Poètes et romanciers modernes de la France/MM. Émile et Antoni Deschamps
Nous sommes bien loin aujourd’hui de 1820, époque littéraire et poétique s’il en fut, où tant d’abeilles harmonieuses faisaient leur miel et sortaient par essaims de leur ruche pour venir se livrer au soleil de turbulentes escarmouches, aux applaudissemens d’une jeunesse pleine d’ardeur et d’illusions. Vingt ans se sont écoulés depuis l’apparition de la pléiade romantique ; vingt ans ! plus d’un siècle par le temps qui court ! Aussi la génération nouvelle ose à peine croire à tant de merveilles ; autant vaudrait presque lui parler de Castor et Pollux, frères jumeaux qui combattirent, eux aussi, sous les mêmes astres et sous le même bouclier. Et comment ne pas s’étonner aujourd’hui, comment ne pas se sentir ravi d’aise au seul récit de cet âge d’or de la poésie, de ces temps fabuleux héroïques et mythologiques, où les dieux olympiens descendaient sur la terre tout armés pour le combat, où les libraires venaient s’offrir d’eux-mêmes, les libraires dont la race semble s’être perdue ? Comment ne pas s’émouvoir à l’idée de cette période de gloire et d’émulation généreuse, de cette ère féerique où la poésie était partout, où la ballade, l’ode et le sonnet régnaient en souverains, et ne quittaient pas le salon d’une minute ; où le piano laissait dire la cheminée, où pas une soirée, pas un bal, pas une matinée ne se donnait sans quelques milliers de vers, grands ou petits, dithyrambes, élégies, bouquets, rondeaux et virolais, que sais-je ? Alors les virtuoses du jour ne s’appelaient ni Rubini, ni Duprez, ni Malibran, ni Grisi, mais Guiraud, Briffaut et Soumet ; alors un poète valait un pianiste, et l’astre de M. Liszt eût pâli devant l’étoile du chantre de Saül.
On venait de découvrir André Chénier, ce livre orphique d’où la révélation devait sortir ; on l’étudiait, on le commentait sans relâche, on taillait ses doctrines sur son œuvre ; une épigraphe sacramentelle, sans laquelle nulle poésie n’eût osé se produire dans la Muse française, c’était ce fameux vers du chantre de la Jeune Captive :
Les pensers n’étaient pas toujours bien nouveaux à vrai dire, mais on s’en consolait en s’imaginant que les vers étaient antiques. Hélas ! des vers antiques, nous en avons encore. Apollon, dieu de l’arc, Apollon Sminthée, a remplacé pour aujourd’hui les bonnes dagues de Tolède ; et, quand nous voulons donner la vie à quelque mythe bien nébuleux, à quelque vague conception germanique, le marbre de Paros, Dieu merci, ne nous fait pas défaut. Le mouvement littéraire de 1820 eut cela de bon ou de mauvais, comme on voudra, qu’il révéla tous les secrets de la forme poétique. La boite de Pandore une fois ouverte, les sonnets et les strophes s’en échappèrent par milliers. Aujourd’hui le mécanisme de la versification n’est plus un secret pour personne : chacun possède plus ou moins le procédé ; de là tant de vers harmonieux, sonores, bien rimés, tant de vers excellens auxquels il ne manque qu’une chose, la poésie. Au fait, puisqu’on met les vers en musique, pourquoi ne les mettrait-on pas tout aussi bien en poésie ?
On travaillait de concert, on militait ensemble et d’un commun accord ; vous eussiez dit la phalange thébaine, à voir ces mouvemens et ces évolutions, ces marches et ces contremarches, s’opérer avec tant d’ordre, de stratégie et de régularité ponctuelle. Il est vrai qu’on avait pris ses mesures d’avance en se distribuant les rôles de son mieux : celui-ci s’était adjugé l’élégie et la ballade, celui-là le poème et la tragédie ; tel avait pris en possession le Romancero et la couleur espagnole, tel autre dans les vers légers et les bouts-rimés ne connaissant pas de maître. Ensuite, dans l’occasion, chacun s’érigeait en critique ; on célébrait à tour de rôle la gloire et le génie de son confrère, qui le lendemain vous rendait la pareille. Et de la sorte rien ne manquait au triomphe : le bataillon sacré marchait à l’avenir tambour battant, enseignes déployées, provoquant çà et là quelques répugnances, quelques haines, mais soutenu par les acclamations de la jeunesse entière. Au sortir de cette désolante littérature impériale, après ce terrible coup de tonnerre qui suivit la chute de Napoléon et dont l’univers fut ébranlé, une école nouvelle élevant la voix au nom des belles lettres devait être écoutée et soulevait partout des sympathie : dans la jeunesse, parce qu’elle venait lui prêcher les idées et la forme, le retour vers les sources éternelles du vrai et du beau, vers la nature et le sentiment, et de ces choses-là on ne parle jamais vainement à la jeunesse ; dans la royauté, parce que, même au point de vue de la politique, ce mouvement littéraire était un hasard heureux, une bonne rencontre, un dérivatif tout puissant. Il y avait dans ces querelles, à propos de Shakespeare et de Racine, de quoi dévorer l’effervescence des esprits tumultueux ; et d’ailleurs l’espérance, la foi, l’amour, le culte des auteurs et des ancêtres, tous les dogmes de la religion et de la monarchie, n’étaient-ils pas au fond des doctrines nouvelles ?
Aujourd’hui, quand nous parcourons à vingt ans de distance ces journaux et ces recueils où l’on se dispensait l’éloge avec une libéralité si fastueuse, quand nous nous reportons au milieu de cette petite église moitié boudoir, moitié sanctuaire, boudoir par les femmes jeunes et belles qui s’y rattachaient non sans quelque pasison, sanctuaire par l’encens qu’on y brûlait, par la pompe toute pontificale qu’on mettait à s’adorer les uns les autres ; quand nous voyons M. Guiraud encenser gravement M. de Rességuier, il faut bien l’avouer, tous ces manéges nous semblent ridicules, et nous nous demandons comment tant d’aruspices pouvaient se regarder sans rire. Cependant il convient aussi de faire la part des circonstances et de l’époque. Il s’agissait en ce temps de s’organiser ; on obéissait à cette loi fatale de la végétation et de la vie qui pousse à l’épanouissement ce qu’elle veut dissoudre. Il s’agissait de se mettre en campagne, de marcher à l’avenir, comme nous le disions tout à l’heure.
Chemin faisant, plus d’un se sépara de la bannière, plus d’une individualité sortit du groupe, M. Hugo, M. de Vigny, M. Sainte-Beuve, et d’autres moins illustres. Quant à M. de Lamartine, c’est un de ses priviléges de ne jamais trop s’être trouvé mêlé aux pléiades. Les commencemens du poète des Méditations n’ont rien de cette notoriété militante qui distingue M. Hugo, par exemple : il chante avant d’avoir parlé ; on entend les accords de sa harpe éolienne avant de rien savoir de ses doctrines et de sa personne. Je ne sais quoi de vague et de mystérieux l’entoure à son origine comme ces héros des premiers temps de l’Étrurie, puis tout à coup il se détache seul du nuage qui l’apporta. — Plus tard vient le Globe, association plus sérieuse cette fois. Alors commence la véritable étude des littératures étrangères ; on s’informe de Herder, de Schelling, de Goethe, de l’Allemagne enfin, et l’esprit philosophique se fait jour, et remplace un moment le vide chevaleresque, le lyrisme puéril de la Muse française.
Le mouvement littéraire de la restauration n’eut pas de champion plus fougueux, de plus hardi, de plus intrépide sectaire que M. Émile Deschamps. À toute heure sur la brèche, il enflammait l’ardeur de ses jeunes séides, prêchait la conversion aux indifférens, et combattait corps à corps avec les antagonistes des théories nouvelles. Payant à la fois de son esprit et de sa personne, élevant autel contre autel, il opposait par des traductions, plus ingénieuses que fidèles sans doute, mais loyalement entreprises, les chefs-d’œuvre vivaces du génie étranger aux avortemens d’une génération décrépite. C’est à cette époque, de 1820 à 1828, que l’action littéraire de M. Émile Deschamps éclate dans toute sa force, c’est là qu’il faut aller le prendre si l’on veut avoir aujourd’hui le secret d’une renommée encore assez populaire, et que son œuvre à elle seule n’expliquerait pas bien nettement peut-être. Il y a dans M. Émile Deschamps de l’homme d’école et du poète ; il y a aussi de l’homme du monde, ce qui ne gâte rien, même en fait de renommée littéraire. Aujourd’hui les hauts faits du romantisme sont oubliés, et le sectaire, en disparaissant, a laissé au poète sa part de publicité ; les vers ont hérité du petit scandale ; quoi de plus naturel et de plus juste ? Le nom de M. Émile Deschamps se trouve inséparablement lié à l’histoire littéraire de cette période, empruntant des circonstances même une signification originale, et qui le sauverait au besoin de l’oubli. Alors paraissaient pour la première fois dans notre langue les Romanceros espagnols, la Fiancée de Corinthe de Goethe, la Cloche de Schiller ; alors s’élaboraient la traduction de Macbeth, celle du Marchand de Venise et de Roméo en collaboration avec M. Alfred de Vigny, travaux généreux auxquels on se livrait d’enthousiasme et qu’on aimait tant lire dans ces soirées de la rue de la Ville-l’Évêque, où des ministres de Charles X sollicitaient la faveur d’être admis ; alors, dans des entretiens véhémens, tumultueux, intarissables, jaillissaient, comme autant d’étincelles électriques, toutes ces opinions, toutes ces théories qui devaient se formuler dans la préface des Études. La révolution de juillet, qui emporta tant de choses, n’épargna pas les vers, comme on le pense bien ; la Muse eut le sort des rois, et les poèmes furent balayés pêle-mêle avec les fleurs de lis ; devant cette grande voix de la politique, les contestations littéraires durent cesser, et les poètes rentrèrent dans l’ombre, livrant la place aux doctrinaires, ces romantiques d’une autre espèce, sortis du Globe eux aussi. Depuis on n’entendit guère plus parler de M. Émile Deschamps, non que l’ingénieux diseur eût perdu sa verve, non que les mille pointes de son esprit fussent émoussées : l’attention se portait ailleurs désormais, attirée soit par la politique envahissante, soit même, à certains loisirs, par les efforts d’une génération plus sérieuse. En outre, il faut convenir que les productions qu’a fournies depuis 1830 le génie de M. Émile Deschamps, opéras, cantates, bouts-rimés, contes moraux à l’usage du Journal des Jeunes personnes, n’étaient guère de nature à piquer la curiosité de ceux-là même dont les Études avaient pu émouvoir les sympathies. L’activité proverbiale de M. Émile Deschamps ne s’est pas ralentie ; elle a rétréci son cercle, voilà tout ; et, si la critique se montrait par trop dédaigneuse à l’endroit des productions nouvelles de l’auteur des Études, M. Émile Deschamps, de son côté, pourrait fort bien répondre à la critique : Ces petites œuvres dont vous parlez du bout des lèvres, ces bouts-rimés et ces cantates, ont leur public, public d’élite s’il en fut, qui les admire, et cela me suffit. Heureuse organisation ! Depuis dix ans, M. Émile Deschamps n’a pas cessé un seul jour de vivre en pleine Muse française, de tenir bureau d’esprit ouvert du matin au soir à toutes les muses novices, à toutes les inspirations adolescentes. Les traditions d’une bienveillance ineffable attirent à lui les jeunes poètes par troupeaux ; sa maison est devenue le centre d’une certaine poésie légère que tout le monde comprend, que tout le monde fait, et qu’on aime à trouver dans un boudoir comme une laque de choix ou quelque porcelaine du Japon. Pas un prince russe, moldave ou valaque, n’oserait bégayer une strophe dans la langue de Racine, sans la soumettre d’avance au jugement du spirituel improvisateur ; c’est à lui que s’adressent les jeunes musiciens en quête d’une cantate, à lui que les maëstri aux abois ont recours lorsqu’il s’agit d’assouplir quelque rhythme peu malléable, quelque strophe revêche à la mélodie, et M. Émile Deschamps satisfait tout le monde, trouve pour chacun des consolations et des éloges, donne au musicien sa ballade, rend au prince russe ses vers purgés de barbarismes et d’énormités, renvoie au poète débutant sa réponse, variation obligée au thème ordinaire : Vous êtes poète, monsieur, etc. Que dirait-on d’un homme dont l’emploi serait de répondre à tous les récipiendaires de l’Académie française, d’avoir toujours en réserve des complimens et des paroles de miel pour tous les convives appelés à prendre place au banquet des quarante immortels ? Et cependant M. Émile Deschamps tient tête à lui seul à des fonctions bien autrement terribles, lui le chancelier éternel et sans partage de cette Académie française universelle, où chacun entre de plain-pied.
La Muse française, telle que les temps et les défections l’ont faite, vit encore et subsiste ; si loin qu’on se soit retiré, si à l’écart qu’on ait porté ses lares, on n’a garde pourtant de fermer l’oreille à toutes les rumeurs du jour ; par momens, certaines velléités se ravivent, de furieux désirs de lutte et de succès s’irritent ; on se dit, au spectacle des misères et des avortemens de notre époque : Si nous recommencions ! et l’on recommence. Après la coupe de juillet, on en veut au regain d’octobre. À peine M. Guiraud a-t-il donné le branle avec ses conceptions mystiques, que M. Soumet vient, comme au bon temps, mettre les idées de M. Guiraud en alexandrins, en tragédie ; M. Soumet, l’homme-épopée, qui ne veut rien laisser en dehors de son œuvre, et qui fera quelque jour sa symphonie avec chœurs et sa cathédrale. Aujourd’hui, c’est M. Émile Deschamps qui rassemble ses poèmes et les publie, et vous prétendiez que la Muse française avait disparu ! et vous disiez comme Bossuet : « Madame est morte ! »
M. Émile Deschamps, dans l’édition nouvelle de ses poésies, a supprimé la fameuse préface de 1828. Nous regrettons, pour notre compte, cette préface, morceau écrit de verve, récapitulation chaleureuse et définitive de tous les manifestes du temps, la seule prose sérieuse que l’auteur des Études ait rédigée. M. Émile Deschamps donne pour prétexte à cette omission le manque d’espace. Nous croyons plutôt que le poète aura craint de réveiller par là d’anciennes querelles assoupies, d’anciennes controverses, devant lesquelles reculerait peut-être aujourd’hui son indifférence bénévole, ou bien encore que le ton de cette boutade révolutionnaire lui aura semblé un peu vert pour les poésies qui devaient suivre. Quoi qu’il en soit, le livre perd à l’absence de la préface, complément indispensable aux œuvres du lyrique de la restauration. Dans un avant-propos de quelques pages, M. Émile Deschamps prend soin d’expliquer l’ordre de son volume, invoque l’indulgence du lecteur pour quelques pièces qui pourront paraître surannées pour la forme comme pour le fonds, et se recommande du suffrage de l’illustre Goethe. Quant à cette dernière recommandation, on nous permettra de nous étonner qu’un homme d’esprit tel que M. Émile Deschamps, qu’un observateur si malicieux et d’une si piquante moquerie ait pu tirer quelque vanité d’une attestation pareille et le dire tout haut. M. Émile Deschamps sait aussi bien que nous ce que valent ces paroles de cour, ces fastueux éloges, qu’une bienveillance impassible, et qui s’obstine à ne jamais vouloir s’informer de rien, inspire de tout temps aux rois de la pensée. Voltaire chez nous, Goethe en Allemagne, ont poussé plus d’une fois jusqu’au scandale ces formules effrontées. Un jeune poète traduit la Fiancée de Corinthe et l’envoie à l’illustre Goethe, qui de son côté trouve la traduction admirable, et s’engage à partager toutes les opinions du jeune poète dans le présent comme dans l’avenir. Vous rendez un hommage, il vous revient un compliment ; quoi de plus naturel ? Ce qui gâte un peu la chose, c’est que l’illustre Goethe en écrivait autant à quiconque s’adressait à lui, et, sans prendre la peine de distinguer le talent généreux et modeste de la sottise infatuée, l’œuvre du travail et de l’intelligence de la spéculation industrielle, confondait dans ses réponses M. Émile Deschamps et M. de Saur, M. Eugène Delacroix et M. de Saint-Geniez. M. Émile Deschamps adresse quelque part une pièce à M. de Mitialew, qui a traduit ses poésies en russe. C’était là une excellente pierre de touche, et le traducteur de la Fiancée de Corinthe, traduit à son tour, n’avait qu’à regarder en lui-même pour se convaincre du plus ou moins de vérité des paroles de Goethe. En pareille occasion, l’élan de notre amour-propre nous emporte ; à défaut de la vanité, la politesse exige qu’on réplique par un compliment, et l’homme qui traduit nos poésies, même en russe, a toujours du génie. C’est là une vérité passée à l’état d’aphorisme chez les poètes. Pour en revenir à ces brevets d’immortalité, on les décerne de notre temps avec moins de réflexion et de mesure que jamais ; et, sans sortir du livre qui nous occupe, nous n’aurions qu’à prendre au hasard pour citer des exemples. Ainsi, s’il fallait en croire M. Émile Deschamps, M. Desplaces serait tout un printemps harmonieux, M. Adolphe Dumas nagerait dans un tel océan de gloire, qu’il y aurait place pour tous ses amis, et les vers de M. Boulay-Paty consoleraient de l’enfer. Tout ceci n’est rien cependant auprès de ce passage que je trouve dans une pièce adressée à M. Monnier de la Sizeranne :
C’est alors que, levant son front prédestiné,
Un pâle adolescent, Mozart, Tasse ou Corrège,
Hasarda quelques vers .........
Mozart, Tasse ou Corrège ! Et quel est ce pâle adolescent au front prédestiné ? l’auteur va nous l’apprendre dans une note : M. Anatole de G…, jeune poète qui se fera connaître. Qui se fera connaître, d’accord ; mais n’eût-il pas été plus convenable d’attendre jusque-là ? De toute manière, puisque c’est d’un poète qu’il s’agit, Tasse suffisait ; Mozart et Corrège figurent là comme comparses, l’un pour la cheville, l’autre pour la rime. Sérieusement, il serait temps d’en finir avec ces canonisations littéraires, auxquelles personne ne croit plus, et M. Émile Deschamps moins que personne. Qu’on s’écrive ces choses-là sur un album, qu’on se les dise entre amis, à la cheminée, rien de mieux ; mais il faudrait bien ne pas les imprimer, même dans ses œuvres complètes.
Les traditions ou plutôt les imitations du Romancero passeront toujours à bon droit pour le plus beau titre poétique de M. Émile Deschamps. Nous ignorons jusqu’à quel point cela peut être exact et reproduit fidèlement l’original[2] ; après tout, quand le poète français aurait inventé quelque peu, où serait le grand mal ? Si, comme le dit M. Émile Deschamps dans ses notes, quelques pièces lui appartiennent en propre, ces pièces se fondent tellement dans l’ensemble général, qu’on aurait peine à les distinguer. Ceci soit dit à la louange de cette muse flexible qui sait si bien se ployer à tous les genres qu’il lui plaît d’adopter pour un moment. Il règne dans cette imitation du Romancero une certaine allure castillane, un ton leste et dégagé qui sied, bien qu’on ne retrouve pas toujours là cette époque barbare faite de lambeaux sublimes rassemblés au hasard et sans ordre[3], épopée sans nom d’auteur, que chacun allonge ou raccourcit selon qu’il lui convient, iliade qui n’a pas même son Homère à jeter en pâture aux savans pour qu’ils le contestent. N’admirez-vous pas comme une adorable réminiscence de la chaste Bethsabé des livres saints la peinture de la jeune Florinde se baignant sous les sycomores et jouant dans les eaux au milieu de ses compagnes, tandis que le roi Rodrigue la guette du haut de ses balcons, et couve de l’œil sa nudité pudique ? Le viol de doña Florinde, les plaintes de la jeune fille à son père, le désespoir du vieux comte Julien, le châtiment du roi Rodrigue, sa fuite, son repentir et sa mort, tout cela est retracé de main de maître. Vous rencontrez à chaque détour, presque à chaque pas, de beaux vers, des strophes vaillantes et bien frappées, celle-ci par exemple :
Hier j’avais douze armées,
Vingt forteresses fermées,
Trente ports, trente arsenaux,
Aujourd’hui pas une obole,
Pas une lance espagnole,
Pas une tour à créneaux !
M. Hugo n’a jamais fait mieux, même dans les Orientales, où le sentiment de cette pièce est reproduit presque mot pour mot. Du reste, si l’on s’en souvient, l’œuvre de M. Émile Deschamps ne laissa point d’exercer une action puissante sur la poésie contemporaine, et nous croyons ne pas nous tromper en disant que c’est de là, de cette imitation du Romancero, que sont sortis la plupart des contes et des poèmes à la manière espagnole publiés vers cette époque.
Il s’en faut que M. Émile Deschamps ait aussi bien réussi avec l’Allemagne. Cette fois le sentiment que nous nous plaisions à reconnaître plus haut manque tout-à-fait, et, si l’esprit n’est pas compris, en revanche la lettre ne l’est guère mieux. Le mysticisme de la poésie allemande, le vague, la rêverie indéfinissable d’une imagination que le symbole enveloppe presque toujours, ne pouvaient en aucune façon convenir à ce talent précieux, frivole, naturellement enclin au concetto. Bien plus, ces qualités de narration, de coloris, d’entrain, de verve dramatique si l’on veut, qui, dans le Romancero, avaient aidé merveilleusement M. Émile Deschamps, devenaient ici de véritables obstacles à son succès. De ce qu’on entre plus ou moins dans le sens de Calderon et de Lope de Vega, il ne s’ensuit pas qu’on doive nécessairement comprendre Goethe ou Schiller. Il y a loin des romances du Cid à la fantaisie humoristique d’un Hoffmann ou d’un Jean-Paul ; vouloir reproduire à soi tout seul le génie des littératures, vouloir donner, ainsi que M. Émile Deschamps nous le dit lui-même dans son avant-propos, un specimen des différentes langues de l’Europe ; fixer quelques traits de la physionomie de chaque muse, depuis le portugais de Camoëns et l’anglais de Shakespeare jusqu’au turc de Reschid-Pacha, c’est une tâche impossible et qui dégénère à la longue en enfantillage. On ne s’assimile pas ainsi l’une après l’autre toutes les littératures de l’univers, heureux lorsqu’à force d’étude on parvient à s’identifier avec une, assez pour en réfléchir par momens quelque individualité. Voilà ce que M. Émile Deschamps aurait dû comprendre, car nous aurions alors quelque étude achevée et sérieuse à la place des mille fragmens incohérens dont se compose son livre. Un homme n’est pas une encyclopédie. Cette fureur de vouloir rayonner sur tous les points entraîne aujourd’hui les plus nobles intelligences. Il en est de la poésie d’un peuple comme de son atmosphère, qui convient aux uns et point aux autres. Si votre nature s’acclimate aux régions méridionales, c’est une raison pour que vous évitiez les vapeurs du nord et les nuages. La traduction de la Cloche de Schiller manque de mouvement et de vie ; on ne respire rien dans cette pâle copie, rien de la chaleur généreuse, de l’énergique animation qui déborde de l’original, rien de cet élément tumultueux qui fait le fonds de tous les dithyrambes de Schiller ; et cela vient, je crois, de la forme adoptée par M. Émile Deschamps, qui s’est imaginé de traduire en alexandrins français le vers libre du poète allemand, ce vers sonore, nerveux, malléable, puissant, qui se prête si bien aux effets d’imitation calculés avec tant d’art, ce vers à la fois impétueux, fluide, incandescent, métal qui bout, éclair qui luit, feu qui flamboie, poutre qui rompt et craque. Il ne dépend pas du traducteur de choisir en pareil cas la forme qui lui plaît ; il faut, avant tout, se soumettre au modèle, et s’efforcer d’en approcher le plus possible. L’alexandrin est un vers plus généralement usité en France, plus facile même que le vers libre tel que l’entend Schiller, nous en convenons avec M. Émile Deschamps ; mais ne peut-on dire ici qu’il alourdit singulièrement la marche du poème, et donne à l’œuvre de Schiller une physionomie pesante et monotone qu’elle est loin d’avoir dans l’allemand ? Dans la traduction de la Fiancée de Corinthe, M. Émile Deschamps a mieux réussi, non qu’il soit parvenu à rendre quelque chose à ce mâle dessin, de ce grand style qui caractérise la légende de Goethe ; mais au moins cette fois, comme il s’agissait de récit et de dialogue, il a pu se tirer d’affaire adroitement. En général, ce qui manque à ces traductions dont nous parlons, c’est le souffle, la couleur, la vie transmise ou indépendante. Le grand tort de ces ébauches, c’est qu’elles ne ressemblent à rien. M. Émile Deschamps ajoute à la fois trop et pas assez : trop pour qu’on puisse appeler cela une traduction littérale, exacte ; pas assez pour qu’à défaut de la vie originelle absente, on y trouve au moins l’individualité d’une imagination parente, même au degré le plus lointain, de l’inspiration créatrice. Lorsque M. Émile Deschamps arrange, il le fait en dépit de toutes les conditions du genre : ainsi vous le voyez illustrer d’un bon mot quelque naïve chanson de Marguerite au rouet, aiguiser un lied mélancolique d’une pointe de vaudeville. À propos de lied, nous ne pardonnons pas à M. Émile Deschamps cette partie de son volume qu’il appelle Lieder de Schubert. Qu’on enfile des rimes à la suite les unes des autres dans l’intention de populariser chez nous un grand maître étranger, personne au monde n’y saurait trouver à redire, il y a même là un louable désintéressement de la poésie vis-à-vis de la musique ; toutefois le désintéressement ne doit pas être poussé plus loin, et reproduire seules, au milieu de poésies légitimes, ces choses faites pour servir de prétexte à la musique, c’est oublier la gravité de l’art et vouloir en quelque sorte offenser la Muse. Qu’est-ce, par exemple, que ceci :
Des rayons diaphanes
M’attiraient avant l’heure ;
C’étaient des feux profanes,
Voilà pourquoi je pleure ?
Depuis quand des féminines qui s’entrelacent peuvent-elles former une strophe ? Où nous mènera-t-on avec une semblable prosodie ? Le métal de la strophe, ainsi que le métal des cloches, n’a de vibration, de consistance, de solidité, qu’à la condition que l’alcali se marie à l’étain, le son masculin à la voix féminine. Je ne sais que l’opéra où l’on se permette de pareilles licences. En effet, M. Scribe a dit :
Moi, je réclame
Pour que ma femme
Dans son ménage
Soit toujours sage.
Reste à savoir si M. Émile Deschamps pense qu’on puisse s’autoriser d’un pareil exemple.
Dans le livre des élégies, on rencontre certaines pièces d’une expression charmante et bien venues. La Fête, par exemple, est un modèle de grace et de composition. Je noterai encore les Plaintes de la jeune Emma, l’épître à Joseph Delorme, et, en y retouchant un peu, en supprimant çà et là quelques longueurs, les vers à Mlle Louise de Croze.
La forme de M. Émile Deschamps relève immédiatement de la tradition romantique, c’est-à-dire qu’elle affecte sur certains points une sévérité excessive pour se montrer ensuite sur d’autres indulgente et facile jusqu’à la faiblesse, et qu’inexorable sur le chapitre de la rime, vous la verrez traiter de haut en bas la césure, et ne pas se faire faute d’un seul enjambement. M. Émile Deschamps ressemble un peu à ces dévots qui se posent un cas de conscience en dehors duquel ils se croient tout permis. Le cas de conscience de M. Émile Deschamps, c’est la rime ; tout le reste, à son gré, n’est que peccadille. Qu’importe que le vers cloche, que les féminines s’enlacent vainement dans une strophe stérile ? pourvu que la rime sonne creux, tout va bien. Ajoutons que l’auteur des Études pousse ce culte-là jusqu’à la superstition, jusqu’au fanatisme. Dès que deux mots riment ensemble, il faut qu’il les accouple ; il irait au besoin du pôle nord au pôle sud pour les attacher l’un à l’autre au joug de son vers. M. Émile Deschamps aime les masques pour leurs caprices fantasques et leurs danses basques. Golfe surtout lui plait infiniment ; or nous n’avons en français qu’un nom propre qui rime avec golfe.
Le cardinal
Laisse prendre aux Anglais mes vaisseaux dans le golfe
De Gascogne, — me ligue avec Gustave-Adolphe,
a dit M. Hugo quelque part. Mais on n’a pas toujours là Gustave-Adolphe sous la main. Comment faire ? Heureusement que M. Valry s’appelle Adolphe. Je soupçonne la rime d’être au moins pour moitié dans les vers, pleins de grace du reste, que M. Émile Deschamps adresse à son ami. Avec de pareilles fantaisies, on en vient à donner au mot le pas sur l’idée, à se payer de sons, de vains bruits, d’un cliquetis plus ou moins agréable à l’oreille. On remplace l’esprit par la lettre, l’absolu par le relatif ; à l’enthousiasme, au sentiment, à la vérité poétique, on substitue je ne sais quel art de décadence, quel jeu mesquin et puéril qui touche de plus près aux manœuvres d’un casse-tête chinois qu’au divin travail de la pensée. Et la poésie dégénère, la poésie s’en va ; la Muse, de déesse austère qu’elle était, devient quelque folie de carnaval dansant la gigue et la sarabande, quelque charmante baladine secouant sous le lustre sa robe pailletée de clinquant et sa marotte à grelots. La rime est, à tout prendre, plus dangereuse qu’on ne pense, et, si vous ne lui tenez la main, elle risque de vous mener là où vous ne seriez jamais allé sans elle, et de vous faire dire mille sornettes dont vous vous seriez bien gardé. Croyez-vous que sans la rime M. de Rességuier eût écrit ceci, par exemple ?
C’est un délire
De tout relire,
D’étudier Charles Nodier,
Ou de Beauchêne
Qui vous enchaîne
Près du foyer,
Ou de Ferrière
Dans la carrière,
Dès le début,
Touchant le but.
........
Le grand Victor
Qui n’a qu’un tort :
C’est que sans règle
Il vole en aigle
Et qu’en tout temps
Il chante, il tonne,
Et nous étonne,
Feuille d’automne,
Fleur de printemps.
M. de Rességuier sait aussi bien que nous qu’on n’étudie pas Charles Nodier, et que, si le grand Victor n’a qu’un tort, ce n’est pas de voler comme un aigle, ce qui ne fut jamais un tort pour personne ; mais M. de Rességuier appartient à l’école de la rime quand même, et, dût la fille bien-aimée de Despréaux, dût la raison en gémir quelque peu, il faut que la rime soit satisfaite.
Nous ne parlerons pas de ces pièces curieusement élaborées dont abonde le volume de M. Émile Deschamps ; nous venons d’en faire le procès. Nous aimons mieux insister sur un genre trop négligé parmi nous, genre spirituel, aimable, ingénieux, et que l’auteur des Études traite en véritable poète français du XVIIIe siècle. Nous voulons parler de l’épître familière, de cette poésie moitié madrigal et moitié chanson où M. Émile Deschamps excelle. C’est plaisir de voir ici comme sa verve s’éparpille, comme tous ses petits mots jetés en pointe, tous ses traits, font merveille, comme le papillotage, autre part irritant, de cet esprit à facettes convient cette fois et réussit. Les Étrennes, la Première page d’un Album et la Châtelaine (cette dernière pièce un peu trop précieuse et sentant de loin sa chevalerie), peuvent passer pour de petits chefs-d’œuvre dans ce genre ; on souhaiterait seulement çà et là plus de tempérance et de goût. Ainsi, dans le Souvenir du Dauphiné, je supprimerais ces vers par trop naturels et qui déparent :
Un long suif à la main, aux pieds une semelle
Qui compte chaque marche en grimpant l’escalier,
..................
Cette Quasimodo femelle,
Enfin nous conduit aux dortoirs,
Bouge informe et crasseux comme elle.
Quand Mathurin Régnier s’égare dans Macette en des détails semblables et pis encore, Mathurin Régnier fait en satirique profond, en poète qui tranche hardiment dans le vif, va au cœur de son sujet et ne recule devant rien, pas même devant l’ignoble, car il en sait extraire le beau à sa manière. Or, tel ici n’est plus le cas, et des trivialités oiseuses comme celles que nous venons de citer vous choquent au milieu de ces vers tout d’ambre et de musc. — On prétend que M. Émile Deschamps a écrit un bon nombre de morceaux dans ce genre et qu’il s’obstine à les tenir en réserve. Pourquoi, à une prochaine édition, son volume ne s’augmenterait-il pas de ces pièces, ainsi que de la préface de 1828 ? Si l’espace manquait, on en serait quitte pour supprimer les Lieder de Schubert, et l’ouvrage y gagnerait de toute façon. M. Émile Deschamps dit, dans son avant-propos, qu’il vaut mieux ressembler à son père qu’à son voisin ; nous partageons complètement là-dessus l’opinion de M. Émile Deschamps, d’autant plus que pour continuer son idée, il n’a qu’à se laisser aller à ses airs naturels pour reproduire, à s’y méprendre, la physionomie éveillée et pimpante de son père, et qu’il grimace un peu toutes les fois qu’il veut ressembler à son voisin. Un madrigal bien tourné a son mérite, et quant à moi je le préfère à plus d’un long poème, et me range avec Despréaux à l’avis de ce grand philosophe qui soutenait qu’un écureuil entier valait mieux qu’un éléphant éclopé, l’éléphant fût-il blanc et de l’espèce de ceux que l’on adore aux Indes orientales.
Étrange mérite pour un éclaireur du romantisme, dira-t-on, que de ressembler aux petits poètes du XVIIIe siècle, et bizarre généalogie que Dorat, Voisenon et Boufflers pour le coryphée du bataillon sacré de 1825 ! Et cependant rien n’est plus vrai. Il s’en faut que M. Émile Deschamps ait reçu du ciel l’humeur belliqueuse et révolutionnaire : nature paisible, douce, heureuse, essentiellement bienveillante, s’il a combattu, milité, lutté, c’est pur hasard, croyez-le, c’est pour obéir à cette loi qui fait que les circonstances ont presque toujours plus d’empire sur nous que nos propres instincts. J’imagine que M. Émile Deschamps traduisait Horace et cultivait innocemment dans ses loisirs la muse des boudoirs et des ruelles, lorsqu’on vit poindre le crépuscule de la renaissance littéraire de 1820. Du premier coup, M. Émile Deschamps distingua ses meilleurs amis parmi les novateurs, Alexandre Soumet, Guiraud, Pichat et les autres. Avec la faculté d’enthousiasme qu’on lui connaît, porté comme il est à s’éprendre des idées (de la forme des idées), il n’en fallait pas davantage pour enflammer et développer chez lui une autre vocation. Les natures poétiques, on le sait, ne font rien à demi ; une fois engagé dans la sainte milice, il eut bientôt dépassé les autres, et gagné dans la bataille ses éperons d’or. Ceux qui assistaient à ces homériques journées se souviennent encore d’un muezzin fanatique prêchant la guerre sainte du haut des minarets de Shakespeare, d’un chevaleresque jeune homme pourfendant sans trêve ni merci les infidèles et leurs doctrines ; ce muezzin et ce héros, c’était M. Émile Deschamps. Et bien ! alors même, dans le plus fort du tumulte, son instinct français, son goût pour les petits vers, ne l’abandonnèrent jamais. Romantique, il se consola du madrigal classique avec le concetto italien ; et voilà qu’aujourd’hui (singulier retour des choses !) c’est par là qu’il se recommande à la génération nouvelle, par cette verve de bon aloi, par cette grace enjouée, cette humeur légère, qui caractérisent ses œuvres et seront toujours les bien-venues dans la patrie du gai-savoir. Heureux homme, heureux poète, dont le nom illustré dans l’action, trouve encore moyen d’emprunter à la réaction un peu d’éclat et de nouveauté !
Les mêmes influences qui agirent sur l’individualité de M. Émile Deschamps, déterminèrent le caractère poétique de son frère Antoni, qu’un accident funeste devait enlever bientôt aux militantes évolutions de cette poésie d’école, aux douces et faciles voluptés du cénacle, pour l’isoler en lui et le tenir à l’écart, sans cesse absorbé dans la douloureuse pensée de son mal. Si M. Émile Deschamps devint romantique par occasion, son frère Antoni, on peut le dire, fut poète par hasard. Nous doutons que, sans les circonstances, M. Antoni Deschamps eût jamais rimé. Dilettante passionné, enthousiaste fougueux de Mozart, de Rossini, de Cimarosa surtout, le mouvement littéraire de 1823 vint le prendre au foyer du Théâtre-Italien, et c’est en fredonnant quelque motif du Matrimonio ou de Don Juan, qu’il écrivit son premier vers. En entrant dans les rangs du romantisme, M. Antoni Deschamps voulut payer de prime abord sa dette à l’Italie, et dépenser à la gloire de cette divine contrée l’exaltation où l’avait mis tant d’enivrante mélodie. Il alla, par des courans tout naturels, de Cimarosa à Pétrarque, de Rossini à Dante, au vieil Alighieri qu’il voulut traduire et qui le consuma ; terrible rencontre où le maître terrassa le disciple, et le laissa pour mort sur le carreau avant qu’il eût conduit sa tâche seulement à moitié, comme, dans ces visions du sanctuaire antique, lorsque le dieu se révélait à la pythie. M. Antoni Deschamps sortit pâle de cette entrevue ; de là cette fièvre qui l’a miné pendant dix ans, qui le travaille encore aujourd’hui. M. Antoni Deschamps aima Dante pour avoir aimé Cimarosa ; il fit des vers pour avoir aimé Dante, et, de dilettantisme en dilettantisme, la poésie lui monta au cerveau et l’enivra. L’Italie, Dante, sa maladie, tel est, si je ne me trompe le thème éternel des méditations de M. Antoni Deschamps ; telles sont les trois cordes de sa lyre, cordes d’or, d’argent et d’airain qu’il fait vibrer sans relâche.
On doit regretter que M. Antoni Deschamps ne se soit pas trouvé en mesure de mener plus avant, sinon de compléter sa traduction de Dante. Les fragmens qu’il a donnés indiquaient chez lui une aptitude rare à ce genre de travail. Si le texte n’est pas toujours bien rigoureusement exprimé dans ses vers, si l’interprétation littérale pèche en maint endroit, du moins peut-on avancer que M. Antoni Deschamps a su racheter ces défauts par des qualités d’un ordre supérieur. Entre le sentiment véritable du génie d’un grand maître, entre cette force d’intuition par laquelle on se met en communion avec les chefs-d’œuvre de la pensée humaine, et la reproduction fidèle, irréprochable, mais incolore et froide, du texte original, nous n’hésitons pas un seul instant, et nous donnerons toujours à l’ébauche poétique le pas sur la version grammaticale telle que l’entend, par exemple, M. Fiorentino dans sa traduction de la Divine Comédie, bien que ces sortes d’ouvrages aient aussi leur utilité et servent dans l’occasion à compléter le point de vue. Nul doute qu’avec une étude sérieusement approfondie de la langue et du type italien, une persévérance de plus longue haleine, M. Antoni Deschamps ne fût parvenu à d’excellentes fins. C’est le propre des nature poétiques de pouvoir s’élancer d’un bond au cœur même d’une littérature, et de s’identifier spontanément avec l’esprit des siècles ; mais, pour que de semblables dispositions réussissent, il faut que la science leur vienne en aide, il faut qu’une intelligente et scrupuleuse analyse de la langue et de ses procédés mystérieux éclaire la révélation. Sans la méthode, il n’est pas d’instinct généreux, pas de velléité féconde qui n’avorte.
Ce commerce avec Dante, si peu qu’il ait duré, ne laissa point d’exercer une influence profonde sur la destinée poétique de M. Antoni Deschamps ; il est de ces génies qu’on ne fréquente pas en vain, de ces maîtres qui ne vous lâchent point lorsqu’ils vous tiennent, et de qui on ne se sépare que marqué au front de stigmates impérissables. M. Antoni Deschamps a trouvé dans le poète de la Divine Comédie son patron, son ange, presqu’un dieu ; jeune homme, il se fait du vieux gibelin l’objet d’un culte singulier, d’une dévotion effervescente. Il s’est agenouillé dans la poussière en face de cette image sublime, il s’est attardé de longues nuits à l’invoquer, à l’adorer, à baiser sa froide sandale, à confondre en elle sa propre intelligence, pareil à ce saint François de la légende qui se réveille de son extase tatoué des signes patibulaires de la croix.
Il resterait à déterminer quels ont été chez M. Antoni Deschamps les résultats de cette impression surnaturelle, de cette commotion dantesque, pour nous servir d’un terme de l’école ; à savoir ce qu’il faut penser, au point de vue de la création personnelle, de ces commerces sans réserve avec le génie, de cette cohabitation de toutes les heures. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? À la fois l’un et l’autre ; et la nature de l’individu modifie singulièrement ces phénomènes. Telle substance qu’un cerveau robuste et sain absorbe et transforme pour l’employer ensuite selon les conditions de l’art nouveau, va mettre en ébullition une tête maladive et la dévaster. Certes, M. Antoni Deschamps a tiré plus d’une bonne aubaine de ses rapports avec Alighieri, mais convenons aussi que l’illustre maître florentin a bien quelque chose à se reprocher dans les imperfections et les faiblesses du poète français. À Dante sans nul doute, l’auteur des Dernières Paroles doit son style nerveux, curieusement naïf, simple jusqu’à l’affectation, concis jusqu’à l’âpreté, son image rapide et vivante, sa phrase austère et dogmatique : voilà pour les avantages, si l’on veut. D’un autre côté, si M. Antoni Deschamps n’avait point su par cœur, ainsi qu’il le donne à entendre, la Divine Comédie lorsque son mal vint le frapper, — ce mal qui surprit en un clin d’œil sa pensée et l’immobilisa comme par un enchantement fatal, — trouverait-on à chaque pas dans ses œuvres de ces rimes dépareillées arrachées au hasard à quelque chant de l’Inferno ou du Purgatorio, de ces lambeaux de vers cousus à la hâte et sans suite, et surtout ce formulaire mystique du Paradiso transporté pour la première fois des sphères de l’idéal dans le domaine de la réalité physique ? Deux individualités, si bon marché qu’on fasse de la sienne, ne se correspondent pas sur tous les points, deux imaginations ne s’emboîtent pas l’une dans l’autre comme les charnières d’une mécanique. Dans ces réminiscences lumineuses que vous laisse l’habitude d’un grand poète, il y a nécessairement un triage à faire : prendre tout ce qui se présente, c’est agir sans méthode ni discernement. La plus mince goutte d’eau réfléchit dans sa transparence l’immensité du ciel ; mais en est-il bien ainsi du cerveau humain, du cerveau en tant que machine créatrice ? Un coin de ces mondes errans dans l’infini de la pensée, et qu’on appelle Homère, Dante, Shakespeare, ne peut-il donc suffire, et doit-on raisonnablement prétendre à plus ? C’est même un des plus beaux priviléges de la pensée humaine qu’elle choisit, qu’elle discute et critique ; lui donner à réfléchir toute chose sans distinction, c’est en faire un miroir inanimé.
Étudions d’abord notre propre mesure, tâchons de nous connaître, comme disait Socrate, et ne gardons ensuite que les élémens qui nous conviennent. Permis au génie de tendre d’un coup d’aile vers l’empyrée, de s’épanouir en éblouissantes synthèses ; le talent plus modeste vit d’observations classées avec méthode, de réminiscences choisies avec goût, subtilement élaborées, de merveilleux détails qu’il rassemble comme l’oiseau les pailles de son nid. Il sépare avec art les élémens avant de se les assimiler ; il garde, mais il rejette ; il se souvient, mais il sait oublier. Certes, s’il y eut jamais une imagination peu propre au mysticisme, peu faite pour comprendre les rêves éthérés d’un docteur angélique, et pour s’égarer dans l’infini sur les traces lumineuses d’un saint Bonaventure, c’est à coup sûr l’imagination de M. Antoni Deschamps. L’auteur des Dernières Paroles se complaît surtout dans une poésie terrestre, humaine, poésie pratique qui tient de la satire et du sermon, et ne s’élève guère plus haut que la parabole. Ce qu’il excelle à rendre, c’est la souffrance, la souffrance morale en tant qu’ayant sa racine dans la douleur physique. Chaque fois qu’il touche cette corde, M. Antoni Deschamps s’élève à d’irrésistibles effets ; sa douleur vous affecte, ses désespoirs vont à l’ame ; cela est beau, parce que cela est vrai, profondément senti. Or, je ne vois pas ce que les formules du dictionnaire mystique de Dante peuvent avoir à faire dans une semblable poésie, dans une poésie tellement réelle, tellement physique (qu’on nous passe le mot), qu’on ne peut même pas l’appeler élégiaque, et qui se rapproche, à vrai dire, moins de l’art que des divagations bibliques, dont elle reproduit à ses bons momens la grandeur échevelée et les prophétiques dithyrambes. Est-ce le cas d’invoquer dans une pièce de quinze vers, tout empreinte du caractère de notre temps, les apparitions séraphiques de la comédie dantesque, et de faire figurer, au milieu d’une mercuriale adressée à l’égoïsme qui nous ronge, les Trônes, les Puissances, les Dominations, que le chantre toscan donne pour cortége à la divine essence ?
Prima Dominazioni, e poi Virtudi,
L’ordine terzo di Podestati ée.
Que dirait-on d’un homme qui prétendrait illustrer de mystiques enluminures un premier Paris du National ? Autant j’aime chez M. Antoni Deschamps cette austère simplicité, cette image hardie qui ne dédaigne pas de puiser dans l’occasion aux sources populaires, en un mot cette importation caractéristique du Terzetto dont on doit lui tenir compte, autant je trouve déplacé et de mauvais goût cet abus d’expressions mystiques d’un autre âge dans le réel qui l’affecte et qu’il reproduit, cet amalgame de l’intime, tel que nous l’avons inventé, avec ce que la métaphysique de Dante a de plus radieux, d’essentiel.
La philosophie de M. Antoni Deschamps se ressent de cette indécision, et flotte incessamment d’une doctrine à l’autre, sans trop savoir jamais à laquelle s’arrêter. L’Évangile par moment lui conviendrait assez, mais le catholicisme lui fait peur. Esprit superficiel malgré son apparente gravité, moins différent qu’on ne croit de son frère, et qui rime pour philosopher comme Émile philosopherait au besoin pour rimer, M. Antoni Deschamps se paie le plus souvent de mots et de rubriques. Poète plus que moraliste (nous persistons à le croire, quoi qu’il en dise), il s’en tient, la plupart du temps, à la couleur des choses, couleur changeante, comme on sait, et qui varie selon le point de vue où l’on se place ; de là ces contradictions sans nombre qui s’expliquent avec le poète, et dans lesquelles la philosophie n’a rien à voir. Si vous parlez à M. Antoni Deschamps de la logique des faits, de l’enchaînement historique des constitutions sociales, il vous répondra qu’il aime autant y croire que d’y aller voir, et n’en continuera pas moins à chanter que le catholicisme est une déviation de la parole évangélique, qu’il se sent dans l’ame une ineffable tendresse pour saint Jean, l’apôtre aux blonds cheveux, le poète, et répudie saint Paul, l’organisateur furieux, l’homme politique, ce qui n’empêche pas M. Antoni Deschamps de se croire, dans l’occasion, un catholique exemplaire. Convenons aussi qu’en pareille matière un peu d’étude ne nuirait pas, et qu’on aimerait voir le sentiment poétique s’éclairer ici de connaissances plus sérieuses que celles qu’on peut tirer de ces éternelles discussions sur l’art, si fort en vogue aux beaux jours de la restauration, de ces querelles en plein air, de ces conférences à bâtons rompus. Causeur spirituel, ardent, infatigable, c’est surtout dans la conversation à la manière des péripatéticiens que M. Antoni Deschamps puise les sujets de ses poésies et les dispositions satiriques, élégiaques, pathétiques, qui l’animent tour à tour. Chaque matin, le poète descend de sa montagne, apportant, formulé en quinze ou vingt vers (souvent moins jamais plus), l’entretien philosophique de la veille, et cherchant à la pipée, comme eût dit Régnier, quelque bonne rencontre dont s’alimente son inspiration de la soirée. C’est sur la voie publique que M. Antoni Deschamps prélude à ses travaux. Quel dommage que Socrate, Platon, saint Paul lui-même, ne se promènent pas, à certaines heures de la journée, sous les arbres des Tuileries ! À défaut des morts illustres, M. Antoni Deschamps se contente des vivans, et la médiocrité en frac, la médiocrité qui se promène et qu’il interroge, lui tient lieu de l’homme de génie endormi dans la poussière des bibliothèques. Si l’auteur des Dernières Paroles n’a pas toujours bien pris la peine d’approfondir le passé, en revanche on peut dire de lui qu’il sait notre présent par cœur. Vous ne citerez pas un seul système aujourd’hui en renom que M. Antoni Deschamps n’ait arrêté au passage pour le consulter, pas une doctrine qu’il n’ait prise sous le bras pour causer avec elle, en cheminant, de omni re scibili et quibusdam aliis. Depuis le sectaire furibond et déclamateur jusqu’au panthéiste insouciant qui laisse aller le monde sans trop se remuer la bile, depuis le juif talmudiste jusqu’à l’humble prêtre catholique, jusqu’à la sœur grise, il a vu les uns et les autres, il les a tous interrogés, tous connus, et tant d’inquiétudes, d’angoisses, de sueurs, ont abouti à quoi ? au scepticisme, à un scepticisme irrésolu, qui n’a pas même conscience de lui-même et se déguise mal sous de mystiques abstractions ; abîme tumultueux et sombre où surnagent çà et là des réminiscences divines du catholicisme : amour, fraternité, charité, antidotes que le poète a l’air de recommander faute de mieux et comme par lassitude, un peu semblable à cet honnête médecin de campagne, plein d’hésitations lui aussi, et qui en était venu, à force de scepticisme, à faire de l’infusion de tilleul une panacée universelle, car disait-il, s’il n’y a pas grand bien à espérer de mon remède, du moins n’en peut-il résulter aucun mal.
Le volume de M. Antoni Deschamps comprend les Poésies italiennes, les Dernières Paroles et Résignation, c’est-à-dire, sauf sa traduction de vingt chants de Dante, tout ce qu’il a produit. Les Poésies italiennes appartiennent, sinon à la première jeunesse de l’auteur, du moins à sa première période littéraire. M. Antoni Deschamps a commencé tard ; si je ne me trompe, ce n’est guère que vers trente ans que sa vocation poétique, greffée sur un dilettantisme musical très prononcé, a produit ses premiers fruits. On touchait alors à 1828. La fièvre romantique venait d’atteindre son paroxisme ; les vers de M. Antoni Deschamps arrivèrent encore à temps pour embellir les dernières fêtes du cénacle, et conquérir à leur jeune auteur le titre de poète dantesque. Ils furent lus partout, applaudis, admirés ; ils coururent de salon en salon, de cheminée en cheminée. C’était l’usage alors, on lisait, ou plutôt on disait une ode en ce temps-là, comme on chantait une cavatine. Aujourd’hui on ne lit plus de vers, mais en revanche on dit la musique. M. Liszt ne joue pas les sonates de Beethoven, il les dit. Le mot a passé de la poésie dans la musique, qui en fait son profit selon sa louable habitude ; la musique a le privilége d’hériter de tous les ridicules de la poésie et des lettres, et de s’en affubler après coup comme d’une perruque hors de mode : voyez M. Liszt et M. Berlioz, ces romantiques du vieux temps, ces retardataires curieux, dont le grand secret consiste à renouveler, au nom de la musique, en 1840, toutes les manœuvres littéraires de 1825. — Pour en revenir aux premiers essais poétiques de M. Antoni Deschamps, l’accueil favorable qu’on leur fit alors n’a rien qui doive étonner, même aujourd’hui qu’une appréciation naturellement plus calme a succédé au fanatisme du temps. Outre un sentiment parfait de la poésie du sud, une vigueur de touche qui dénote un coloriste à la manière de Rembrandt, on remarque, dans la plupart des pièces qui nous occupent, de rares qualités de style et de composition, avantages que l’auteur doit peut-être moins encore au commerce de Dante et des grands poètes italiens qu’à l’âge mûr et réfléchi auquel il a commencé de produire. Le lyrisme peut bien y perdre quelque chose en élans spontanés, en effusions mélodieuses ; mais, en revanche, le style y gagne en concision, en nerf, élémens essentiels de cette poésie du sud, dont M. Antoni Deschamps, dans les Italiennes, cherche à se rapprocher le plus possible. Je citerai dans le nombre le Vendredi saint à Rome, large méditation pleine du souffle de Michel-Ange ; puis, comme contraste à cette morne et ténébreuse peinture, comme tableau de genre animé et pittoresque, Naples, charmante esquisse qu’un rayon des Orientales éclaire déjà. Je recommanderai aussi le petit poème du Comte Gatti, où le drame dégénère en satire par un procédé dont M. Antoni Deschamps abuse quelquefois : l’apostrophe sans transition, ex abrupto, rude modulation d’un effet sublime dans certains passages de l’Inferno, mais qui revient trop souvent dans les Poésies italiennes et les Dernières Paroles. N’oublions pas non plus les satires, celle entre autres que M. Barbier a si bien imitée dans l’Idole, opulente paraphrase de ces vers de M. Antoni Deschamps :
Napoléon despote à la France sut plaire ;
Ce mitrailleur du peuple est toujours populaire :
C’est que le peuple admire et craint les hommes forts,
Et ne bronche jamais quand il sent bien le mors ;
C’est un cheval rétif au cavalier timide,
Et docile à la main qui lui tient haut la bride, etc.
Mais ce qu’il faut louer surtout dans cette partie du volume, c’est la traduction de quelques sonnets de Pétrarque, véritable traduction de poète, où revit le trait original ; le sentiment, la couleur, le dessin, tout y est. On ne saurait rendre avec plus de bonheur dans l’expression ce style si coquettement simple, si précieux à la fois et si naïf, du chantre amoureux de Laure. Vraiment, quand on pense à quelles négligences, à quels excès de forme M. Antoni Deschamps s’est porté depuis, quand on parcourt tant de pièces mal soudées, tant de vers pleins de fausses rimes et d’hiatus, où l’idée suffoque et meurt étouffée comme sous la mauvaise herbe, on se demande comment M. Antoni Deschamps a pu ciseler ces charmantes strophes, et si l’adoration qu’il voue à Pétrarque, son autre maître, n’a point fait là son plus gentil miracle.
La seconde partie du volume est consacrée tout entière aux souffrances du poète, souffrances terribles cette fois et qui n’ont rien de commun avec les élégiaque douleurs dont s’affligent à plaisir les muses désœuvrées. À ces cris d’angoisse et de misère, à cette plainte lamentable, à ces sansglots poussés du fond de l’ame, comment se méprendre, comment douter encore après de pareils vers ?
Or, tandis que cela se passait sur la terre,
Dieu disait dans le ciel, retenant son tonnerre :
« Ô toi qui te vantais de n’avoir pas souffert,
J’étendrai sur tes reins une verge de fer,
Et je te frapperai d’une plaie incurable,
À te faire envier le dernier misérable. »
Lasciate ogni speranza voi ch’entrate ; ces mots inscrits sur la porte d’airain de l’Inferno pourraient servir d’épigraphe à ce livre. Laissez toute espérance, car vous ne sauriez imaginer rien de plus affreux et de plus morne. C’est la souffrance dans toute son horrible crudité, c’est la plaie humaine mise à nu, c’est le cri de Job sur son fumier.
Sous la douche de glace et le moxa de feu,
Je te proclamerai, Seigneur, le juste Dieu,
Toi qui sus par le feu purifier Élie,
Et qui voulus par l’eau baptiser ton Messie.
Cette lecture vous oppresse et vous suffoque, vous avez hâte de sortir de cette atmosphère fatale, et pourtant vous avancez toujours, vous visitez jusque dans ses recoins cette lugubre infirmerie, tant le sentiment vrai du poète vous domine, tant cette douleur profonde fait peser sur vous sa main de plomb. « Je suis homme, et veux que rien d’humain ne me reste étranger ; » avec cette parole, on va loin, on va jusqu’au bout de ce singulier livre. Terrible voyage, je vous jure ! Et cela se prolonge ainsi près de deux cents pages, à travers la maladie, le désespoir et la mort ; désert aride où vous trouvez, pour toute digression à la sombre pensée de l’auteur, çà et là, des fragmens traduits du livre de Job et le Dies iræ liturgique, teste David cum sibyllâ. Je me trompe : de loin en loin, on rencontre quelques vers d’une inspiration calme et douce, véritable oasis au milieu d’un Zahara d’afflictions. Je citerai dans ce genre, pag. 114 :
J’allais frais et léger au village voisin,
Un dimanche, au moment de l’office divin,
Et les cloches sonnaient, l’église était en face ;
J’entendais le curé qui chantait la préface, etc.
Charmante pièce tout embaumée et naïve comme un reposoir de campagne, avec ses cierges allumés en plein air et ses pots de fleurs qui s’effeuillent sur la nappe blanche ; citons encore le numéro XLII.
Mozart dans mon été saisit mon ame ardente ;
Ensuite j’adorai l’impérissable Dante,
Et maintenant Jésus, me prenant par la main,
Me conduit doucement jusqu’au bout du chemin.
Les noms chéris des divins maîtres que l’auteur fréquentait jadis sont ramenés souvent avec bonheur : Raphaël, Dante, Mozart, Cimarosa, arc-en-ciel qui se lève sur tant de misères et de deuil, rayons fortunés qui sillonnent cette affreuse nuit du cerveau. C’est là, du reste, le seul motif qui rappelle encore l’art dans ce livre, et il faut le dire, à partir des dernières pièces des Poésies italiennes, qui sont, en fait d’art, ce qu’il a produit de plus complet, M. Antoni Deschamps semble ne plus tenir compte de la forme ; dans la douleur immense qui le travaille, le poète semble avoir oublié désormais la rime, la césure, tout jusqu’à la langue, jusqu’aux plus simples lois de la versification. Il ne chante plus, il se lamente, et les mots tombent de ses lèvres pêle-mêle et confus comme des sanglots. Fragmens de vers italiens, morceaux de vers latins, proverbes et centons à la manière des complaintes, tout lui est bon. Il répand son inspiration telle quelle et sans prendre la peine de la déblayer du fatras qu’elle entraîne avec elle. Aussi, doit-on avouer que le mérite de ce livre réside tout entier en dehors des conditions de l’art. On ne saurait appeler cela de la poésie. La poésie vit de forme aussi bien que de sentiment, d’imagination autant que d’empirisme. Le mots ne trompent pas leur origine ; poète veut dire faiseur, et, si sympathique, si profond et si vrai que puisse être le cri abrupte de la conscience, en dehors d’une certaine plasticité, la poésie ne saurait exister. Les Dernières Paroles expriment trop crûment la situation exceptionnelle d’un individu (et c’est là le mérite du livre) pour qu’on puisse y voir autre chose qu’un fait idyosincratique. Ces sortes d’ouvrages ne se classent point ; où les mettrait-on ? Cela est trop réel pour s’appeler de la poésie, trop poétique pour être de la morale. Cependant, s’il me fallait absolument assigner une place au livre de M. Antoni Deschamps, je le rangerais entre les Paroles d’un Croyant et les Mémoires de Pellico. On trouve en effet, chez M. Antoni Deschamps, la parabole fréquente de M. de Lamennais et le ton évangélique du philosophe italien. Quoi qu’il en soit, et malgré cet isolement littéraire, les Dernières Paroles renferment des beautés d’un ordre élevé, de graves passages qu’on peut admirer même en dehors des conditions de l’art qui leur manquent.
La troisième partie du volume, que l’auteur intitule Résignation n’est guère qu’un appendice aux Dernières Paroles. Le poète, après avoir gémi sur son malheur, après s’être oublié quelques jours dans la contemplation de ses propres misères, se réveille, et, secouant les cendres de ses cheveux, remonte en chaire et se met de nouveau à tancer vertement l’espèce humaine. C’est sous la forme d’apologues, de paraboles et de symboles, que M. Antoni Deschamps distribue cette fois ses moralités. Vous retrouvez là, par exemple, la fameuse légende de ce juif du moyen âge qui se procure une hostie et s’enferme chez lui pour se donner le malin plaisir de la déchiqueter ; mais, ô miracle ! À l’instant où,
Prenant un marteau dans son ivresse impie,
D’un clou sur la muraille il traversa l’hostie,
Le sang à gros bouillons en jaillit à l’instant,
Et la chambre s’emplit et regorgea de sang.
D’où l’auteur conclut, un peu à la manière du catéchisme, que nous rouvrons la plaie du Christ chaque fois qu’il nous arrive de pécher. J’aime mieux l’apologue du moribond de Castel-Vecchio, de ce cardinal diplomate dont un pauvre curé de campagne assiste et confesse l’agonie. Il y a dans ce rapprochement un grave et noble exemple que le poète développe en très beaux vers. C’est là au moins de la poésie sérieuse, de la poésie philosophique, si M. Antoni Deschamps tient au mot, et qui laisse bien loin toutes ces visions apocalyptiques dont il raffole. M. Antoni Deschamps a cela de commun avec certaines hautes intelligences de notre siècle, qu’il se sent dans l’âme un besoin indicible de nous révéler quelque chose. La fièvre du visionnaire le travaille ; à toute heure du jour et de la nuit, la Divinité lui apparaît : tantôt c’est Jésus-Christ qui descend des collines du ciel pour lui apprendre ce que tout le monde ignore, à savoir que l’Évangile est une loi d’amour et Vincent de Paule un sublime apôtre de vertu ; tantôt c’est Dieu lui-même, qui, tout en lui dévoilant les mystères de la destination ultérieure, en racontant les différentes béatitudes du paradis, s’excuse nettement, et comme un excellent père de famille, des mauvais desseins qu’on lui prête :
Moi, cruel à mon œuvre, aux hommes que j’ai faits !
Enfans, je ne connais Mahomet ni Moïse.
À merveille ! mais comment le poète s’arrangera-t-il avec la Bible ? Voilà donc le dieu de M. Antoni Deschamps en contradiction flagrante avec le dieu d’Abraham et de Juda. Et l’entrevue dans le buisson ardent, que devient-elle ? et ce rayon de feu que l’homme du Sinaï porte en signe de la vision divine, ce rayon de feu qu’il gardait même dans l’histoire ? Voyez cependant où la manie de philosopher entraîne les poètes : ôter à Moïse son auréole ! Ah ! monsieur Antoni Deschamps, que dirait Michel-Ange ?
Quant à la forme, elle est aussi négligée cette fois que dans les Dernières Paroles, négligence d’autant plus sensible, qu’elle n’a plus, comme dans la partie précédente du volume, à donner pour prétexte la fougue immodérée d’un sentiment qui déborde, l’impétuosité d’une exaltation qui ne saurait se contenir. Cependant le titre même de Résignation semblait indiquer ici plus de calme et d’ordre, et le choix des pièces, apologues, légendes, épures, exigeait une mise en œuvre plus conforme aux conditions de l’art. M. Antoni Deschamps aurait dû ne pas faire les choses à demi, et, puisqu’il se résignait aux humaines tribulations, il ne lui en coûtait guère davantage d’accepter avec soumission la rime et la césure, et les autres nécessités fatales de la vie poétique. Loin de là, que voyons-nous dans cette partie du volume ? des redites sans nombre, des bouts de vers inexorables et comme stéréotypés, les mêmes mots amenant avec eux les mêmes rimes toujours souffrance et France, toujours les hommes et le monde où nous sommes, la terre où nous sommes, le siècle où nous sommes, etc. ; et pour comble d’oubli, des vers entiers reproduits mot à mot, sans que l’auteur songe à les déguiser le moins du monde. Ainsi, dans un couplet à M. Liszt, page 206, je trouve :
Ainsi que Lamartine en votre émotion,
Soit que vous promeniez votre inspiration,
Ou bien que tout à coup votre fougueux génie
Rende de Beethoven la sublime harmonie,
Ou du divin Weber le chasseur infernal,
Et la meute insensée, et le cercle fatal, etc.
Et quelques pages plus loin, dans une hymne adressée M. Berlioz :
Voilà, voilà la voix du chasseur infernal,
Et la meute insensée, et le cercle fatal.
Voilà surtout qui s’appelle être économe et savoir ménager la monnaie de ses pièces ! Mais si M. Antoni Deschamps lésine quelque peu sur ses hémistiches, en revanche l’hyperbole ne lui coûte guère. Écoutez plutôt ce plain-chant qu’il entonne dans le mode ambroisien à l’auteur de la Symphonie fantastique. Nous disions donc :
Voilà, voilà la voix du chasseur infernal,
Et la meute insensée, et le cercle fatal,
De Carle de Weber la bizarre harmonie,
Et le génie enfin assistant le génie.
Ainsi Virgile un jour, de sa savante main,
Conduisit le Toscan dans son âpre chemin.
Virgile, Dante, Marie de Weber ! beaucoup de bruit pour… M. Berlioz. À ce propos, nous remarquerons la liberté, quelque peu grande, dont M. Antoni Deschamps en use avec Dante et Virgile. Parce qu’il a traduit vingt chants de Dante, l’auteur des Dernières Paroles se croit tout permis, et le cygne de Mantoue aussi bien que l’aigle de Florence figurent dans son œuvre à l’état de comparses, toujours prêts à sortir de la coulisse au premier signal. S’agit-il de célébrer la gloire d’un poète manqué, Dante et Virgile ; de composer un cordial à l’usage du premier musicien sifflé qui se rencontre, Dante et Virgile ; M. Berlioz entraînant bon gré mal gré l’ombre immortelle de Weber à travers les corridors de l’Opéra, c’est Virgile conduisant Alighieri per luogo eterno, ni plus ni moins. Ah ! Monsieur Deschamps, grace pour Virgile, grace pour Dante ! On ne traite pas ainsi les royautés de la pensée. À l’avenir, tâchez d’invoquer d’autres héros à l’occasion des chefs-d’œuvre de M. Berlioz ; laissez dans leur élysée et dans leurs limbes le poète d’Énée et de Didon, le chantre immortel de Béatrice, et n’allez pas les déranger à tout moment pour si peu. Chez M. Émile Deschamps, une semblable énormité ne serait que peccadille. Avec lui, le madrigal ne tire point à conséquence, un de plus, un de moins, peu importe ; mais avec Antoni, comment se l’expliquer ? Après une aussi plaisante boutade, que voulez-vous qu’on pense de ces airs d’artiste sérieux que l’auteur des Dernières Paroles se donne à tout propos, de ce dilettantisme éclairé dont il se pique ? On ne trafique pas ainsi des plus grands noms ; les noms de Virgile, de Raphaël, de Pergolèze, de Mozart et de Weber ne sont pas une menue monnaie qu’on distribue à l’orgueil des passans. Une plaie de cette époque, la véritable lèpre qui nous ronge, avouons-le, c’est cette indifférence, non plus en matière de religion, mais en matière de poésie, de musique, en matière de tout, cette indifférence qui fait que nous encourageons, de guerre lasse, les médiocrités les plus vaines, les plus déplorables avortemens, et que pas un de nous n’a le front de dire à son voisin la nette vérité, comme cet homme de Molière. De politesse en politesse, de concession en concession, on en vient à louer publiquement des choses qu’on sait au fond être méchantes et de nulle valeur. Le premier qui nous aborde est Shakespeare, Goethe, Voltaire, Mozart, comme cela se trouve ; nous commençons par le lui dire, nous le signerons au besoin. Vous êtes poète, monsieur, et vous avez une lyre dans le cœur. Vous êtes poète, madame, allez votre chemin sans vous embarrasser des suffrages de la multitude ; que vous importe le sou verde-grisé, à vous qui avez le sequin d’or ? Et les noms les plus graves de la littérature contemporaine, les plus beaux noms poétiques, se lisent au bas de ces extravagans diplômes auxquels nulle publicité ne manque, publicité d’annonce et de préface ; car les malheureux à qui ces belles choses s’adressent n’ont garde de se les tenir pour dites ; comme on faisait autrefois d’une lettre : il faut qu’ils les exploitent, qu’ils s’en servent jusqu’à ce qu’un beau jour, déçus dans leurs espérances les plus vives, et convaincus un peu tard qu’en dehors du talent personnel nulle recommandation ne vaut, ils changent de carrière ou s’en aillent expier à l’hôpital leur désastreux entêtement. Je ne sais, mais il me semble qu’au grand siècle, au temps de Racine, de Molière et de Bossuet, les choses se passaient avec plus de gravité et de convenance. On reprochera sans doute un jour aux deux Deschamps d’avoir donné en plein dans cette bienveillance banale, dans ce faux enthousiasme qui lui-même n’a jamais su se prendre au sérieux. En ce sens, les deux Deschamps, Émile surtout, ont pu exercer une influence fâcheuse dans un certain cercle, cercle beaucoup moins rétréci qu’on ne croirait d’abord, et que des relations de poète et d’homme du monde ont sans cesse étendu. Nous ne prétendons pas dire ici que M. Émile Deschamps ait inventé cette louange à tout venant, abeille de salon qui bourdonne l’éloge sur un mode infatigable et monotone ; de tout temps il s’est rencontré d’ingénieux esprits, d’habiles diplomates littéraires, qui spéculent un peu sur la vanité d’autrui pour leur compte, et n’ont garde d’ignorer que notre amour-propre, à tous tant que nous sommes, est une sorte de Memnon retentissant, de métal sonore, et qui ne manque jamais de répondre à quelque habile percussion par d’agréables musiques. L’auteur des Études n’a fait, après tout, que vulgariser les habitudes de la Muse française, dont il est aujourd’hui, après la ruine du temple et la dispersion des apôtres par tous les coins du globe, dont il est, disons-nous, comme la tradition vivante. Coryphée du groupe romantique, M. Émile Deschamps n’avait qu’à se ressouvenir. Du reste, cette bienveillance commune aux deux frères, et qu’ils exercent chacun à sa manière, Émile en homme du monde avec plus de tact, de scepticisme et de malice, Antoni avec plus de chaleur, de conviction et d’emphase, en poète un peu crédule et souvent dupe des gens qui l’entourent, cette faculté d’admiration n’est pas le seul point par lequel ces deux intelligences d’élite se rapprochent. Causeurs, conteurs, peu curieux d’apprendre, aimant la discussion plus que l’étude ; celui-ci philosophant à vol d’oiseau ; de Vischnou à Saint-Simon, de Confucius à M. Buchez, d’Homère à Lamartine, épuisant tous les sujets en quelques heures, et regagnant ensuite sa montagne pour recommencer le lendemain ; celui-ci pipant un sixain et satisfait de sa journée si la triple rime a réussi ; tous les deux passionnés de musique, de vers et de peinture, Émile et Antoni Deschamps me représentent le dilettantisme poétique par excellence. C’est au fond la même nature, modifiée par des conditions de tempérament. Sans sa maladie, Antoni eût peu différé de son frère ; vous l’auriez vu traduire Pétrarque et les poètes italiens, comme Émile traduisait le Romancero et les drames de Shakespeare. Il y a tel accident qu’on déplore et d’où ressort toute une vocation. À quoi tient cependant l’originalité ! J’entendais dernièrement un homme d’esprit demander ce qu’il resterait dans l’avenir de ces deux frères. Ce qu’il en restera ? Leur nom peut-être. Les deux Deschamps ont eu la fortune des poètes, ils ont eu (gloire désormais interdite aux générations nouvelles) leur jour d’action et de bataille. On parlera difficilement du mouvement romantique de la restauration sans les nommer. Ils seront dans la constellation de Lamartine et de Victor Hugo ce que sont Jean-Antoine de Baïf et Rémi Belleau dans cette période de Ronsard si ingénieusement mise en lumière par M. Sainte-Beuve. Après cela, il faudrait savoir ce qu’on entend par ce mot d’avenir. Pour une certaine poésie d’il y a quinze ans, l’avenir n’a-t-il pas déjà commencé ?
- ↑ Poésies de MM. Émile et Antoni Deschamps, chez Delloye, place de la Bourse.
- ↑ Ainsi, dès le début, nous trouvons cette strophe :
Leurs pieds doux comme la soie
Par l’eau vive sont mouillés ;
Florinde prend avec joie
Sa ceinture et la déploie,
Et dit : Mesurons nos piés.Dans l’espagnol, c’est leurs bras que les royales baigneuses mesurent :
La cava a todas las dijo
Que se midiesen los brazos. - ↑ Par exemple, M. Émile Deschamps voit des plians et des duchesses à la cour du roi Goth, absolument comme s’il était à Versailles en plein Louis XV :
Viens, ou je vais mourir… je veux que les duchesses
Sur leurs plians dorés pâlissent à ma cour,
Et détestent leur rang, leurs pages, leurs richesses,
En voyant tes grands yeux, ta gloire et mon amour.Autant vaudrait affubler le chef barbare d’une perruque à l’oiseau royal et mettre des mouches à Florinde. C’est là, du reste, le seul passage où le traducteur ait sensiblement travesti l’original. Ô la rime !