Poètes et romanciers modernes de la France/Parny
Ce serait vraiment une trop sotte pruderie que celle qui m’empêcherait d’oser parler à ma guise d’un charmant poète qui a eu, en son temps, de très vives légèretés et de graves torts, mais qui a occupé une grande place dans la littérature de son siècle et du commencement du nôtre, dont les élégies ont été réputées classiques en naissant, que les plumes les plus sérieuses ont long-temps salué le premier des modernes en ce genre, et dont la mort a été pleurée par nos plus chers lyriques comme celle d’un Anacréon. J’ai autrefois parlé de Millevoye, et il m’est arrivé même d’écrire sur Léonard ; oublier après eux, ou bien omettre tout exprès Parny, c’est-à-dire, le maître, ce serait dureté et injustice. Plusieurs questions intéressantes et sur le goût et sur la morale sociale se rattachent, d’ailleurs, de très près aux variations de sa renommée, et peuvent relever, agrandir même un sujet qui semblerait périlleux par trop de grace.
Les très nombreuses notices biographiques consacrées au poète, notamment celles de M. de Jouy son successeur à l’Académie, de M. Tissot son éditeur (1827) et son ami, laissent peu à désirer ; nous y puiserons et aussi nous y renverrons pour plus d’un détail, en y ajoutant seulement en deux ou trois points. Évariste-Désiré Desforges de Parny naquit, comme on sait, à l’île Bourbon, le 6 février 1753. Ce fut probablement, nous dit-on, la petite ville de Saint-Paul qui lui donna naissance ; depuis nombre d’années, la famille des Parny a été connue à Bourbon pour habiter ce quartier, et il est à présumer que c’est de ce centre que, par la suite, elle a rayonné sur les divers autres quartiers de l’île, tels que Saint-Denis, Sainte-Marie, où se trouvent maintenant des personnes du même nom et de la même origine. « Dans un voyage que je fis à Saint-Paul, nous écrit un élégant et fidèle narrateur, j’allai visiter l’ancienne habitation du marquis de Parny, père du poète ; elle appartient aujourd’hui à M. J. Lefort. Ce devait être dans le temps une maison de plaisance dans le goût français du XVIIIe siècle. Adossée à la montagne du Bernica, cette propriété conserve encore un petit bois étagé sur les flancs de la montée, ses plate-formes en amphithéâtre, quelques restes de canaux et de petits jets d’eau, curiosités de l’époque ; elle domine fort agréablement la plaine dite de l’Étang, couverte de rizières et coupée d’irrigations ; ces filets d’irrigation, après avoir fait leurs tours et détours, se rejoignent en nappe étendue à l’entrée de la ville (du côté de la Possession), et vont se jeter à la mer, à une lieue et demie environ de la ravine du Bernica. On appelle ainsi la gorge étroite et pittoresque formée par la montagne qui domine l’habitation : c’est un des sites les plus charmans de l’île. Bernardin y eût sans doute bâti de préférence la cabane de Virginie, si un heureux hasard l’avait tout d’abord porté en ce beau lieu, et I’Île-de-France n’aurait pas tant à vanter ses Pamplemousses. Après les trois premiers petits bassins qu’on rencontre à l’entrée de la colline, si l’on persiste et qu’on pénètre à travers les plis de plus en plus étroits de la montagne, on arrive à un bassin parfaitement circulaire, bien plus vaste, d’une eau claire et profonde, réservoir alimenté sans doute par des sources cachées et de toutes parts entouré de rochers escarpés et nus, du haut desquels tombe la cascade dite du Bernica. Ces masses rocheuses, d’un aspect sévère, sont animées seulement du vol des ramiers sauvages qui s’y sont retirés ; les chasseurs y arrivent rarement et avec assez de peine. »
Voilà un beau cadre, nous dira-t-on, un cadre grandiose, et que Parny ne saura pas remplir ; car, s’il eut en lui du ramier, ce ne fut certes pas du ramier sauvage, et son vol ne s’éleva jamais si haut ; on peut douter que, dans sa paresse, il ait songé à gravir au-delà des trois petits bassins. Quoi qu’il en soit, et quoique lui-même il ait trop négligé de nous faire admirer en ses vers cette charmante solitude, dont il a parlé en un endroit assez légèrement[1], c’est là, c’est à l’entrée que la nature plaça son nid mélodieux, et jeune, de retour dans l’île à l’âge de vingt ans, surtout vers la fin de son séjour, aux heures inquiètes où l’infidélité d’Éléonore le désolait, il dut quelquefois promener vers ces sentiers écartés ses rêves, ses attentes ou ses désespoirs de poète et d’amant[2].
À l’âge de neuf ans, Parny fut envoyé en France et placé au collége de Rennes ; il y fit ses études avec Ginguené, lequel plus tard a publiquement payé sa dette à ses souvenirs par une agréable épître de 1790, et par son zèle à défendre la Guerre des Dieux dans la Décade. Le jeune créole, à peine hors des bancs, trahit son caractère vif, enthousiaste et mobile ; il songea d’abord, assure-t-on, à prendre l’habit religieux chez les Pères de la Trappe, et il finit par entrer dans un régiment. Venu à Paris, à Versailles, il y rejoignit son compatriote et camarade Bertin, qui sortait également des études ; ils se lièrent étroitement, et dans ces années 1770-1773 on les trouve tous deux membres de cette joyeuse et poétique confrérie qui s’intitulait l’Ordre de la Caserne ou de Feuillancour : « Représentez-vous, madame, écrivait Bertin dans son Voyage de Bourgogne, une douzaine de jeunes militaires dont le plus âgé ne compte pas encore cinq lustres ; transplantés la plupart d’un autre hémisphère ; unis entre eux par la plus tendre amitié ; passionnés pour tous les arts et pour tous les talens, faisant de la musique, griffonnant quelquefois des vers ; paresseux, délicats et voluptueux par excellence ; passant l’hiver à Paris, et la belle saison dans leur délicieuse vallée de Feuillancour[3] ; l’un et l’autre asile est nommé par eux la Caserne… » Et Parny, au moment où il venait de se séparer de cette chère coterie, écrivait à son frère durant les ennuis de la traversée : « … Mon cœur m’avertit que le bonheur n’est pas dans la solitude, et l’Espérance vint me dire à l’oreille : Tu les reverras, ces épicuriens aimables, qui portent en écharpe le ruban gris de lin et la grappe de raisin couronnée de myrte ; tu la reverras cette maison, non pas de plaisance, mais de plaisir, où l’œil des profanes ne pénètre jamais… » C’est ainsi, je le soupçonne, si l’on pouvait y pénétrer, que commencent bien des jeunesses, même de celles qui doivent se couronner plus tard de la plus respectable maturité ; mais toutes ne s’organisent point aussi directement, pour ainsi dire, que celle de Parny pour l’épicuréisme et le plaisir. Son prétendu Fragment d’Alcée, confesse ouvertement quelques-unes des maximes les plus usuelles de ce code relâché :
Quel mal ferait aux Dieux cette volupté pure ?
La voix du sentiment ne peut nous égarer,
Et l’on n’est point coupable en suivant la nature…
Va, crois-moi, le plaisir est toujours légitime,
L’amour est un devoir, et l’inconstance un crime[4]…
o
plus ou moins mousquetaires, se montraient fidèles en cela aux habitudes de leur siècle comme aussi aux instincts de leur origine.Le créole de ces deux îles, où notre élégie et notre idylle ont eu leur berceau, offre en effet des caractères d’esprit et de sensibilité très reconnaissables. Pour peu que l’éducation et la culture l’aient touché, il est (à en juger par la fleur des générations aimables et distinguées que nous en avons pu successivement connaître), il est ou devient aussitôt disposé à la poésie, à une certaine poésie, de même encore qu’il l’est naturellement à la musique. Son oreille délicate appelle le chant, sa voix trouve sans art la mélodie. Indolent et passionné, sensible et un peu sensuel, il se fût long-temps contenté de Parny sans doute, mais Lamartine, en venant, lui a enseigné une rêverie qui complète le charme et qui ressemble, par momens, à la tendresse. Plus porté aux sentimens qu’aux idées, la jeunesse lui sied bien et devrait lui durer toujours, le créole est comme naturellement épicurien. M. de Chateaubriand, qui visita Parny vers 1789, a dit du chantre d’Eléonore, dans une simple image qui reste l’expression idéale de ce genre de nature et d’élégie : « Parny ne sentait point son auteur ; je n’ai point connu d’écrivain qui fût plus semblable à ses ouvrages : poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l’Inde, une fontaine, un palmier et une femme[5]. »
Tel était Parny, ou du moins tel il aurait dû être, s’il n’avait suivi que ses premiers penchans et si l’air du siècle ne l’avait pas trop pénétré. Mais la nature voluptueuse du créole s’imprégna en lui de bonne heure de la philosophie régnante, et tout d’abord cette philosophie semblait, en effet, n’être venue que pour donner raison à cette nature ; l’accord entre elles était parfait. Tandis pourtant que la nature, sans arrière-pensée, n’aurait eu que sa mollesse, sa tendre et gracieuse nonchalance, la philosophie avait son venin, il se déclara chez Parny en avançant. Un judicieux critique l’a remarqué, avant nous, en des termes excellens : « Les traces des principes à la mode, dit M. Dussault[6], parurent s’approfondir en lui par le progrès des ans ; et, sans avoir jamais été peut-être pour M. de Parny des règles bien arrêtées, elles devinrent d’insurmontables habitudes. Quand son cœur fut épuisé, il ne trouva plus qu’elles dans son esprit… » Oui, il vient un âge où ce qui n’avait été à nos lèvre que le sourire aimable et flottant de la jeunesse se creuse sensiblement et devient une ride : oh ! du moins que ce ne soit jamais la ride et le rire du satyre !
N’anticipons point sur les temps et jouissons avec Parny de ces premières et indulgentes années. À ses débuts donc, on le trouve dans toute la vivacité des goûts et des modes d’alors, très imbu de cette fin de Louis XV et vivant comme vivaient la plupart des jeunes gentilshommes de Versailles, contemporains ou à peu près de cette première jeunesse du comte d’Artois. Si Parny n’avait continué que sur ce ton, écrivant vers et prose mélangés comme dans ses lettres de 1773 et de 1775 à son frère et à Bertin, il aurait été plus naturel encore que Dorat et Pezay, mais il ne se serait guère distingué des Boufflers et des Bonnard ; il n’aurait point mérité la louange que lui décernent unanimement tous les critiques de l’époque, d’avoir ramené, introduit l’émotion simple et vraie dans la poésie amoureuse. Écoutons Ginguené, par exemple :
L’esprit et l’art avaient proscrit le sentiment ;
L’ironique jargon, l’indécent persiflage
Prenaient, en grimaçant, le nom de bel usage ;
L’Apollon des boudoirs[7], d’un maintien cavalier,
Abordait chaque belle en style minaudier,
Et, tout fier d’un encens brûlé pour nos actrices,
Infectait l’Hélicon du parfum des coulisses.
Ce fut à qui suivrait ce bon ton prétendu :
En écrivant chacun trembla d’être entendu ;
Nos rimeurs à l’envi parlaient en logogriphes,
Nos Saphos se pâmaient à ces hiéroglyphes ;
Nos plats journaux disaient : C’est le ton de la Cour !
Tu vins, tu fis parler le véritable amour…
Ainsi Guinguené dit presque de Parny, comme on a dit de Malherbe, qu’il fit évènement; et encore :
Le bel esprit n’est plus ; son empire est fini :
Qui donc l’a détrôné ? la Nature et Parny.
Et ce n’est pas seulement Ginguené, c’est-à-dire un ancien camarade de collége qui s’exprime ainsi, notez-le bien, c’est plus ou moins tout le monde, c’est l’Année littéraire[8], c’est Palissot, c’est Fontanes, c’est Garat, et Garat bien avant le discours académique par lequel il reçut Parny, mais dans ses jugemens tout-à-fait libres, et des plus sincères. Dans un fort agréable Précis historique de lui sur la vie de M. de Bonnard[9], on lit : « C’était le moment où presque tous les jeunes talens, et même ceux qui n’étaient plus jeunes, voulaient mériter la gloire par des bagatelles, par des caprices, par des fantaisies, et semblaient croire que, pour se faire un nom immortel, il n’y avait rien de tel que des poésies fugitives : les poètes n’étaient plus que des petits-maîtres qui parlaient, en vers gais, des femmes qu’ils avaient désolées, des congés qu’ils avaient donnés, et quelquefois même, pour étonner par le merveilleux, de ceux qu’ils avaient reçus ; des maris qu’on trompait pour les rendre heureux, et qu’on priait en grace d’être un peu plus jaloux que de coutume… » Au nombre des ouvrages qui contribuèrent à ramener la poésie à la nature, Garat met en première ligne les poèmes de Saint-Lambert, de Delille et de Roucher sur la campagne, et les élégies amoureuses des chevaliers de Bertin et de Parny. Il y a là, selon nous, bien du mélange ; mais enfin l’impression des contemporains était telle, et Voltaire, qui avait salué le traducteur des Géorgiques du nom de Virgilius-Delille, avait le temps, avant de mourir, et dans son dernier voyage de Paris, de donner l’accolade à Parny en lui disant : Mon cher Tibulle !
C’est de cette gloire, un moment consacrée, qu’il s’agit aujourd’hui de nous rendre bien, compte. Il serait vraiment fâcheux pour nous que ce qui a paru une nuance si délicate et en même temps si vive aux contemporains de Parny nous échappât presque tout entier, et qu’en le feuilletant après tant d’années, nous eussions perdu le don de discerner en quoi il a pu obtenir auprès des gens de goût ce succès d’abord universel, en quoi aussi sans doute il a cessé, à certains égards, de le mériter.
Parny avait vingt ans ; rappelé par sa famille à l’île Bourbon, il quitte à regret ses compagnons de plaisir et ne semble pas se douter que ce qu’il va trouver là-bas, c’est une inspiration plus naïve et plus franche d’où jaillira sa vraie poésie. Doué d’un goût musical très vif et très pur, comme l’atteste assez la mélodie toute racinienne de ses vers, mais de plus ayant cultivé ce talent naturel, il devint le maître de musique de la jeune créole qu’il a célébrée sous le nom d’Éléonore :
Ô toi qui fus mon écolière,
En musique, et même en amour…
Dans ce temps, il y avait à Bourbon une très grande disette de professeurs en tout genre ; on était réduit à faire apprendre à lire et à écrire aux jeunes gens, même aux jeunes filles, par quelque lettré de régiment. Le fils du marquis de Parny, brillant, aimable, nouveau-venu de Versailles, dut être une bonne fortune pour la société de Saint-Paul ; sa condition lui ouvrait toutes les portes, ses talens lui ménagèrent des familiarités. La jeune personne, l’Héloïse nouvelle auprès de laquelle on l’accrédita imprudemment en qualité de maître de musique amateur, n’avait que de treize à quatorze ans. Le début de cette liaison, telle qu’elle se traduit même en poésie, ne paraît différer en rien de la marche de tant d’autres séductions vulgaires. La surprise des sens a tout l’air d’y devancer celle du cœur. Ce n’est qu’avec le temps que la passion se prononce, se dégage, et, sans jamais s’ennoblir beaucoup, se marque du moins en traits énergiques et brûlans. On a beaucoup discuté sur le vrai nom d’Éléonore ; son nom de baptême était, dit-on, Esther ; quant à son nom de famille, on l’a fait commencer par B, et l’auteur de la notice de l’édition Lefèvre (1827) se borne à dire que la première syllabe de ce nom n’est point BAR, comme on l’avait avancé. Puisque nous en sommes à cette grave et mystérieuse question qui a autant occupé les tendres curiosités d’autrefois que le nom réel d’Elvire a pu nous occuper nous-même nous donnerons aussi notre version, qui diffère des précédentes. Selon nous, et d’après des renseignemens puisés aux sources, Éléonore était Mlle Tr…le, un nom assez peu poétique vraiment. Son père, bien que descendant d’une ancienne famille de l’île, n’avait point à faire valoir de titres de noblesse. Aussi, quand on eut l’éveil, quand les conjectures malicieuses et peut-être aussi, nous assure-t-on, l’état de la jeune personne, amenèrent les parens d’Éléonore à presser le chevalier de Parny de s’expliquer ou de rompre, celui-ci sollicita en vain de son père la permission d’épouser. C’est ainsi qu’il a pu dire en une élégie :
Fuyons ces tristes lieux, maîtresse adorée !…
Non loin de ce rivage une île ignorée…
Là je ne craindrai plus un père inexorable.
Et ailleurs :
Ici je bravai la colère
D’un père indigné contre moi ;
Renonçant à tout sur la terre,
Je jurai de n’être qu’à toi.
L’amant désespéré, contraint sans doute de quitter pour un temps le pays, fit un voyage, soit peut-être dans l’Inde, soit plus probablement en France[10]. Quoi qu’il en soit, ce fut pendant cette absence qu’on maria Mlle T… à un médecin français arrivé depuis peu dans la colonie. Mais, avant la célébration de ce mariage, et pendant l’éloignement de Parny, Éléonore, nous assure-t-on (et ceci devient un supplément tout-à-fait inédit à l’Eléonoriana), eut une fille, fruit clandestin de ces amours si célèbres. Cette enfant, dont la naissance a été entourée de mystère, et dont le sort a pu rester ignoré de Parny, fut enlevée à sa mère par les intéressés, et secrètement confiée aux soins d’une dame Germaine, mulâtresse, et mère elle-même de plusieurs enfans. Cette dame vint s’établir à Saint-Denis ; elle eut pour sa fille adoptive des soins vraiment maternels, et se conduisit toujours de manière à passer aux yeux de tous pour la véritable mère. « J’ai particulièrement connu, nous écrivait un de nos amis créoles, la personne qu’on dit être la fille de Parny : déjà d’un certain âge quand je la vis, elle a dû être fort jolie, sinon belle ; de taille moyenne, blonde avec des yeux bleus, elle passe pour avoir eu quelque ressemblance avec Éléonore, dans la mémoire, peut-être complaisante, de quelques anciens du pays.
« La fille présumée de Parny, vivement sollicitée par moi à l’endroit de ses souvenirs d’enfance, m’a dit, ainsi qu’à plusieurs, se rappeler que dans son plus jeune âge une dame belle et bien mise, étrangère aux personnes de la maison, venait quelquefois la voir, et la comblait alors de petits présens et de caresses. De plus, elle a ajouté que la dame Germaine, quelque temps avant sa mort, lui avait confessé n’être pas l’auteur de ses jours, mais qu’ayant eu pour elle les soins d’une mère, elle lui demandait, avec le secret de cet aveu, l’amitié et les sentimens d’une sœur pour ses enfans, en retour de ce qu’elle avait eu pour elle de tendresse et d’affection. »
Après ce tribut largement payé au chapitre des informations personnelles, je me hâte de revenir à l’élégie ; notez bien que, chez Parny, elle serre toujours d’assez près la réalité pour qu’on puisse passer, sans trop d’indiscrétion, de l’une à l’autre. De retour en France, après ces trois ou quatre années, comme il les appelle, d’inconstance et d'erreurs, on le voit, en 1777, publier ou laisser courir son Épître aux Insurgens de Boston, qui rend à merveille les engouemens républicains de cette galante jeunesse. On ne risquait plus alors d’être mis à la Bastille pour de telles échappées ; on raconte seulement que ces vers :
Et vous, peuple injuste et mutin,
Sans pape, sans rois et sans reines,
Vous danseriez au bruit des chaînes
Qui pèsent sur le genre humain !
que ces vers, disons-nous, ou du moins ces mots sans reines, arrachèrent une larme à la noble Marie-Antoinette, jusque-là si peu éprouvée ; ce fut toute la punition du poète. L’année suivante, en 1778, paraissaient les Poésies érotiques, petit in-8o de 64 pages, ne contenant pas encore les plus belles et les plus douloureuses élégies, celles qui formeront plus tard le livre quatrième ; mais le petit volume est déjà assez rempli d’Éléonore pour que ce nom domine ceux des Aglaé et des Euphrosine, qui s’y trouvent mêlés. Il est à croire que les succès de ses vers éclaira l’auteur lui-même ; l’intérêt que le public se mit aussitôt à prendre à Éléonore, et que vinrent entretenir d’autres pièces à elle adressées dans les Opuscules poétiques de l’année suivante (1779), acheva de décider le choix du poète-amant, et lui indiqua le parti qu’il lui restait à tirer de sa passion : dans les éditions qui succédèrent, les Aglaé, les Euphrosine, furent sacrifiées ; l’inconstance devint un crime, tandis qu’auparavant on ne voyait que l’ennui de criminel ; en un mot, Parny s’attacha à mettre de l’unité dans ses élégies, et à pousser au roman plus qu’il n’avait songé d’abord. Ce fut alors seulement qu’il distribua ses pièces avec gradation et selon l’ordre où elles se présentent aujourd’hui : dans le premier livre, la jouissance pure et simple ; dans le second, une fausse alarme d’infidélité ; dans le troisième, le bonheur ressaisi, d’autant plus vif et plus doux ; dans le quatrième, l’infidélité trop réelle et le désespoir amer qu’elle entraîne. Il ne composa qu’après coup ce quatrième livre dans lequel il sut combiner les sentimens vrais qu’il retrouvait au dedans de lui avec quelques circonstances peut-être fictives ou du moins antérieures[11]. Cette portion d’art et de réflexion appliquée à des souvenirs encore tout brûlans et à des émotions toutes naturelles, est ce qui a fait de ce dernier livre de Parny son chef d’œuvre, la production qu’il n’a plus jamais surpassée ni égalée.
Au début de ses élégies, Parny n’est que le poète de l’éveil des sens et de la puberté, de cet âge et surtout de ces climats
Il est le poète de dix-huit ans, non de vingt-cinq. Ce n’est que lorsqu’il avance et que la douleur l’éprouve à son tour, qu’il s’élève par degrés et qu’il rencontre de ces accens dont toute ame sensible peut se ressouvenir, à tout âge, sans rougeur. Lamartine, c’est-à-dire le grand élégiaque qui a détrôné Parny, sait encore par cœur cette élégie désespérée :
J’ai cherché dans l’absence un remède à mes maux ;
J’ai fui les lieux charmans qu’embellit l’infidèle.
Caché dans ces forêts dont l’ombre est éternelle,
J’ai trouvé le silence, et jamais le repos.
Par les sombres détours d’une route inconnue
J’arrive sur ces monts qui divisent la nue ;
De quel étonnement tous mes sens sont frappés !
Quel calme ! quels objets ! quelle immense étendue !…
On le voit, la douleur a rendu Parny sensible à la grande nature ; pour la première fois, peut-être, il gravit la ravine du Bernica, et visite les sommets volcanisés de l’île ; il s’écrie :
Le volcan dans sa course a dévoré ces champs ;
La pierre calcinée atteste son passage.
L’arbre y croît avec peine ; et l’oiseau par ses chants
N’a jamais égayé ce lieu triste et sauvage.
Tout se tait, tout est mort : mourez, honteux soupirs,
Mourez, importuns souvenirs
Qui me retracez l’infidèle ;
Mourez, tumultueux désirs,
Ou soyez volages comme elle !…
Tout ce mouvement est d’une vérité profonde et d’une vraiment durable beauté ; il contraste admirablement avec l’invocation toute reposée, toute radoucie, d’une des élégies suivantes, et avec ce début enchanteur :
Calme des sens, paisible indifférence,
Léger sommeil d’un cœur tranquillisé,
Descends du ciel ; éprouve ta puissance
Sur un amant trop long-temps abusé !…
Ainsi toute cette fin se gradue, se compose ; mais c’est le cri de tout à l’heure qui domine et qu’on emporte avec soi. Rien que par ce seul cri Parny mériterait de ne point mourir. Millevoye, qui souvent nous offre comme la transition de Parny à Lamartine, et de qui l’on a dit avec bonheur « qu’il faisait doucement dériver la poésie vers les plages nouvelles où lui-même n’aborda pas[12], » Millevoye, au milieu de ses vagues plaintes, n’a jamais de tels accens qui décèlent énergie et passion. On chercherait d’ailleurs vainement dans l’élégie de Parny quelque rapport avec ce que le genre est devenu ensuite chez Lamartine, quelques vers peut-être çà et là, des traces de loin en loin qui rappellent les mêmes sentiers où ils ont passé :
Fuyons ces tristes lieux, ô maîtresse adorée,
Nous perdons en espoir la moitié de nos jours !
Lamartine a presque répété ce dernier vers[13]. Et dans l’élégie dernière de Parny, qu’on relise cet adieu final si pénétré :
Le chagrin dévorant a flétri ma jeunesse ;
Je suis mort au plaisir, et mort à la tendresse.
Hélas ! j’ai trop aimé ; dans mon cœur épuisé,
Le sentiment ne peut renaître.
Non, non, vous avez fui pour ne plus reparaître,
Première illusion de mes premiers beaux jours,
Céleste enchantement des premières amours !
Ô fraîcheur du plaisir !........
En lisant ces vers, nous sentons s’éveiller et murmurer au dedans de nous cet écho du Vallon :
On peut dire qu’en général l’élégie de Lamartine commence là où celle de Parny se termine, à la douleur, à la séparation, au désespoir ; mais le poète moderne a su rajeunir, revivifier tout cela par les espérances d’immortalité et par l’essor aux sphères supérieures : ainsi les plus beaux sonnets de Pétrarque sont ceux qui naissent après la mort de Laure. L’Éléonore de Parny, naïve et facile, manque d’élévation, d’avenir, d’idéal, de ce je ne sais quoi qui donne l’immortelle jeunesse ; elle n’a jamais eu d’étoile au front. Il n’est peut-être pas un nom de femme, parmi les noms amoureux célébrés en vers, dont on ait plus parlé en son temps, dont on se soit plus inquiété, avec une curiosité romanesque. Cinquante années n’étaient pas encore écoulées que lorsqu’on prononçait simplement le nom d’Éléonore, on ne se souvenait plus de celle de Parny, on ne songeait qu’à la seule et unique Éléonore, à celle de Ferrare et du Tasse : il n’y a que l’idéal qui vive à jamais et qui demeure.
Si touchés que les contemporains aient pu être des graces vives et naturelles de Parny, et de ses traits de passion, il ne faudrait pas croire que certains défauts essentiels leur aient entièrement échappé. Le Mercure de France (8 janvier 1780) sait très bien regretter, par exemple, que l’expression de la tendresse ne se mêle pas plus souvent chez le poète à celle de la volupté, et que l’amour n’anime pas de couleurs plus riches son imagination et sa veine[14]. Dans les Annales politiques de Linguet (tome V, page 104), on fait remarquer très justement que, si ce n’est pas la pudeur, c’est au moins la délicatesse, que M. de Parny, en disant à sa maîtresse dans sa pièce de Demain :
Dès demain vous serez moins belle,
Et moi peut-être moins pressant.
Et en effet, ce n’était pas à son Éléonore, mais à une certaine Euphrosine, que le poète tenait d’abord ce langage si leste et si peu amoureux. On trouverait enfin dans les diverses critiques du temps la preuve qu’une foule d’expressions courantes et déjà usées, telles que les charmes arrondis, les plaisirs par centaine, les chaînes et les peines accouplées invariablement à la rime, et autres lieux-communs érotiques, ne satisfaisaient pas les bons juges. Mais, malgré les réserves de détail que l’on savait faire, personne alors ne se rendait bien compte de ce qui manquait foncièrement à ce style, et comment il péchait par la trame même.
Dans une lettre touchante de Français (de Nantes), que j’ai sous les yeux, cet hommes excellent, ce bienfaiteur véritable des dernières années de Parny l’appelle ingénument le premier poète classique du siècle de Louis XVI. Oui, Parny était bien cela, il l’était dans son genre à meilleur titre que Delille ; mais le malheur, c’est que l’époque de Louis XVI n’avait rien de ce qui constitue un siècle ; ce n’était qu’un règne d’un goût passager et d’un jargon poétique aimable. Parny sut se préserver mieux qu’aucun autre de la contagion, il sut s’en préserver à sa manière tout autant que Fontanes ; il ramena et observa suffisamment le goût et le naturel dans l’élégie, mais il ne créa pas le style. Or, il aurait fallu le retremper alors tout entier. Convenons qu’un poète élégiaque n’est pas nécessairement tenu à de tels frais d’originalité ; il chante dans la langue de son temps, heureux et applaudi quand il y chante le mieux, et il n’a pas charge de refaire avant tout son instrument. Voilà ce qu’il faut dire pour rester juste envers Parny ; mais les circonstances n’en furent pas moins pour lui un malheur irréparable. Avec son organisation délicate et fine, avec ses instincts de simplicité et de mélodie, il est permis de conjecturer que, nourri à une meilleure époque, plus loin de Trianon, et venu du temps de Racine, il aurait été un élégiaque parfait.
Pour apprécier autant qu’il convient le mérite naturel et touchant des élégies de Parny, il suffit de lire celles qu’a essayées Le Brun, si sèches, si fatiguées et si voulues. Pour apercevoir d’autre part ce qu’il y aurait eu à tenter d’indispensable et de neuf dans la forme et dans la trame, il suffit de se rappeler les élégies d’André Chénier. Bertin, dont le nom ne saurait être omis dans un article sur Parny, l’intéressant et chaleureux Bertin, semble avoir mieux entrevu un coin de la tâche qu’il eût fallu entreprendre ; mais son louable, son généreux effort d’émulation à la Properce est resté inachevé.
Parny touchait à peine à l’âge de vingt-cinq ans, et il semblait déjà embarrassé de sa très jeune muse d’hier ; il disait à la fin de sa Journée champêtre :
Il n’est qu’un temps pour les douces folies,
Il n’est qu’un temps pour les aimables vers.
Mais, quand les vingt-cinq ans furent loin, ce dut être bien pis. Tout le monde lui parlait d’Eléonore, et il sentait que pour lui le souvenir même s’enfuyait, s’effaçait déjà dans le passé. Combien de fois il dut répondre, non sans un mouvement d’impatience, aux admirateurs et questionneurs indiscrets :
Ne parlons plus d’Éléonore ;
J’ai passé le mois des amours !…
Au fond, il pensait toujours comme lorsqu’il avait dit dans sa riante peinture des Fleurs :
Pour être heureux, il ne faut qu’une amante,
L’ombre des bois, les fleurs et le printemps.
C’était le printemps qui lui faisait défaut désormais. On a remarqué que certaines natures poétiques, voluptueuses et sensibles, se flétrissent vite ; la première fleur passée, elles ne donnent qu’un fruit peu abondant, après quoi ce n’est plus qu’une écorce mince et sèche, à laquelle, s’il se peut, s’attache un reste de l’ancien parfum. La forme même des traits change ; ce qui était le nerf de la grace devient aisément maigreur, la finesse du sourire tourne à la malice. Je ne veux pas dire que Parny ait jamais subi toute la métamorphose, ni même qu’il en ait donné signe tout d’abord. Il y eut bien des années intermédiaires ; ces années-là sont difficiles à passer. J’ai souvent pensé qu’un poète élégiaque, qui, son amour une fois chanté, se tairait à jamais et obstinément, comme Gray, par exemple, agirait bien plus dans l’intérêt de sa gloire ; il se formerait autour de son œuvre je ne sais quoi de mystérieux, de conforme au genre et au sujet. Son chant, comme celui de ces oiseaux qui ne chantent que durant la saison des amours, s’en irait mourir vaguement dans les bois. Mais que voulez-vous ? il faut bien faire quelque chose de son talent, lorsqu’une fois on l’a développé ; il vous reste et vous sollicite, même après que la fraîcheur ou l’ardeur première du sentiment s’est dissipée ; car, tout poète élégiaque l’a dû éprouver amèrement, ce n’est pas tant la vie qui est courte, c’est la jeunesse. En 1784, Parny sentit la nécessité d’une pause, et sembla vouloir mettre le signet à sa poésie ; il publiait la quatrième édition de ses Opuscules, édition corrigée et augmentée pour la dernière fois : « Nous pouvons assurer, disait l’avertissement, que ce Recueil restera désormais tel qu’il est. » Puis, il quitta la France, retourna en passant à l’île Bourbon, et fit le voyage de l’Inde, où on le trouve attaché, en qualité d’aide-de-camp, au gouverneur. Mais cet exil occupé lassa bientôt sa paresse ; il donna sa démission du service et de toute ambition, et, revenu à Paris, publia, en 1787, son choix agréable de Chansons madécasses recueillies sur les lieux, et qu’on peut croire légèrement arrangées. Cette attention inaccoutumée qu’il accordait à des chants populaires et primitifs nous avertit de remarquer que les Études de la Nature avaient paru dans l’intervalle et cinq ou six ans après la publication de ses élégies. La couleur locale, que Parny n’avait pas eu l’idée d’employer en 1778, lui souriait peut-être davantage depuis qu’il en avait vu les brillans effets et le triomphe[15]. À la suite des chansons en prose, on lisait en un clin d’œil, dans le mince volume, les dix petites pièces intitulées Tableaux, simple jeu d’un crayon gracieux et encore léger ; mais où déjà l’on pouvait voir une redite, la même image reprise et caressée, une variante affaiblie, d’une situation trop chère, dont l’imagination du poète ne saura jamais se détacher. La révolution éclata, et Parny, malgré les pertes de fortune qu’il y fit successivement et qui atteignirent sa paresse indépendante, ne paraît, à aucun moment, l’avoir maudite, ni, comme tant d’autres plus timorés, plus inconséquens ou plus sensibles, l’avoir trouvée en définitive trop chèrement achetée : la ligne littéraire qu’il y suivit invariablement atteste assez qu’elle comblait à certains égards ses vœux encore plus qu’elle ne décevait ses espérances. On raconte qu’il avait composé un poème sur les Amours des reines de France, et qu’il le brûla par délicatesse à l’époque où ce poème aurait pu, en tombant entre des mains parricides, devenir une arme d’infamie contre d’illustres victimes. L’esprit humain enferme de telles contradictions et de telles partialités qu’au moment où, par un sentiment généreux, Parny jetait au feu son poème galant sur les reines de France, parce qu’alors on les égorgeait, il se mettait à composer à loisir et sans le moindre remords cet autre poème où il houspillait, selon son mot, les serviteurs de Dieu, tandis qu’ils étaient bien houspillés en effet au dehors, c’est-à-dire égorgés aussi ou pour le moins déportés. Nous touchons ici à son grand crime, à son tort vraiment déplorable, irréparable et qui souille une renommée jusque-là charmante. Ah ! que Parny n’est-il mort comme son ami Bertin au sortir de la jeunesse, à la veille des tempêtes sociales qui allaient soulever tant de limon ! On se prend pour lui à le regretter. Quel gracieux souvenir sans tache il eût laissé alors, et quel libre champ ouvert au rêve ! Cet aimable éclat s’est à jamais terni. Je ne crois faire, dans tout ceci, aucun puritanisme exagéré, aucune concession à des doctrines et à des croyances qu’il n’est pas nécessaire d’ailleurs de partager soi-même pour avoir l’obligation de les respecter dans la conscience de ses semblables, et surtout pour devoir ne pas les y aller blesser mortellement, lascivement et par tous les moyens empoisonnés. Bussault a très bien dit de la Guerre des Dieux que ce poème figurera dans l’histoire de la Révolution, encore plus qu’il ne marquera dans celle de la littérature, et à ce titre il réclame quelque considération sérieuse. Parny le composa depuis l’an III environ jusqu’à l’an VII, époque de la publication ; dans l’intervalle, divers morceaux et même des chants tout entiers avaient été insérés dans la Décade, principal organe du parti philosophique. Au moment de l’apparition du volume, Ginguené, ancien camarade de collége de Parny, mais poussé surtout par son zèle pour la bonne cause, donna dans la Décade jusqu’à trois articles favorables[16], analyses détaillées et complaisantes, dans lesquelles il étalait le sujet et préconisait l’œuvre : « L’auteur, disait-il, l’a conçue de manière que les uns (les dieux) sont aussi ridicules dans leur victoire que les autres dans leur défaite, et qu’il n’y a pas plus à gagner pour les vainqueurs que pour les vaincus. » Après toutes les raisons données de son admiration, le critique finissait par convenir qu’il se trouvait bien par-ci par-là, dans les tableaux, quelques traits « qu’une décence, non pas bégueule, mais philosophique, et que le goût lui-même pouvaient blâmer ; » il n’y voyait qu’un motif de plus pour placer le nouveau poème à côté de celui de Voltaire, de cet ouvrage, disait Ginguené, « qu’il y a maintenant une véritable tartufferie à ne pas citer au nombre des chefs-d’œuvre de notre langue. » Le succès de la Guerre des Dieux fut tel, que trois éditions authentiques parurent la même année, sans parler de deux ou trois contrefaçons. Les petits vers anodins, comme du temps du Mercure, les madrigaux philosophiques pleuvaient sur Parny pour le féliciter. Quant à la rumeur soulevée chez les rigoristes, Ginguené n’y voyait que des cris suscités, soufflés aux simples par l’adroit fanatisme et par le royalisme rusé. C’est le même critique qui allait bientôt se montrer si sévère dans cette même Décade contre le Génie du Christianisme de son compatriote Chateaubriand. Ainsi, d’honnêtes esprits, de recommandables écrivains ont leurs impulsions acquises, des directions presque irrésistibles, se laissent emporter sans scrupules au courant d’une opinion, sous prétexte qu’elle est la leur[17]. L’année même où parut la Guerre des Dieux, et qui fut celle où s’exhalait le dernier soupir du Directoire, vit paraître une série de publications de même nature qui montrent à quel point la littérature alors n’avait pas moins besoin que la société d’un 18 brumaire, je veux seulement dire de quelque chose d’assainissant et de réparateur. C’est à cette date de l’an VII que naquirent aussi les Quatre Métamorphoses de Lemercier ; les Priapeia de l’abbé Noël n’avaient précédé que de quelques mois (an VI) ; je mentionne à peine le Poète de Desforges, et je passe sous silence le De Sade ; mais une simple liste des ouvrages publiés en cette fin d’orgie est parlante et déclare assez le progrès d’une contagion dont les hommes honorables n’avaient plus toujours la force de se préserver. Parny lui-même autrefois, dans un joli dialogue qu’il avait trop oublié, et qui eût été ici bien plus à propos, avait pu dire :
Quel est ton nom, bizarre enfant ? — L’Amour. —
Toi l’Amour ? — Oui, c’est ainsi qu’on m’appelle. –
Qui t’a donné cette forme nouvelle ? —
Le temps, la mode, et la ville et la Cour[18]. —
Quel front cynique ! et quel air d’impudence !
...............
Mais qu’aperçois-je ? un masque dans tes mains,
Des pieds de chèvre, et le poil d’un satire ?
Quel changement !..........
J’ai quelquefois pensé que si le Directoire avait pu se prolonger un peu honnêtement, il serait sorti de là une littérature plus originale, plus neuve que la plupart des soi-disant classiques du moment n’étaient à même de le soupçonner. Selon Lemercier, qui s’en rendait mieux compte, il s’agissait, par certains essais, de repoétiser notre langue, devenue trop timide[19]. Mais ce qui aurait toujours nui à la valeur de ces tentatives, c’est que l’époque était trop relâchée, trop gâtée pour rien engendrer de complet et qui fît ensemble. Je le répète, sur ce point littéraire aussi, il fallait un 18 brumaire. Bonaparte n’eut garde de s’y tromper : il étendit la main à la littérature comme aux autres vices de la société, et ne tarda pas à y ramener la décence, la régularité, et par malheur aussi le mot d’ordre qu’il imposait en toute chose. Le début du Consulat s’ouvre dans une assez belle proportion encore d’ordre et de liberté, et on sait quelles œuvres brillantes ont honoré cette date glorieuse. L’Empire y coupa court, et pécha par excès de police littéraire, comme le Directoire avait péché par le contraire ; Quant à Parny en particulier, Bonaparte le considéra toujours un peu comme un des vaincus du 18 brumaire ; il ne lui pardonna guère plus qu’aux idéologues. Pour lui, c’était un idéologue surpris un jour en gaieté et qui avait fait esclandre.
Le succès de la Guerre des Dieux ne fit que mettre Parny en verve, et il continua sur le même ton dans divers chants restés inédits et dans d’autres petits poèmes qui parurent sous le titre de Portefeuille volé en 1805. Pour ne pas avoir l’air d’éluder le jugement littéraire, même en telle matière où la question morale et sociale domine tout, nous dirons une bonne fois que, n’avoir lu la Bible, comme le fit Parny, que pour en tirer des parodies plus ou moins indécentes, c’était se juger soi-même et (religion à part) donner, comme poète, la mesure de son élévation, la limite de son essor. Après cela, nous ne ferons aucune difficulté de reconnaître qu’il développe en cette carrière nouvelle plusieurs des qualités épiques, un art véritable de composition, des agrémens de conteur, et qu’il y rencontre, dans le genre gracieux, bien des peintures fines et molles, telles qu’on peut les attendre de lui : l’épisode, de Thaïs et Élinin a mérité d’être extrait du poème dont il fait partie et de trouver place dans les Œuvres choisies, où, ainsi détaché, il peut paraître comme un malicieux fabliau.
Le grand écueil des élégiaques qui vieillissent (et Parny y a donné en plein dans ses divers poèmes irréligieux), c’est de ne savoir pas rompre avec l’image séduisante qui revient de plus en plus chère, bien que de jour en jour plus fanée. L’imagination n’était que voluptueuse dans la jeunesse ; elle court risque, en insistant, de devenir licencieuse, si de graves pensées nées à temps ne l’enchaînent pas. La seconde manière de Parny est comme une preuve perpétuelle de ce triste progrès, et on aurait peut-être, depuis lui, à citer encore d’autres exemples.
Parny, au reste (et ceci achève le tableau), ne paraît pas s’être douté, sous le Directoire, de l’excès d’orgie d’alentour et de l’énormité du scandale dont lui-même il pouvait dire si présentement : Pars magna… Dans un Hymne pour la Fête de la Jeunesse, qu’il composait au printemps de l’an VII, il faisait chanter à de jeunes garçons :
Loin de nous les leçons timides,
Loin de nous les leçons perfides
Et les vils préjugés que la France a vaincus !
Levons notre tête affranchie,
Et que le printemps de la vie
S’embellisse toujours du printemps des vertus[20] !
L’illusion, on le voit, et l’oubli de l’ivresse étaient poussés un peu loin ; le réveil pourtant se préparait.
Au lendemain de l’apparition de la Guerre des Dieux, une place se trouvait vacante à l’Institut ; il s’agissait de remplacer Delille qui s’était obstiné, un peu tard, à émigrer. Parny arrivait sur les rangs et en première ligne ; mais le délire d’imagination auquel il venait de se livrer lui fit perdre des suffrages, et l’aimable Legouvé l’emporta sur lui. Ce ne fut que quelques années après, en 1803, que Parny eut le fauteuil, en remplacement de M. Devaisnes. Sa réception, qui eut lieu le 6 nivôse an XII (28 décembre 1803), fut un évènement. La séance se tint dans la salle du Louvre ; et ce fut une des dernières avant la translation de l’Institut aux Quatre-Nations. La société, qui renaissait et qui obéissait déjà à tout un autre reflux d’idées, y accourut en foule et dans les dispositions d’une curiosité quelque peu malicieuse ; c’était le même monde qui venait d’inaugurer le Génie du Christianisme, et tout récemment de faire le succès de la Pitié de Delille, succès qu’on peut considérer comme une revanche sociale de celui de la Guerre des Dieux. Garat, au nom de l’institut, devait répondre à Parny, et l’on se demandait comment le philosophe se tirerait de l’endroit difficile. Parny ne put lire son discours lui-même, à cause de la faiblesse de sa voix et même d’une certaine difficulté de prononciation[21] ; ce fut Regnault de Saint-Jean d’Angely qui lui prêta son organe sonore. Le discours de Parny, très convenable, indique le pli définitif de son esprit, une fois la première fleur envolée : quelque chose de juste, de bien dit, mais d’un peu sec. Quoique le goût et la morale ne soient pas exactement la même chose, il pouvait sembler piquant de trouver si rigoriste sur le chapitre des doctrines littéraires celui qui l’avait été si peu tout à côté. Quant à Garat, son discours dura trois quarts d’heure, ce qui semblait alors très long pour un discours d’académie ; il parla de beaucoup de choses, et, lorsqu’il en vint à prononcer le mot de Guerre des Dieux, l’auditoire qui l’attendait là, et qui commençait à se décourager, redoubla de silence ; ce fut en vain : l’orateur-sophiste échappa à la difficulté par un vrai tour de passe-passe assez comparable à celui par lequel il avait traversé toute la Révolution, en n’étant ni pour les girondins, ni pour les jacobins, mais entre tous. Ainsi, dans cette fin de discours, il se mit à faire un magnifique éloge de la piété tendre et sensible, puis, en regard, un non moins magnifique portrait de la vraie philosophie ; puis, au sortir de ce parallèle, il s’échappa dans une vigoureuse sortie contre le fanatisme qui, seul, trouble la paix si facile à établir, disait-il, entre les deux parties intéressées ; s’animant de plus en plus devant cet ennemi, pour le moment du moins, imaginaire, l’orateur compara tout d’un coup le fanatique ou l’hypocrite à l’incendiaire Catilina lorsqu’il vint pour s’asseoir dans le Sénat de Rome et que tous les sénateurs, d’un mouvement de répulsion unanime, le délaissèrent sur son banc seul, épouvanté et furieux de sa solitude… On se retournait, on regardait de toutes parts pour chercher cet incendiaire, car il était bien évident que, dans la pensée de Garat, ce n’était point M. de Parny. Quelques honnêtes auditeurs s’y méprirent pourtant et crurent que Garat avait voulu blâmer d’une manière couverte le récipiendaire. La Décade, dans son article du 10 nivose (an XII) s’attacha à rétablir le fil des idées que les malveillans, disait-on, avaient tâché d’embrouiller. Mais on avait devant soi des adversaires mieux en état de riposter qu’en l’an VII. M. de Feletz, dans un de ces articles ironiques du Journal des Débats comme il les savait faire, disait : « M. Garat voulait parler à M. de Parny de son poème honteusement célèbre de la Guerre des Dieux. En a-t-il fait l’éloge ? En a-t-il fait la censure ? Tel a été son entortillage que ce point a paru problématique à quelques personnes ; mais ce doute seul déciderait la question, et prouverait que M. Garat applaudit au poème[22]… » Comme on était alors dans tout le feu du projet de descente en Angleterre, Fontanes termina la séance par la lecture d’un chant de guerre contre les Anglais, mêlé de chœurs et dialogué, avec musique de Paësiello.
Aux environs de ce moment, Parny faisait écho aux mêmes passions patriotiques, en publiant son poème de Goddam dont le sujet n’est autre que cette descente en Angleterre, la parodie de la vieille lutte de Harold et de Guillaume. Tout cela est d’un esprit peu étendu, trop peu élevé, d’un talent facile toujours et parfois encore gracieux. Les amis, du reste, ne cherchaient point à dissimuler les défauts de cette œuvre de circonstance, et les ennemis commençaient à dire que M. de Parny, qui avait si bien chanté les amours, avait un talent moins décidé pour chanter les guerres. J’ai hâte de sortir de cette triste période et de cette critique ingrate pour retrouver le Parny que nous avons droit d’aimer. On le retrouvait déjà dans le petit poème d’Isnel et Asléga qui parut d’abord en un chant (1802) et que l’auteur développa plus tard en quatre. Cette douce et pure esquisse, ou plutôt ce pastel, aujourd’hui fort pâli, s’offrait en naissant avec bien de la fraîcheur et dans toute la nouveauté de ces teintes d’Ossian que l’imitation en vers de Baour-Lormian venait de remettre à la mode.
Dans cette même édition de ses Œuvres diverses (1802) où se lisait la première version d’Isnel et Asléga, Parny s’était attaché à ne rien faire entrer que d’avouable et d’incontestable ; il y a réussi, et l’on peut dire que depuis on ne trouverait à peu près rien à ajouter au choix accompli qu’il fit alors. On y distinguait cette mélodieuse complainte, imitée de l’anglais, sur la mort d’Emma :
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs,
Et sans effort coulez avec mes pleurs…
On y goûtait surtout ces autres vers sur la mort d’une jeune fille, et qu’on ne peut omettre de citer dans un article sur Parny, bien qu’ils soient dans toutes les mémoires :
Son âge échappait à l’enfance.
Riante comme l’innocence,
Elle avait les traits de l’Amour ;
Quelques mois, quelques jours encore,
Dans ce cœur pur et sans détour
Le sentiment allait éclore.
Mais le Ciel avait au trépas
Condamné ses jeunes appas.
Au Ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s’est endormie
Sans murmurer contre ses lois :
Ainsi le sourire, s’efface ;
Ainsi meurt, sans laisser de trace,
Le chant d’un oiseau dans les bois.
Voilà de ces vers discrets, délicats, sentis, comme il sied à l’élégiaque qui n’a plus d’amours à chanter d’en laisser échapper encore ; si quelque chose en français pouvait donner idée de ce je ne sais quoi qui fait le charme dans le trait léger et à peine touché d’Anacréon, ce serait cette pièce où Parny, sans y songer, s’est montré un Anacréon attendri. Je noterai aussi le joli tableau intitulé le Réveil d’une Mère ; on s’est étonné que ces jouissances pures d’une épouse vertueuse, ces chastes sourires d’un intérieur de famille aient trouvé, cette fois, dans Parny un témoin qui sût aussi bien les traduire et les exprimer ; mais c’est que les torts de Parny, s’il n’en avait eu que contre la pudeur et s’il ne s’était attaqué directement aux endroits les plus sacrés de la conscience humaine, ne seraient guère que ceux de l’époque qu’il avait traversée dès sa jeunesse. « Il ne faudrait pas trop nous juger sur certaines de nos œuvres, me disait un jour un vieillard survivant, avec un accent que j’entends encore : monsieur, nous avons été trompés par les mœurs de notre temps. »
Le Parny de ces jolies pièces qu’on se plaît à citer était bien celui qu’on retrouvait avec agrément dans la société et dans l’intimité, aux années du Consulat et de l’Empire, celui qui, n’ayant plus rien d’érotique au premier aspect, rachetait ces pertes de l’âge par quelque chose de fin, de discret, de noble, que tous ceux qui l’ont approché lui ont reconnu. Plusieurs de ses poésies portent témoignage de sa liaison étroite avec les Macdonald, les Massa ; c’est vers ce temps aussi qu’il dut beaucoup à Français (de Nantes). Les détails de cette dernière relation sont touchans et honorent les deux amis. Les Muses, de tout temps, ont eu à souffrir, elles ont eu souvent à solliciter ; seulement elles le font avec plus ou moins de dignité et de conscience d’elles-mêmes. Théocrite, dans sa belle pièce intitulée les Graces ou Hiéron, a dit : « C’est toujours le soin des filles de Jupiter, toujours le soin des chantres, de célébrer les immortels, de célébrer aussi les louanges des braves et des bons. Les Muses sont des déesses, et les déesses chantent les dieux, tandis que, nous, nous sommes des mortels, et les chants des mortels s’adressent aux mortels. Donc, lequel de tous ceux qui habitent sous l’aurore azurée accueillera dans sa maison avec tendresse mes Graces qui s’envolent vers lui, se gardant bien de les renvoyer sans présens ? Car elles alors, toutes fâchées, s’en reviennent à la maison, pieds nus, en me reprochant grandement d’avoir fait un voyage stérile, et craintives désormais, elles attendent là, assises sur le fond d’un coffre vide, tenant la tête basse entre leurs genoux glacés ; et ce banc de repos leur est bien dur, après qu’elles n’ont rien obtenu !… »
Ainsi parlait Théocrite, accusant déjà son époque d’être toute à l’industrie et à l’argent. Je ne sais ce que répondit Hiéron ; mais Parny, lui, n’eut point à se repentir d’avoir envoyé ses Graces frapper à la porte du cabinet de Français (de Nantes) ; et elles ne lui revinrent point avec un refus. Nous sommes assez heureux pour pouvoir donner la lettre simple, sérieuse et digne que le poète écrivait à l’homme en place en le sollicitant. Ici, n’oublions pas que nous sommes dans les temps modernes et tout de bon (n’en déplaise à Théocrite) dans le siècle de fer de la prose ; l’Hiéron ou le Mécène est un directeur général des droits-réunis.
« La place de bibliothécaire en chef du Corps-Législatif qui m’avait été promise ne sera point créée. Si l’on avait pris sur-le-champ cette détermination, j’aurais sollicité, au nom des Muses, qui n’ont pas le privilége de pouvoir vivre sans pain, un recoin obscur dans votre propre bureau. Il n’est sans doute plus temps. Cependant je m’adresse à vous, sinon avec espoir, du moins avec confiance. Le travail des bureaux ne m’est point étranger : j’ai exercé pendant treize mois un emploi dans ceux de l’Intérieur, et je ne me chargeais pas des choses les plus faciles. Je suis toujours tout entier à ce que je fais : peut-être même trop, car ma santé en souffre quelquefois.
« Agréez, monsieur le directeur, mes salutations respectueuses.
Cette lettre ne put être publiée du vivant de Français (de Nantes) ; un sentiment de délicatesse, que l’on conçoit de sa part, répugnait à la livrer « et puis il ne faut pas, répondait-il agréablement, qu’en parodiant le vers de Boileau on puisse dire :
Mais pourquoi n’oserait-on pas tout révéler aujourd’hui que vous n’êtes plus, ô homme excellent, si l’on s’empresse d’ajouter que le poète vous dut ces soins d’une grace parfaite, ces attentions du cœur qui ne se séparaient pas du bienfait, et si l’on remarque à l’honneur de tous deux, comme l’a très-bien dit M. Tissot, que l’un garda toujours dans ses éloges la même pudeur que l’autre dans ses services ?
Parny avait contracté, à la fin de 1802, un mariage qui le rendit, durant ses dernières années, aussi heureux qu’on peut l’être quand le grand et suprême bonheur s’est enfui. La personne qui se consacra à charmer ainsi ses ennuis et à consoler ses regrets était une créole aimable, déjà mère de plusieurs enfans d’un premier mariage : la douceur de la famille commença au complet pour Parny. On raconte que, quelques années auparavant, celle qui avait été Eléonore, devenue veuve et libre, et restée naïve, avait écrit de Bourbon à son chantre passionné pour lui offrir sa main ; mais il était trop tard, et Parny ne laissa échapper que ce mot : « Non, non, ce n’est plus Éléonore ». — Celle-ci alors, selon la chronique désormais certaine et très positive, se remaria, vint en France, habita et mourut en Bretagne, et l’on se souvient d’elle encore à Quimper-Corentin.
Les dernières années de Parny ne furent point oisives, et dans sa retraite, il continua de se jouer à des compositions d’assez longue haleine. Les Déguisemens de Vénus marquent comme le dernier adieu, un peu trop prolongé, à ces douceurs volages dont, plus jeune, il avait dit :
Sur les plaisirs de mon aurore
Vous me verrez tourner des yeux mouillés de pleurs,
Soupirer malgré moi, rougir de mes erreurs,
Et même en rougissant les regretter encore.
On crut déjà remarquer, dans les nudités de ce badinage, quelque recherche d’invention et d’expression ; mais, dans son poème des Rose-Croix (1808), ses admirateurs eux-mêmes se virent forcés de reconnaître de l’obscurité et de la sécheresse, défauts les plus opposés à sa vraie manière. C’était un signe pour Parny de s’arrêter. Il parut le comprendre et ne fit à peu près rien depuis ce temps, rien que des bagatelles plus ou moins gracieuses, dont la négligence ne pouvait compromettre sa gloire. Cette gloire était réelle, et malgré les quelques éclipses et les taches qu’elle s’était faites à elle-même, on la trouve, vers 1810, universellement établie et incontestée. Marie-Joseph Chénier, dans ce qu’il dit du poète en son Tableau de la Littérature, n’est qu’un rapporteur fidèle. Parny avait la position et le renom du premier élégiaque de son temps et, pour mieux dire, de toute notre littérature ; comme Delille, comme Fontanes à cette époque, il régnait, lui aussi, à sa manière, bien que dans un jour plus voilé et plus doux. Tout en se tenant dans son coin (c’était son mot), il avait conscience de ce rang élevé, de ce rang premier, et en usait avec modestie, avec bienveillance pour les talens nouveaux, avec autorité toutefois. On a ses billets et réponses en vers à Victorin Fabre, à Millevoye, à M. Tissot qui venait de traduire avec feu les Baisers de Jean Second ; aux complimens gracieux qu’expriment ces petits billets rimés, il savait mêler en simple prose et dans la conversation des conseils d’ami et de maître[24].
Parny se montrait très-opposé, et presque aussi vivement qu’aurait pu l’être un critique de profession, au goût nouveau qui tendait à s’introduire et dont les essais en vers n’avaient rien jusque-là, il est vrai, de bien séduisant. On peut douter qu’il se fût jamais converti, même en voyant des preuves meilleures. Il est au contraire très aisé de soupçonner ce qu’il aurait pensé des tentatives et des élancemens mystiques de la lyre nouvelle, et on croit d’ici l’entendre répéter et appliquer assez à propos à plus d’un poète monarchique et religieux de 1824, à certains de nos beaux rêveurs langoureux et prophètes (s’il avait pu les voir), qui, en ce temps-là mêlaient beaucoup de psaume à l’élégie et tranchaient du séraphin :
Cher Saint-Esprit, vous avez de l’esprit,
Mais cet esprit souvent touche à l’emphase :
C’est un esprit qui court après la phrase,
Qui veut trop dire, et presque rien ne dit.
Vous n’avez pas un psaume raisonnable.
L’esprit qui pense et juge sainement,
Qui parle peu, mais toujours clairement
Et sans enflure, est l’esprit véritable.
C’est assez dire d’ailleurs combien il n’eût rien entendu, selon toute probabilité, aux mérites sérieux, aux qualités d’élévation et de haute harmonie qui sont l’honneur de cette lyre moderne. Parny était demeuré, à bien des égards, le premier élève de Voltaire ; il est vrai qu’on doit vite ajouter, pour le définir, qu’il a été le plus racinien entre les voltairiens.
Dans l’habitude de la vie, surtout vers la fin, il restait assez volontiers silencieux, et pouvait paraître mélancolique, ou même quelquefois sévère. La maladie qui le retint, qui le cloua chez lui à partir de 1810, et dont l’un des graves symptômes était une enflure progressive des jambes, dut contribuer à cette altération de son humeur. Avant ce temps, il était de belle taille, mince, élégant ; il eut toujours l’air très-noble, et l’âge lui avait dessiné un profil qui rappelait, par instans, celui de Voltaire, mais un profil bien moins accusé, très fin, et qu’Isabey a si délicatement touché de son crayon. À considérer l’original de ce portrait, je songeais qu’il en est un peu pour nous du talent de Parny comme de ce profil, et qu’il a besoin d’être bien regardé pour qu’on en saisisse aujourd’hui le trait léger, le tour presque insensible. L’aimable Isabey, que j’interroge, traduit lui-même et complète d’un mot mon impression en disant du visage et de la physionomie de Parny : C’était un oiseau. Parny, comme on peut croire, avait le ton de la meilleure compagnie ; point de bruit, point de fracas, rien de tranchant. Il parlait, ai-je dit, avec un petit défaut de prononciation : c’était un parler un peu court, un peu saccadé, pourtant agréable et doux ; quand il s’animait, son feu se faisait jour, et sa conversation, sans y viser, arrivait au brillant et au charme. À ces sorties trop rares, on sentait que le poète en lui aimait à se retirer au dedans, mais qu’il n’avait pas péri.
Parny mourut le 5 décembre 1814, avant d’avoir pu même entrevoir le déclin et l’échec de sa gloire. Sa mort, au milieu des graves circonstances publiques, excita de sensibles, d’unanimes regrets, et rassembla, un moment, tous les éloges. Comme on avait perdu Delille l’année précédente, on remarquait que c’était ainsi que, dans l’antiquité, Virgile et Tibulle s’étaient suivis de près au tombeau. Certes, Parny était bien, en toute légitimité, un cadet de Tibulle, comme il s’intitulait lui-même modestement, tandis que Delille n’était au plus que l’abbé Virgile. Béranger, alors à ses débuts, pleura Parny par une chanson touchante et filiale ; elle nous rappelle combien son essaim d’abeilles, avant de prendre le grand essor et de s’envoler dans le rayon, avait dû butiner en secret et se nourrir au sein des œuvres de l’élégiaque railleur. Il est à croire que, si l’on avait conservé quelques-unes de ces élégies toutes premières de Lamartine qui ont été jetées au feu, on aurait le lien par lequel ce successeur, trop grand pour être nommé un rival, se serait rattaché, un moment, à Parny. — Voilà tout ce qu’il m’a été possible de ramasser et de combiner ici sur le gracieux poète, trop long-temps oublié de nous ; et je n’ai voulu autre chose, en produisant ces divers souvenirs et ces jugemens, que lui apporter en définitive un hommage, de la part d’un de ceux-là même qui eussent le moins trouvé grace devant lui.
- ↑ Dans une lettre à Bertin, de janvier 1775.
- ↑ George Sand a célébré et, s’il en était besoin, poétisé, à la fin d’Indiana, le site magnifique du Bernica ; c’est au bord de ce ravin, au haut et en face de la cascade, que l’éloquent romancier dispose la scène, le projet de suicide de Ralph et d’Indiana ; je ne répondrais pas qu’il n’y ait quelque fantaisie dans une description faite ainsi par ouï-dire. Voici quelques vers dont on me garantit l’exactitude et qui ont l’avantage d’être nés sur les lieux ; on y reconnaît tout d’abord, à l’accent, l’école qui a succédé à celle de Parny :
Ondes du Bernica, roc dressé qui surplombes,
Lac vierge où le cœur rêve à de vierges amours,
Pics où les bleus ramiers et les blanches colombes
Ont suspendu leur nid comme aux créneaux des tours ;
Roches que dans son cours lava le flot des âges,
Lit d’un cratère éteint où dort une eau sans voix,
Blocs nus, ondes sans fond, site âpre, lieux sauvages,
Salut ! salut à vous, etc…
(Lacaussade)Enfin, nous citerons encore la riche peinture de cette même vue, d’après nature, par M. Théodore Pavie (Revue des Deux Mondes du 1er février 1844, p. 438.)
- ↑ Feuillancour, entre Marly et Saint-Germain.
- ↑ On lit dans la première édition (1778) ce vers beaucoup plus conforme à la pensée du poète :
L’amour est un devoir, l’ennui seul est un crime.
- ↑ C’est un souvenir des Mémoires que j’ose placer là ; quoiqu’il y ait des années que j’aie entendu ce passage, je ne crois pas citer trop inexactement.
- ↑ Annales littéraires de Dussault, t. IV, p. 392, notice sur Parny.
- ↑ Dorat.
- ↑ Année 1778, t. II, p. 261.
- ↑ Paris, de l’imprimerie de Monsieur, 1785.
- ↑ J’incline tout-à-fait pour cette dernière supposition, et je crois que ce voyage obligé de Parny, qui amena la rupture, fut tout simplement son retour en France en 1775 ou 1776. Il n’apprit sans doute que plus tard, et peut-être à Paris même, le changement de destinée de celle qu’il avait quittée ; en effet, dans les premières éditions de ses poésies (1778-1779), l’on ne trouve rien ou presque rien encore de ce qui forme le quatrième livre des élégies, c’est-à-dire celui qui vient après le mariage et l’infidélité consommée d’Éléonore. Ce ne dut être que vers 1779-1781 que ce quatrième livre fut composé pour être définitivement clos et complété dans l’édition de 1784. Nous y reviendrons tout à l’heure.
- ↑ Il se rencontre ici plus d’une petite difficulté de chronologie qu’il est presque pédantesque de venir soulever en matière si légère. Voyons pourtant. Parny dit qu’il revint dans Paris après quatre ans d’inconstance et d’erreurs ; il dit cela positivement dans une lettre de 1777 adressée à M. de P. du S. Parti de France à la fin de mai 1773, ces quatre années le conduiraient à 1777 comme date du retour ; mais il paraît qu’il était revenu auparavant, vers la fin de 1775 ou au commencement de 1776. Ce qui est certain, c’est que dans une lettre à Bertin, datée de Bourbon janvier 1775, il parle de son retour comme prochain ; et de plus une lettre de Bertin à lui (en supposant la date exacte) nous le montre revenu en France et plus que revenu en juin 1776, pleinement rendu aux plaisirs de la confrérie, et n’ayant pas du tout l’air d’un amant désolé. Il est à supposer que Parny n’apprit que plus tard le mariage d’Éléonore, résultat de son absence. Serait-il donc, par hasard, retourné à Bourbon vers 1778-1779, dans le temps où paraissaient à Paris les premières éditions de ses poésies ? Ce voyage, dont je ne vois d’ailleurs aucune trace, concilierait tout. Quoi qu’il en soit, dans les belles élégies qu’il ajouta durant ces années suivantes, et qui sont celles du quatrième livre, Parny fit comme s’il était retourné en effet à Bourbon, et comme s’il avait appris son infortune sur les lieux mêmes. N’était-ce là, de sa part, qu’une pure combinaison poétique ? Avec ces hypocrites de poètes, on n’est jamais sûr de rien. Dans tous les cas, l’effet littéraire fut à merveille.
- ↑ M. Vinet, Discours sur la Littérature française, tome III de sa Chrestomathie (1841).
- ↑ C’est dans une élégie des secondes Méditations :
Aimons-nous, ô ma bien-aimée…
La moitié de leurs jours, hélas ! est consumée
Dans l’abandon des biens réels. - ↑ Cet article du Mercure est de plus assez sévère pour le style. Il est vrai que Parny avait eu un tort d’irrévérence en disant à la fin de son premier recueil :
Dans les sentiers d’Anacréon
Égarant ma jeunesse obscure,
Je n’ai point la démangeaison
D’entremêler une chanson
Aux écrits pompeux du Mercure.L’Année littéraire (année 1778, t. II), en rendant compte très favorablement des poésies de Parny, n’avait eu garde d’omettre ce petit trait contre le journal adverse.
- ↑ Un de nos amis qui s’est sérieusement occupé de Madagascar, et qui a pris la peine de recueillir quelques chansons malegaches authentiques, nous confirme d’ailleurs dans notre doute, et nous assure que les Chansons madécasses de Parny sont tout-à-fait impossibles : « Il a inventé, nous dit-on, les nuances de sentiment, les caractères qu’il prête à cet état de société, et jusqu’aux noms propres ; c’est du Parny enfin, du sauvage très agréablement embelli. » La comparaison de quelques pièces du vrai cru avec celles de Parny, et les considérations piquantes que pourrait suggérer ce rapprochement, nous mèneraient ici trop loin ; nous espérons en tirer matière un jour à un petit chapitre supplémentaire. On n’en a pas besoin, en attendant, pour conclure que Parny entendait le primitif un peu comme Macpherson, et pas du tout comme Fauriel.
- ↑ Voir les numéros du 30 pluviôse, du 10 ventose et du 10 germinal an VII.
- ↑ Voici encore, si l’on est curieux de suivre l’engagement, la Décade, an VIII, troisième trimestre, p. 554, et quatrième trimestre, p. 47.
- ↑ Ce mot la Cour indique une date antérieure ; le dialogue est en effet de 1788 ; mais qu’il s’appliquait bien mieux encore dix ans plus tard !
- ↑ Décade de l’an VII, troisième trimestre, p. 100.
- ↑ Décade an VII, troisième trimestre, page 97, côte à côte avec un fragment des Quatre Métamorphoses.
- ↑ Ce n’était une difficulté que relativement au discours public ; Parny avait la bouche fine et mince, le contraire de l’ore rotundo.
- ↑ Mélanges de M. de Feletz, t. III, p. 519.
- ↑ La date de l’année doit être 1804, c’est-à-dire l’année de la formation des droits-réunis.
- ↑ Voici, par exemple, une de ses lettres adressées à M. Tssot, au sujet de la traduction en vers des Bucoliques, dont ce dernier préparait, vers 1812, une seconde édition ; on y sent bien la netteté et la précision qui étaient familières à Parny :
« Lundi, 21.
« Point de notes marginales, mon cher Tissot ; elles sont toujours incomplètes et insuffisantes. Telle critique nécessiterait deux pages d’écriture ; et même ces deux pages diraient mal et ne diraient pas du tout. Venez demain mardi ; nous serons seuls depuis onze heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, y compris la demi-heure du dîner.
« Vous savez que je ne suis pas maître de mes idées : quand elles arrivent, elles m’entraînent. Prenez-moi donc dans le moment où ma tête est vide.
« Vous avez un rival, et ce rival est dangereux (Millevoye). S’il ne serre pas d’assez près l’original, il rachètera en partie ce défaut par l’élégance et l’harmonie du style. Aussi vous me trouverez sévère, sévérissime.
« Faites-moi un mot de réponse par Desmarets.
P. »On aura remarqué cette espèce d’aveu que fait Parny qu’il n’est pas maître, à certains momens, de ses idées, et que sa verve l’emporte : c’est qu’en effet, sous sa froideur apparente et sa sobriété habituelle de langage, il avait, jusqu’à la fin, de ces courans secrets et rapides de pensées qui tiennent au poète ; aux saisons heureuses, et quand il ne fait pas encore froid au dehors, cela s’appelle la veine.
1827 ; on croit y reconnaître à mainte page la plume exacte et exquise qui, dit-on, y a présidé (M. Boissonade).