empreintes d’une tristesse sincère, tant de strophes animées d’un souffle ardent, n’a écrit sur l’ingratitude des peuples envers les poètes qu’une suite de plaintes et d’invectives qui ne semblent dictées ni par le malheur, ni par la colère.
Les vers à M. de Musset, que j’avais entendu vanter, sont loin de mériter les louanges qu’ils ont obtenues. Le style en est tour à tour pâteux et semé d’images qui nous dépaysent. Les comparaisons sont tirées des détails les plus vulgaires, de la réalité la plus triviale. Les pensées les plus vraies, en subissant le joug de ces métaphores inattendues, se dénaturent et se rapetissent. Les fentes du cœur, le cœur fêlé, l’amour qui s’évapore, impriment à toute cette pièce un caractère matérialiste qui contraste singulièrement avec les sentimens développés par l’auteur. Si le style de M. de Lamartine, dans ses œuvres les plus belles, ne présente pas toujours une irréprochable pureté, il se recommande du moins par l’élévation constante des images et le caractère exclusivement spiritualiste de l’inspiration. Les vers à M. de Musset dérogent à cette glorieuse habitude. Le cœur se réduit en tessons comme une misérable poterie ; l’amour s’évapore comme l’eau d’une bouilloire ; en un mot, la poésie disparaît et fait place au vulgaire entassement des images les plus banales. Parlerai-je d’une très longue pièce adressée à M. Hubert, et qui s’intitule : Ressouvenir du lac Léman ? Il y a dans cette conversation plusieurs traits de paysage dont la vérité ne peut être contestée ; mais ces traits heureux disparaissent au milieu des déclamations sans fin auxquelles M. de Lamartine se laisse aller : il ne sait pas s’arrêter et suit, en nous parlant de la Suisse, tous les procédés de Cyrus et de Clélie.
J’arrive enfin aux commentaires que M. de Lamartine a écrits sur les Méditations et les Harmonies. Ici, l’indulgence n’est pas permise. Ces pages que je redoutais, que j’aurais voulu pouvoir effacer à mesure qu’elles naissaient sous la plume de l’auteur, ne nous apprennent absolument rien et nous forcent trop souvent à nous apitoyer sur l’étrange importance que le poète attribue aux moindres circonstances de sa vie. En revenant de la Grande-Chartreuse, il est surpris par l’orage, il s’abrite sous un rocher, et, sans quitter la selle de son cheval, il écrit sur son genou les vers que nous avons lus et relus avec une ardente sympathie. N’est-ce pas là une révélation vraiment intéressante ? Ces vers ont été écrits à cheval, que la postérité reconnaissante ne l’oublie pas ! Qu’elle sache aussi que M. de Lamartine n’était pas seul dans ce pèlerinage à la Grande-Chartreuse : il accompagnait une femme charmante, la marquise de B., et la marquise était assise paisiblement au fond d’une grotte, tandis que le poète demeurait héroïquement sur la selle de son cheval. M. de Lamartine, dans cette assez risible occasion, trouve moyen de jouer à la fois le rôle de Louis XIV et le rôle de Dangeau. Il pose avec majesté, et il note ses moindres mouvemens comme si le récit de cette averse devait prendre place entre la bataille de Marathon et la bataille d’Arbelles. Il est vraiment difficile de pousser plus loin la puérilité ; cependant le poète a trouvé le moyen de dépasser cette limite qui semblait infranchissable. Une nuit, il avait mal dormi ; tranchons le mot, il avait passé une nuit blanche ; il se lève au point du jour, il se met à sa table, il commence la pièce qui s’appelle Novissima Verba, ou mon ame est triste jusqu’à la mort. Plusieurs de ses amis qui étaient venus passer quelques jours à Saint-Point le pressent de venir déjeuner ; il résiste courageusement et continue d’écrire ; arrive l’heure du dîner, mêmes instances, même résistance, et, pendant seize heures, la plume de M. de Lamartine ne s’arrête pas. Au bout de seize heures, il avait écrit six cents vers. Après une telle révélation, qui donc oserait noter dans cette pièce, tour à tour éloquente et verbeuse, les tirades parasites, les redites inutiles, les comparaisons confuses ? Six cents vers en seize heures, six cents vers écrits à jeun, après une nuit blanche, cela répond à tout. Oronte, pour imposer silence à l’esprit chagrin d’Alceste, défendait son sonnet comme une bagatelle écrite en un quart d’heure. M. de Lamartine, que son génie devrait protéger contre le ridicule, marche à son insu sur les traces d’Oronte. Le public, je n’en doute pas, sera de l’avis d’Alceste : le temps ne fait rien à l’affaire. Peu nous importe que les Novissima Verba soient écrits en un jour, en trois jours, en huit jours. La seule chose qui nous intéresse, la seule qui mérite notre attention, c’est la vérité de la pensée, l’enchaînement des sentimens, la transparence du style, trois qualités précieuses qui se déduisent l’une de l’autre. Luttez de prestesse avec Eugène de Pradel, ou prenez le temps de mûrir votre pensée : le public ne s’en inquiète pas, et il a raison.
Cette puérile confidence n’est pourtant pas le dernier mot de M. de Lamartine en fait de hâblerie. Un soir, dans le voisinage de Livourne, il achevait la dernière strophe d’une harmonie, quand une rafale emporta les feuillets placés sur ses genoux ; la mer reçut ces vers tracés au crayon, mais se garda bien de les engloutir. Le lendemain, la fille d’un pêcheur venait, pieds nus, les rapporter à M. de Lamartine, qui donnait une piastre pour chaque feuillet et ajoutait à cette récompense, déjà magnifique, le don d’un tablier de cotonnade bariolée. N’y a-t-il pas dans la manière miraculeuse dont ces vers nous ont été conservés quelque chose qui vous émeut profondément ? Depuis le Spasimo de Raphaël, destiné aux moines de Palerme, qui fit naufrage dans le golfe de Gènes, et que le pape rendit aux pieux destinataires, il ne s’est rien vu de si merveilleux. Que dis-je ? le sort du Spasimo s’explique par des raisons tirées de la nature des choses, tandis qu’il faut recourir à des moyens surnaturels pour expliquer comment les vers de M. de Lamartine, baignés par l’eau de la mer, sont demeurés à quelques pas du rivage jusqu’à l’arrivée providentielle du pêcheur.
Dans Paris même, dans cette ville prosaïque, l’inspiration poursuit le poète sans relâche, et c’est lui-même qui nous l’apprend. Mme de Lamartine prie son mari de l’accompagner à Saint-Roch ; pendant que le prêtre célèbre la messe, le souvenir de Graziella vient s’emparer de l’esprit du poète, et le poète écrit une pièce nouvelle sur cette malheureuse fille, dont il nous a déjà trop parlé. Peut-être Graziella ne lui eût-elle pas inspiré une strophe, s’il fût demeuré au logis : il est allé à Saint-Roch, et Graziella lui est apparue. En vérité, plus j’y songe et plus je m’étonne que l’auteur des Méditations et des Harmonies ait trouvé le courage d’écrire de telles niaiseries. Sans doute le génie a droit au respect, mais c’est à la condition qu’il se respectera lui-même. Or, M. de Lamartine, en nous racontant tous ces enfantillages, semble prendre plaisir à se rapetisser. Qu’il ne se plaigne donc pas si une juste gaieté accueille ses confidences : en livrant au vent de la publicité tous les épisodes, toutes les heures de sa vie, il appelle la raillerie, il encourage l’irrévérence.
La Fontaine, Rabelais, Byron et Manzoni sont traités dans ces étranges commentaires d’une façon quelque peu cavalière. La Fontaine enseigne la méchanceté ; qui jamais s’en serait douté ? Byron, en écrivant son Don Juan, est descendu jusqu’à Rabelais ! Quant à Manzoni, l’auteur avait lu sans enthousiasme ses tragédies et ses romans : les hymnes religieux du poète lombard ont éveillé dans son ame une pieuse admiration. Si Manzoni a lu ces lignes, il a dû se demander avec étonnement où M. de Lamartine a pu lire ses romans. Jusqu’ici en effet les Promessi Sposi sont et demeurent l’unique roman de Manzoni, car la Colonne infame ne peut passer pour une composition poétique. J’ai grand’peur que l’auteur des Harmonies n’ait pas même lu le roman de Manzoni. Je suis bien forcé de croire qu’il connaît à peine les fables de La Fontaine, car, s’il les connaissait, il ne l’accuserait pas d’enseigner la méchanceté aux générations naissantes. Pour parler de Don Juan avec ce dédain superbe, il faut l’avoir feuilleté d’une main maladroite et parcouru d’un œil bien inattentif. Je serais vraiment curieux d’apprendre en quoi les poétiques amours de don Juan et d’Haydée rappellent Pantagruel et Gargantua. Le dédain de M. de Lamartine pour Rabelais n’a pas besoin d’être réfuté. Molière, La Fontaine et Voltaire se sont chargés de le défendre en l’admirant, et lui ont fait plus d’un emprunt. Si le joyeux curé de Meudon n’est pas un modèle de chasteté, ce n’est pas une raison pour le condamner comme un bateleur sans verve et sans esprit. D’ailleurs, il n’y a pas une strophe de Don Juan dont Rabelais puisse revendiquer l’idée première. Candide est parmi nous le seul livre qui ait quelquefois suggéré au poète anglais de cruelles railleries ; mais ce qui fait l’excellence du poème appartient en propre à Byron et n’appartient qu’à lui. La partie passionnée, la partie pathétique ne relève ni de Pangloss, ni de Cunégonde, et fait de Don Juan le chef-d’œuvre de l’auteur. Malgré la faiblesse des quatre derniers chants, ce mélange inoui de rêverie et de raillerie, de passion et de gaieté, demeure un prodige de puissance. Les autres poèmes de Byron, que M. de Lamartine accuse de célébrer éternellement le triomphe du mal, se défendent par eux-mêmes. Pour ne pas comprendre que ces poèmes sont des plaintes et non des hymnes à l’enfer, il faut ne les avoir jamais lus ou n’en avoir gardé qu’un souvenir très infidèle.
La colère de M. de Lamartine contre les mathématiques et la physiologie n’est pas moins singulière : il accuse les sciences positives de dessécher l’imagination. Après avoir inventé pour le mouvement du soleil une ellipse dont les astronomes n’ont jamais entendu parler, il a vraiment mauvaise grace à se fâcher contre eux. Il ne consent pas à croire que le cœur soit un muscle et se raille des savans qui s’obstinent à soutenir cette thèse. Le cœur musculaire des physiologistes vaut bien le coeur fêlé qui laisse par ses fentes l’amour s’évaporer. La corniche de l’ogive qui sert de portique au tombeau décrit par le poète dans le commentaire d’une pièce adressée à la mémoire de sa mère peut prendre place à côté du coeur fêlé.
Ainsi les notes de M. de Lamartine sur les Méditations et les Harmonies doivent inspirer des regrets à tous ceux qui aiment, à tous ceux qui admirent son génie lyrique. Il eût agi sagement en ne les écrivant pas ; en les relisant, il aurait dû se décider à les brûler.
Quand M. de Lamartine, renonçant à commenter chaque pièce sortie de sa plume, essaie de juger l’ensemble de ses œuvres, est-il plus heureux, mieux inspiré ? Hélas ! non. Il a mis en tête des Méditations une lettre à M. Dargaud, en tête des Harmonies une lettre à M. d’Esgrigny : eh bien ! dans ces deux morceaux épistolaires, il n’est pas moins étrange, moins puéril que dans ses commentaires. Il paraît, d’après son témoignage, que M. Dargaud lui aurait demandé pourquoi le succès des Nouvelles Méditations n’était pas égal au succès des premières. En réponse à cette question, qui n’est pas, à mes yeux du moins, justifiée par les faits, M. de Lamartine adresse à son correspondant une série bruyante et confuse de déclamations sur l’envie, sur la routine, sur les ennemis inévitables que la gloire suscite à tous les poètes applaudis. L’orgueil des vieilles renommées, s’il faut l’en croire, ne s’offense pas des éloges donnés à un nom nouveau. Il accepte les débuts les plus éclatans, mais à la condition de prendre bientôt sa revanche. Que le poète nouveau venu publie un second ouvrage, et la foule, sous l’inspiration des meneurs, c’est-à-dire des jaloux, s’empressera de rabaisser le nom qu’elle avait d’abord applaudi. Si le témoignage de M. de Lamartine était accepté comme irrécusable ; il serait défendu, de réussir deux fois de suite. Je ne veux pas m’engager dans la discussion de cette théorie ; je me contente de contester les faits personnels sur lesquels l’auteur prétend l’étayer. J’ai beau consulter mes souvenirs, j’ai beau interroger les mémoires les plus fidèles, je ne retrouve pas la trace de ces haines jalouses dont le poète se plaint avec tant d’amertume. Si quelques voix sans autorité, sans écho, ont mis les Nouvelles Méditations au-dessous des premières, ce n’est pas une raison pour prendre à partie le siècle tout entier et l’accuser d’ingratitude et d’ignorance. L’envie, qui attaque si obstinément tant d’œuvres éclatantes, n’a jamais eu grand’chose à démêler avec M. de Lamartine. Les Méditations ont en effet l’incontestable avantage de ne pouvoir être invoquées comme argument ni pour ni contre aucun système. Par leur nature même, elles échappent à toute discussion, du moins à toute discussion conduite d’après les principes de l’école ; pour les analyser, pour les apprécier, il faut renoncer à invoquer les préceptes établis dans les poétiques. Ni le maître d’Alexandre, ni l’ami de Mécène, n’avaient prévu ce genre d’effusions ; il serait donc inutile de leur demander conseil pour estimer ce qu’elles ont de contraire ou de conforme aux lois de l’art. Le caractère spontané, personnel des Méditations les a soustraites jusqu’à présent aux querelles académiques et scholastiques, et je suis encore à deviner l’attaque, l’accusation qui a pu motiver les plaintes de M. de Lamartine. La lettre à M. Dargaud n’est, à proprement parler, qu’un effet sans cause. Je ne blâme pas les éloges qu’il se décerne pour les premières Méditations ; mais je ne puis accepter comme sensée sa colère contre le prosaïsme du siècle. Qu’il s’admire, j’y consens : il a le droit de s’admirer ; mais qu’il se plaigne d’avoir été méconnu dès son second ouvrage, je ne puis lui donner raison. L’ingratitude n’est pas du côté de la foule, elle est tout entière du côté du poète. Ou l’admiration accordée aux premières Méditations avait rendu M. de Lamartine singulièrement exigeant, ou il a fermé l’oreille aux louanges que la France prodiguait aux Nouvelles Méditations pour n’entendre que les voix sans crédit, sans autorité, dont je parlais tout à l’heure.
La lettre à M. d’Esgrigny, placée en tête des Harmonies, est plus puérile, plus déplorable encore que la lettre à M. Dargaud. L’auteur, ne sachant que dire de ce nouveau recueil, c’est lui-même qui le déclare, ayant promis une préface et ne devinant pas sur quoi il pourrait l’écrire, au lieu d’abandonner sagement son premier projet, imagine de se rejeter dans l’autobiographie et de nous raconter une de ses courses à Milly, un de ses entretiens familiers avec le père Dutemps, qui a connu sa mère et ses sœurs. Ces détails, bien que dépourvus de toute importance littéraire, réussiraient peut-être à nous intéresser, s’ils nous étaient présentés sous une forme plus modeste et surtout dans une langue moins prolixe ; mais, de Mâcon à Milly, M. de Lamartine ne nous fait pas grace d’un clocher, d’un pan de muraille, d’un bouquet de bois, d’un coteau, d’une vigne ; il compte les cailloux et les brins d’herbe, et, quand nous arrivons enfin à Milly, notre attention est déjà fatiguée. Sous ces descriptions sans fin, toute pensée disparaît. Comment le lecteur poursuivrait-il une, tâche que l’auteur abandonne ?
Vous croyez peut-être que M. de Lamartine, heureux de rencontrer le témoin de ses jeunes années, aime à retrouver dans la mémoire du père Dutemps la trace de ses premières joies, de ses premières souffrances ? Que vous êtes loin de compte ! L’auteur des Harmonies n’est venu à Milly et n’a choisi le père Dutemps comme interlocuteur que pour placer dans la bouche du vieillard l’accusation dirigée contre lui par ceux qu’il nomme ses ennemis, et dans sa propre bouche la défense de toute sa vie. C’était bien la peine, vraiment, d’entreprendre le voyage et de nous arrêter à tous les points de la route, pour aboutir à une telle conclusion ! Si M. de Lamartine veut se défendre, et certes c’est un droit que personne ne lui contestera, s’il veut prouver que toute sa conduite depuis trois ans est un modèle de sagesse, de prévoyance ; qu’il n’a jamais en politique sacrifié le bon sens à l’effet théâtral ; qu’il ne s’est jamais enivré de sa parole, qu’il a respiré impunément l’encens brûlé à ses pieds par la flatterie, qu’il parle, et nous l’écouterons. À quoi bon nous présenter ce plaidoyer dans le cadre d’un dialogue ? L’accusation, en passant par la bouche du père Dutemps, ressemble trop aux objections hérétiques produites dans les églises du moyen-âge par l’avocat du diable. Le prédicateur, en désignant l’avocat de l’esprit malin, avait soin de ne pas choisir un adversaire trop redoutable, et de lui prescrire des attaques faciles à repousser. Ainsi fait M. de Lamartine avec le père Dutemps. Quand le vieil aveugle de Milly lui parle des bruits sinistres venus de la grande ville, et lui demande s’il a repris l’œuvre sanglante de Robespierre et de Marat, il est trop facile de lui répondre. Qui donc, parmi nous, voit dans M. de Lamartine l’héritier, le disciple de Robespierre et de Marat ? En lisant ce dialogue si puéril, si vide, si dépourvu de sens et de portée, je crois entendre un prédicateur qui, n’ayant pas trouvé parmi ses amis un seul homme capable de parler au nom de Satan, prend le parti de s’adresser à son bonnet. C’est dire assez clairement ce que j’en pense. La lettre adressée à M. d’Esgrigny ne nous apprend absolument rien sur la pensée qui a inspiré les Harmonies. Malheureusement tout ce que M. de Lamartine a écrit sur ses œuvres n’est pas plus instructif.
Arrivé au terme de cette longue analyse, je sens le besoin de résumer ma pensée. Si je n’ai rien dit de Jocelyn ni du Voyage en Orient, c’est que Jocelyn, malgré sa forme narrative, n’est qu’une suite d’harmonies, et que le Voyage en Orient, sans le nom dont il est signé, aurait trouvé bien peu de lecteurs. Quant à la moralité contenue dans ces commentaires sans fin, il n’est pas difficile de la dégager. Plus le poète prodigue les détails sur sa vie privée, plus il amoindrit son œuvre ; plus il laisse de champ et d’espace aux conjectures, plus il excite d’étonnement, plus il confirme l’admiration déjà établie. C’est là, selon moi, la moralité de cette lecture. Raphaël et Geneviève nous avaient avertis ; les commentaires sur les Méditations et les Harmonies nous démontrent pleinement combien nos craintes étaient fondées. En nous disant quel jour, à quelle heure il a écrit l’ode ou l’élégie que nous admirons, qui nous a charmés, le poète n’ajoute rien à son autorité ; il diminue le prestige dont il était environné. Nous consentions à le placer dans une sphère à part, à le croire pétri d’un autre limon que nous, à voir en lui un être composé d’élémens plus purs ; en nous racontant tous les momens de sa vie, en nous énumérant toutes ses souffrances, toutes les joies puériles de son orgueil, toutes ses espérances déçues, tous ses accès d’égoïsme, toutes ses heures mauvaises et sans pitié, que nous apprend-il, sinon qu’il est homme comme nous, et que Dieu, en lui donnant le génie, ne l’a pas dispensé des communes misères ? Sans doute, après ces dangereuses confidences, l’œuvre du poète demeure ce qu’elle était. Cependant je ne conseille à personne, pas même aux plus habiles, aux plus vaillans, d’imiter l’exemple de M. de Lamartine, et je lui conseille à lui-même de ne pas aller plus avant dans la voie où il est entré. L’amant de Graziella n’est pas une recommandation pour l’amant d’Elvire. Les détails mêmes, qui pourraient nous émouvoir racontés par une autre bouche, placés dans la bouche du poète, nous blessent comme un symptôme de vanité. Il n’est pas bon qu’un homme, quel qu’il soit, s’écoute penser, se regarde vivre à toute heure. Cette contemplation assidue de soi-même ne peut s’expliquer que par un immense orgueil, et l’orgueil, quand il prend de tels développemens, expose le contemplateur à de cruels mécomptes. Le poète doit laisser à ses amis le soin d’enregistrer, de raconter aux générations futures ce qui dans sa vie mérite d’être conservé. Il n’est guère en mesure de juger lui-même ce qui est digne d’attention dans les épreuves diverses dont sa vie se compose. En ne prenant conseil que de son indulgence paternelle pour ses œuvres, il court le danger d’insister sur les points qu’un ami sage omettrait, et d’omettre les points mêmes que chacun voudrait connaître. Je conçois l’autobiographie des hommes d’état. Je comprends qu’ils éprouvent le besoin de raconter la part qu’ils ont prise aux affaires publiques, le rôle qu’ils ont joué dans les événemens, mais je ne comprends pas l’autobiographie des poètes, car les seules pensées de leur vie qui nous intéressent sont celles qu’ils ont traduites en rouvres durables, et, pourvu que le métal soit pur, nous ne tenons pas à savoir de quelle mine il est tiré.
GUSTAVE PLANCHE.