Poètes et romanciers modernes de la France/Mme Tastu
MADAME TASTU.
Le talent de poésie, tel qu’on aime à se le figurer, de poésie lyrique principalement, semble n’être départi à quelques êtres privilégiés que pour rendre avec harmonie les sentimens dont leur ame est émue, l’expression ne faisant que suivre en modération ou en énergie le soupir intérieur, comme la gaze suit les battemens du sein, comme la voile se prête au vent. Mais, à observer la réalité, il n’en va pas ainsi. Le talent qui, dans le premier et bel hyménée de la jeunesse, ne fait qu’un d’ordinaire avec les sentimens dont une âme est possédée, s’il est fort, abondant, de trempe durable, s’en sépare bientôt, et devient jusqu’à un certain point distinct du fond même de l’âme. La sensibilité et le talent suivent, chose remarquable, une marche presque inverse : la sensibilité s’émousse, s’attiédit, se désabuse ; elle en vient parfois à se concentrer en des buts fort restreints ; le talent s’affermit, s’assouplit, se généralise. S’il n’y a pas contradiction entre la sensibilité et le talent, il y a au moins surcroît du talent sur la sensibilité. Tout ce que celle-ci a dans le cœur et veut exhaler, l’autre l’exprime ; mais quand elle n’a plus rien à lui inspirer, quand elle sommeille, l’autre veut exprimer quelque chose encore ; il se propose, il provoque autour de lui des sujets de sentiment, il grossit à son gré ses émotions légères ; c’est un organe à part qui réclame son exercice et sa pâture. Quelques génies heureux, parmi les lyriques, semblent, au contraire, conserver jusqu’au bout un accord égal, facile, entre la sensibilité et son expression. Un équilibre naturel, aux larges ondes, règne à souhait entre la source intérieure et l’expansion du dehors. À chaque flot nouveau de sentiment qui gonfle la surface, le talent, comme une nef soulevée, obéit. Aucun son ne meurt en ces ames sans avoir son écho harmonieux, aucune vague sans avoir son écume argentée. Mais pour ces natures mêmes, il est vrai de dire qu’il y a du talent, du génie en plus, disponible encore après l’expression des choses senties. Même quand le flot de leur sensibilité est calme, la belle nef du talent a souvent impatience de voyager. Pour n’aller jamais que jusqu’où l’on sent, pour ne dire jamais que juste, et non pas au-delà, il n’y a qu’un moyen, c’est de ne pouvoir tout dire. Ces talens inférieurs à leur sensibilité, d’une expression bien souvent en deçà de l’émotion ; ces talens qui ne parviennent à rendre ce qu’ils veulent que rarement, et, une fois dans leur vie peut-être, ont un charme particulier à côté des autres plus grands ; ils sont très sincères. Combien de germes étouffés en eux au moment de naître ! Combien de vraies larmes retombées dans la voix qu’elles éteignent, dans le cœur qu’elles noient ! Si quelque chant difficile, modéré, profond pourtant, s’en élève, écoutez-le ! voyez la réalité qui de près l’inspire. L’art ne fait pas ici jouer les larmes sous toutes les couleurs du prisme ; l’harmonie ne multiplie point les sanglots.
Mme Tastu appartient à cette classe de talens dont elle est comme un grave et doux modèle. Elle s’y est rangée elle-même, lorsque, dans son premier recueil, elle adressait à M. Victor Hugo les vers suivans :
Heureux qui, dans l’essor d’une verve facile,
Soumet à ses pensers un langage docile ;
Qui ne sent point sa voix expirer dans son sein,
Ni la lyre impuissante échapper à sa main,
Et cherchant cet accord où l’ame se révèle,
Jamais n’a dû maudire une note rebelle !…
Hélas ! ce n’est pas moi !… D’un cri de liberté
Jamais, comme mon cœur, mon vers n’a palpité ;
Jamais le rhythme heureux, la cadence constante,
N’ont traduit ma pensée au gré de mon attente ;
Jamais les pleurs réels à mes yeux arrachés
N’ont pu mouiller ces chants de ma veine épanchés !
Dans son recueil nouveau, elle parle encore de ce talent, qui n’est, dit-elle, qu’une lutte intime d’ardens pensers et de frêles accords. Mais, quoi qu’elle en dise, et malgré l’effort douloureux pour elle, l’accord nous arrive en mainte rencontre bien vibrant et bien pénétrant, et comme il n’est donné qu’à un vrai poète de le produire. Mme Tastu, par cela même que son talent porte sur une sensibilité toute réelle, doit être prise dès le début de sa vie, et nous la suivrons d’abord pas à pas. Elle est née à Metz de M. Voïart, administrateur-général des vivres, et de Mlle Bouchotte, sœur du ministre de la guerre sous la république ; c’est déjà dire que la lignée de notre poète est en plein dans cette bourgeoisie illustrée par la révolution ; et les sentimens patriotiques, que les invasions de 1814 et de 1815 développèrent si fort chez elle, représentent bien ceux de cette vaillante cité, sentinelle de la frontière. Est-il convenable de noter que son père faisait avec une grande facilité ce qu’on appelait des vers de société, bouts-rimés, couplets, etc., bagatelle fort à la mode de son temps, et dans laquelle le beau-frère de Bouchotte égalait peut-être le célèbre ingénieur Carnot ? Mais la mère de Mme Tastu, à une faculté poétique naturelle et remarquablement élevée, unissait beaucoup de mérite sérieux et un caractère qui semble avoir eu de l’analogie avec celui de Mme Roland. C’est en elle, sans doute, que sa fille a puisé, nonobstant ses tendresses de femme-poète, ce sens judicieux, ferme, suivi, un peu mâle, ce bon esprit instruit, appliqué, ces lignes sûres et correctes, et ce quelque chose d’étranger et même de contraire à toute vapeur aristocratique. Dès l’âge de quatre ans, la jeune Amable faisait preuve d’une grande intelligence et d’une surprenante mémoire ; elle avait pour la lecture une véritable passion, et il lui fallait cacher les livres qu’elle dévorait. Elle sentit de bonne heure la mesure du vers, et si quelqu’un faisait un vers faux en lisant, son oreille était blessée. À sept ans et demi elle perdit sa mère, qui avait voulu aller mourir à Metz au milieu de sa famille ; car, atteinte d’une maladie de poitrine incurable, cette femme de vertu ne s’abusa pas un moment sur son état, et se disposa à la mort avec calme, comme pour un voyage. Cette mort jeta une ombre sur tout le reste d’une enfance si sensible. De retour à Paris avec son père, plus de jeux, un redoublement de lecture, ou par intervalles une sorte de rêverie nonchalante qui faisait demeurer l’enfant assise, les bras croisés, avec ce grand œil fixe, sans presque aucun mouvement de paupière. L’imagination s’éveillait déjà en elle, une espèce d’imagination qui s’isole en le voulant, pleine de suite en son rêve, compatible avec les qualités de la vie positive, et qui ne fait jamais confusion avec la réalité ; elle-même l’a décrite à merveille dans son conte en prose du Bracelet maure. Elle lut et relut l’Homère de Bitaubé à neuf ans ; dès cet âge elle se plaisait à composer des couplets sur des airs qui mesuraient naturellement ses rimes. La vue fréquente des collections de gravures dans le cabinet de son père l’habituait aux lignes précises du dessin. Pourtant, cette vie de rêverie et de lecture altéra sa santé, et vers onze ans elle fit une maladie, dont la guérit le docteur Alibert, mais qui la laissa quelques années chétive. Que d’efforts et quel douloureux acheminement, ô nature, pour arriver à la puberté du talent ! Une année de pension, le second mariage de son père, qui épousa une jeune personne, douée elle-même du goût et du talent d’écrire[2], apportèrent quelque variété dans l’existence concentrée et casanière de notre poète. La jeune fille de treize ans s’essaya, non plus à des couplets, mais à de vraies pièces de vers, à des idylles sur les diverses fleurs ; il y avait grand emploi, comme on peut croire, du langage mythologique. La première de ses pièces, le Réséda, fut présentée à l’impératrice Joséphine, en 1809, et valut à la muse précoce de vifs éloges, que sa modestie sut dès-lors réduire. Un des traits du caractère et du talent de Mme Tastu, et qui la distingue entre les femmes-poètes d’aujourd’hui, c’est cette justesse de sens, une vue constamment nette et non troublée. Elle n’y arriva pas sans efforts, et dut souvent se vaincre. Enfant, sous son air calme, elle était passionnée, peu flexible, violente même ; elle perdit un jour, à onze ans, son prix de sagesse, pour un soufflet donné. Mais sa volonté plus forte prit l’empire.
Jusqu’à quel point cette discipline morale, régulière, contractée de bonne heure, et toujours observée dans la suite, favorise-t-elle ce qu’on appelle talent poétique, et ce qu’admire le monde sous ce nom ? Je ne veux pas le discuter ici. Mais en suivant la destinée poétique de Mme Tastu, en la voyant cheminer si pure, si attentive et discrète, si comprimée parfois dans sa ligne tracée ; en lui entendant opposer d’autres talens de femme, plus brûlans, plus passionnés en apparence, et non pas soutenus d’ames plus profondes, je me suis dit que bien des bonnes et essentielles qualités interdisent souvent à des qualités plus spécieuses ou à de brillans défauts de se produire avec avantage. La plus célèbre des femmes de ce temps, parlant quelque part du caractère d’un de ses héros, le compare à une chaîne d’airain ; mais il y avait dans cette chaîne, dit-elle, un anneau d’or qui, à l’occasion, rompait toujours ; cet anneau d’or, c’était une bonne qualité, mêlée à d’autres plus énergiques que morales. Les bonnes qualités, chez la femme-poète surtout, sont comme des mères tendres et prévoyantes qui retiennent à temps l’enfant prodigue près de s’échapper, et cet enfant prodigue s’en irait sans cela par le monde, accroissant son renom et gagnant la gloire. Ne perdons point ceci de vue, en appréciant un talent à demi voilé, qui n’est allé qu’à une gloire décente sous le contrôle du devoir.
À seize ans, la lecture de Gessner, d’Ossian, de Bernardin de Saint-Pierre, de M. de Chateaubriand surtout, la connaissance particulière qu’elle fit de Mme Dufresnoy, et jusqu’aux conseils qu’elle reçut de Mollevaut, contribuèrent à fixer la vocation poétique de Mme Tastu. Une de ses idylles, le Narcisse, composée à dix-sept ans, et insérée à son insu dans le Mercure, amena son mariage en 1816. Elle quitta aussitôt après Paris, pour Perpignan, et ce doux fruit du nord s’en alla, durant plus de quatre ans, achever de mûrir et de se colorer sous le soleil du Roussillon. Plusieurs prix, remportés aux Jeux Floraux, commencèrent dans le midi la réputation de la jeune femme ; mais ce qui la fit d’abord remarquer des juges littéraires de Paris, ce fut sa pièce, publiée en 1825, à l’occasion du Sacre. Entre tant de poèmes de circonstance où le faste des mots et des ornemens cachait mal la disette de l’inspiration, les Oiseaux du Sacre se distinguaient par leur originalité naïve, touchante, convenable à une délicatesse de femme, d’une femme qui savait aussi faire entendre des accens de liberté. C’était une muse timide et pudique qui s’annonçait dans les rangs libéraux, honorés alors par Casimir Delavigne et Béranger. Le Globe salua cette pièce de ses éloges, et quand le premier recueil de Mme Tastu parut l’année suivante (1826), M. Dubois, en citant l’Ange Gardien, caractérisa, par quelques lignes bien senties, ce genre nouveau d’élégie domestique. Dans la vie de mérite et de dignité que l’auteur s’est faite, l’Ange Gardien a été et a dû rester son chef-d’œuvre. Il y a un moment unique où toutes les pensées, tous les rêves chastes et poétiques à la fois, se rencontrent dans l’ame de la jeune fille, de la jeune femme ; c’est à la veille ou au lendemain du jour qu’embaume pour elle la fleur d’oranger. Cet instant passé, si elle est pure, si elle est sévère, si son cœur, même dans les ennuis et les traverses, s’interdit toutes insinuations décevantes, elle n’a plus qu’à regarder parfois en arrière, à regretter, à se soumettre, à ne vivre que dans le bonheur des siens, à espérer au-delà de cette vie dans les malheurs. Mais même heureuse, même comblée ici-bas comme épouse et comme mère, son roman est clos, son poème s’en est allé ; le voilà hors de son atteinte, suspendu au plus obscur de l’alcôve nuptiale, avec la couronne d’oranger près du crucifix. Mme Tastu, dans une belle pièce de son dernier recueil (le Temps), montre les mortels partages en trois classes : les uns, ne vivant qu’au jour le jour, dans le présent ; les autres tout entiers à l’avenir et dans l’ambition des espérances ; les autres, enfin, tout à l’amour du passé et à la mélancolie du souvenir. Il faut la ranger parmi ces derniers ; c’est vers le passé volontiers, vers le moment évanoui, qu’elle se retourne, dès que sa tâche lui en laisse le loisir. Les regrets, que la résignation tempère, sont désormais, et depuis l’Ange Gardien, l’inspiration naturelle de son chant. À côté de cette délicieuse composition de l’Ange, le premier recueil offrait de gracieux accompagnemens, comme le Dernier Jour de l’Année, et ces Feuilles de Saule, où tant de vague tristesse se module sur un rhythme si délicat. Sans entrer dans les questions polémiques, alors commençantes, Mme Tastu se rattachait à l’école nouvelle par un grand sentiment de l’art dans l’exécution. Cette pensée rêveuse et tendre aime à revêtir le rhythme le plus exact, à la façon de Béranger, que sous ce rapport elle imite un peu.
Au sortir du succès brillant de son premier recueil, Mme Tastu tenta d’agrandir le domaine de son inspiration, et d’entrer dans la poésie d’action, épique et dramatique. Une remarquable étude en vers sur Shakspeare l’avait préparée à cette excursion hardie, bien digne d’ailleurs d’un esprit aussi grave. Les Chroniques de France, publiées en 1829, furent pourtant jugées, en général, comme une erreur honorable d’un talent élégiaque et intime, trop docile cette fois aux conseils de quelque ami, savant historien. On n’y releva pas assez les belles émotions lyriques du Prologue, la fervente et sérieuse Introduction aux Temps modernes, et la fin du chant de Waterloo. Il est bien vrai qu’en somme le poids de l’armure avait trahi l’effort de la courageuse Herminie.
Le moindre succès des Chroniques se perdit bientôt pour Mme Tastu dans des adversités obscures et poignantes qui vinrent assujétir à des emplois obligés ce talent si sobre et si choisi. Elle n’hésita pas, mais elle souffrit. Elle pencha vers la prose son front de muse, elle détacha de ses mains l’étoile et le bandeau. L’inspiration, profondément découragée, qui remplit son récent volume, date de ce moment ; c’est à l’une de ces heures de veille et d’agonie où les poètes comme Lamartine écrivent les Novissima Verba, où les poètes comme Victor Hugo redisent Ce qu’on entend sur la Montagne, qu’elle, interrompant un peu sa tâche, elle s’écriait dans une plainte étouffée :
Ô Monde ! ô Vie ! ô Temps ! fantômes, ombres vaines,
Qui lassez à la fin mes pas irrésolus,
Quand reviendront ces jours où vos mains étaient pleines,
Vos regards caressans, vos promesses certaines ?
Jamais, ô jamais plus !
L’éclat du jour s’éteint aux pleurs où je me noie,
Les charmes de la nuit passent inaperçus ;
Nuit, jour, printemps, hiver, est-il rien que je voie ?
Mon cœur peut battre encor de peine, mais de joie
Jamais, ô jamais plus.
Lorsqu’on subit à ce degré le poids de la douleur présente, monotone, effective, on sent trop fort pour pouvoir beaucoup chanter. Un gémissement si vrai n’a rien de l’élan des ames tourmentées à plaisir et remuées, qui s’enfoncent elles-mêmes l’aiguillon. M. de Lamartine le pensait aussi, lorsqu’à la lecture de ce dernier volume et sous l’émotion de cet amer sanglot, il écrivait à Mme Tastu les vers suivans, lui, le consolateur affligé, qui en avait déjà adressé de si pénétrans à Mme Desbordes-Valmore :
Dans le clocher de mon village
Il est un sonore instrument,
Que j’écoutais dans mon jeune âge
Comme une voix du firmament.
Quand, après une longue absence.
Je revenais au toit natal,
J’épiais dans l’air, à distance,
Les doux sons du pieux métal.
Dans sa voix je croyais entendre
La voix joyeuse du vallon,
La voix d’une sœur douce et tendre,
D’une mère émue à mon nom.
Maintenant, quand j’entends encore
Ses sourds tintemens sur les flots,
Chaque coup du battant sonore
Me semble jeter des sanglots.
Pourquoi ? Dans la tour isolée
C’est le même timbre argentin,
Le même hymne sur la vallée,
Le même salut au matin.
Ah ! c’est que, depuis le baptême,
Le mélancolique instrument
A tant sonné pour ceux que j’aime
L’agonie et l’enterrement !
C’est qu’au lieu des jeunes prières,
Ou du Te Deum triomphant,
Il fait vibrer les froides pierres
De ma mère et de mon enfant !…
Ainsi quand ta voix si connue
Revint hier me visiter,
Je crus que du haut de la nue
L’ancienne joie allait chanter.
Mais hélas ! du divin volume,
Où tes doux chants m’étaient ouverts,
Je ne sais quel flot d’amertume
Coulait en moi dans chaque vers !
C’est toujours le même génie !
La même âme, instrument humain !
Mais avec la même harmonie
Comme tout pleure sous ta main !
Ah ! pauvre mère ! ah ! pauvre femme !
On ne trompe pas le malheur ;
Les vers sont le timbre de l’ame ;
La voix se brise avec le cœur !
Toujours au sort le chant s’accorde ;
Tu veux sourire en vain, je vois
Une larme sur chaque corde,
Et des frissons sur tous tes doigts !
À ces vains jeux de l’harmonie
Disons ensemble un long adieu :
Pour sécher les pleurs du génie,
Que peut la lyre ?… Il faut un Dieu !
En publiant, il y a trois ans (1833), la cinquième édition de ses premières poésies, Mme Tastu y ajoutait une préface en vers qui est une de ses meilleures pièces. Elle semble y douter pour ses premiers nés de l’accueil qui les a favorisés jusques-là ; cette révolution qui a renouvelé et surtout dispersé tant de choses, qui a dissous les groupes poétiques et littéraires, lui paraît avoir de beaucoup vieilli ses vers si heureux à leur naissance :
Hélas ! combien sont morts de ceux qui m’ont aimée !
Combien d’autres pour moi le temps aura changés !
Je n’en murmure pas ; j’ai tant changé moi-même.
.................
......... Il est des sympathies
Qui, muettes un jour, cessent d’être senties ;
Et tel par qui jadis ces chants étaient fêtés,
À peine s’avouera qu’il les ait écoutés !
Il a été fait à cette préface craintive une réponse en vers que nous donnons ici, malgré tout ce qu’il y a de périlleux à rien produire sur un sujet touché par M. de Lamartine ; mais il sera le premier à nous pardonner en faveur du sentiment commun qui nous attire vers la même noble douleur. Voici donc cette réponse :
Non, tous n’ont pas changé, tous n’ont pas, dans leur route,
Vu fuir ton frais buisson au nid mélodieux ;
Tous ne sont pas si loin ; j’en sais un qui t’écoute
Et qui te suit des yeux.
Va ! plusieurs sont ainsi, plusieurs, je le veux croire,
De ceux qu’autour de toi charmaient tes anciens vers,
De ceux qui, dans la course en commun à la gloire,
T’offraient leurs rangs ouverts.
Mais plusieurs de ceux-là, mais presque tous, je pense,
Vois-tu ? belle Ame en deuil, depuis ce jour flatteur,
Victimes comme toi, sous une autre apparence,
Ont souffert dans leur cœur.
L’un, dès les premiers tons de sa lyre animée,
A senti sa voix frêle et son chant rejeté,
Comme une vierge en fleur qui voulait être aimée
Et qui perd sa beauté.
L’autre, en poussant trop haut jusqu’au char du tonnerre,
S’est dans l’ame allumé quelque rêve étouffant.
L’un s’est creusé, lui seul, son mal imaginaire ;…
L’autre n’a plus d’enfant !
Chacun vite a trouvé son écart ou son piége ;
Chacun a sa blessure et son secret ennui,
Et l’Ange a replié la bannière de neige
Qui dans l’aube avait lui.
Et maintenant, un soir, si le hasard rassemble
Quelques amis encor du groupe dispersé,
Qui donc reconnaîtrait ce que de loin il semble,
Sur la foi du passé ?
Plus de concerts en chœur, d’expansive espérance ;
Plus d’enivrans regards ! la main glace la main.
Est-ce oubli l’un de l’autre et froide indifférence,
Envie, orgueil humain ?
Oh ! c’est surtout fatigue et ride intérieure,
Et sentiment d’un joug difficile à tirer.
Chacun s’en revient seul, rouvre son mal et pleure,
Heureux s’il peut pleurer !
Ils cachent tous ainsi leurs blessures au foie,
Trop sensibles mortels, éclos des mêmes feux !
Plus jeune, on se disait les chagrins et la joie ;
Plus tard on se tait mieux.
On se tait même auprès du souvenir qui charme ;
On doit paraître ingrat, car on le fuit souvent.
Contre l’émotion qui réveille une larme
À tort on se défend.
Ainsi l’on fait de toi, chaste Muse plaintive,
Qui de trop doux parfums entouras l’oranger ;
Ces bosquets que j’aimais de notre ancienne rive,
Je n’ose y resonger.
Puis, à toi, ta blessure est si simple et si belle,
Si dévouée au bien, et dans un soin si pur,
Toi, chaque jour, brûlant quelque part de ton aile
Au foyer trop obscur,
Que c’est pour nous, souffrant de nos fautes sans nombre,
De vaines passions, d’ambitieux essor,
Que c’est reproche à nous de t’écouter dans l’ombre
Et de nous plaindre encor.
Plus d’un, crois-le pourtant, a sa tâche qui l’use,
Et sa roue à tourner et son crible à remplir.
Et ce labeur pesant, meurtrier de la Muse,
Qu’il doit ensevelir.
Sacrifice pénible et méritoire à l’ame,
Non pas sur le haut mont, sous le ciel étoilé,
D’un Isaac chéri, sans autel et sans flamme,
Chaque jour immolé !
L’ame du moins y gagne en douleurs infinies ;
Du trésor invisible elle sent mieux le poids.
N’envions point leur gloire aux fortunés génies,
Que tout orne à la fois !
Sans plus chercher au bout la pelouse rêvée,
Acceptons ce chemin qui se brise au milieu ;
Sans murmurer, aidons à l’humaine corvée,
Car le maître, c’est Dieu !
À analyser rigoureusement le dernier recueil de Mme Tastu, on y peut faire plusieurs remarques critiques qu’un esprit aussi judicieux que le sien appréciera. La plus longue pièce du volume est le poème de Peau-d’Âne, et Peau-d’Âne, dans l’intention du poète, tout en conservant bien des charmantes naïvetés premières, relevées dans un rhythme svelte et élégant, Peau-d’Âne est devenu un mythe. Comme les amours de Psyché expriment une métamorphose de l’ame, les destinées de Peau-d’Âne représentent, selon le poète, les destinées du siècle, de ce Siècle-Midas, de ce Siècle-prose, lequel, sous son enveloppe matérielle, cache un germe, à demi clos, de foi, de poésie et de beauté. Peau-d’Âne, en un mot, est un mythe social, dont la pensée se produit dans les chants qui terminent chaque journée. Il y a des momens aussi où l’on sent sous l’emblème la personne même de l’auteur, et la plainte naturelle de cette muse forcée trop souvent de quitter la robe d’azur de la poésie pour le rude vêtement de la prose. Tout cela est plein de grâce, plein d’un art ingénieux sans doute ; mais on a quelque peine à saisir l’idée, à la dégager de l’entourage qui l’enchâsse. La précision même des détails nuit peut-être à une plus libre intelligence ; l’auteur suit trop pas à pas son chemin ; on s’aperçoit bien qu’on n’a point avec lui affaire à une pure fantaisie, mais on ne sait trop où il en veut venir. Puis, quand arrive par places l’idée du mythe, elle tranche nettement avec tout le détail enjoué de narration qui a précédé : on n’était pas suffisamment averti ; rien n’avait transpiré ; cet ensemble ne s’annonçait pas environné d’assez de vapeur. Je préfère, en fait de morceau de quelque étendue, l’Étude de Dante, à bon droit dédiée à M. Fauriel. L’application sérieuse qui s’y découvre sied bien à la dignité du sujet. L’imprécation sur Florence, que le poète traduit et développe en la détournant à notre patrie, a conservé sa mâle beauté et atteste combien les espérances patriotiques de ce noble cœur ont essuyé d’amertumes aussi et de désabusemens. Ces désabusemens, avouons-le, lui sont venus surtout de l’excès des impatiences et des appels menaçans à la force ; dans la pièce de Lafayette, son vœu et sa prière s’adressent à cette trop vive jeunesse que, dans son inquiétude de mère, elle prend à tâche de modérer. Un côté si sage, mais nécessairement si raisonneur, introduit dans le talent, semble par endroits le ralentir. Cette muse, autrefois sortie du même camp libéral que Béranger, n’est pourtant pas tout entière aujourd’hui aux craintifs présages. Son espérance, blessée mais patiente, s’est réfugiée aux perspectives d’un avenir social, terre promise que tant de voix de poètes aiment à saluer.
Ce qui touche le plus dans le récent volume, ce sont les pièces où, sans détour, sans déguisement de drame ou de mythe, l’ame du poète a éclaté, ces pièces modestes intitulées Plainte, Invocation, Découragement, le Temps, la Commémoration funèbre sur la mort de Mme Guizot, la Passion. Elles sont courtes, parce que la douleur trop vraie n’a qu’un cri, parce qu’une aile saignante, à peine élancée, retombe, parce qu’il a fallu les quitter vite pour les pages monotones et laborieuses, un moment disparues sous une larme. Elles sont nées du profond de la réalité, sans la décorer, sans l’interrompre, en présence et en continuité des instans d’angoisse ou d’ennui, sans oubli aucun et sous l’effort des choses existantes. Après l’Ange Gardien, dont la rayonnante image continuera de planer, aux heures de rêverie, sur les destinées de toute jeune fille chrétienne et de toute épouse fidèle, ce volume nouveau, mélange de souffrance, d’étude et de maturité sensée, a son charme également béni. Bien qu’il nous reporte vers un passé plus brillant, bien qu’il s’élève moins haut que la poétique apparition de la jeunesse, il vient dignement après, et honore le talent en même temps que la vie de celle qui peut si fermement se résigner et si délicatement se plaindre.