Poètes et romanciers modernes de la France/Mme de Staël/01

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XVIII. — Mme de Staël, première partie
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XVIII. — Mme de Staël, première partie

POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xviii.

MADAME DE STAËL.

Première partie.

On aime, après les révolutions qui ont changé les sociétés, et sitôt les dernières pentes descendues, à se retourner en arrière, et, aux divers sommets qui s’étagent à l’horizon, à voir s’isoler et se tenir, comme les divinités des lieux, certaines grandes figures. Cette personnification du génie des temps en des individus illustres, bien qu’assurément favorisée par la distance, n’est pourtant pas une pure illusion de perspective. L’éloignement dégage et achève ces points de vue, mais ne les crée pas. Il est des représentans naturels et vrais pour chaque moment social ; mais d’un peu loin seulement, le nombre diminue, le détail se simplifie, et il ne reste qu’une tête dominante : Corinne vue d’un peu loin, se détache mieux au cap Misène.

La Révolution française, qui, en aucune de ses crises, n’a manqué de grands hommes, a eu aussi ses femmes héroïques ou brillantes dont le nom s’approprie au caractère de chacune des phases successives. L’ancienne société en finissant a eu ses vierges et ses captives qui se sont couronnées d’un vif éclat dans les geôles et sur les échafauds. La bourgeoisie en surgissant a produit bien vite ses héroïnes aussi et ses victimes. Plus tard, l’orage à peine s’enfuyant, des groupes célèbres de femmes se sont élancés, qui ont fêté l’époque du retour à la vie sociale, à l’opulence et aux plaisirs. L’Empire a eu également ses distinctions dans ce sexe, alors pourtant de peu d’influence. On retrouve à la Restauration quelque nom de femme supérieure qui la représente dans la meilleure partie de ses mœurs et dans la distinction modérée de ses nuances. Mais ces diverses renommées successives, qui s’attachent à chacune des phases de la Révolution, viennent, en quelque sorte, trouver leur place et se donner rendez-vous en une seule célébrité qui les comprend et les concilie toutes dans leur ensemble, qui participe de ce qu’elles eurent de brillant ou de dévoué, de poli ou d’énergique, de sentimental ou de viril, d’imposant, de spirituel et d’inspiré, en relevant de plus, en encadrant tous ces dons par le génie qui les fait valoir et les immortalise. Issue de souche réformatrice par son père, Mme de Staël se rallie par son éducation et sa première jeunesse aux salons de l’ancien monde. Les personnages parmi lesquels elle a grandi et qui sourirent à son précoce essor, sont tous ceux qui composent le cercle le plus spirituel des dernières années d’autrefois. Lisant vers 1810, au temps de ses plus grandes persécutions, la correspondance de Mme du Deffant et d’Horace Walpole, elle se retrouvait singulièrement émue au souvenir de ce grand monde, dont elle avait connu beaucoup des personnages et toutes les familles. Si elle s’y fit remarquer dans sa première attitude par quelque chose de sentimental et d’extrêmement animé, à quoi se prenaient certaines aristocraties envieuses, c’est qu’elle était destinée à porter du mouvement et de l’imprévu partout où elle se serait trouvée. Mais même en se continuant dans ce cercle pacifique, sa vie en devenait déjà l’un des plus incontestés ornemens, et elle allait prolonger, sous une forme moins régulière et plus grandiose, cette galerie des salons illustres de l’ancienne société française. Mme de Staël reproduit donc suffisamment en elle cette manière et ce charme d’autrefois. Mais elle ne s’en tient pas à cet héritage, car ce qui la distingue comme la plupart des génies, et plus éminemment qu’aucun autre, c’est l’universalité d’intelligence, le besoin de renouvellement, la capacité des affections. À côté des succès traditionnels et déjà classiques de Mme du Deffant, de Mme de Beauveau, qu’elle eut continués à sa manière en les rompant avec originalité, elle ne sent pas moins l’énergie récente, le génie plébéien et la virilité des ames républicaines. Les héroïsmes de Mme Roland et de Charlotte Corday la trouvent prête et sont à l’aise dans son cœur ; ses délicatesses pour les autres nobles amitiés n’y perdent rien. Véritable sœur d’André Chénier en instinct de dévouement, elle a un cri d’éloquence pour la reine, comme lui pour Louis xvi ; elle viendrait la défendre à la barre s’il y avait chance de la sauver. Elle subit bientôt, et dans son livre De l’Influence des Passions, elle exprime toute la tristesse du stoïcisme vertueux en ces temps d’oppression où l’on ne peut que mourir. Sous la période directoriale, ses écrits, sa conversation, sans exclure les qualités précédentes, admettent un ton plus sévère : elle soutient la cause de la philosophie, de la perfectibilité, de la république modérée et libre, tout comme l’aurait pu faire la veuve de Condorcet. C’est alors ou peu après dans la préface de la Littérature considérée dans ses Rapports avec les Institutions sociales, qu’elle exprimait cette mâle pensée : « Quelques vies de Plutarque, une lettre de Brutus à Cicéron, des paroles de Caton d’Utique dans la langue d’Addison, des réflexions que la haine de la tyrannie inspirait à Tacite,… relèvent l’ame que flétrissaient les évènemens contemporains. » Et cela ne l’empêche pas au même moment de se rouvrir et de se complaire à toutes les amitiés de l’ancien monde, à mesure qu’elles reparaissent de l’exil. Et, tout à côté, elle apprécie, elle accueille en son cœur la renommée de femme de ce temps la plus en vogue, la plus ornée et la plus pure ; elle s’en entoure comme d’une guirlande, tandis que les Lettres de Brutus restent entr’ouvertes encore, et que M. de Montmorency lui sourit avec piété. Ainsi, tour à tour ou à la fois, le mouvement d’esprit des salons du xviiie siècle, la vigueur des espérances nouvelles et des fortes entreprises, la tristesse du patriotisme stoïque, comme le retour aux gracieuses amitiés et l’accès aux modernes élégances, se mêlent ou se succèdent en cette ame aussi diverse que véritablement complète. — Et plus tard, à sa rentrée en France après l’Empire, dans les trop courtes années qu’elle vécut, la voilà qui saisit avec la même promptitude le sens des transactions nécessaires, et sa liaison plus fréquente dans les derniers temps, avec des personnes comme Mme de Duras, achève de placer en son existence toutes les teintes caractéristiques des phases sociales où elle a passé, depuis le salon à demi philosophique et novateur de sa mère jusqu’au royalisme libéral de la restauration. À la prendre sous ce point de vue, l’existence de Mme de Staël est dans son entier comme un grand empire qu’elle est sans cesse occupée, non moins que cet autre conquérant son contemporain et son oppresseur, à compléter et à augmenter. Mais ce n’est pas dans un sens matériel qu’elle s’agite ; ce n’est pas une province après une province, un royaume après un autre, que son activité infatigable convoite et entasse. C’est dans l’ordre de l’esprit qu’elle s’épand sans cesse : c’est la multiplicité des idées élevées, des sentimens profonds, des relations enviables qu’elle cherche à organiser en elle, autour d’elle. Oui, en ses années de vie entière et puissante, instinctivement, et par l’effet d’une sympathie, d’une curiosité impétueuse, elle aspirait, on peut le dire avec éloge, elle aspirait à une vaste cour, à un empire croissant d’intelligence et d’affection, où rien d’important ou de gracieux ne fût omis, où toutes les distinctions de talent, de naissance, de patriotisme, de beauté, eussent leur trône sous ses regards : comme une impératrice de la pensée, elle aimait à enserrer dans ses libres domaines tous les apanages. Quand Bonaparte la frappa, il en voulait confusément à cette rivalité qu’elle affectait sans s’en rendre compte elle-même.

Le caractère dominant de Mme de Staël, l’unité principale de tous les contrastes qu’elle embrassait, l’esprit rapide et pénétrant qui circulait de l’un à l’autre et soutenait cet assemblage merveilleux, c’était à coup sûr la conversation, la parole improvisée, soudaine, au moment où elle jaillissait toute divine de la source perpétuelle de son ame : c’était là, à proprement parler, ce qui constituait pour elle la vie, mot magique qu’elle a tant employé, et qu’il faut employer si souvent à son exemple en parlant d’elle. Tous les contemporains se montrent unanimes là-dessus. Il en est d’elle comme du grand orateur athénien ; quand vous admirez, et que vous vous émouvez aux pages spirituelles ou brûlantes, quelqu’un toujours peut dire : Que serait-ce donc si vous l’aviez entendue elle-même ! Les adversaires et les critiques qui se servent volontiers d’une supériorité pour en combattre une autre dans tout grand individu trop complet à leurs yeux, qui prennent acte du talent déjà prouvé contre le talent nouveau auquel il prétend, rendent sur ce point à Mme de Staël un hommage intéressé et quelque peu perfide, égal, quoiqu’il en soit, à celui de ses admirateurs. Fontanes, en 1800, terminait les fameux articles du Mercure par ces mots : « En écrivant, elle croyait converser encore. Ceux qui l’écoutent ne cessent de l’applaudir : je ne l’entendais point quand je l’ai critiquée… » Long-temps, en effet, les écrits de Mme de Staël, se ressentirent des habitudes de sa conversation. En les lisant, si courans et si vifs, on croirait souvent l’entendre. Des négligences seulement, des façons de dire ébauchées, des rapidités permises à la conversation et aperçues à la lecture, avertissent que le mode d’expression a changé et eût demandé plus de recueillement. Mais, quelles qu’aient été chez Mme de Staël la supériorité et la prédominance de sa conversation sur son style écrit, du moins par rapport à ses premiers ouvrages, il n’en est pas d’elle comme des grands hommes orateurs, improvisateurs, les Mirabeau, les Diderot, un peu pareils aux Talma, puissantes renommées qui eurent le sceptre et dont il reste des témoignages écrits bien inférieurs à leur action et à leur gloire. Elle a laissé assez d’œuvres durables pour témoigner dignement d’elle-même, et n’avoir pas besoin devant la postérité d’explications étrangères, ni du cortége des souvenirs contemporains. Peut-être, et M. de Châteaubriand l’a remarqué dans un jugement porté sur elle vers l’époque de sa mort, pour rendre ses ouvrages plus parfaits, il eût suffi de lui ôter un talent, celui de la conversation. Telle que nous la voyons réalisée pourtant, sa part d’écrivain est assez belle. Malgré les défauts de sa manière, a dit M. de Châteaubriand au même endroit, elle ajoutera un nom de plus à la liste des noms qui ne doivent point mourir. Ses écrits, en effet, dans l’imperfection même de beaucoup de détails, dans la succession précipitée des aperçus et le délié des mouvemens, ne traduisent souvent que mieux sa pensée subtile, son ame respirante et agitée ; et puis, comme art, comme poème, le roman de Corinne, à lui seul, présenterait un monument immortel. Artiste à un haut degré par Corinne, Mme de Staël demeure éminente en ses autres développemens, à titre de politique, de moraliste, de critique et d’écrivain de Mémoires. C’est cette vie une et variée, émanation de l’ame à travers les écrits, et qui ne circulait pas moins à l’entour et dans les circonstances de leur composition, que nous voudrions essayer d’évoquer, de concentrer par endroits, pour rendre aux autres l’impression sensible que nous nous en sommes formée. Nous savons combien il est délicat de faire accorder cette impression en partie conjecturale et déjà poétique avec celle de la réalité encore récente, combien les contemporains immédiats ont toujours quelque particularité à opposer à l’image qu’on veut concevoir de la personne qu’ils ont connue. Nous savons tout ce que nécessairement il y a dans une vie diverse, orageuse, d’infractions de détail au dessin général qu’on en recompose à distance. Mais ceci d’abord est bien moins une biographie, qu’une idée, un reflet de peinture morale sur la critique littéraire ; et j’ai tâché d’ailleurs, dans les traits généraux de ce grand esprit, de tenir compte de beaucoup plus de détails et de souvenirs minutieux qu’il ne convenait d’en exprimer.

Mme Germaine Necker, élevée entre la sévérité un peu rigide de sa mère et les encouragemens tantôt enjoués, tantôt éloquens de son père, dut pencher naturellement de ce dernier côté, et devint de bonne heure un enfant prodigieux. Elle avait sa place dans le salon, sur un petit tabouret de bois, près du fauteuil de Mme Necker, qui l’obligeait à s’y tenir droite ; mais ce que Mme Necker ne pouvait contraindre, c’étaient les réponses de l’enfant aux personnages célèbres, tels que Grimm, Thomas, Raynal, Gibbon, Marmontel, qui se plaisaient à l’entourer, à la provoquer de questions, et qui ne la trouvaient jamais en défaut. Mme Necker de Saussure a peint à merveille ces commencemens gracieux dans l’excellente notice qu’elle a écrite sur sa cousine. Mlle Necker lisait donc des livres au-dessus de son âge, allait à la comédie, en faisait des extraits au retour ; plus enfant, son principal jeu avait été de tailler en papier des figures de rois et de reines, et de leur faire jouer la tragédie : ce furent là ses marionnettes comme Goëthe eut les siennes. L’instinct dramatique, le besoin d’émotion et d’expression, se trahissaient en tout chez elle. Dès onze ans, Mlle Necker composait des portraits, des éloges, suivant la mode d’alors. Elle écrivit à quinze ans des extraits de l’Esprit des Lois, avec des réflexions ; à cet âge, en 1781, lors de l’apparition du Compte-rendu, elle adressa à son père une lettre anonyme où son style la fit reconnaître. Mais ce qui prédominait surtout en elle, c’était cette sensibilité qui, vers la fin du xviiie siècle et principalement par l’influence de Jean-Jacques, devint régnante sur les jeunes cœurs, et qui offrait un si singulier contraste avec l’analyse excessive et les prétentions incrédules du reste de l’époque. Dans cette revanche un peu désordonnée des puissances instinctives de l’ame, la rêverie, la mélancolie, la pitié, l’enthousiasme pour le génie, pour la nature, pour la vertu et le malheur ; ces sentimens que la Nouvelle Héloïse avait propagés, s’emparèrent fortement de Mlle Necker, et imprimèrent à toute la première partie de sa vie et de ses écrits un ton ingénuement exagéré, qui ne laisse pas d’avoir son charme, même en faisant sourire. Cette disposition se montra tout d’abord dans son enthousiasme pour son père, enthousiasme que le temps et la mort ne firent qu’accroître, mais qui a sa source en ces premières années ; c’était au point de paraître, en certains momens, comme jalouse de sa mère. Racontant, dans la vie de M. Necker, le long séjour qu’il fit à Paris, jeune et non marié encore, Mme de Staël a pu dire : « Quelquefois, en causant avec moi dans sa retraite, il repassait ce temps de sa vie dont le souvenir m’attendrissait profondément, ce temps où je me le représentais si jeune, si aimable, si seul ! ce temps où nos destinées auraient pu s’unir pour toujours, si le sort nous avait créés contemporains. » Et plus loin, parlant de sa mère : « Il lui fallait l’être unique, elle l’a trouvé, elle a passé sa vie avec lui. Dieu lui a épargné le malheur de lui survivre !… elle a plus mérité que moi d’être heureuse. » Ce culte de Mme de Staël pour son père, c’est avec plus de solennité et certes non moins de profondeur l’inverse et le pendant du sentiment de Mme de Sévigné pour sa fille ; on aime à rencontrer de si ardentes et de si pures affections chez de si brillans esprits. Quant à Mme de Staël, on se rend mieux compte encore de cette chaleur et de cette durée du culte filial. Dans cette ruine successive, qui se fait en avançant, de toutes les illusions du cœur et de la pensée, un seul être mortel, un seul entre ceux anciennement aimés, était resté debout en son souvenir, sans atteinte, sans tache, sans diminution aucune ni infidélité au passé, et sur cette tête auguste reposaient, immortelles et déjà célestes, toutes les flammes, ailleurs évanouies, de sa jeunesse.

À cet âge d’exaltation, la rêverie, les combinaisons romanesques, le sentiment et les obstacles qu’il rencontre, la facilité à souffrir et à mourir, étaient, après le culte singulier pour son père, les plus chères occupations de son ame, de cette ame vive et triste, et qui ne s’amusait que de ce qui la faisait pleurer. Elle aimait écrire sur ces sujets de prédilection, et le faisait à la dérobée, ainsi que pour certaines lectures que Mme Necker n’eût pas choisies. Je me la figure dans le cabinet d’étude, sous les yeux de sa mère assise, elle debout, se promenant de long en large un volume à la main, et tour à tour lisant le livre de rigueur quand elle s’avançait vers sa mère, et puis reprenant le roman sentimental, quelque nouvelle de Mme Riccoboni peut-être, lorsqu’elle s’éloignait à pas lents. Elle disait plus tard que l’enlèvement de Clarisse avait été l’un des évènemens de sa jeunesse : mot charmant, une fois trouvé, qui résume tout un monde d’émotions premières ; que ce soit à propos de Clarisse ou de quelque autre, chaque imagination poétique et tendre peut se redire cela. Le plus précoce des écrits imprimés de Mlle Necker, s’il était réellement d’elle, devrait être un volume intitulé : Lettres de Nanine à Simphal, que M. Beuchot paraît attribuer à notre auteur, mais qui fut désavoué dans le temps (1818). Ce petit roman, qui n’offre rien qu’une jeune personne exaltée et innocente n’ait pu imaginer, et dont le fonds ne diffère guère de Sophie, de Mirza, de Pauline, et autres productions du premier début, est d’une inexpérience de style et de composition plus grande encore. Je n’y ai trouvé à remarquer, comme ton de l’époque, comme couleur du paysage familier aux héroïnes de quatorze ans, que ces paroles de Nanine : « Je parvins hier matin à aller au tombeau ; j’y versai un torrent de ces larmes précieuses que le sentiment et la douleur fournissent aux malheureux de mon espèce. Une grande pluie qui survint me fit croire la nature sensible à mes maux. Chaque feuille semblait pleurer avec moi. Les oiseaux semblaient interdits par mes gémissemens. Cette idée saisit tellement mon ame, que je fis tout haut à l’Éternel les plus véhémentes prières. Ne pouvant rester long-temps dans ce désert, je revins cacher ici ma tristesse, etc., etc. » Sophie ou les Sentimens secrets, composé à vingt ans, vers 1786 ou même auparavant, est un drame en vers dont la scène se passe dans un jardin anglais, en vue d’une urne environnée de cyprès et d’arbres funèbres. Cécile, enfant de six ans, s’avançant vers la triste Sophie, qu’une passion silencieuse dévore, lui dit :


Pourquoi donc loin de nous restes-tu maintenant ?
Mon père est inquiet.

SOPHIE.

Mon père est inquiet. Ton père ?

CÉCILE.

Mon père est inquiet. Ton père ? Mon amie,
Il redoute pour toi de la mélancolie.
Explique-moi ce mot…


N’est-ce pas ainsi que Mlle Necker demanda un jour brusquement à la vieille maréchale de Mouchy ce qu’elle pensait de l’amour : folle histoire dont s’égayait tant M. Necker et dont sa fille aimait chaque fois à le faire ressouvenir. Il y avait, sinon dans les premiers écrits de Mme de Staël, du moins dans sa personne, une vivacité alliée à la tristesse, une spirituelle pétulance à côté de la mélancolie, une facilité piquante à saisir vite son propre ridicule et à en faire justice, qui la sauvait de toute fadeur, et qui attestait la vigueur saine du dedans. Les trois nouvelles, publiées en 95, et composées dix ans auparavant, Mirza, Adélaïde et Théodore, Pauline, ont tout-à-fait la même couleur que Sophie, et leur prose facile les rend plus attachantes. Ce sont toujours (que la scène se passe en Afrique chez les nègres ou au fond de nos parcs anglais), ce sont des infortunés que la sensibilité enveloppe d’un nuage, des amans que la nouvelle funeste d’une infidélité réduit à l’état d’ombres ; c’est quelque tombeau qui s’élève au sein des bosquets. Je crois, en lisant ces évanouissemens, ces morts si promptes, me retrouver avec les personnages, assez semblables, du bon abbé Prévost, ou plutôt je me promène véritablement dans les bosquets de Saint-Ouën où Mlle Necker égarait ses rêves, dans les jardins d’Ermenonville où tant de pélerinages allaient s’inspirer. Je comprends sous quelles allées ont erré, de quels ombrages sont sorties en pleurs Mmes de Montolieu et Cottin, et Mme Desbordes-Valmore. Ce ne devait être pour Mme de Staël qu’un séjour passager, une saison de sa première jeunesse. Plus tard,… bientôt,… brisée par le spectacle des passions publiques, avertie peut-être aussi par quelque blessure, elle sera en réaction contre elle-même, contre cette expansion extrême de la sensibilité. Dans son livre de l’Influence des Passions, elle essaiera de les combattre, elle les voudrait supprimer ; mais son accent accusateur en est plein encore, et cette voix qui s’efforce ne paraît que plus émue. Tant d’appareil stoïque aboutit bien vite à Delphine ; elle restera, toute sa vie, le génie le plus entraîné et le plus aimant.

M. de Guibert avait tracé de Mlle Necker, lorsqu’elle atteignait déjà sa vingtième année, un portrait brillant, cité par Mme Necker de Saussure. Ce morceau est censé traduit d’un poète grec, et exprime bien le goût de la société d’alors, celui du Jeune Anacharsis ; les portraits du duc et de la duchesse de Choiseul ont été donnés, on le sait, par l’abbé Barthélemy, sous les noms d’Arsame et de Phédime. Voici quelques traits de celui de Zulmé par M. de Guibert : « Zulmé n’a que vingt ans, et elle est la prêtresse la plus célèbre d’Apollon ; elle est celle dont l’encens lui est le plus agréable, dont les hymnes lui sont les plus chers… Ses grands yeux noirs étincelaient de génie, ses cheveux de couleur d’ébène retombaient sur ses épaules en boucles ondoyantes ; ses traits étaient plutôt prononcés que délicats, on y sentait quelque chose au-dessus de la destinée de son sexe… » J’ai en moi-même sous les yeux un portrait peint de Mlle Necker, toute jeune personne ; c’est bien ainsi : cheveux épars et légèrement bouffans, l’œil confiant et baigné de clarté, le front haut, la lèvre entr’ouverte et parlante, modérément épaisse en signe d’intelligence et de bonté ; le teint animé par le sentiment ; le cou, les bras nus, un costume léger, un ruban qui flotte à la ceinture, le sein respirant à pleine haleine ; telle pouvait être la Sophie de l’Émile ; tel l’auteur des Lettres sur Jean-Jacques accompagnant l’admirable guide en son Élysée, s’excitant de chacun de ses pas, allant, revenant sans cesse, tantôt à côté et quelquefois en avant.

Les Lettres sur Jean-Jacques, composées dès 1787, sont, à vrai dire, le premier ouvrage de Mme de Staël, celui duquel il faut dater avec elle, et où se produisent, armées déjà de fermeté et d’éloquence, ses dispositions, jusque-là vaguement essayées. Grimm, dans sa Correspondance, donne des extraits de ce charmant ouvrage comme il l’appelle, dont il ne fut tiré d’abord qu’une vingtaine d’exemplaires, mais qui, malgré les réserves infinies de la distribution, ne put bientôt échapper à l’honneur d’une édition publique. Avant de donner des extraits du livre, le spirituel habitué du salon de Mme Necker vante et caractérise « cette jeune personne entourée de toutes les illusions de son âge, de tous les plaisirs de la ville et de la cour, de tous les hommages que lui attirent la gloire de son père et sa propre célébrité, sans compter encore un désir de plaire tel qu’il suppléerait seul peut-être tous les moyens que lui ont prodigués la nature et le destin. » Les Lettres sur Jean-Jacques sont un hommage de reconnaissance envers l’auteur admiré et préféré, envers celui même à qui Mme de Staël se rattache le plus immédiatement. Assez d’autres dissimulent avec soin, taisent ou critiquent les parens littéraires dont ils procèdent. Il est d’une noble candeur de débuter en avouant, en célébrant celui de qui on s’est inspiré, des mains duquel on a reçu le flambeau, celui d’où nous est venu ce large fleuve de la belle parole dont autrefois Dante remerciait Virgile : Mme de Staël, en littérature aussi, avait de la passion filiale. Les Lettres sur Jean-Jacques sont un hymne, mais un hymne nourri de pensées graves, en même temps que varié d’observations fines, un hymne au ton déjà mâle et soutenu, où Corinne se pourra reconnaître encore après être redescendue du Capitole. Tous les écrits futurs de Mme de Staël en divers genres, romans, morale, politique, se trouvent d’avance présagés dans cette rapide et harmonieuse louange de ceux de Rousseau, comme une grande œuvre musicale se pose, entière déjà de pensée, dans son ouverture. Le succès de ces lettres, qui répondaient au mouvement sympathique du temps, fut universel.

Grimm parle également (mais d’après un manuscrit communiqué), et donne un extrait de l’Éloge de M. de Guibert (1789), imprimé seulement depuis dans l’édition des œuvres complètes. L’enthousiasme de Mme de Staël ne va pas moins haut pour l’objet de cet éloge que tout à l’heure il n’éclatait pour Jean-Jacques, bien qu’un tel sentiment puisse sembler ici moins motivé ; mais elle a semé dans cet écrit les vues politiques hardies et neuves, en y prodiguant trop l’apothéose et la croyance au génie. À travers son exagération pathétique, qu’elle prend pour de la modération, elle réussit, quoi qu’il en soit, à nous faire estimer et plaindre ce personnage, fort admiré et fort envié en son temps, tout simplement oublié depuis, et qui ne vivra désormais un peu que par elle. M. de Guibert, dans son discours de réception à l’Académie, répéta nombre de fois le mot de gloire, trahissant par là involontairement, dit-elle, sa passion auguste. Pour moi, je sais gré à cet esprit noblement ambitieux, à cet homme de génie manqué, d’avoir conçu, l’un des premiers, les idées et les moyens de réforme, les états-généraux, la milice citoyenne ; mais je lui sais gré surtout d’avoir auguré avec certitude et exprimé à l’avance, sous les traits de Zulmé, les grandeurs futures de Corinne. Les succès de littérature et de monde attirèrent dès ce temps à Mme de Staël le persiflage des esprits railleurs, comme nous les verrons plus tard se liguer de nouveau contre elle, à l’époque de 1800. Champcenetz et Rivarol qui avaient donné le petit Dictionnaire des grands Hommes en 1788, firent, deux ans après, un autre petit Dictionnaire des grands Hommes de la Révolution, et le dédièrent à la baronne de Staël, ambassadrice de Suède auprès de la Nation. Cette épître atteignit du premier coup le diapason du ton auquel furent montées la plupart des critiques venues dans la suite. Rivarol et Champcenetz possédaient bien en effet le tour d’ironie dont plus tard les Fiévée, les Hoffmann et autres firent preuve contre Mme de Staël. Mais dès lors, au dire de Grimm, l’objet de ces satires avait su se placer à une hauteur où de pareils traits ne portaient pas. — Les terribles évènemens de la révolution française vinrent couper court à cette première partie d’une vie littéraire si brillamment accueillie, et suspendre, utilement je le crois, pour la pensée, le tourbillon mondain qui ne laissait pas de trêve.

Malgré sa croyance absolue en M. Necker, malgré l’adoption complète et la revendication définitive qu’elle fit des idées politiques de son père dans le livre des Considérations sur la Révolution française, il faut noter que Mme de Staël, jeune, enthousiaste, se hasardait alors plus loin que lui dans la même route. Elle ne se tenait pas aux combinaisons de la constitution anglaise ; elle allait aussi avant sur bien des points que les royalistes constitutionnels de la plus vive génération, tels que MM. de Narbonne, de Montmorency, et M. de Lafayette lui-même. En un mot, s’il fallait dès-lors assigner une ligne politique à une pensée si traversée et si balancée par les affections, ce serait moins encore dans le groupe de MM. Malouet, Mounier et Necker, qu’on devrait, pour être exact, se représenter Mme de Staël, que dans celui des royalistes constitutionnels de 91, avec lesquels seulement elle s’arrêta. On peut voir d’elle au reste, un article de journal conservé dans ses œuvres, seule expression écrite de son opinion à cette époque : elle y juge Mirabeau mort, d’un ton de faveur qu’elle a depuis rétracté.

Mme de Staël quitta Paris, non sans danger, après le 2 septembre. Elle passa l’année de la Terreur au pays de Vaud, avec son père et quelques amis réfugiés, M. de Montmorency, M. de Jaucourt. De ces terrasses de Coppet, au bord du lac de Genève, sa plus fixe méditation était de comparer l’éclatant soleil et la paix de la nature avec les horreurs partout déchaînées de la main des hommes. À part ce cri éloquent de pitié qu’elle fit entendre pour la reine, à part une épître en vers au Malheur, son talent observa un religieux silence : on entendait de loin, aussi sourds et pressés qu’un bruit de rames sur le lac, les coups réguliers de la machine sur l’échafaud. L’état d’oppression et d’angoisse où Mme de Staël resta durant ces mois funestes ne lui permettait, dans les intervalles de son actif dévouement pour les autres, que de désirer la mort pour elle, d’aspirer à la fin du monde et de cette race humaine si perdue : « Je me serais reproché, dit-elle, jusques à la pensée, comme trop indépendante de la douleur. » Le 9 thermidor lui rendit cette faculté de pensée, plus énergique après l’accablement ; et le prompt usage qu’elle en fit fut d’écrire ses Réflexions sur la Paix extérieure et intérieure, dont la première partie s’adresse à M. Pitt, et la seconde aux Français. Dans celle-ci principalement, un mélange de commisération profonde et de justice déjà calme, l’appel de toutes les opinions non fanatiques à l’oubli, à la conciliation ; la crainte des réactions imminentes et de tous les extrêmes renaissant les uns des autres ; ces sentimens aussi généreux qu’opportuns marquent à la fois l’élévation de l’ame et celle des vues. Il y a une inspiration antique dans cette figure de jeune femme qui s’élance pour parler à un peuple, le pied sur des décombres tout fumans. Il y a de plus une grande sagacité politique et une entente de la situation réelle, dans les conseils déjà mûrs qui lui échappent sous cet accent passionné. Témoin des succès audacieux du fanatisme, Mme de Staël le déclare la plus redoutable des forces humaines ; elle l’estime inévitable dans la lutte et nécessaire au triomphe en temps de révolution ; mais elle le voudrait à présent circonscrire dans le cercle régulier qui s’est fait autour de lui. Puisque ce fanatisme se portait sur la forme républicaine qu’il a enfin obtenue, elle convie tous les esprits sages, tous les amis d’une liberté honnête, quel que soit leur point de départ, à se réunir sincèrement en cette nouvelle enceinte ; elle conjure les cœurs saignans de ne pas se soulever contre un fait accompli : « Il me semble, dit-elle, que la vengeance (si même elle est nécessaire aux regrets irréparables) ne peut s’attacher à telle ou telle forme de gouvernement, ne peut faire désirer des secousses politiques qui portent sur les innocens comme sur les coupables. » Il n’est pas en révolution de période plus heureuse, selon elle, c’est-à-dire plus à la merci des efforts et des sacrifices intelligens, que celle où le fanatisme s’applique à vouloir l’établissement d’un gouvernement dont on n’est plus séparé, si les esprits sages y consentent, par aucun nouveau malheur. On voit qu’elle traite le fanatisme tout-à-fait comme une force physique, comme elle parlerait de la pesanteur, par exemple : grande preuve d’un esprit ferme le lendemain d’une ruine ! Persuadée qu’on n’agit que sur les opinions mixtes, Mme de Staël se montre surtout préoccupée dans cet écrit de convaincre les Français de sa ligne, les anciens royalistes constitutionnels, et de les rallier franchement à l’ordre de choses établi, pour qu’ils y influent et le tempèrent sans essayer de l’entraver : « Il est bien différent, leur dit-elle, de s’être opposé à une expérience aussi nouvelle que l’était celle de la république en France, alors qu’il y avait tant de chances contre son succès, tant de malheurs à supporter pour l’obtenir ; ou de vouloir, par une présomption d’un autre genre, faire couler autant de sang qu’on en a déjà versé pour revenir au seul gouvernement qu’on juge possible, la monarchie. » De telles conclusions, on le sent, durent paraître trop républicaines à beaucoup de ceux à qui elles allaient ; elles durent aussi le sembler trop peu aux purs conventionnels et aux républicains par conviction. Dans les autres écrits qu’elle publia jusqu’en 1803, Mme de Staël, nous le verrons, se rattacha de plus en plus près à cette forme de gouvernement et aux conditions essentielles qui la pouvaient maintenir. La plupart des principes philosophiques, qui tendaient à leur développement sous la constitution de l’an iii bien comprise et mieux respectée, trouvèrent un brillant organe en elle durant cette période, assez mal appréciée, de sa vie politique et littéraire. Ce ne fut que plus tard, et surtout vers la fin de l’Empire, que l’idée de la constitution anglaise la saisit.

Dans le volume de morceaux détachés que Mme de Staël publia en 95, on rencontre, outre trois nouvelles qui datent de sa première jeunesse, un charmant Essai sur les Fictions, composé plus récemment, et une Épître au Malheur ou Adèle et Édouard, petit poème écrit sous le coup même de la Terreur. Il est remarquable que, dans cette situation extraordinaire où toutes les facultés habituelles de son talent demeuraient suspendues et comme anéanties, une idée de chant, de poème, lui soit seule venue en manière d’entretien et de soulagement : tant la poésie en vers répond effectivement à la souffrance la plus intérieure, en est la plainte instinctive, l’harmonieux soupir naturellement désiré ; tant ce langage aux souveraines douceurs excellerait, quand tout le reste se tait, à exprimer et à épancher nos larmes. Mais dans ce poème en vers, comme dans les autres tentatives du même genre, telles que Jeanne Gray et Sophie, l’intention chez Mme de Staël vaut mieux que la réussite. Ainsi, en cette épître, d’après le sentiment dominant qui l’affectait, et que nous avons indiqué déjà, elle s’écrie :


Souvent les yeux fixés sur ce beau paysage
Dont le lac avec pompe agrandit les tableaux,
Je contemplais ces monts qui, formant son rivage,

Peignent leur cime auguste au milieu de ses eaux :
Quoi ! disais-je, ce calme où se plaît la nature
Ne peut-il pénétrer dans mon cœur agité ?
Et l’homme seul, en proie aux peines qu’il endure,
De l’ordre général serait-il excepté ?


Ce sentiment du désaccord de la nature glorieuse et en fête avec les souffrances et la mort de l’homme a inspiré des accens d’amertume ou de mélancolie à la plupart des poètes de nos jours : à Byron dans le début magnifiquement ironique du second chant de Lara[1] ; à Shelley vers la fin si contristée d’Alastor[2] ; à M. de Lamartine dans le dernier Pélerinage de Childe-Harold[3] ; à M. Hugo en l’un des Soleils couchans de ses Feuilles d’automne[4]. Corinne elle-même, au cap Misène, n’a-t-elle pas repris cette haute inspiration : « Ô Terre toute baignée de sang et de larmes, tu n’as jamais cessé de produire et des fruits et des fleurs ! Es-tu donc sans pitié pour l’homme ? et sa poussière retournerait-elle dans ton sein maternel sans le faire tressaillir ? » D’où vient maintenant qu’un poète par l’ame et par l’expression, comme l’était Mme de Staël, abordant en vers un sentiment si profond chez elle, l’ait prosaïquement rendu ? Cela tiendrait-il, comme le dit Mme Necker de Saussure, à ce que, le mécanisme de la versification s’étant tellement perfectionné en France, le travail qu’il exige amortit la verve quand on n’y est pas suffisamment habitué ? Cela tiendrait-il, comme un critique moins indulgent l’a conjecturé, à ce que, ne s’assujettissant presque jamais, même dans sa prose, à un rigoureux enchaînement, Mme de Staël était peut-être, parmi les contemporains, la personne la moins propre à recevoir avec résignation et à porter avec grace le joug de la rime ? — Mais d’abord, on voit des écrivains éminens, très sévères, très accomplis et très artistes dans leur prose, n’être pas plus avancés, grace à ces fortes habitudes, pour atteindre à l’expression savante et facile en vers. Et d’autre part, un des plus harmonieux et grands poètes que nous ayons ne nous offre-t-il pas la singularité d’être volontiers un des plus négligens écrivains, un des moins laborieux à ses vers comme à sa prose ? Il vaut mieux reconnaître qu’indépendamment des habitudes et des tours acquis, le talent de poésie est en nous un don comme le chant. Ceux que la Muse a voués à ces belles régions y arrivent comme sur des ailes. Chez Mme de Staël, aussi bien que chez Benjamin Constant, les essais en ce genre furent médiocres. Leur pensée si libre, si distinguée, dans la prose, n’emportait jamais, à l’origine, cette forme ailée du vers, qui, pour être véritablement sacrée, doit naître et partir avec la pensée même.

Toutes les facultés de Mme de Staël reçurent, du violent orage qu’elle venait de traverser, une impulsion frémissante, et prirent dans tous les sens un rapide essor. Son imagination, sa sensibilité, sa pénétration d’analyse et de jugement, se mêlèrent, s’unirent, et concoururent aussitôt sous sa plume en de mémorables écrits. L’Essai sur les Fictions, composé alors, renferme déjà toute la poétique de Delphine. Froissée par le spectacle de la réalité, l’imagination de Mme de Staël se reporte avec attendrissement vers des créations meilleures et plus heureuses, vers des peines dont le souvenir du moins et les récits font couler nos plus douces larmes. Mais, en même temps, c’est pour le véritable roman naturel, pour l’analyse et la mise en jeu des passions humaines, que Mme de Staël se prononce entre toutes les fictions ; elle les veut sans mythologie, sans allégorie, sans surnaturel fantastique ou féerique, sans but philosophique trop à découvert. Clémentine, Clarisse, Julie, Werther, ces témoins de la toute-puissance du cœur, comme elle les appelle, sont cités en tête des consolateurs chéris : il est aisé de prévoir, à l’émotion qui la saisit en les nommant, qu’il leur naîtra bientôt quelque sœur. Une note de cet Essai mentionne avec éloge L’Esprit des Religions, ouvrage commencé dès-lors par Benjamin Constant, et publié seulement trente ans plus tard. Mme de Staël en avait connu pour la première fois l’auteur en Suisse, vers septembre 94 ; elle avait lu quelques chapitres de ce livre qui, au début, dans la conception primitive, remarquons-le en passant, était beaucoup plus philosophique et plus d’accord avec les résultats d’analyse du xviiie siècle qu’il n’est devenu depuis. — L’Essai sur les Fictions nous offre déjà, dans sa rapidité spirituelle, une foule de ces mots vifs, courus et profonds, de ces touches délicieuses de sentiment, comme il n’en échappe qu’à Mme de Staël, et qui lui composent, à proprement parler, sa poésie à elle, sa mélodie rêveuse ; elle avait, en les prononçant, des larmes jusque dans les notes brillantes de la voix. Ce sont des riens dont l’accent surtout nous frappe, comme par exemple : Dans cette vie qu’il faut passer plutôt que sentir, etc… Il n’y a sur cette terre que des commencemens… et cette pensée si applicable à ses propres ouvrages : « Oui, il a raison le livre qui donne seulement un jour de distraction à la douleur, il sert aux meilleurs des hommes. »

Mais ce genre d’inspiration sentimentale, ce mystérieux reflet sorti des profondeurs du cœur, éclaire tout entier le livre de l’Influence des Passions, et y répand un charme indéfinissable qui, pour certaines natures douloureuses, et à un certain âge de la vie, n’est surpassé par l’impression d’aucune autre lecture, ni par la mélancolie d’Ossian, ni par celle d’Obermann. Les premières pages du livre sont très remarquables, en outre, sous le point de vue politique. L’auteur, en effet, qui n’a traité au long que de l’influence des passions sur le bonheur des individus, avait dessein d’approfondir en une seconde partie l’influence des mêmes mobiles sur le bonheur des sociétés, et les questions principales que présageait cette immense recherche sont essayées et soulevées dans une introduction éloquente. Aux prises tout d’abord avec le souvenir du passé monstrueux qui la poursuit, Mme de Staël s’écrie qu’elle n’y veut pas revenir en idée : « À cette affreuse image, tous les mouvemens de l’ame se renouvellent ; on frisonne, on s’enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir. » Les générations qui viennent pourront étudier à froid ces deux dernières années ; mais elle, elle ne veut pas y rentrer, même par le raisonnement ; elle se tourne donc vers l’avenir ; elle sépare les idées généreuses d’avec les hommes néfastes, et dégage certains principes de dessous les crimes dont on les a souillés ; elle espère encore. Son jugement sur la constitution anglaise est formel : elle croit qu’on peut désormais se passer en France des fictions consacrées par cet établissement aristocratique de nos voisins. Elle est, non pour l’antagonisme et l’équilibre des pouvoirs, mais pour leur concours en une même direction, bien qu’avec des degrés de vitesse différens. Dans toutes les sciences, dit-elle, on débute par le plus composé pour arriver au plus simple ; en mécanique, on avait les rouages de Marly avant l’usage des pompes. « Sans vouloir faire d’une comparaison une preuve, peut-être, ajoute-t-elle, lorsqu’il y a cent ans, en Angleterre, l’idée de la liberté reparut dans le monde, l’organisation combinée du gouvernement anglais était le plus haut point de perfection où l’on pût atteindre alors ; mais aujourd’hui des bases plus simples peuvent donner en France, après la révolution, des résultats pareils à quelques égards, et supérieurs à d’autres. » La France doit donc persister, selon elle, dans cette grande expérience dont le désastre est passé, dont l’espoir est à venir. « Laissez-nous, dit-elle à l’Europe, laissez-nous nous en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans nos penchans les plus chers, renaître ensuite, peut-être, pour l’étonnement et l’admiration du monde !… N’êtes-vous pas heureux qu’une nation tout entière se soit placée à l’avant-garde de l’espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour attaquer tous les principes ? » Marie-Joseph Chénier aurait dit se souvenir de tant de passages inspirés par le libre génie ; de ces années d’espérance, plutôt que de se prendre, comme il l’a fait (Tableau de la Littérature), à un mot douteux échappé sur Condorcet. Vers la fin de l’introduction, Mme de Staël revient à l’influence des passions individuelles, à cette science du bonheur moral, c’est-à-dire d’un malheur moindre, et elle achève en éloquence attendrissante. Le besoin de dévouement et d’expansion, la pitié née des peines ressenties, la prévenance et la sollicitude à soulager, s’il se peut, les douleurs de tous et de chacun, comment dirai-je ? la maternité compatissante du génie pour toutes les infortunes des hommes, y éclate, y déborde en paroles dont on ne saurait qualifier le timbre et l’accent. Nulle part aussi visiblement que dans ces admirables pages, Mme de Staël ne s’est montrée ce qu’elle restera toute sa vie, un génie cordial et bon. Il y avait dans ses écrits, dans sa conversation, dans toute sa personne, une émotion salutaire, améliorante, qui se communiquait à ceux qui l’entendaient, qui se retrouve et survit pour ceux qui la lisent. Bien différente des génies altiers d’homme ou de femme, des Lara, des Lélia (je parle de Lélia seulement, et non pas de vous, ô Geneviève ! ô Lavinia !), rien chez elle d’arrogant ni d’ironique contre la pauvre humanité. Malgré son goût pour les types incomparables qui font saillie dans ses romans, elle croyait à l’égalité de la famille humaine ; Mme Necker de Saussure nous apprend que, même à l’égard des facultés intellectuelles, elle estimait que c’était assez peu de chose au fond, une assez petite disproportion originelle, qui constituait la supériorité des talens éminens sur la moyenne des hommes. Mais, qu’il y ait théorie ou non chez elle, son mouvement naturel n’attend pas ; sa voix qui s’empresse fait d’abord appel à toutes les bonnes puissances, les réchauffe en nous et les vivifie. L’effet de sa parole est toujours sociable, conciliant, allant à l’amour de nos semblables. Elle a exprimé dans ce livre de l’Influence des Passions bien des idées qui sont aussi dans les Considérations sur la Révolution française, de M. de Maistre, écrites et publiées précisément à la même date. Mais quelle différence de ton ! Le patricien méprisant, l’orthodoxe paradoxal et dur, se plaît à montrer aux contemporains et aux victimes leurs neveux qui danseront sur leurs tombes. Cette cervelle puissante juge les désastres à froid et avec une offensante rigidité. Mme de Staël, à travers quelques vapeurs d’illusions, pénètre souvent les choses aussi avant que M. de Maistre, mais comme un génie ému et qui en fait partie. Je n’analyserai pas le livre : qu’on relise seulement le chapitre de l’Amour, c’est l’histoire intime, à demi palpitante et voilée, de tout ce cœur de trente ans, telle qu’il nous suffit de la savoir. On y entend autour de soi mille échos de pensées qu’on n’oubliera plus ; un mot, entre autres, m’est resté, que je redis souvent : La vie de l’ame est plus active que sur le trône des Césars. Si l’on me voit tant m’arrêter à ces plus anciens écrits de Mme de Staël, au livre de l’influence des Passions, et bientôt à celui de la Littérature, c’est qu’à moi-même Mme de Staël m’est apparue pour la première fois par là ; c’est que je les ai lus, surtout l’Influence, non pas à vingt-cinq ans comme elle le veut, mais plus tôt, à cet âge où tout est simple, rigoureux, en politique, en amour, et plein de solennelles résolutions ; où, en se croyant le plus infortuné des êtres, on rêve ardemment le progrès et la félicité du monde ; à cet âge, de plus en plus regretté, où l’excès des espérances confuses, des passions troublantes, se dissimule sous un stoïcisme qu’on croit éternel, et où l’on renonçait si aisément à tout, parce qu’on était à la veille de tout sentir. Même aujourd’hui, ces deux ouvrages de Mme de Staël, l’Influence des Passions et le livre de la Littérature, me semblent les illustres produits tout à fait particuliers à une époque qui eut sa gloire, à l’époque directoriale ou, pour mieux dire, de la Constitution de l’an iii. Ils n’eussent pu être écrits auparavant ; ils n’eussent pu l’être ensuite sous l’Empire. Ils me représentent, sous un air de jeunesse, la poésie et la philosophie exaltées, enthousiastes et pures de cette période républicaine, le pendant en littérature d’une marche de Moreau sur le Rhin ou de quelque premier combat d’Italie. M. de Châteaubriand et tout le mouvement réactionnaire de 1800 ne s’étaient pas produits encore. Mme de Staël seule propageait le sentiment et le spiritualisme poétiques, mais au centre de la philosophie et du siècle.

Le livre de l’Influence des Passions obtint un favorable accueil : le Mercure, non encore restauré comme il le fut en 1800, en donna des extraits accompagnés de critiques bienveillantes. Mme de Staël était revenue à Paris dès l’année 95, et elle ne cessa, jusqu’à son exil, d’y faire de fréquens et longs séjours. Nous n’avons pas à nous occuper en détail de sa conduite politique, dont elle a tracé la ligne principale dans ses Considérations sur la Révolution française, et il serait peu sûr de vouloir suppléer avec des particularités de source équivoque à ce qu’elle n’a pas dit. Mais dans un morceau très distingué et très spirituel sur Benjamin Constant, que cette Revue même a publié[5], il a été donné, de Mme de Staël et de ses relations d’alors, une idée inexacte, assez conforme du reste à un préjugé répandu, et que pour ces motifs nous ne pouvons nous empêcher de rectifier. Le salon de Mme de Staël, à Paris, est représenté comme le centre d’une coterie de mécontens, d’hommes blasés de l’ancien et du nouveau régime, incompatibles avec une république pure et hostiles à l’établissement intègre qu’on allait, si vainement, essayer. Benjamin Constant y apparaît, au contraire, dans la candeur du noviciat, enclin de sentimens vers les républicains modérés, vers ces mêmes patriotes qu’on lui peint dans le salon de Mme de Staël comme des ames sanguinaires. Exact et bien dirigé en ce qui touche les sentimens politiques de Benjamin Constant, l’ingénieux écrivain n’a pas rendu la même justice à Mme de Staël. Quel qu’ait pu être, en effet, le mélange inévitable de son salon comme de tous les salons à cette époque bigarrée, les vœux manifestes qu’elle formait n’étaient pas dans un autre sens que l’honorable et raisonnable tentative de l’établissement de l’an iii. Sans nous en tenir à ce qu’elle exprime là-dessus dans ses Considérations, qu’on pourrait soupçonner d’arrangement à distance, nous ne voulons pour preuve que ses écrits de 95 à 1800, et les résultats ostensibles de ses actes. En général, il y a deux sortes de personnes qu’il ne faut jamais consulter ni croire, quand il s’agit des relations et du rôle de Mme de Staël durant cette période ; d’une part, les royalistes restés fidèles à leurs vieilles rancunes ; ceux-ci l’accusent d’alliances monstrueuses, de jacobinisme presque, d’adhésion au 18 fructidor, que sais-je ? — D’autre part, ceux dont on ne doit pas moins récuser le témoignage à son sujet, ce sont les conventionnels, plus ou moins ardens, qui, favorables eux-mêmes au 18 fructidor, puis adhérens au 18 brumaire, ont finalement servi l’Empire : ils n’ont jamais rencontré cette femme insoumise que dans des rangs opposés. Les amis politiques, les plus vrais, de Mme de Staël, à cette époque doivent se chercher dans le groupe éclairé et modéré où figurent Lanjuinais, Boissy-d’Anglas, Cabanis, Garat, Daunou, Tracy, Chénier. Elle les estimait, les recherchait ; sa liaison avec quelques-uns d’entre eux était assez grande. À partir du 18 brumaire un intérêt plus vif s’y mêla ; l’opposition de Benjamin Constant au Tribunat devint un dernier nœud de rapprochement. Lorsque le livre de la Littérature, en 1800, et Delphine, en 1803, parurent, ce fut seulement parmi cette classe d’amis politiques, nous le verrons, qu’elle trouva de zélés défenseurs contre le déchaînement et la virulence du parti contraire. Après cela, hâtons-nous de le dire, nous ne voulons faire, à aucun moment, Mme de Staël plus circonscrite en matière de pensée, plus circonspecte en matière de relations, plus exclusive enfin qu’elle ne l’a réellement été. Elle a toujours été précisément le contraire d’être exclusive. En même temps que sa jeune et mâle raison se déclarait pour cette cause républicaine, son esprit, ses goûts sympathisaient par mille côtés avec des opinions et des sentimens d’une autre origine, d’une nature ou plus frivole ou plus délicate, mais profondément distincte. C’est un honneur, et un peu son faible, d’avoir pu ainsi allier les contraires. Si Garat, Cabanis, Chénier, Ginguené, Daunou, se réunissaient à dîner chez elle avec Benjamin Constant une fois par semaine ou plutôt par décade (on disait encore ainsi), les neuf autres jours étaient destinés à d’autres amis, à d’autres habitudes de société, à des nuances de sentiment qui ne faisaient jamais invasion dans les teintes plus sévères. Tout cela, je le crois bien, avait pour elle un certain ordre, une certaine hiérarchie peut-être : M. de Montmorency ou tel autre du même monde ne se serait jamais rencontré, par hasard, chez elle, le jour où les écrivains de la Décade philosophique y dînaient réunis. Ginguené en faisait parfois la remarque en s’en revenant, et ne se montrait pas trop satisfait de ces séparations exactes, un peu suspectes, à son gré, d’aristocratie. Ses compagnons le ramenaient bientôt à plus de tolérance : l’amabilité élevée, le charme sérieux de Mme de Staël maintenait tout.

Le livre de la Littérature considérée dans ses Rapports avec les Institutions sociales parut en 1800, un an environ avant cette autre publication rivale et glorieuse qui se présageait déjà sous le titre de Beautés morales et poétiques de la Religion chrétienne. Quoique le livre de la Littérature n’ait pas eu depuis lors le retentissement et l’influence directe qu’on aurait pu attendre, ce fut dans le moment de l’apparition un grand évènement pour les esprits, et il se livra à l’entour un violent combat. Nous tâcherons d’en retracer la scène, les accidens principaux, et d’en ranimer quelques acteurs du fond de ces vastes cimetières appelés journaux, où ils gisent presque sans nom.

On a souvent fait la remarque du désaccord frappant qui règne entre les principes politiques avancés de certains hommes et leurs principes littéraires opiniâtrement arrêtés. Les libéraux et républicains se sont toujours montrés assez religieusement classiques en théorie littéraire, et c’est de l’autre côté qu’est venue principalement l’innovation poétique, l’audace brillante et couronnée. Le livre de la Littérature était destiné à prévenir ce désaccord fâcheux, et l’esprit qui l’a inspiré aurait certes porté fruit à l’entour, si les institutions de liberté politique, nécessaires à un développement naturel, n’avaient été brusquement rompues, avec toutes les pensées morales et littéraires qui tendaient à en ressortir. En un mot, des générations jeunes, si elles avaient eu le temps de grandir sous un régime honnêtement directorial, ou modérément consulaire, auraient pu développer en elles cette inspiration renouvelée, poétique, sentimentale, et pourtant d’accord avec les résultats de la philosophie et des lumières modernes, tandis qu’il n’y a eu de mouvement littéraire qu’à l’aide d’une réaction catholique, monarchique et chevaleresque, qui a scindé de nobles facultés dans la pensée moderne : le divorce n’a pas cessé encore.

L’idée que Mme de Staël ne perd jamais de vue dans cet écrit, c’est celle du génie moderne lui-même, toutes les fois qu’il marche, qu’il réussit, qu’il espère ; c’est la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine. Cette idée, qui se trouve déjà éclose chez Bacon quand il disait : Antiquitas soeculi, juventus mundi ; que M. Leroux (Revue Encyclopédique, mars 1833) a démontrée explicite au sein du xviie siècle, par plus d’un passage de Fontenelle et de Perrault, et que le xviiie siècle a propagée dans tous les sens jusqu’à Turgot, qui en fit des discours latins en Sorbonne, jusqu’à Condorcet qui s’enflammait pour elle à la veille du poison, cette idée anime énergiquement et dirige Mme de Staël : « Je ne pense pas, dit-elle, que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue. » Et plus loin : « En étudiant l’histoire, il me semble qu’on acquiert la conviction que tous les évènemens principaux tendent au même but, la civilisation universelle… » — « J’adopte de toutes mes facultés cette croyance philosophique : un de ses principaux avantages, c’est d’inspirer un grand sentiment d’élévation. » Mme de Staël n’assujétit pas à la loi de perfectibilité les beaux-arts, ceux qui tiennent plus particulièrement à l’imagination ; mais elle croit au progrès surtout dans les sciences, la philosophie, l’histoire même, et aussi, à certains égards, dans la poésie qui, de tous les arts étant celui qui se rattache le plus directement à la pensée, admet chez les modernes un accent plus profond de rêverie, de tristesse, et une analyse des passions inconnue aux anciens : de ce côté se déclare sa prédilection pour Ossian, pour Werther, pour l’Héloïse de Pope, la Julie de Rousseau, et Aménaïde dans Tancrède. Les nombreux aperçus sur la littérature grecque, très contestables par la légèreté des détails, aboutissent à un point de vue général qui reste vrai à travers les erreurs ou les insuffisances. Le caractère imposant, positif, éloquemment philosophique, de la littérature latine, y est fermement tracé : on sent que, pour en écrire, elle s’est, de première main, adressée à Salluste, à Cicéron, et qu’elle y a saisi des conformités existantes ou possibles avec l’époque contemporaine, avec le génie héroïque de la France. L’influence du christianisme sur la société, lors du mélange des nouveaux-venus Barbares et des Romains dégénérés, n’est pas du tout méconnue, mais cette appréciation, cet hommage, ne sortent pas des termes philosophiques. Une idée neuve et féconde, fort mise en œuvre dans ces derniers temps, développée par le Saint-Simonisme et ailleurs, appartient en propre à Mme de Staël : c’est que, par la révolution française, il y a eu véritable invasion de barbares, mais à l’intérieur de la société, et qu’il s’agit de civiliser et de fondre le résultat, un peu brute encore, sous une loi de liberté et d’égalité. On peut aisément aujourd’hui compléter la pensée de Mme de Staël : c’est la bourgeoisie seule qui a fait invasion en 89 ; le peuple des derniers rangs, qui avait fait trouée en 95, a été repoussé depuis à plusieurs reprises, et la bourgeoisie s’est cantonnée vigoureusement. Il y a aujourd’hui temps d’arrêt dans l’invasion, comme sous l’empereur Probus ou quelque autre pareil. De nouvelles invasions menacent pourtant, et il reste à savoir si elles se pourront diriger et amortir à l’amiable, ou si l’on ne peut éviter la voie violente. Dans tous les cas, il faudrait que le mélange résultant arrivât à se fondre, à s’organiser. Or, c’est le christianisme qui a agi sur cette masse combinée des Barbares et des Romains : où est le christianisme nouveau qui rendra aujourd’hui le même service moral ? « Heureux, s’écrie Mme de Staël, si nous trouvions, comme à l’époque de l’invasion des peuples du nord, un système philosophique, un enthousiasme vertueux, une législation forte et juste, qui fût, comme la religion chrétienne l’a été, l’opinion dans laquelle les vainqueurs et les vaincus pourraient se réunir ! » Plus tard, en avançant en âge, en croyant moins, nous le verrons, aux inventions nouvelles et à la toute-puissance humaine, Mme de Staël n’eût pas placé hors de l’ancien et de l’unique christianisme le moyen de régénération morale qu’elle appelait de ses vœux. Mais la manière dont le christianisme se remettra à avoir prise sur la société de l’avenir, demeure voilée encore ; et pour les esprits méditatifs les plus religieux, l’inquiétude du grand problème n’a pas diminué.

Dès que le livre de la Littérature parut, la Décade philosophique donna trois articles ou extraits sans signature et sans initiale ; c’est une analyse très exacte et très détaillée, avec des remarques critiques et quelques discussions où l’éloge et la justesse se mesurent fort bien. On y fait observer qu’Ossian n’est qu’un type incomplet de la poésie du nord, et que l’honneur de la représenter appartient de droit à Shakspeare. On y lit, à propos des poèmes d’Homère, cette phrase qui annonce un littérateur au courant des divers systèmes : « Mme de Staël admet sans aucun doute et sans discussion que ces poèmes sont l’ouvrage du même homme et sont antérieurs à tout autre poème grec. Ces faits ont été souvent contestés, et l’une des considérations qui prouvent qu’ils peuvent l’être encore, c’est l’impossibilité où l’on est de les concilier avec plusieurs des faits les mieux contestés de l’histoire des connaissances humaines. » Le critique reproche au livre trop peu de plan et de méthode : « Un autre genre de fautes, ajoute-t-il, c’est trop de subtilité dans certaines combinaisons d’idées. On y trouve quelquefois, à des faits généraux bien saillans et bien constatés, des causes trop ingénieusement cherchées pour être absolument vraies, trop particulières pour correspondre aux résultats connus. » Mais il y loue hautement la force, l’originalité. « Et ces deux qualités y plaisent d’autant plus qu’on sent qu’elles sont le produit d’une sensibilité délicate et profonde qui aime à chercher dans les objets leur côté analogue aux vues les plus relevées de l’esprit, et aux plus nobles sentimens de l’ame[6]. »

Le Conservateur, journal républicain, rédigé par Garat, Chénier et Daunou, publia un jugement de ce dernier, ou du moins une analyse bienveillante, ingénieusement exacte, avec des jugemens insinués plutôt qu’exprimés, selon la manière discrète de ce savant écrivain dont l’autorité avait tant de poids, et qui porte un caractère de perfection sobre en tout ce qu’il écrit. Le Journal des Débats (du 11 messidor an viii) accueillit, en le tronquant toutefois, un article amical de M. Hochet ; mais trois jours après, comme revenu de cette surprise, il publia, sous le titre de Variétés, un article sans signature où Mme de Staël n’est pas nommée, mais où le système de perfectibilité et les désastreuses conséquences qu’on lui suppose, sont vivement et même violemment combattues. « Le Génie qui préside maintenant aux destinées de la France, y est-il dit, est un Génie de sagesse. L’expérience des siècles et celle de la révolution sont devant ses yeux. Il ne s’égare point dans de vaines théories, et n’ambitionne pas la gloire des systèmes ; il sait que les hommes ont toujours été les mêmes, que rien ne peut changer leur nature ; et c’est dans le passé qu’il va puiser des leçons pour régler le présent… Il n’est point disposé à nous replonger dans de nouveaux malheurs par de nouveaux essais, en poursuivant la chimère d’une perfection qu’on cherche maintenant à opposer à ce qui est, et qui pourrait favoriser beaucoup les projets des factieux, etc. » Mais les plus célèbres articles du moment, au sujet de Mme de Staël, furent les deux extraits de Fontanes dans le Mercure de France.

La réaction monarchique, religieuse et littéraire, de 1800, se dessinait en effet sur tous les points, se déployait sur toute la ligne. Bonaparte favorisait ce mouvement parce qu’il en devait profiter, et les hommes de ce mouvement ménageaient tous alors Bonaparte qui ne leur était point contraire. Le Journal des Débats restaurait solennellement la critique littéraire, et déclarait dans un article de Geoffroy (30 prairial an viii), que « l’extinction des partis, la tranquillité publique établie sur des bases solides, et un gouvernement fort, sage et modéré, avaient enfin donné au peuple français le loisir de se reconnaître et de recueillir ses idées. » Dussault, Feletz, Delalot, Fiévée, Saint-Victor, l’abbé de Boulogne, écrivaient fréquemment dans ce journal. Le Mercure de France avait été rétabli, ou du moins régénéré, et c’est dans le premier numéro de ce renouvellement que parut le premier article de Fontanes contre Mme de Staël. Avec Fontanes y allaient écrire Laharpe, l’abbé de Vauxelles, Gueneau de Mussy, M. de Bonald, M. de Châteaubriand, plusieurs des écrivains des Débats. Chaque numéro du Mercure était annoncé avec louange par son auxiliaire quotidien qui en donnait de longs extraits. On avait rouvert le Lycée, rue de Valois, et Laharpe y professait contre le xviiie siècle et contre la révolution ses brillantes et sincères palinodies, que les Débats du lendemain et le Mercure de la semaine reproduisaient ou commentaient. « Le chaos formé par dix années de troubles et de confusion se démêle tous les jours, » écrivait-on dans les Débats, et, pour remédier aux désordres du goût, les plus prolongés et les plus rebelles, on proposait le rétablissement de l’ancienne Académie française. M. Michaud, de retour de l’exil où l’avait jeté le 18 fructidor, publiait ses lettres à Delille sur la Pitié, en préparant son poème du Printemps d’un Proscrit, dont il courait à l’avance des citations. À propos de la réimpression faite à Londres du Poème des Jardins, on engageait le Virgile français à rompre enfin un exil désormais volontaire, à revoir au plus vite cette France digne de lui ; on lui citait l’exemple de Voltaire qui, réfugié en son temps à Londres, n’avait point prolongé à plaisir une pénible absence. L’apparition du Génie du Christianisme, un an à l’avance pressentie, allait ajouter un éclat incomparable à une restauration déjà si brillante et l’environner de la seule gloire, après tout, qui éclaire pour nous dans le lointain ce qu’autrement on eût oublié.

Mme de Staël, qui sortait de la révolution, qui s’inspirait de la philosophie, qui maltraitait le règne de Louis xiv, et rêvait un idéal d’établissement républicain, devait être considérée alors par tous les hommes de ce camp comme ennemie, comme adversaire. Dès les premières lignes, Fontanes fait preuve d’une critique méticuleuse, peu bienveillante. Il exalte le premier écrit de Mme de Staël consacré à la gloire de Rousseau : « Depuis ce temps, les essais de Mme de Staël ne paraissent pas avoir réuni le même nombre de suffrages. » Il se prend d’abord au système de perfectibilité, il montre Mme de Staël s’exaltant pour la perfection successive et continue de l’esprit humain au milieu des plaintes qu’elle fait sur les peines du cœur et sur la corruption des temps, assez semblable en cela aux philosophes dont parle Voltaire,


Qui criaient tout est bien, d’une voix lamentable.


Il tire grand parti de cette contradiction qui n’est qu’apparente. Les partisans de la perfectibilité, on le conçoit en effet, blâment surtout le présent, ou du moins le poussent, le malmènent ; les incrédules à la perfectibilité sont moins irascibles envers les choses existantes et les acceptent de meilleur cœur, tâchant dans le détail de s’en accommoder. Fontanes, poursuivant cette contradiction piquante, avançait que, toutes les fois que le rêve de la perfectibilité philosophique s’empare des esprits, les empires sont menacés des plus terribles fléaux : « Le docte Varron comptait de son temps deux cent quatre-vingt-huit opinions sur le souverain bien,… du temps de Marius et de Sylla ; c’est un dédommagement que se donne l’esprit humain. » Selon Fontanes qui cite à ce sujet une phrase de Condorcet, ce serait à Voltaire le premier qu’on devrait cette consolante idée de perfectibilité. Le critique part de là pour amoindrir spirituellement la question, et pour la réduire petit à petit aux dimensions de ce vers du Mondain,


Ô le bon temps, que ce siècle de fer !


C’est, à son gré, le meilleur résumé, et le plus élégant, qu’on puisse faire, de tout ce qui a été débité sur ce sujet. L’esprit mâle et sérieux de Mme de Staël avait peine à digérer surtout cette façon moqueuse, mesquine, marotique, de tout ramener à un vers du Mondain. Elle bouillonnait d’impatience et s’écriait dans la familiarité : « Oh ! si je pouvais me faire homme, quelque petit qu’il fût, comme j’arrangerais une bonne fois ces anti-philosophes ! » Le premier article du Mercure est terminé par ce post-scriptum mémorable : « Quand cet article allait à l’impression, le hasard a fait tomber entre nos mains un ouvrage qui n’est pas encore publié et qui a pour titre des Beautés morales et poétiques de la Religion chrétienne. On en fera connaître quelques fragmens, où l’auteur a traité d’une manière neuve les mêmes questions que Mme de Staël. » Ainsi se posait du premier coup l’espèce de rivalité de Mme de Staël et de M. de Châteaubriand, qui furent, à l’origine, divisés surtout par leurs amis. Fontanes, promoteur et soutien de M. de Châteaubriand, attaquait l’auteur de la Littérature ; dans la Décade, Ginguené, qui devait louer Delphine, s’attaquait au Génie du Christianisme, et ne craignait pas de déclarer que cet ouvrage, si démesurément loué à l’avance, s’était éclipsé en naissant. Mais nous reviendrons au long sur les rapports vrais de ces deux contemporains illustres.

Dans son second extrait ou article, Fontanes venge les Grecs contre l’invasion du genre mélancolique et sombre ; genre particulier à l’esprit du Christianisme, et qui pourtant est très favorable aux progrès de la philosophie moderne. Il paraît que, dans la première édition, Mme de Staël avait écrit cette phrase depuis modifiée « Anacréon est de plusieurs siècles en arrière de la philosophie que comporte son genre. » « Ah ! s’écrie Fontanes, quelle femme, digne d’inspirer ses chansons, s’est jamais exprimée de cette manière sur le peintre de l’amour et du plaisir. » Quant à la douleur rêveuse dans les impressions solitaires, espèce d’inspiration que Mme de Staël refuse aux Grecs, il demande où on la peignit jamais mieux que dans le sujet de Philoctète : avait-il donc oublié déjà la lecture confidentielle, qui venait de lui être faite, de René ? Ces articles sont remplis au reste de détails justes et fins. Quand il soutient Homère contre Ossian, il a peu de peine à triompher ; et dans cette querelle du nord contre le midi, il se souvient à propos que les poésies les plus mélancoliques ont été composées, il y a plus de trois mille ans, par l’Arabe Job. Il s’arrête, en remettant, dit-il, un plus ample examen à un temps où les questions les plus innocentes ne seront pas traitées comme des affaires d’état : mais il semble que c’était plutôt à Mme de Staël de se plaindre qu’on traduisît ses doctrines philosophiques en opinions factieuses. Les articles de Fontanes eurent grand éclat et excitèrent les passions en sens opposé. Mme Joseph Bonaparte lui en fit une scène à Morfontaine, la prochaine fois qu’elle le vit. Mais Bonaparte nota dès-lors, du coin de l’œil, l’habile écrivain comme un organe décent et modéré, acquis à ses futures entreprises.

Est-il besoin, après les articles de Fontanes, de mentionner deux morceaux de Geoffroy qui ne font que présenter les mêmes idées, moins l’urbanité malicieuse et la grace mondaine[7] ?

En publiant la seconde édition du livre De la Littérature, qui parut six mois après la première, Mme de Staël essaya de réfuter Fontanes, et de dégager la question des chicanes de détail dont on l’avait embrouillée. Elle ne se venge personnellement du critique qu’en citant avec éloge son poème du Jour des Morts dans une Campagne. Mais elle s’élève sans pitié contre ce faux bon goût qui consisterait dans un style exact et commun, servant à revêtir des idées plus communes encore : « Un tel système, dit-elle, expose beaucoup moins à la critique. Ces phrases, connues depuis si long-temps, sont comme les habitués de la maison ; on les laisse passer sans leur rien demander. Mais il n’existe pas un écrivain éloquent ou penseur, dont le style ne contienne des expressions qui ont étonné ceux qui les ont lues pour la première fois, ceux du moins que la hauteur des idées ou la chaleur de l’ame n’avaient point entraînés. » Mme de Staël, on le voit, ne se contentait pas à si bon marché que Boileau écrivant à Brossette : « Bayle est un grand génie. C’est un homme marqué au bon coin. Son style est fort clair et fort net, on entend tout ce qu’il dit. » Elle pensait, et avec raison, qu’il y a un coin un peu meilleur, une marque de style encore supérieure à celle-là. Sa seconde édition donna lieu à un article des Débats, où il était dit en terminant, comme par réponse au précédent passage de la nouvelle préface : « Tous les bons littérateurs conviennent que la forme de notre langue a été fixée et déterminée par les grands écrivains du siècle dernier et de l’autre. Il faut distinguer dans un idiome ce qui appartient au goût et à l’imagination de ce qui n’est pas de leur ressort. Rien n’empêche aujourd’hui d’inventer de nouveaux mots, lorsqu’ils sont devenus absolument nécessaires. Mais nous ne devons plus inventer de nouvelles figures, sous peine de dénaturer notre langue ou de blesser son génie. » Il y eut à cette étrange assertion une réponse directe de la Décade, qui me paraît être de Ginguené : le critique philosophe se trouve induit à être tout-à-fait novateur en littérature, pour réfuter le critique des Débats, dont l’esprit ne veut pas se perfectionner : « S’il y avait eu des journalistes du temps de Corneille, qu’ils eussent tenu un pareil langage, et que Corneille et ses successeurs eussent été assez sots pour les croire, notre littérature ne se serait pas élevée au-dessus de Malherbe, de Régnier, de Voiture et de Brébeuf. Cet homme est le même qui veut continuer l’Année littéraire de Fréron, il en est digne. » On voit que c’est à Geoffroy que Ginguené imputait, peut-être à tort, l’article des Débats. Il est naturellement amené à citer une remarquable note de Lemercier ajoutée au poème d’Homère qui venait de paraître : « Les pédans, disait Lemercier alors novateur, épiloguent les mots et n’aperçoivent pas les choses. On se donne beaucoup de peine, en écrivant, pour faire ce qu’ils nomment des négligences de style. Subligny trouva quatre cents fautes dans l’Andromaque de Racine ; elles immortalisèrent plusieurs vers où elles se trouvaient. Des critiques (et elles sont imprimées) accusaient Boileau de ne pas écrire en français ! Le génie fait sa langue… Qui ne sait que par Ennius et Lucrèce on attaquait Horace et Virgile ? Leur latin était inconnu la veille du jour où ils parurent. On aurait à dire, comme de coutume, que cette remarque ouvre la porte au mauvais goût, si elle pouvait lui être fermée. » Ces citations ne font-elles pas entrevoir comment les hommes du mouvement politique et républicain étaient conduits peu à peu à devenir les organes du mouvement littéraire, si le développement spontané qui se faisait en eux n’avait été brisé avec toutes leurs espérances par les secousses despotiques qui suivirent ?

Dans la Bibliothèque universelle et historique de Leclerc, année 1687, à propos des Remarques de Vaugelas, on trouve (car ces querelles du jour sont de tous les temps) une protestation savante et judicieuse d’un anonyme contre les réglemens rigoureux imposés à la phrase, contre ces restrictions de la métaphore auxquelles on avait prêté force de loi. Les esprits libres en littérature liront avec une agréable surprise ce morceau, comme on aime à retrouver quelque idée de 89 dans Fénelon.

J’ai plaisir en ce moment, je l’avoue, à pouvoir répondre avec des phrases qui ne sont pas de moi à ce qui me semble peu ouvert et peu étendu dans les théories littéraires formelles, acceptées par plusieurs de nos hardis politiques, et remaniées par quelques jeunes critiques déjà opiniâtres. Les défenseurs d’un goût exclusif et d’une langue fixe jouent exactement en littérature un rôle de tories ; ils sont pour une cause qui se perd journellement. Ils font métier d’arrêter, de maintenir ; à la bonne heure ! Après chaque poussée en avant, où un talent se fait jour de vive force, ils veulent clôre, ils relèvent vite une barrière que de nouveaux talens forceront bientôt. Ils niaient (eux ou leurs pères), ils niaient Mme de Staël et M. de Châteaubriand il y a trente ans, et M. de Lamartine il y en a quinze ; ils les subissent, ils s’en emparent, ils s’en font une arme contre les survenans, aujourd’hui. C’est là un rôle qui peut avoir son utilité et son mérite, tout talent ayant besoin en son temps d’être éprouvé et de faire sa quarantaine ; mais il ne faut, convenons-en, pour ce rôle d’officiers de la quarantaine littéraire, qu’une part d’imagination et de pensée plus restreinte que dans le rôle opposé.

Le plus remarquable article auquel donna lieu le livre de la Littérature est une longue lettre de M. de Châteaubriand insérée dans le Mercure de France, nivôse an ix. La lettre, adressée au citoyen Fontanes, a pour signature l’Auteur du Génie du Christianisme : ce livre tant annoncé n’avait point paru encore. Le jeune auteur, au milieu de la plus parfaite politesse et d’hommages fréquens à l’imagination de celle qu’il combat, y prend position contre le système et les principes professés par elle : « Mme de Staël donne à la philosophie ce que j’attribue à la religion… Vous n’ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la perfectibilité. Je suis fâché que Mme de Staël ne nous ait pas développé religieusement le système des passions ; la perfectibilité n’était pas, selon moi, l’instrument dont il fallait se servir pour mesurer des faiblesses. » Et ailleurs : « Quelquefois Mme de Staël paraît chrétienne ; l’instant d’après, la philosophie reprend le dessus. Tantôt inspirée par sa sensibilité naturelle, elle laisse échapper son ame ; mais tout à coup l’argumentation se réveille et vient contrarier les élans du cœur… Ce livre est donc un mélange singulier de vérités et d’erreurs. » Les éloges accordés au talent s’assaisonnent parfois d’une malice galante et mondaine : « En amour, Mme de Staël a commenté Phèdre… Ses observations sont fines, et l’on voit par la leçon du scoliaste qu’il a parfaitement entendu son texte. » La lettre se termine par une double apostrophe éloquente : « Voici ce que j’oserais lui dire, si j’avais l’honneur de la connaître : Vous êtes sans doute une femme supérieure. Votre tête est forte, et votre imagination quelquefois pleine de charme, témoin ce que vous dites d’Herminie déguisée en guerrier. Votre expression a souvent de l’éclat, de l’élévation… Mais, malgré tous ces avantages, votre ouvrage est bien loin d’être ce qu’il aurait pu devenir. Le style en est monotone, sans mouvement, et trop mêlé d’expressions métaphysiques. Le sophisme des idées repousse, l’érudition ne satisfait pas, et le cœur est trop sacrifié à la pensée… Votre talent n’est qu’à demi développé, la philosophie l’étouffe. Voilà comme je parlerais à Mme de Staël sous le rapport de la gloire. J’ajouterais : … Vous paraissez n’être pas heureuse ; vous vous plaignez souvent dans votre ouvrage de manquer de cœurs qui vous entendent. C’est qu’il y a certaines ames qui cherchent en vain dans la nature des ames auxquelles elles sont faites pour s’unir… Mais comment la philosophie remplira-t-elle le vide de vos jours ? Comble-t-on le désert avec le désert ? etc., etc. »

Mme de Staël, accessible et empressée à toutes les admirations, désira connaître l’auteur de la lettre du Mercure ; ce premier exploit de polémique devint ainsi l’origine d’une liaison entre les deux génies dont nous sommes habitués à unir les noms et la gloire. Cette liaison ne fut pourtant pas ce qu’on imaginerait volontiers ; leurs camps, à tous deux, restèrent limités et distincts. Leurs amis moins précautionnés se poussaient mainte fois à la traverse. Raillant Delphine du même ton acéré que Chénier retournait ensuite contre Atala, M. Michaud écrivait : « Vous avez voulu faire la contre-partie du Génie du Christianisme ; vous avez donné les Beautés poétiques et morales de la Philosophie ; vous avez complètement battu ce pauvre Châteaubriand, et j’espère qu’il se tiendra pour mort. » Adorateur du génie grec, du beau homérique et sophocléen, chantre de Cymodocée, d’Eudore et des pompes lumineuses du catholicisme, M. de Châteaubriand, artiste déjà achevé, n’était pas gagné aisément à cette teinte parfois nuageuse des héros de Mme de Staël, au vague de certains contours, à cette prédominance de la pensée et de l’intention sur la forme, à cette multitude d’idées spirituelles, hâtives et entrecroisées comme dans la conversation ; il admirait moins alors Mme de Staël qu’elle ne l’admirait lui-même. D’une autre part, soit hasard et oubli involontaire, soit gêne de parler à ce sujet convenablement, elle s’exprime bien rarement sur lui dans ses nombreux ouvrages. Lorsque les soirs, à Coppet, on lisait par comparaison Paul et Virginie et l’épisode de Velléda, Mme de Staël mettait avec transport la fougueuse et puissante beauté de la prêtresse, bien au-dessus des douceurs, trop bucoliques pour elle, de l’autre chef-d’œuvre ; le célèbre article, qui fit supprimer le Mercure en 1807, lui arrachait aussi des cris d’admiration. Mais on retrouve à peine en ses écrits quelque témoignage. Dans la préface de Delphine, il est dit un mot du Génie du Christianisme, comme d’un ouvrage dont ses adversaires mêmes doivent admirer l’imagination originale, éclatante, extraordinaire. M. de Châteaubriand, dans un article du Mercure, sur M. de Bonald (décembre 1802), releva en quelques lignes cet éloge de Mme de Staël ; mais à travers les hommages réciproques, c’est toujours la même position d’adversaires. Ne se figure-t-on pas déjà ces deux beaux noms, comme deux cimes à des rivages opposés, deux hauteurs un moment menaçantes, sous lesquelles s’attaquaient et se combattaient des groupes ennemis, mais qui de loin, à notre point de vue de postérité, se rapprochent, se joignent presque, et deviennent la double colonne triomphale à l’entrée du siècle ? Nous tous, générations arrivant depuis les Martyrs et depuis Corinne, nous sommes devant ces deux gloires inséparables, sous le sentiment filial dont M. de Lamartine s’est fait le généreux interprète dans ses Destinées de la Poésie.

S’il y a, comme fonds naturel et comme manière d’artiste, de grandes différences entre M. de Châteaubriand et Mme de Staël, on est frappé d’ailleurs par les ressemblances bien essentielles qu’ils présentent : tous deux aimant la liberté, impatiens de la même tyrannie, capables de sentir la grandeur des destinées populaires, sans abjurer les souvenirs et les penchans aristocratiques ; tous deux travaillant au retour du sentiment religieux, dans des voies plutôt différentes que contraires. À la Restauration, il se revirent ; Mme de Duras fut une sorte de lien, et c’est à M. de Châteaubriand que, dans sa dernière maladie, Mme de Staël a pu dire ces belles paroles : « J’ai toujours été la même, vive et triste ; j’ai aimé Dieu, mon père et la liberté. » Pourtant la politique alors traça une séparation entre eux, comme autrefois la philosophie. Dans ses Considérations sur la Révolution française, qui parurent peu après la mort de l’auteur, M. de Châteaubriand n’est pas nommé ; et dans un morceau de lui, inséré au Conservateur (1819), on retrouve un de ces hommages à Mme de Staël, toujours respectueux et décens, mais d’une admiration tempérée de réserves, un hommage enfin de parfait et courtois adversaire. Ce trop long désaccord a cessé. Une femme qui, par une singulière rencontre, avait vu pour la première fois M. de Châteaubriand chez Mme de Staël en 1801, qui l’avait revu pour la seconde fois chez la même en 1814, est devenue le nœud sympathique de l’une à l’autre. Dans son noble attachement pour l’amie intime de cette ame de génie, pour la dépositaire de tant de pensées aimantes, M. de Châteaubriand a modifié et agrandi ses premiers jugemens sur un caractère et un talent mieux connus ; toutes les barrières précédentes sont tombées. La préface des Études historiques fait foi de cette communication plus expansive ; mais surtout, le monument dernier qu’il prépare contiendra, de Mme de Staël, un portrait et un jugement, le plus grandiose, le plus enviable assurément, le plus définitif pour une telle mémoire. Il y a du moins, entre tant de tristesses, cela de bon à survivre à ses contemporains illustres, illustre soi-même, et quand on a la piété de la gloire, c’est de pouvoir à loisir couronner leur image, réparer leur statue, solenniser leur tombe. Les éloges sentis de M. Châteaubriand sur Mme de Staël, son pélerinage à Coppet en 1831 avec l’amie attentive qui forme le lien sacré entre tous deux, avec celle qu’il n’accompagna pourtant pas jusqu’au fond de l’asile funèbre, et qui, par pudeur de deuil, voulut seule pénétrer dans le bois des tombeaux ; tout cela, au bord de ce lac de Genève, si proche des lieux célébrés par le peintre de Julie, ce seront, aux yeux de la postérité, de mémorables et touchantes funérailles. Notons bien, à l’honneur de notre siècle, ces pieuses alliances des génies rivaux, Goethe et Schiller, Scott et Byron, Châteaubriand et Mme de Staël. Voltaire insultait Jean-Jacques, et c’est la voix seule du genre humain (pour parler comme Chénier) qui les réconcilie. Racine et Molière, qui ne s’aimaient pas, se turent l’un sur l’autre, et on leur sait gré de cette convenance morale. Il y a certes une grandeur poétique de plus dans ce que nous voyons.


Sainte-Beuve.


  1. But mighty Nature bounds as from her birth, etc.

    (Lara, cant. ii.)

  2. ........ and mighty Earth,
    From sea and mountain, city and wilderness, etc.

    (Alastor.)

  3. Triomphe, disait-il, immortelle Nature, etc.

    (Dernier chant de Childe-Harold, xlii.)

  4. Je m’en irai bientôt au milieu de la fête,
    Sans que rien manque au Monde immense et radieux.

    (Feuilles d’Automne, xxxv.)

    En comparant les quatre poètes sur cette même pensée, on saisira bien le caractère différent de leur inspiration habituelle.

  5. Revue des deux Mondes, 1833. Ier volume, p. 185.
  6. Nous avons dû chercher quel pouvait être l’auteur anonyme de ces trois remarquables extraits sans initiale ; ils ne sont probablement pas de Ginguené, qui parla plus tard de Delphine dans la Décade, mais dont le style est différent. Il nous avait d’abord semblé que, si Benjamin Constant avait voulu écrire alors sur le livre de la Littérature, il n’aurait guère autrement fait. Mais la seule personne survivante de la Décade, qui fût à même de nous éclairer sur cette particularité de rédaction, le respectable M. Amaury-Duval, nous a affirmé que les extraits n’étaient pas de Benjamin Constant, et il penche à croire qu’ils furent remis au journal par un M. Marigniez, médecin de Montpellier et littérateur à Paris, auteur d’une tragédie de Zoraï dont il est question dans Grimm, homme qui avait plus de mérite réel qu’il n’a laissé de réputation. Comme nous savons d’ailleurs, par un billet de Mme de Staël que nous avons eu sous les yeux, qu’elle était fort contente d’articles de Roussel sur son livre, de Roussel, auteur du livre de la Femme, médecin-littérateur aussi, et compatriote de Marigniez, il nous a paru assez vraisemblable de conjecturer que ces articles de Roussel, que nous n’avons retrouvés nulle part, ne sont autres que ceux de la Décade, et qu’ils avaient pu y être présentés en effet par Marigniez lui-même.
  7. Ces morceaux de Geoffroy, datés de décembre 1800, et insérés dans je ne sais quel journal ou recueil, ont été reproduits au tome 8 du Spectateur français au xixe siècle : on trouve dans la même collection d’autres morceaux relatifs à cette polémique d’alors sur la perfectibilité.