Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne/06
ROBERT BURNS.
Un vieillard, qui a assez souffert pour avoir le droit d’être optimiste, me disait dernièrement, à propos des infortunes des poètes et des vives et inutiles réclamations qu’elles ont soulevées de tout temps : « Lorsqu’un fait se reproduit continuellement dans tous les pays et à toutes les époques, ce fait a beau blesser nos sympathies, il est d’un esprit droit et équitable, avant d’accuser la Providence, de chercher la raison de cette injustice apparente, et d’en apprécier les compensations.
« Les poètes sont malheureux, dit-on ; et on s’étonne, et on s’indigne, et on déclame contre la destinée. Mais il faut qu’ils soient malheureux, voilà ce qu’on oublie. La poésie exige une sensibilité qui se blesse au moindre contact, et qui (ajoutons-le pour être juste) perçoit des jouissances inconnues aux natures plus grossières. C’est le double lot de toutes les organisations délicates et impressionnables. Seulement les poètes ont un dédommagement de plus, c’est d’occuper le public de leurs souffrances, et d’y puiser mille satisfactions d’amour-propre. Plus je réfléchis, plus je les trouve exigeans et mal fondés dans leurs plaintes, de vouloir le talent sans la douleur, l’effet sans la cause, d’aspirer tout ensemble à la gloire et au bonheur. Pour les poètes lyriques surtout, est-ce possible, eux qui sont le sujet de leurs chants ? Heureux, qu’auraient-ils à nous dire ? Ne faut-il pas qu’ils pleurent pour nous intéresser ? La question serait éclaircie, je crois, si, au lieu de répéter que les poètes sont malheureux, on reconnaissait que ce sont les malheureux qui sont poètes.
« Et n’appelez pas cette explication un motif ingénieux de résignation aux maux d’autrui ; quoique vieux, je ne suis pas encore si égoïste. Mais pourquoi aurais-je tant de scrupules ? Placez un poète entre la souffrance et l’obscurité, son choix ne sera pas douteux. Je fais comme lui : son talent me console de ses malheurs, puisque c’est une filiation inévitable, et je suis de l’avis d’une femme de ma connaissance, qui a pour règle de ne jamais lire les ouvrages d’un poète dont la vie ne l’a pas fait pleurer. »
Burns est du nombre des poètes que mon vieil ami a dû lire, car sa vie fut empoisonnée par bien des chagrins, non pas de ces infortunes brillantes et dramatiques, qui excitent l’intérêt de la foule, et trouvent leurs dédommagemens dans l’effet qu’elles produisent, mais de ces misères lentes, obscures, continues, qui minent peu à peu les forces morales et physiques, et qui me semblent beaucoup plus dignes de compassion.
Fils d’un pauvre fermier du comté d’Ayr, en Écosse, Robert Burns apprit, dès l’enfance, à se familiariser avec les travaux et les privations que sa destinée lui réservait. Son père, homme d’un caractère recommandable et d’un esprit fort au-dessus de sa position, lutta toute sa vie contre la mauvaise fortune, et ne laissa à ses enfans, pour tout patrimoine, que l’exemple de ses vertus et une éducation passable, qui était en partie son ouvrage. Livrés à eux-mêmes, Robert et son jeune frère Gilbert prirent, comme leur père, une ferme à bail ; mais leur entreprise ne réussit pas mieux que les siennes. Outre la fatalité qui s’acharnait sur toute cette famille, une autre cause personnelle à Robert mettait obstacle au succès : l’amour, qui seul détourne assez déjà de ce qu’on nomme les intérêts positifs de la vie, l’amour lui avait apporté une distraction bien plus dangereuse encore, car elle est éternelle. Robert était devenu poète, et tandis que son corps robuste exécutait machinalement les travaux de sa ferme, sa pensée était ailleurs, à la poursuite de mille gracieux fantômes.
Mais c’était trop peu de l’ennui quotidien d’une tâche rebutante qui prive du bonheur de se livrer à celle qui plairait, c’était trop peu des résultats fâcheux d’un travail fait à contre-cœur ; la destinée apparemment ne le trouvait pas assez malheureux, je veux dire assez poète : il fallait que ses souffrances et ses charges s’accrussent de celles de toute une famille. Amoureux de Jeanne Armour, il devint père, et voulut en homme d’honneur réparer son imprudence. Mais ce mariage, qui lui-même était une infortune dans sa position, devait être acheté par mille autres chagrins.
Il était encore à sa ferme de Mossgiel, lorsque sa jeune maîtresse s’aperçut que leur liaison ne pouvait plus long-temps rester secrète. Jugez de leur embarras : depuis quatre ans, l’hiver avait été très rude et le printemps fort tardif. La ferme, loin de répondre aux efforts des deux frères, avait épuisé la plus grande partie de leurs ressources. Robert pouvait-il associer sa chère Jeanne à une situation si précaire ? Il fut convenu qu’il lui ferait une promesse de mariage, qu’il irait tenter fortune en Jamaïque, et qu’en attendant, Jeanne resterait chez elle, jusqu’à ce qu’il plût à la Providence de lui renvoyer un mari en état de soutenir une famille.
Mais Jeanne avait un père qui, à cette nouvelle, jeta les hauts cris. Sa femme et lui trouvèrent qu’un mariage de cette espèce ne remédiait à rien. Un mari en Jamaïque ! autant n’en point avoir, et beaucoup mieux même, car c’était ôter à leur fille toute espérance d’un autre établissement. Ils signifièrent donc à Jeanne leur désir que ce papier fût annulé, et le mariage en même temps. Celle-ci, pleine de remords d’avoir causé une si violente affliction à de tendres parens, se soumit à leur volonté, et en donna connaissance à Robert. Pauvre Robert ! Quelles angoisses ! il offrit de rester et de soutenir de son mieux sa femme et ses deux enfans jumeaux avec le produit de son travail journalier. On rejeta ses offres. Que faire ? Plier sous la nécessité, suivre son plan et s’embarquer pour la Jamaïque, au risque de trouver Jeanne mariée à son retour ? Il s’y était résolu, lorsque la destinée voulut bien lui accorder quelque répit. Le succès qu’obtenaient ses poèmes à Édimbourg l’empêcha de partir. La poésie, qui doit tant à l’amour, voulut cette fois payer sa dette, — une fois n’est pas coutume, — et s’étant présenté de nouveau avec plus de réputation que d’argent, et quelques protections assez froides, près des impitoyables parens de sa chère Jeanne, Robert parvint à les attendrir, et obtint d’eux la permission d’épouser la mère de ses enfans, et de réparer le tort qu’il avait fait à l’honneur de leur fille.
Mais tout est malheur aux malheureux. Le mariage et la paternité, ces liens qui attachent les hommes à la vie, sont pour le pauvre autant de fardeaux sous lesquels il succombe. Dans des yeux adorés, il voit se multiplier l’image de sa propre misère, et à chaque coup dont le frappe l’adversité, le sang jaillit de plus d’une blessure.
Ces réflexions, Burns dut les faire souvent dans l’amertume de son cœur, lorsque le sommeil fuyait ses membres fatigués, et qu’il roulait dans sa tête mille projets avortés de fortune, qui se dissipaient comme des brouillards au soleil de la réalité. Pauvre poète, c’est en vain que ta muse, à demi vêtue du tartan national, et couronnée de noisettes et de feuilles de houx, t’apparaît comme une fée bienfaisante qui doit, d’un coup de sa baguette, métamorphoser ta chaumière en palais ; tu mourras fermier comme tu as vécu, arrosant de sueurs une terre avare qui ne fournit pas aux besoins de ta famille, honorant une patrie ingrate qui te laissera expirer à trente-huit ans d’épuisement et de misère ! Tu auras des lecteurs, d’oisifs visiteurs qui t’habitueront à quitter le coin de ton feu pour les joies bruyantes de la taverne, des seigneurs qui t’auront comme une curiosité à leur table, et qui se croiront des Mécènes pour t’avoir fait nommer jaugeur à cinquante livres sterling d’appointemens.
Jaugeur ! ne voilà-t-il pas un judicieux emploi de tes facultés et de leur crédit ? Il s’agit d’assurer l’existence d’un grand poète : que vont-ils faire ? Lui procurer une place analogue à ses goûts, ou le mettre à même, par une pension, de se donner tout entier à la poésie ? Non pas, ils en feront un douanier ! Ce temps précieux qui pourrait accroître les trésors poétiques de l’Écosse, il faudra qu’il le perde à courir par toutes les saisons à la poursuite des contrebandiers !
Représentez-vous un étranger, grand admirateur de Burns, qui dans son enthousiasme part pour l’Écosse, afin de voir ce génie dont sa patrie sera justement fière un jour. Où le trouvera-t-il ? Rêvant sur les bords fleuris du Doon ou de la Cree, et confiant les peines secrètes de son cœur à sa muse, pour qu’elle en prenne sa part et le soulage ? Non, il est dans une cave, à jauger de l’ale ou du whiskey !
Et ne le plaignons pas trop. Songez donc, depuis Homère, quelle série de poètes mendians ; et il n’y a pas bien long-temps (en 1579) que les ménestrels d’Écosse ont été rangés par la législation dans la classe des vauriens et des vagabonds. En faire des douaniers, c’est réellement un immense progrès. Et sans cette place, que serait-il devenu ? Un jour il a manqué de la perdre : il s’était permis de parler politique, et d’exprimer une opinion. Un jaugeur, une opinion ! quelle audace ! quel scandale ! Heureusement quelques protecteurs intervinrent, et on se contenta de le prévenir qu’il ne devait désormais espérer aucun avancement. Depuis cette époque, le découragement s’empara de lui à tout jamais. Des rhumatismes gagnés sans doute au service de cette paternelle administration, et une fièvre lente, ruinèrent sa constitution, déjà minée par tant de soucis, et il rendit au ciel sa belle ame avec le regret de laisser sans appui, dans un monde qu’il avait trouvé lui-même si peu charitable, quatre enfans et sa femme près d’accoucher d’un cinquième, qui naquit le jour même des funérailles de son père.
À peine était-il mort que, selon l’éternel usage, tous les esprits furent en émoi. Le peuple, qui n’aime guère les beaux vers, aime fort en revanche les beaux enterremens : il ne voulut pas perdre cette occasion d’un divertissement funéraire. Les volontaires de Dumfries résolurent de rendre les honneurs militaires à leur illustre camarade ; l’infanterie et la cavalerie, qui étaient dans la ville, se joignirent à eux ; les principaux habitans daignèrent suivre le cortége, et le corps fut porté à bras jusqu’au cimetière où, pour dernier adieu, il fut salué de trois décharges. Et puis dites que la patrie est ingrate envers ses grands hommes !
Une souscription, ouverte au profit de sa veuve et des cinq enfans, s’éleva à 700 livres sterling, et M. James Currie se chargea de publier une édition complète des œuvres de Burns, dont le produit fut destiné au même usage. Ainsi se trouvèrent heureusement démentis les pressentimens funestes qui assiégeaient son lit de mort ; car c’était là l’idée fixe de ses derniers momens, dans le délire comme dans les intervalles de lucidité.
Mais, quelles que fussent sa pauvreté et ses inquiétudes constantes comme père de famille, jamais elles ne purent dompter son esprit d’indépendance, ni tempérer l’excès de sa délicatesse. Le succès de ses publications avait été brillant, et il pouvait exiger un prix avantageux de ses nouvelles productions. Dans l’année 1765, l’éditeur d’un journal de Londres, jouissant d’un grand crédit littéraire, lui offrit en échange d’une pièce de vers par semaine, 52 guinées par an ; mais il refusa par fierté, non par paresse, comme on pourrait le croire d’un poète ; car, à cette époque même et depuis plusieurs années, il donnait gratuitement ses belles poésies lyriques au Muséum de Johnson ; et c’est en vain que Thomson insistait pour lui faire accepter le prix de sa coopération si active au recueil des mélodies écossaises. Dans sa pensée, c’eut été prostituer sa muse, et il ne voulut recevoir, en dédommagement de sa peine, qu’un exemplaire de ses ravissantes poésies.
Je me trompe : il reçut de l’argent. La destinée, indignée de se voir tenir tête, jura de le faire plier. Un chapelier, à qui il devait un compte, s’étant aperçu qu’il allait mourir, lui intenta un procès, et allait infailliblement le faire arrêter. Cette idée d’un emprisonnement dans l’état déplorable de santé où il était, la crainte d’être séparé de sa famille avant l’éternelle séparation, faillirent lui ôter la raison, et le forcèrent de recourir à Thomson qu’il avait si obstinément refusé. Il lui écrivit une lettre touchante où il réclame de lui, à titre d’avance, une misérable somme de 5 livres sterling.
N’est-ce pas un exemple décourageant, une pensée désolante ? Le malheur fait de vous sa proie. Au milieu de vos tortures, un seul sentiment vous soutient, celui de votre dignité. Pour le conserver pur et intact dans votre ame, vous aggravez vos souffrances, vous vous imposez mille privations, à vous et aux vôtres, sacrifiant tout à votre propre estime ; et un jour arrive où cette dernière consolation vous échappe, où votre délicatesse n’est plus qu’une prétention ridicule et mal soutenue, et où tous les sentimens grossiers sont absous et vengés par votre défaite ! Lord Byron se promit de ne pas tirer parti de sa plume, et lui riche et pair d’Angleterre, lui Anglais et poète, lui quatre fois orgueilleux, il fut forcé de se manquer de parole. Que son exemple te console dans la tombe, Robert Burns, toi plus courageux et plus délicat encore, puisque tu étais pauvre et père de famille. La société ne pardonne pas les vertus qui font sa critique, et tôt ou tard il faut succomber dans cette lutte inégale.
Au retour des funérailles, et après le premier moment d’enthousiasme et de reconnaissance pour celui dont la mort avait fourni l’occasion d’une cérémonie si touchante et si solennelle, la société sentit le besoin de se justifier d’avoir laissé mourir de misère et de dégoûts un homme dont la perte excitait tant de regrets, et pour apaiser le cri de sa conscience, elle n’imagina rien de mieux que de le calomnier.
Il n’y avait pas de semaine que l’on n’entendît annoncer que sir John… avait enlevé la fille du ministre de telle paroisse, et que mistress une telle était partie pour le continent avec lord ***. C’était comme une procession de Londres à Gretna-Green, et le forgeron ne savait auquel entendre. Notre jeune fermier avait l’ame sensible ; il voyait les oiseaux faire l’amour sous la feuillée. Son cœur tendre et ses dix-sept ans le poussant, il crut pouvoir se permettre de faire ce que faisaient les lords et les oiseaux, et de commencer par dire en prose à de charmantes filles ce qu’il devait chanter plus tard au public.
Tous les soirs, on ramassait sous les tables les gentilshommes du voisinage. L’ivrognerie emplissait les caisses de l’excise ; et un pauvre jaugeur, encouragé par l’exemple d’une consommation dont il connaissait par état toute l’étendue, se laissait assez souvent entraîner à la taverne. Sans doute, il aurait mieux fait, au retour du travail, d’aller droit chez lui, en vrai stoïque ; mais au logis l’attendaient probablement les plaintes de sa femme qui lui reprochait les embarras pécuniaires de la communauté, de s’occuper de niaiseries, au lieu de songer au solide, etc. — Puis il s’était épuisé le corps à la charrue, et le cerveau à la poésie ; il avait fait tout le jour son dégoûtant métier de jaugeur, et que de fatigues, que de chagrins ne s’oublient pas devant un pot d’ale écumeuse, à causer avec les savans de l’endroit, ou avec les amoureux qui échangent les confidences du jeune âge contre les conseils de l’expérience !
Voyez quel excès de dépravation ! vous êtes jeune et la chair vous tente ! vous êtes malheureux, et vous cherchez quelquefois à oublier, à vous étourdir, et vous ne vous refusez pas toute espèce de distractions ! que dis-je ? vous êtes homme d’honneur et de courage, vous avez de la délicatesse, de la dignité, de la noblesse dans les sentimens, vous avez du cœur et du génie, vous avez vingt vertus, et vous n’en avez pas vingt-deux !
Mais laissons à Burns lui-même le soin de se justifier en se faisant connaître. On a eu quelquefois à regretter que des poètes se soient abaissés jusqu’à la vile prose pour nous parler d’eux ; mais c’était dans des préfaces, et en la présence imposante du public. Il ne s’agit ici que d’une confidence ingénue faite à l’amitié, d’une lettre qui, n’étant pas destinée à voir le jour, est écrite avec cet inimitable abandon qu’exclut toute préoccupation de publicité.
— « Quand on voit le style naturel, dit Pascal, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait à voir un auteur, et on trouve un homme. »
« Monsieur, écrivait-il, en 1787, au docteur Moore, l’auteur de Zelucco, d’Édouard, etc., depuis plusieurs mois j’ai couru le pays ; mais maintenant me voici retenu par une maladie de langueur qui, je suppose, a son siége dans l’estomac. Pour me distraire, il m’a pris la fantaisie de vous écrire ma propre histoire. Mon nom a fait quelque peu de bruit dans le pays ; vous avez bien voulu vous intéresser à moi avec chaleur, et je pense qu’un récit sincère pourra vous amuser dans vos momens de désœuvrement ; car je vous assure, monsieur, que comme Salomon à qui je crois ressembler quelquefois, à la sagesse près, mais c’est une bagatelle ; — comme lui, dis-je, j’ai tourné mes yeux pour contempler la démence et la folie, et comme lui j’ai trop souvent fraternisé avec elles…
« Je n’ai pas le moindre droit au titre de gentilhomme. L’hiver dernier, à Édimbourg, j’ai parcouru le livre de la noblesse et j’y ai trouvé à peu près tous les noms du royaume, excepté le mien ; mon sang ancien, mais obscur, s’est traîné jusqu’à moi de faquin en faquin depuis le déluge, et gueules, pourpre et argent m’ont complètement désavoué.
« Mon père était du nord de l’Écosse. Il était fils d’un fermier qui louait les terres des nobles keiths de Marischal, et il eut l’honneur de partager leur sort. Je me sers ici du mot honneur sans l’appliquer à ses principes politiques. Loyal et déloyal sont pour moi des termes purement relatifs, le droit étant toujours au plus fort. Mais ceux qui vont au-devant de la ruine et tendent la main à l’infamie pour ce qu’ils croient sincèrement être la cause de leur Dieu ou de leur roi, ceux-là, comme le dit Marc-Antoine dans Shakspeare, de Brutus et Cassius, sont des hommes honorables.
« Mon père, après plusieurs années de vicissitudes, recueillit une assez bonne provision d’expérience ; et c’est à cela que je dois le peu de sagesse auquel je puis prétendre. Je n’ai pas rencontré beaucoup de gens qui connussent les hommes comme lui. Mais une probité obstinée, et une irascibilité aveugle, indomptable, sont des défauts sans remède ; aussi je suis né le fils d’un homme fort pauvre. Pendant les six ou sept premières années de ma vie, mon père fut le jardinier d’un digne petit propriétaire dans le voisinage d’Ayr. S’il était resté dans cette position, ma perspective était un petit emploi en sous-ordre dans quelque ferme des environs. Mais son vœu le plus cher était de garder ses enfans sous ses yeux, jusqu’à ce qu’ils pussent discerner le bien du mal. Aussi, avec l’assistance de son généreux maître, mon père s’aventura à prendre à bail une petite ferme.
« À cette époque, je n’étais le favori de personne. J’avais une bonne mémoire, une santé robuste et une piété de routine, comme un enfant que j’étais. Avec quelques coups de férule, mon maître fit de moi un savant Anglais ; et à dix ou douze ans, j’étais docteur ès-substantifs, verbes et particules. Je dus aussi beaucoup, dans mon enfance, à une vieille femme qui demeurait avec nous, et qui était d’une ignorance, d’une crédulité et d’une superstition remarquables. Nul, dans le pays, n’avait une plus vaste collection de contes et de chansons sur les diables, les fées, les esprits, les sorciers, les magiciens, les feux follets, les lutins, les feux Saint-Elme, les fantômes, les apparitions, les charmes, les géans, les tours enchantées, les dragons, et autres tromperies. Non-seulement ses récits cultivèrent en moi les germes cachés de la poésie ; mais ils eurent un tel effet sur mon imagination, que même à présent, dans mes courses nocturnes, j’ai souvent malgré moi l’œil sur certains endroits suspects, et bien que personne ne soit plus sceptique en de telles matières, il me faut parfois un effort de philosophie pour chasser ces vaines terreurs…
« Les deux premiers livres que je lus seul furent la Vie d’Annibal et l’Histoire de sir William Wallace. Jamais livres depuis ne m’ont fait ce plaisir. Annibal enflamma ma jeune imagination d’une ardeur militaire. Je marchais fièrement à côté des recrues, au son du tambour et de la cornemuse, regrettant de n’être pas assez grand pour être soldat. Et quant à l’histoire de Wallace, elle versa dans mes veines un préjugé écossais qui fera bouillonner mon sang jusqu’au jour où, la vie fermant ses écluses, il rentrera dans le repos éternel.
« La déesse de la polémique, à cette époque, avait ensorcelé le pays ; et moi, jaloux de briller dans les réunions des dimanches, entre les sermons, aux funérailles, etc…, je me mis, quelques années plus tard, à attaquer le calvinisme avec tant de chaleur et d’indiscrétion, que je soulevai contre moi un cri d’hérésie qui retentit encore à cette heure.
« La proximité d’Ayr eut pour moi quelque avantage. Mon humeur sociable, quand l’orgueil lui laissait le champ libre, était, comme la définition de l’infini dans notre catéchisme, « sans bornes ni limites. » Je formai des liaisons avec quelques jeunes garçons plus favorisés que moi de la fortune, et occupés à répéter les rôles dans lesquels ils allaient paraître sur le théâtre de la vie où j’étais, hélas ! destiné à les envier de la coulisse. D’ordinaire, ce n’est pas à un âge si tendre que nos gentilshommes ont le juste sentiment de l’énorme distance qui les sépare de leurs camarades en guenilles. Ce n’est pas en un jour que l’on donne à un petit grand seigneur ce dédain convenable et séant pour les insignifians et stupides pauvres diables d’ouvriers et de paysans qui l’entourent, et qui peut-être sont nés dans le même village que lui. Mes jeunes supérieurs n’insultèrent jamais l’apparence rustaude de mon misérable individu, dont les deux extrémités étaient souvent exposées à l’inclémence de toutes les saisons. Ils me faisaient cadeau de volumes dépareillés, où même alors je puisais quelque observation. L’un d’eux… m’apprit un peu de français ; et quand il arrivait à mes jeunes amis et bienfaiteurs de s’embarquer pour les Indes orientales ou occidentales, ces séparations me causaient souvent une vive affliction. Mais j’allais être appelé à des maux plus sérieux.
« Le généreux maître de mon père mourut. La ferme devint un marché onéreux, et pour comble d’infortune, nous tombâmes dans les mains d’un agent qui a posé pour le portrait qui se trouve dans mon conte des Deux Chiens. Mon père était âgé quand il se maria ; j’étais l’aîné de sept enfans ; et lui, usé par les fatigues prématurées, n’était plus en état de supporter le travail. Mon père s’irritait vite, mais son courage n’était pas facilement abattu. Son bail était résiliable dans deux ans, et pour atteindre la fin de ces deux années, nous réduisîmes nos dépenses. Nous vivions misérablement. Pour mon âge, j’étais un habile laboureur, et l’aîné après moi, Gilbert, pouvait très bien mener la charrue, et m’aider à battre le blé. Un faiseur de romans aurait peut-être vu ces scènes avec quelque satisfaction, mais non pas moi. Je me sens bouillir encore d’indignation au souvenir des insolentes menaces de ce gredin d’agent dont les lettres nous faisaient tous fondre en larmes.
« L’obscurité mélancolique d’un ermite, et le labeur incessant d’un galérien, tel fut mon genre de vie jusqu’à l’âge de seize ans. C’est un peu avant cette époque que je commis, pour la première fois, le péché de la rime. Vous connaissez la coutume de notre pays d’accoupler un homme et une femme pour les travaux de la moisson. Dans mon quinzième automne, mon associée fut une séduisante créature plus jeune que moi d’un an. Je sais trop peu d’anglais pour lui rendre justice en cette langue. Mais vous comprenez l’écossais — c’était une bonie, sweet, sosie lacs. En un mot elle m’initia sans le vouloir à cette délicieuse passion qu’en dépit de l’amer désappointement, de la prudence, ce cheval de brasseur, et de la philosophie, cette rongeuse de livres, je tiens pour la première des joies humaines, pour notre chère bénédiction ici-bas. Comment elle gagna la contagion, je ne puis le dire. Vous autres médecins, vous parlez beaucoup d’infection par respiration, par attouchement, etc… Mais je ne lui dis jamais expressément que j’étais amoureux d’elle. En vérité, je ne savais pas moi-même pourquoi j’aimais tant à rester en arrière avec elle le soir, au retour du travail ; pourquoi les notes de sa voix faisaient vibrer les cordes de mon cœur comme une harpe éolienne, et pourquoi mon pouls battait si fort quand j’approchais l’œil et le doigt de sa petite main pour en extraire les cruels piquans de l’ortie ou du chardon.
« Entre autres qualités séduisantes, elle chantait avec tant de charme ! C’est sur son reel favori que j’essayai mes premiers vers. Je n’étais pas assez présomptueux pour m’imaginer qu’ils vaudraient ceux imprimés, composés par des hommes qui savaient le grec et le latin. Mais ma belle chantait une chanson faite, disait-on, par le fils d’un petit laird de campagne sur une des filles en service chez son père, et dont il était amoureux ; et je ne voyais pas pourquoi je ne pourrais pas rimer aussi bien que lui, car, excepté qu’il savait marquer les brebis et jouer au palet, son père vivant dans les marais, il n’était pas plus savant que moi.
« Tel fut mon début en amour et en poésie, ma plus vive et parfois ma seule jouissance. Mon père, à force de courage, ayant atteint l’époque de la résiliation de son bail, entra dans une plus grande ferme, environ dix milles plus loin dans le pays. Son marché était de nature à lui procurer quelque peu d’argent comptant au commencement de son bail : autrement l’affaire eût été impraticable. Pendant quatre années, nous y vécûmes assez à notre aise. Mais une difflculté s’étant élevée entre lui et son propriétaire, après avoir été ballottés trois ans dans le tourbillon de la chicane, mon père fut sauvé tout juste des horreurs d’un emprisonnement par une consomption qui, après deux années de promesses, voulut bien le visiter enfin, et l’emporter « où les méchans cessent de tourmenter, et où les fatigués sont en repos. »
« C’est à l’époque où nous vécûmes sur cette ferme que ma petite histoire est le plus remplie d’événemens. Au commencement de cette période j’étais peut-être le garçon le plus emprunté, le plus gauche de la paroisse. Nul solitaire n’était moins au fait des voies du monde. Ce que je savais d’histoire ancienne, je le tenais des grammaires géographiques de Salmon et de Guthrie ; et les idées que je m’étais formées sur les mœurs modernes, sur la littérature et la critique, je les devais au Spectateur. Ajoutez-y les œuvres de Pope, quelques pièces de Shakspeare, Tull et Dickson sur l’agriculture, le Panthéon, l’essai de Locke sur l’Entendement humain, l’Histoire de la Bible de Stackhouse, le Guide du jardinier breton, par Justice, les Leçons de Bayle, les œuvres d’Allan Ramsay, la Doctrine de l’Écriture sur le péché originel, par Taylor, un recueil choisi de chansons anglaises et les Méditations d’Hervey, et vous aurez toutes mes lectures. Le recueil de chansons était mon vade mecum. Tout en conduisant ma charrette, ou me rendant à l’ouvrage, je les dévorais, chanson par chanson, vers par vers, distinguant soigneusement le vrai tendre ou sublime de l’affectation et de l’ampoulé. Je suis convaincu que je dois à cette habitude beaucoup de mon habileté de critique, telle qu’elle est.
« Dans ma dix-septième année, pour me dégourdir un peu, j’allai à une école de danse de campagne. Mon père avait une antipathie inconcevable contre ces réunions, et c’est contrairement à ses désirs que j’y allais, ce dont je me repens encore aujourd’hui. Mon père, je l’ai déjà dit, était sujet à de grands emportemens : depuis cette désobéissance, il me prit en une sorte de grippe ; ce qui, je crois, fut une des causes de la dissipation de mes années subséquentes. — Je dis dissipation, comparativement à la sobriété et à la stricte régularité de vie des presbytériens de campagne ; car, bien que les feux follets d’une capricieuse insouciance fussent les seules lumières de mon sentier, néanmoins mes premiers principes de piété et de vertu me tinrent quelques années plus tard dans la ligne de l’innocence. Le grand malheur de ma vie, ce fut de manquer de but. J’avais senti de bonne heure quelques mouvemens d’ambition ; mais c’étaient les aveugles tâtonnemens du cyclope d’Homère autour des murs de sa caverne. Je vis que la situation de mon père m’imposait un travail continuel. Les deux seules portes par où je pusse entrer au temple de la Fortune, étaient une mesquine économie, ou de petits profits chicaniers. La première, l’ouverture en est si resserrée, que je ne pus jamais m’y introduire. — L’autre, je l’ai toujours haïe ; — le seuil même en est souillé. Ainsi dénué de but dans la vie, avec un besoin réel de société, dû autant à une gaieté naturelle qu’à un esprit observateur ; avec un tempérament mélancolique ou hypocondriaque, qui me faisait fuir la solitude ; ajoutez-y ma réputation de science littéraire, un certain talent de logique sauvage, et une force de pensée qui se rapprochait assez du bon sens, et il ne paraîtra pas surprenant que je fusse généralement bien venu chez les gens auxquels je rendais visite ; et ce n’est pas une merveille non plus, si lorsque deux ou trois personnes se réunissaient, j’étais toujours du nombre.
« Mais, avant tout, je me sentais un penchant pour l’adorable moitié du genre humain. Mon cœur était fort inflammable, et s’allumait continuellement à telle ou telle déesse ; et, comme dans toutes les guerres de ce monde, ma fortune avait ses caprices, tantôt j’étais reçu avec faveur, et tantôt mortifié par ses dédains. À la charrue, la faux ou la faucille, je ne crains aucun rival ; je défiais donc l’indigence ; et, comme je ne pensais jamais à mes travaux au-delà des heures où je m’y livrais, je passais la soirée selon mon cœur. Un jeune campagnard mène rarement à bien une intrigue d’amour sans l’assistance d’un confident. J’avais de la curiosité, du zèle, et une dextérité intrépide, qui me recommandaient comme un second fort utile dans ces occasions ; et je crois que c’était pour moi un plaisir aussi vif d’être dans le secret de la moitié des amours de la paroisse de Tarbolton, qu’à pas un homme d’état de savoir les intrigues de la moitié des cours de l’Europe. La plume d’oie que je tiens semble elle-même connaître instinctivement le sentier si fréquenté de mon imagination, le sujet favori de mes chants ; et ce n’est pas sans difficulté que je l’empêche de vous donner quelques paragraphes sur les aventures amoureuses de mes compagnons, humbles hôtes de la ferme et de la chaumière ; mais les graves filles de la science, de l’ambition ou de l’avarice, baptisent ces choses du nom de folies. Pour les enfans du travail et de la pauvreté, rien au monde de plus sérieux ; pour eux, l’ardent espoir, l’entrevue dérobée, le tendre adieu, sont les plus grandes et les plus délicieuses de leurs jouissances.
« Une autre circonstance de ma vie, qui modifia quelque peu mon esprit et mes mœurs, c’est que je passai ma dix-neuvième année sur une côte pleine de contrebandiers, à une bonne distance de notre logis, dans une école fameuse, pour y apprendre le mesurage, l’arpentage, la gnomonique, etc. Mes progrès y furent satisfaisans ; mais j’en fis plus dans la connaissance des hommes. Le métier de contrebandier était excellent à cette époque, et il m’arriva plusieurs fois de me trouver parmi ceux qui l’exerçaient. Leurs débauches bruyantes et leurs rixes étaient des scènes toutes nouvelles pour moi ; mais je n’étais en rien ennemi de la vie sociale. Quoique j’apprisse d’eux à remplir mon verre, et à me mêler sans crainte dans une bagarre d’ivrognes, je n’en avançais pas moins d’un bon pas dans ma géométrie. Mais lorsque le soleil entra dans le signe de la Vierge (c’est pour mon cœur le mois du carnaval ), une séduisante fillette, qui demeurait tout à côté de l’école, renversa ma trigonométrie, et me déplaça par la tangente de la sphère de mes études. Je luttai pourtant quelques jours encore avec mes sinus et mes cosinus ; mais une charmante journée que je me promenais à midi dans le jardin, pour prendre la hauteur du soleil, j’y rencontrai mon ange
Ainsi que Proserpine, allant cueillir des fleurs,
Fleur plus belle elle-même. —
« Adieu toute idée d’études et de progrès ! La semaine que je restai encore dans le pays, je ne fis qu’absorber en elle toutes les facultés de mon ame, ou m’échapper pour la rencontrer ; et les deux dernières nuits, si le sommeil était un péché mortel, grâce à l’image de cette modeste et innocente fille, j’aurais été sans tache.
« Je revins chez nous considérablement amélioré. Mes lectures s’étaient accrues des ouvrages importans de Thomson et de Shenstone ; la nature humaine s’était offerte à moi sous un nouveau jour, et j’avais engagé plusieurs de mes camarades à entretenir avec moi une correspondance littéraire. Mon style s’y forma. J’étais tombé sur un recueil de lettres des beaux esprits du temps de la reine Anne, et je les étudiai dévotement. Je gardais copies de celles de mes propres lettres dont j’étais content, et la comparaison que je faisais entre moi et mes correspondans flattait ma vanité. Je poussai cette fureur si loin, que, bien que je n’eusse pas pour trois liards d’ouvrage au monde, néanmoins chaque poste m’apportait autant de lettres que si j’avais été quelque héritier affairé du journal et du grand livre.
« Ma vie suivit le même cours jusqu’à ma vingt-troisième année. Vive l’amour, et vive la bagatelle, étaient les seuls mobiles de mes actions. Ma bibliothèque s’enrichit de deux auteurs qui me firent grand plaisir: Sterne et M’Kenzie. — Tristram Sandy et l’Homme sensible furent les favoris de mon cœur. Les sentiers de la poésie attiraient toujours mes pas ; mais je ne m’y livrais que selon l’humeur du moment. J’avais d’ordinaire une demi-douzaine, et plus, de pièces de vers en train ; je prenais l’une ou l’autre, suivant la disposition actuelle de mon esprit, et je laissais là l’ouvrage dès que je pressentais la fatigue. Mes passions, une fois allumées, se déchaînaient comme autant de diables, jusqu’à ce que mes vers leur donnassent issue ; alors elles se jetaient sur ma poésie, qui, comme un charme, avait le don de les calmer. Aucuns des morceaux de ce temps ne sont imprimés, excepté l’Hiver, chant funèbre, l’aînée de mes pièces publiées ; la Mort du pauvre Mallie, Jean Grain-d’Orge, et les première, deuxième et troisième chansons… La deuxième me fut inspirée par cette passion dont j’ai parlé, et qui interrompit mes études.
« Ma vingt-troisième année fut pour moi une époque importante. Moitié caprice, moitié désir de me mettre à faire quelque chose dans la vie, j’entrai chez un sérancier de la ville voisine (Irwine), pour apprendre son métier. Ce fut une malheureuse affaire…… ; et, pour m’achever, comme nous fêtions le nouvel an, la boutique prit feu, et fut réduite en cendres, de sorte que je me trouvai sur le pavé, comme un vrai poète, ne possédant pas douze sous.
« J’avais été obligé d’abandonner mon projet ; l’infortune épaississait ses nuages autour de la tête de mon père ; les progrès de la consomption étaient, hélas ! bien visibles, et, pour couronner mes malheurs, une belle fille que j’adorais et qui m’avait donné rendez-vous dans le champ du mariage, m’attrappa avec certaines circonstances mortifiantes. Le dernier des maux qui fermait cette marche infernale, fut que la mélancolie naturelle de mon tempérament s’accrut à un degré tel, que je fus, pendant trois mois, dans un état d’esprit à ne pas être envié même par les malheureux sans espoir qui viennent d’être arrêtés.
« Cette aventure m’apprit à connaître quelque chose des villes. Mais ce qui influa le plus sur mon esprit, ce fut l’amitié que je formai avec un jeune garçon, noble caractère, mais le fils chéri du malheur. Son père était un simple artisan ; mais un homme considérable du voisinage, l’ayant pris sous sa protection, lui donna une éducation libérale, dans l’idée d’améliorer sa situation dans la vie. Malheureusement, son patron mourut tout juste lorsqu’il était en état de se lancer dans le monde, et le pauvre diable, au désespoir, prit le parti de s’embarquer. Après plusieurs vicissitudes de fortune, un peu avant notre liaison, il avait été abandonné sur la côte sauvage de Connaught, par un armateur américain qui l’avait entièrement dépouillé. Je ne puis quitter l’histoire de ce pauvre garçon sans ajouter qu’il est, à cette heure, maître, sur la Tamise, d’un grand bâtiment destiné aux Indes occidentales.
« Indépendance, magnanimité, il était doué de toutes les vertus d’un homme. Je l’aimais et l’admirais jusqu’à l’enthousiasme, et par conséquent, je m’efforçais de l’imiter. J’y réussis jusqu’à un certain point. Auparavant j’avais de l’orgueil ; mais il le dirigea dans une voie convenable. Sa connaissance du monde était de beaucoup supérieure à la mienne, et j’étais tout attention pour m’instruire. C’est le seul homme que j’aie trouvé plus fou que moi, lorsqu’une femme était son étoile ; mais il parlait d’amour illicite avec la légèreté d’un marin, ce que jusque-là j’avais regardé avec horreur. Ici l’amitié me rendit un mauvais service ; et la conséquence fut que, peu de temps après que je repris la charrue, j’écrivis la Bienvenue du poète[1]. Dans cette ville, ma lecture ne s’accrut que de deux volumes dépareillés de Pamela et d’un de Ferdinand comte Fathom, qui me donna une idée des romans. Excepté quelques pièces religieuses qui ont été imprimées, j’avais abandonné la poésie ; mais, ayant rencontré les poèmes écossais de Fergusson, je fis de nouveau résonner les cordes sauvages de ma lyre, avec la vigueur de l’émulation. Quand mon père mourut, tout son bien fut la proie des chiens d’enfer qui rôdent dans le chenil de la justice. Nous ramassâmes à grand’peine, dans la famille, quelque peu d’argent avec lequel mon frère et moi nous prîmes une ferme du voisinage. Mon frère n’avait ni mon imagination écervelée, ni ma monomanie sociale et amoureuse ; mais, en bon sens et en sagesse, il m’était de beaucoup supérieur.
« J’entrai dans cette ferme avec de belles résolutions. Allons, je serai raisonnable ! Je lus les livres à l’usage des fermiers ; je calculai nos récoltes ; je suivis les marchés ; enfin, en dépit « du diable, du monde et de la chair, » je crus que je deviendrais un homme sage. Mais la première année, pour avoir acheté de mauvaises semences, la seconde, par une moisson tardive, nous perdîmes la moitié de nos récoltes. Cela renversa ma sagesse, et je retournai « comme le chien à ce qu’il avait rendu, et comme la truie qu’on avait lavée et qui se vautra dans la mare. »
« Je commençais à être connu dans le voisinage pour un rimeur. Celle de mes élucubrations poétiques qui vit le jour la première fut une lamentation burlesque sur une querelle de deux révérends calvinistes, tous deux personnages de ma Holy fair. Je me doutais que la pièce avait quelque mérite ; mais, pour éviter malheur, j’en donnai une copie à un ami très curieux de ces sortes de choses, et je lui dis que je ne pouvais deviner quel en était l’auteur, mais qu’elle ne me semblait pas manquer de talent. Une certaine description du clergé aussi bien que des laïques obtint un tonnerre d’applaudissemens. La prière de saint Willie fit ensuite son apparition, et alarma la fabrique au point qu’il y eut plusieurs séances pour examiner si, dans son artillerie spirituelle, on ne trouverait rien à pointer contre les profanes rimeurs. Malheureusement pour moi, mes erreurs m’amenèrent, d’autre part, juste dans la direction de leur plus lourde décharge. C’est cette déplorable histoire qui donna lieu à mon poème imprimé, la Lamentation. Ce fut une bien triste affaire, dont je ne puis encore supporter la pensée, et qui faillit me doter d’une ou de deux des conditions principales pour être classé parmi les pilotes qui ont perdu la carte et se méprennent dans leur estime de la raison. J’abandonnai à mon frère ma part de notre ferme. En réalité, elle n’était mienne que nominativement, et je fis le peu de préparatifs que je pouvais pour passer en Jamaïque. Mais avant de quitter pour toujours mon pays natal, je résolus de publier mes poèmes. J’appréciai mes productions avec autant d’impartialité que possible : je leur trouvai du mérite ; et l’idée que l’on m’appellerait un habile garçon était délicieuse, bien que cet éloge ne dût pas parvenir jusqu’à moi, misérable gardeur de nègres, ou peut-être victime de ce climat inhospitalier, et parti pour le monde des esprits ! Dans ma sincérité, je puis dire que, pauvre inconnu que j’étais alors, j’avais à peu près une aussi haute idée de moi-même et de mes ouvrages qu’aujourd’hui où le public s’est prononcé en leur faveur. J’ai toujours été d’avis que les mille erreurs et bévues qui se commettent journellement sous le double point de vue rationnel et religieux viennent de l’ignorance de soi-même — Me connaître avait toujours été mon étude constante. Je me pesais à part moi ; je me comparais avec les autres ; j’épiais tous les moyens de savoir la place que j’occupais comme homme et comme poète ; j’étudiais assidûment le dessein de la nature en me formant, et l’intention des lumières et des ombres de mon caractère. J’avais la confiance que mes poèmes obtiendraient quelques applaudissemens : mais, en cavant au pire, le mugissement de l’Atlantique assourdirait la voix de la censure, et la nouveauté des spectacles de l’Inde occidentale me distrairait de l’indifférence. Je me défis de six cents exemplaires, sur lequel nombre j’avais environ trois cent cinquante souscripteurs. — Ma vanité fut grandement flattée de la réception que me fit le public ; et de plus, tous frais déduits, j’empochai près de 20 livres sterling. Cette somme vint fort à propos, car, n’ayant pas d’argent pour mon passage, il m’aurait fallu payer de ma personne. Sitôt que je fus maître de 9 guinées, prix de mon transport à la zone torride, je retins ma place sur le premier vaisseau qui devait partir de la Clyde, car
La ruine et la faim m’avaient pris dans leur vent.
« Depuis quelques jours j’errais, de cachette en cachette, sous les terreurs d’un emprisonnement, des gens mal intentionnés ayant lâché sur mes talons les meutes impitoyables de la justice. Mes adieux étaient faits au peu d’amis que j’avais. Ma malle était sur la route de Greenock ; j’avais composé le dernier chant que je comptais écrire en Calédonie : — Les ténèbres de la nuit s’amassent avec vitesse, — lorsqu’une lettre du docteur Blacklock à un de mes amis renversa tous mes plans en ouvrant une nouvelle route à mon ambition poétique. Le docteur faisait partie d’une société de critiques dont je n’osais espérer l’approbation. Son avis, que je trouverais à Édimbourg des encouragemens pour une seconde édition, m’enflamma tellement, que je partis pour cette ville sans une seule connaissance, sans une seule lettre d’introduction. L’étoile funeste qui avait si long-temps répandu son influence desséchante dans mon zénith, fit, pour cette fois, une révolution vers le nadir, et une providence bienveillante me plaça sous le patronage d’un homme des plus honorables, le comte de Glencairn. Oublie-moi, grand Dieu, si jamais je l’oublie !
« Je n’irai pas plus loin. À Édimbourg, j’étais dans un monde nouveau. Je me mêlai à plusieurs classes d’hommes presque nouvelles pour moi, et j’étais tout attention à saisir leurs caractères et leurs mœurs. Si j’ai profité, le temps le montrera. »
Si j’avais l’honneur d’être poète, je tiendrais, ce me semble, à être reçu dans le monde pour moi-même, et indépendamment de mon mérite littéraire. Cette prétention, je l’ai eue pour Burns, et j’ai voulu faire aimer l’homme avant de présenter le poète. J’espère que son récit n’aura pas paru trop long ; et quel commentaire biographique aurait pu valoir cet épanchement d’une ame sincère ? Sans doute la manie de parler de soi est, depuis quelque temps, un des plus fâcheux ridicules de notre littérature, et le moi est devenu d’aussi mauvais goût dans les livres que dans le monde ; mais les lecteurs feront toujours une exception en faveur d’un talent supérieur, et ses confidences ne seront jamais écoutées sans un vif intérêt.
Bienheureux les poètes ignorans, le royaume des cieux leur est ouvert : ils ne voient pas la nature à travers les lunettes des livres, comme le dit par expérience le spirituel Dryden ; ils ne consultent pas de poétiques, ils n’entendent rien aux théories, et ne sont enrôlés dans aucun parti littéraire ; ils marchent seuls dans leur sainte innocence ; leurs pieds ne s’embarrassent point dans les langes de l’école ; ils ne s’égarent point à la poursuite de lueurs trompeuses dans les bourbiers de l’imitation ; ils n’analysent ni ne décrivent ; ils sentent, ils aiment, ils chantent. La science étouffe l’instinct : heureux les poètes ignorans, ils peuvent dire comme le proverbe espagnol : Io soy quien soy, je suis celui que je suis.
Que de divines qualités Burns aurait perdues à être plus lettré ! Voyez son compatriote Thomson le didactique. La nature n’avait pas été avare envers lui ; mais il fut élevé à Édimbourg, mais il vécut à Londres ; et Dieu et les Saisons savent ce qu’il a perdu de son empreinte native au frottement des villes. Si Burns avait su le grec et le latin, il aurait peut-être cédé aux remontrances affectueuses de ce bon docteur Moore, qui lui recommande si instamment l’étude de l’antiquité, et qui lui reproche de gaspiller son génie, au lieu d’entreprendre quelque poème de longue haleine, où il pourra semer à pleines mains toutes les fleurs de la mythologie. Dans la crainte de restreindre le nombre de ses lecteurs, il se serait peut-être laissé persuader d’échanger son idiome naïf contre la banalité de la langue anglaise.
Mais, heureusement, il est ignorant, et les funestes conseils de ses amis sont perdus. Il restera fidèle à son écossais ; il n’embouchera pas la trompette anglaise en l’honneur des héros grecs ou romains. Il ne les connaît pas, il ne veut pas les connaître. Paysan écossais, que lui importe l’antiquité ? Mais la vieille Écosse, la mère de l’ale et du whiskey, avec sa mythologie toute vivante encore dans les ames, avec tous ses glorieux souvenirs ; mais la nature qu’il a sous les yeux, et les sentimens qu’il a dans le cœur ; mais les vertus domestiques du chaume paternel ; mais les souffrances des animaux, victimes éternelles de l’homme ; mais ses chagrins si nombreux ; mais ses amours, encore plus nombreuses peut-être ; oh ! à la bonne heure ! de jour et de nuit, par la pluie ou le soleil, laboureur courbé sur le soc, ou pauvre jaugeur à cheval sur la grande route, il oubliera, à les chanter, toutes les tristes réalités de la vie.
Quelle plante frêle et délicate que le génie ! et quelle combinaison de circonstances il faut pour l’amener à bien ! Ce n’était pas assez, cette fois, d’un cœur passionné et d’une imagination ardente, il fallait que l’adversité fécondât et fît éclore ces germes ; il fallait que l’ignorance en abritât la fleur. Et puis étonnons-nous que ce fruit divin soit si rare, et que, comme l’arbre merveilleux des contes orientaux, le génie ne fleurisse que tous les cent ans.
À l’époque où naquit Burns, l’Écosse était un terrain singulièrement propre à cette précieuse culture. La poésie a besoin d’un climat tempéré, entre le soleil dévorant de la civilisation et l’ombre glaciale de la barbarie. Dans le premier cas, on exprime ce qu’on ne sent pas ; dans le second, on ne sait pas exprimer ce qu’on sent. Grace à une loi rendue par le parlement d’Écosse, en 1646, mais qui, révoquée par Charles II, ne reçut d’exécution qu’après la révolution de 1696, les campagnes de l’Écosse se trouvaient précisément dans ce mezzo termine. Cette loi, qui ordonnait l’établissement d’une école dans chacune des paroisses du royaume, eut des résultats rapides et satisfaisans. L’église presbytérienne, qui avait usé de son pouvoir sur des esprits dévots jusqu’au fanatisme pour donner à l’enseignement une direction religieuse, devint, par son succès même, la protectrice naturelle de l’école : elle en soutint le maître qui, bien souvent, était quelque jeune homme se destinant à entrer dans les ordres, et utilisant ainsi les loisirs d’une candidature qui est fort longue dans ce pays. Toutes ces ames pieuses regardèrent comme un devoir d’envoyer leurs enfans à des leçons recommandées par le ministre de la paroisse ; et depuis cette époque, non-seulement beaucoup de fermiers, mais jusqu’à de simples paysans, s’astreignirent à de grandes privations pour donner à un de leurs fils au moins les avantages précaires d’une éducation libérale.
Si l’on pouvait douter de l’immense influence de l’instruction primaire sur la morale publique, on n’aurait qu’à comparer le relevé des trente années de 1767 à 1797, qui constate que les exécutions en Écosse ne s’élevaient pas à six par année, avec le tableau fait cent ans auparavant par Fletcher de Saltoun, où il avoue qu’il n’y a pas en Écosse moins de cent mille vagabonds qui, sans égard, non-seulement aux lois du pays, mais à celles de Dieu et de la nature, vivent dans une promiscuité incestueuse de frère à sœur, de père à fille, de fils à mère, et se rendent fréquemment coupables de vol et même d’assassinat.
L’église écossaise, qui se trouva, comme on l’a vu, intéressée à propager l’instruction, eut aussi sur la musique, du moins sur la musique vocale, une influence favorable et toute contraire à celle que l’on devait naturellement craindre de la rigidité de ses principes. Lors de l’établissement de la réforme en Écosse, la musique instrumentale fut bannie des églises comme un divertissement profane. Au lieu d’être réglées par un instrument, les voix de la congrégation furent dirigées par un chef de chant, nommé le grand-chantre, et il était d’usage que tous les assistans joignissent leurs voix à celles qui chantaient le Psaume. La musique d’église fit donc partie de l’éducation des paysans.
C’est d’ordinaire pendant les longues soirées d’hiver qu’ils recevaient leurs leçons de chant du maître d’école de la paroisse, lequel généralement n’était autre que le grand-chantre, ou bien de quelque professeur ambulant que la beauté de sa voix avait mis en vogue ; puis, le maître parti, à la musique succédait la danse. C’est à cette leçon qu’on accourait avec ardeur. Pour salle quelque grange dont le plancher était de terre ; pour lustre, des chandelles au bout d’un bâton fiché dans la muraille ; pour maître, l’un d’entre eux. Mais comme le zèle des écoliers suppléait à tout, avec quelle verve joyeuse se succédaient les reels, les strathspeys, les hornpipes et toutes les danses du pays !
Le goût de la danse est très prononcé chez les Écossais de tout rang, mais surtout chez les paysans. Après les travaux de la journée, filles et garçons font plusieurs milles à pied par de froides et terribles nuits d’hiver pour se rendre à ces écoles, et dès l’instant où le violon joue un air national, la fatigue est oubliée, toutes les tailles courbées par le travail se redressent, tous les yeux étincellent de plaisir, et c’est à qui fera preuve, sinon de plus de grâce, au moins de plus d’agilité, de verve et de justesse d’oreille.
L’instruction ainsi répandue fit germer la poésie dans les campagnes, et sans cette loi, née d’une révolution, et qu’il fallut une autre révolution pour mettre en vigueur, il est possible que la couronne poétique de l’Écosse ne se fût pas enrichie de ses trois plus belles fleurs des champs, Allan Ramsay, Robert Fergusson et Robert Burns.
Allan Ramsay, que l’on a surnommé le Théocrite écossais, était, à ce qu’on croit, le fils d’un ouvrier employé dans les mines de plomb du comte de Hopetoun, à Lead-Hills. Il naquit sur les hautes montagnes qui séparent Clydesdale et Annandale, dans un petit hameau sur les bords du Glengonnar, petite rivière qui descend dans la Clyde. On montre encore aux voyageurs les ruines de ce hameau. Au commencement du siècle dernier, il vint à Édimbourg où il se fit apprenti barbier ; il avait alors quatorze ou quinze ans. S’étant senti du goût pour la poésie, et ayant composé des vers dans l’idiome écossais, il échangea sa profession contre celle de libraire, et se lia avec plusieurs gens de lettres et hommes à la mode. En 1721, il publia un volume de poésies qui reçut un accueil favorable, puis un recueil de mélodies nationales sous le titre d’Ever green (toujours vertes), et son succès fut constaté par nombre d’imitations. Ce devint une mode à Édimbourg de composer de tendres sonnets pour les airs favoris de sa maîtresse : ce n’étaient plus que bergers épris et langoureux. Vers l’année 1731, Robert Crawford d’Auchinames écrivit Tweedside, qui excita l’enthousiasme général. En 1743, sir Gilbert Elliot, le premier Écossais homme de loi qui sut parler et écrire élégamment l’anglais, ayant eu le déplaisir de voir miss Forbes, sa maîtresse, épouser Ronald Crawford, exhala sa plainte dans la délicieuse romance My sheep I neglected, I lost my sheep hook (je négligeais ma brebis, j’ai perdu ma houlette) ; et douze années plus tard, la sœur de ce même sir Gilbert se fit l’interprète de la douleur nationale dans les paroles adaptées à l’air Flowers of the forest (les fleurs de la forêt), petite composition charmante à laquelle l’allégorie n’ôte rien de son naturel. Ajoutez à ces citations la ballade de Hardiknute, par lady Wardiaw ; celle de William et Marguerite ; les Bouleaux d’Invermay, par Mallet ; la romance de Thomson, ouvrage de sa jeunesse, et qui commence par for ever, fortune, with thou prove, et la ballade si pathétique, The bracs of yarrow, par Hamilton de Bangour, et vous aurez les principales compositions qui signalèrent la renaissance de la poésie champêtre en Écosse, dont Allan Ramsay peut à bon droit être considéré comme l’auteur.
Je dis renaissance, car son origine était et plus ancienne et plus illustre. Elle avait un roi pour père. Christis-kirk of the grene, l’Église du Christ sur la pelouse, le premier modèle de ce genre, est attribué au fils infortuné de Robert III, Jacques Ier, qui, par la perfidie du duc d’Albany, son oncle, tomba, à l’âge de onze ans, au pouvoir d’Henri IV, dont il fut le prisonnier pendant vingt années. Ce jeune prince, que le roi d’Angleterre, quoique son geôlier, fit élever avec tout le soin possible, devint un chevalier accompli. Danse, équitation, joutes à l’arc, tournois, grammaire, philosophie, éloquence, musique et poésie, il montra une aptitude remarquable à tous les exercices du corps et de l’esprit. Il était captif depuis quinze ans au château de Windsor, lorsqu’il devint éperdument amoureux de la fille du duc de Somerset, lady Jeanne Beaufort, qu’il épousa en 1424. Cet amour lui inspira un poème en cent quatre-vingt-dix-sept stances, sous le titre de King’s quoir, le chœur du roi, où il chante d’une voix pure, mélodieuse et souvent passionnée sa belle maîtresse.
Ah sweet, are ye a worldly creature,
Or heavenly thing in likeness of nature ?
Chère belle, êtes-vous humaine créature,
Ou bien chose du ciel sous forme de nature ?
Quant au poème de Christis-kirk of the grene, un autre roi d’Écosse lui en conteste la propriété ; et sir David Dalrymple, contrairement à l’avis de Tytler, se croit fondé à dire que c’est Jacques V qui en fut le véritable auteur. Quoi qu’il en soit, n’est-il pas glorieux pour la muse champêtre de l’Écosse de voir deux monarques se disputer son humble couronne de bluets et de marguerites ?
Allan Ramsay a essayé de compléter le poème du roi Jacques (ajoutez le chiffre que vous voudrez), en l’allongeant de deux chants de sa composition ; et c’est pour cette raison que Christis-kirk of the grene est habituellement imprimée dans les œuvres de Ramsay. L’œuvre du barde royal se divise en trois tableaux. Le premier est une danse rustique, le second une joute à l’arc, et le tout se termine par une rixe violente. Ramsay, dans ses deux chants, célèbre le retour de la concorde et des jeux champêtres au milieu de la joie d’une noce de village ; et les mœurs innocentes de l’Écosse s’étaient conservées si pures du contact délétère de la civilisation, que cette peinture faite après coup, à une distance de trois siècles, n’ôte point à l’ensemble son caractère indispensable d’unité.
Dans cette œuvre, comme dans le Gentle shepherd et dans ses chansons pastorales, Ramsay se recommande par la vérité des caractères et des paysages, par la franchise et la simplicité du style, par le calme heureux de l’innocence et de la vertu. Ses contes, où cette dernière qualité n’est plus de mise, prouvent la souplesse de son talent, et celui du Moine et de la Meunière, the Monk and the Miller’s wife, est digne de Prior et de La Fontaine, dont il a aussi la licence. En somme, l’Écosse et ses campagnes l’inspirent toujours bien ; et ce n’est que lorsque, cédant probablement aussi à de fâcheux conseils, il aborde les hautes classes et aspire à la pureté de l’idiome anglais, qu’il devient faible et insignifiant, et qu’il décroît en proportion inverse de ses prétentions ambitieuses.
Né dans une condition moins humble, Robert Fergusson passa six années dans les écoles d’Édimbourg et de Dundee, et plusieurs autres à l’université de Saint-André. Il paraît qu’il se destinait à l’église ; mais il changea d’avis, et entra chez un procureur. Tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il mourut à vingt ans, après avoir été exposé à toutes les horreurs de la misère. Comme Allan Ramsay, il a écrit une partie de ses poésies en anglais, et, comme lui, l’idiome national l’a beaucoup mieux inspiré. S’il eut plus de science et d’imagination, le sujet de ses chants fut moins heureux : ce ne sont plus des pastorales, mais des églogues de ville. Elles ne manquent pourtant point de naturel, et sont souvent pleines de verve et d’esprit, comme the Daft days, les Jours gras, the King’s birthday in Edinburgh, le Jour de naissance du roi à Édimbourg ; Leith races, les Courses de Leith, et the Hallow fair, la Veille de la Toussaint, où il a payé, comme Ramsay, son tribut d’imitation à l’œuvre royale, Christis-kirk of the grene. Son Address to the Tron-kirk bell, épître à la cloche de Tron-kirk, est ravissante d’humour. Je me réserve de parler de son chef-d’œuvre, the Farmer’s ingle, le Coin du feu du fermier, lorsque j’examinerai le beau poème de Burns, the Cotter’s saturday night, le Samedi soir dans la Chaumière.
Burns, quand il commença à écrire, avait lu Allan Ramsay ; mais il ne connaissait pas les poésies de Fergusson. Dès qu’il les lut, il se sentit pris de tendresse pour cette ame ardente et sensible, pour cette jeune imagination dont il s’inspira plusieurs fois. Ayant su que sa tombe dédaignée n’avait pas même obtenu les honneurs d’une pierre, il écrivit aux magistrats de Canongate à Édimbourg, et arracha, non sans peine, de leur insouciance la permission de réparer à ses frais cet oubli honteux. Hélas ! même patrie, même talent, même cœur, même fortune, qui pouvait mieux apprécier Robert Fergusson que Robert Burns ? Leur vie à tous deux fut empoisonnée par des privations de toute espèce, et par les souffrances morales du génie méconnu : Fergusson moins à plaindre peut-être d’être mort à vingt ans, sans femme, sans enfans, n’ayant eu à pleurer que sur soi, à souffrir que de sa propre faim.
I dread thee, fate, relentless and severe,
With all a poet’s, husband’s, father’s fear !
Je te redoute, ô sort implacable et sévère,
De ma peur de poète, et d’époux, et de père !
Églogues champêtres, épîtres familières, romances amoureuses, chants nationaux, contes rustiques, Robert Burns a traité tous les genres de poésie d’Allan Ramsay. Il ne l’abandonne que dans ses malheureuses incursions sur le domaine anglais. Comme lui, il se distingue par la vie de ses personnages, par la vérité de ses tableaux, par la franchise native de son style, par son humour ; mais il l’emporte sur son prédécesseur en verve et en chaleur d’ame. Burns est de cette famille d’écrivains dont le génie vient du cœur, pectus est quod facit disertos. Chez lui, point de préoccupation littéraire, point de beautés de cabinet. Il vit en plein air, en pleine nature. Ce n’est point une de ces muses pastorales qui ne visitent la campagne qu’aux beaux jours et pour s’y refaire de toutes les délicieuses fatigues de l’hiver ; muses de châteaux qui ne chantent qu’une nature de choix, dont les forêts, comme celles de Virgile, sont toujours dignes d’un consul, et qui emportent leurs amours de la ville pour y rêver aux détours d’une allée sablée, ou au courant d’une rivière factice. La muse de Burns est toute rustique : elle habite sous le chaume, se lève avec le soleil, attelle elle-même ses bœufs, mouille les sillons de sa sueur, vit de pain d’avoine, entre volontiers au cabaret, parle plus de pavots que de tulipes, de mares que de lac, de canards que de cygnes, et ne prend ses amours qu’au village : peut-être est-ce pour cela qu’elle est si peu constante. Avec un tel guide, comme on est loin des boudoirs et des serres-chaudes, comme on respire le grand air, comme tout s’anime et parle au cœur, comme tout intéresse et passionne ! C’est alors qu’on sent les rapports intimes de la nature avec celui qui l’aime et qui vit en elle ; c’est alors qu’on fait bon marché de l’importance des sujets, des préoccupations de forme, et de toutes ces niaiseries pédantesques : car on comprend que la poésie, c’est le sentiment, que le style n’en est que l’enveloppe diaphane, et que c’est au rayonnement intérieur qu’il doit emprunter son véritable éclat.
En tenant compte de la distance qui sépare les tableaux de genre et ceux d’histoire, après le grand nom de l’universel Shakspeare, je ne craindrais pas de citer Burns comme un des poètes les mieux doués de la nature. Sa plus saillante qualité fut celle qui est le plus indispensable à un poète, une sensibilité profonde, un cœur largement ouvert à toutes les impressions de l’amour et de la haine, mais surtout de l’amour dans la plus vaste acception du mot, amour des femmes, amour de la patrie, amour de la nature. Il y joignait une ame noble, pleine du sentiment de sa dignité, désintéressée jusqu’à l’excès, courageuse, résignée dans l’adversité, à la fois religieuse et éclairée ; un esprit plein d’humour, mais dont la gaieté ne desséchait nullement la tendresse du cœur ; une sensualité, source de bien et de mal, de qualités et de défauts, mais à coup sûr source aussi de poésie ; enfin une imagination brillante qui anime tous ses tableaux du coloris le plus frais, le plus séduisant et en même temps le plus vrai.
Sous certains rapports, Burns est le poète qui rappelle le plus notre adorable La Fontaine. C’est la même bonhomie railleuse, la même philosophie indulgente, c’est la même tendresse d’ame, le même amour de la création, la même compassion pour toutes les souffrances. Oserai-je dire que l’auteur écossais a sur le français l’avantage d’un pays et d’une langue infiniment plus poétiques, que son essor l’emporte plus souvent au-dessus des régions de la poésie comique, que sa versification est plus ferme, et son style coloré de plus d’images. Cette opinion, j’en ai peur, révoltera, chez beaucoup de gens, l’amour-propre national ; mais qu’ils veuillent bien suspendre leur indignation et prendre connaissance des pièces du procès : peut-être une lecture attentive me justifiera-t-elle à leurs propres yeux. Malheureusement on ne lit guère, en France, les poètes anglais dans l’original, et à plus forte raison les écossais. Il serait bien à désirer, faute de mieux, qu’il parût une bonne traduction de Burns ; mais le public n’achète que la basse littérature, et il serait par trop déraisonnable de demander au gouvernement des fonds pour un objet aussi futile que la poésie.
Dans cet état de choses, je m’estimerai heureux si une analyse rapide et trop incomplète des principaux poèmes de Burns, entremêlée de citations, décidait quelques amateurs de la vraie poésie à lire Burns, le glossaire à la main, et sans s’effrayer de difficultés qui sont loin d’être insurmontables. Je puis leur garantit d’avance qu’ils se trouveront amplement dédommagés de leur peine.
Dans la vision, the Vision, petit poème en deux chants, Coïla, la muse champêtre de l’Écosse, apparaît au poète. Sur son large manteau vert, il croit voir une terre bien connue, sa terre natale, avec ses rivières perdues dans la mer, ses montagnes perdues dans les nuages, et la race héroïque des Wallace terrassant les ennemis du sud, et l’ombre du vieux roi Coïlus errant à pas lents autour de sa tombe. D’un ton de sœur aînée, elle se révèle à lui comme la protectrice de son génie naissant, le réconcilie avec son humble rôle de poète rustique, l’encourage à la résignation et au dédain des richesses et de la faveur, lui recommande d’entretenir soigneusement sa flamme mélodieuse, de conserver la dignité de l’homme, et lui promet que le plan universel protégera tout ; — et à ces mots solennels, elle attacha le houx autour de la tête du barde ; les feuilles polies et les graines rouges bruirent en se jouant ; et comme une pensée fugitive, elle disparut dans un rayon de lumière.
L’idée du poème des Ponts d’Ayr, the Brigs of Ayr, lui a été suggérée, selon toute apparence, par celui de Fergusson, qui a pour titre : the Causeway and the plainstones. Dans ce dialogue plein de gaieté, Fergusson avait mis en opposition les différentes espèces de passans qui marchent sur la chaussée et sur les trottoirs d’Édimbourg. Burns dans le sien établit un parallèle satirique entre les mœurs anciennes et modernes de la ville d’Ayr ; mais il ne s’enferme pas dans les mêmes limites que Fergusson. À l’appel de son imagination, les deux ponts s’animent.
C’était lorsque les meules de blé endossent leur manteau d’hiver…, que les pommes de terre s’entassent en monceaux serrés pour se préserver de l’haleine glacée et de la morsure de l’hiver qui s’avance ; lorsque les abeilles, reposant joyeuses des travaux de l’été, sur les dépouilles délicieuses de fleurs et de boutons sans nombre, scellées avec un soin frugal en piles massives de cire, sont condamnées par l’homme, ce tyran du faible, à la mort des démons suffoqués de la vapeur du soufre ; lorsque les fusils tonnent de tous côtés, que les volées d’oiseaux blessés s’éparpillent et se répandent au loin, et que la famille ailée des champs, unie par les liens de la nature, pères, mères, enfans, gisent dans la même mare de sang. (Quel cœur chaud de poète ne saigne intérieurement et n’exècre les actes sauvages et impitoyables de l’homme !) La fleur ne pousse plus aux champs ni dans la prairie ; le bois ne résonne plus de concerts aériens, si ce n’est peut-être du sifflement joyeux du rouge-gorge, fier sur le haut de quelque arbre à moitié brisé ; les blanches gelées des matins précédent les soleils des jours ; midi répand au loin une clarté douce, calme et sereine, et les fils nombreux de la Vierge se jouent et folâtrent dans les rayons.
C’est dans cette saison que le poète, chassé de son lit par un caprice ou peut-être par les soucis, allait, perdu dans ses méditations, sans savoir où ni pourquoi. La cloche du donjon endormi avait frappé deux heures, et la tour de Wallace avait juré que le fait était vrai. Le Forth, gonflé par la marée, débordait sur la rive, troublant de sa voix enrouée et triste le calme de la nuit. Tout le reste était muet comme l’œil clos de la nature ; la lune silencieuse brillait du haut des cieux sur la tour et sur l’arbre ; la gelée frileuse sous le rayon d’argent, descendait en croûte légère sur le courant étincelant de lumière. Tout à coup il entend des deux côtés à la fois un battement mesuré d’ailes qui sifflent dans l’air, et voilà que deux formes sombres s’abattent sous ses yeux, le vieux et le nouveau pont d’Ayr. Les deux fantômes s’accostent, et engagent sur les mérites du présent et du passé, une violente dispute qui aurait fini mal si elle n’avait été interrompue et apaisée par le cortège magique des vertus champêtres qui s’avancent en dansant sur la glace naissante que leurs pieds courbent à peine, guidées par le génie du fleuve, vénérable vieillard, dont la tête blanche est couronnée de lis d’eau, et la jambe nerveuse ceinte d’herbes marines,
La composition la plus sérieuse de Burns, c’est the Cotter’s saturday night, le Samedi soir dans la chaumière. C’est encore Fergusson qui, évidemment, lui en a inspiré l’idée première. The Farmer’s ingle, le Coin du feu du fermier, commence le soir, au retour du travail. La réception que lui fait sa ménagère, ainsi qu’aux garçons de ferme, est décrite avec charme. Après le souper, on parle des nouvelles du jour, et des évènemens qui sont venus rompre la monotonie de la vie champêtre. Arrive la grand’mère ; le cercle se forme autour du feu, ses petits enfans l’entourent, et, tandis que son fuseau court le long de sa robe brune, elle leur raconte des histoires de sorcières et de revenans. Cependant le fermier, fatigué des travaux de la journée, s’est étendu sur sa couche rustique qui occupe un des coins de la cheminée, et son chat et son chien ont sauté sur le lit pour recevoir ses caresses : c’est de là qu’il donne ses instructions aux valets de ferme pour le lendemain. Sa femme, à son exemple, donne ses ordres aux filles. Peu à peu, l’huile tarit dans la lampe, le feu baisse, le sommeil gagne le groupe rustique, et ils s’en vont goûter les douceurs du repos. Le poète termine en bénissant le laboureur et toute sa maison.
Dans Burns, on est en novembre, le laboureur revient aussi du travail, heureux de penser qu’il pourra, demain, goûter à son aise le repos du matin. Voici sa chaumière isolée qu’ombrage un vieil arbre ; voici ses petits enfans qui courent, en trébuchant, et avec des cris joyeux, au-devant de leur papa. Son feu qui brille, la propreté du foyer, le sourire de sa ménagère, le babil de son enfant grimpé sur ses genoux, tout lui fait oublier ses fatigues. Les aînés, en service dans les fermes voisines, se réunissent à la famille. Jenny, la fille aînée, vient apporter à ses chers parens les économies qu’elle a faites sur ses gages. Toute cette première partie a déjà tout l’intérêt calme du poème de Fergusson ; mais dans la seconde, où Burns introduit l’amoureux de Jenny, son guide timide et respectueux, et où il représente l’humble famille après le souper, s’agenouillant pour rendre grace à Dieu dans une prière commune, il s’élève alors à un ordre d’idées qui laissent loin derrière lui son gracieux modèle. Ce poème, du reste, paraît être un hommage rendu à la mémoire de son père, et cet hommage fait honneur à tous deux.
Dans le conte des Deux Chiens, the Two Dogs, la morale se présente sous un aspect moins austère. C’est ce morceau que je choisirais, si j’avais à établir un parallèle entre Burns et le fabuliste français.
Par une belle journée du mois de juin, deux chiens se rencontrent. Le premier, nommé César, est une bête de luxe, un étranger venu de bien loin, là où les marins vont pêcher la morue : son beau collier de cuivre à serrure et gravé montre qu’il est gentilhomme et lettré ; mais il n’en est pas plus fier. L’autre, nommé Luath (nom du chien de Cuthullin dans le Fingal d’Ossian), chien au poitrail blanc et au dos fourré d’un habit noir luisant, appartient à un laboureur, rimeur écervelé. Après s’être flairés d’un nez social, après avoir déterré taupes et souris, après mille et mille excursions, fatigués de plaisir, ils s’asseient sur une butte, et là commence une longue digression sur les maîtres de la création.
César entame la conversation par une peinture de la richesse oisive des seigneurs : « Mon maître touche ses rentes, son charbon, ses poulets et toutes ses redevances ; il se lève quand bon lui semble ; sa livrée accourt à sa sonnette ; il demande sa voiture ; il demande son cheval ; il tire une belle bourse de soie aussi longue que ma queue, où Georget, de ses yeux jaunes, lorgne au travers des mailles… » Ce ne sont que festins du matin au soir. Mais comment font les laboureurs pour vivre, cela passe son intelligence. Luath, tout en avouant qu’ils souffrent souvent le froid et la faim, répond par une description animée de leurs plaisirs au jour de l’an, description qui se termine par ces deux vers, dont le dernier me paraît sublime de vérité naïve :
My heart has been so fain to see them,
That I for joy hae barkit wi’them.
Mon cœur, en les voyant, se sentait si joyeux,
Que de ravissement j’aboyais avec eux.
Toutefois, Luath reconnaît que les tenanciers sont trop fréquemment ruinés de fond en comble par les exactions des agens de leur seigneur, absent du pays pour le bien, sans doute, de la Grande-Bretagne, « Pour le bien de la Grande-Bretagne ! » s’écrie César ; et il lui représente les lords allant au parlement voter aveuglément au gré des chefs du parti, courant l’opéra, les bals, les brelans et les mauvais lieux ; voyageant partout et ruinant leur bourse et leur santé à Madrid, à Vienne et à Versailles, et cherchant à se refaire des conséquences de leurs amours de carnaval aux sources bourbeuses de l’Allemagne, « Est-ce bien pour cela que le pauvre s’exténue ? » dit le bon Luath, qui ne revient pas de sa surprise. Ah ! si les seigneurs se tenaient loin des cours et prenaient goût aux amusemens de la campagne, tout en irait mieux pour eux, pour le tenancier et pour le laboureur ! Mais il ne peut croire que des gens qui sont à l’abri du froid et de la faim ne mènent pas joyeuse vie ; et pour le persuader du contraire, il ne faut rien moins que l’éloquent tableau que lui fait César de l’ennui qui poursuit les riches jusque dans la débauche, la médisance et les cartes, ces livres peints du diable, comme il les nomme. Cependant le soleil a quitté l’horizon, une lueur plus sombre amène la nuit, l’escarbot fait entendre son bourdonnement paresseux, les vaches se tiennent mugissantes aux portes de la laiterie : nos deux amis se séparent, non sans s’être promis de se revoir, et se réjouissant, en présence des souffrances du pauvre et des ennuis du riche, d’être chiens et non pas hommes. Mais Burns n’est pas toujours aussi optimiste que dans le ravissant apologue dont on vient de lire l’analyse sèche et décolorée. De temps en temps il pousse jusqu’au ciel un cri de douleur, dans a Winter Night (une Nuit d’hiver), dans Winter, dans to Ruin (à la Destruction), et dans Despondency (le Découragement), ode qui commence par cette plainte déchirante : « Accablé de chagrins, accablé d’inquiétudes, sous une charge plus lourde que je ne la puis porter, je m’assieds à terre, et je soupire : vie, tu es un fardeau écorchant, sur une route raboteuse et harassante, pour des misérables tels que moi ! »
La haine du fanatisme et de l’hypocrisie a inspiré à ce talent si vrai Holy Willie’s Prayer, la Prière de saint Guillaume ; Kirk’s Alarm, l’Alarme de l’Église, et ce post-scriptum d’une épître à W. S*****n, où il raconte si plaisamment la querelle fort sérieuse des deux partis religieux de la Vieille et de la Jeune-Lumière.
Les vieille-lumière soutenaient que la lune était comme une chemise ou une paire de souliers, qui servait jusqu’à ce qu’elle fût usée, et qu’on remplaçait alors par une autre. Les jeune-lumière prétendaient, au contraire, que c’était toujours la même lune qui reparaissait rajeunie. Les vieille-lumière s’indignèrent que des blancs-becs voulussent en remontrer à leurs grands-parens. On affirma, on nia ; de proche en proche, on en vint aux coups ; les vieux, plus forts, bâtonnèrent les jeunes, et même en pendirent et brûlèrent quelques-uns pour leur apprendre à vivre. Enfin ce jeu commençait à se propager tant et si bien, que les seigneurs furent obligés d’intervenir, et de l’interdire par de sévères défenses. Le parti de la Jeune-Lumière avait été si maltraité, qu’on le croyait perdu sans ressource ; et voilà qu’aujourd’hui, chose étrange, il marche presque tête levée. La Vieille-Lumière ronge son frein et bout d’impatience, en voyant ainsi calomnier la lune. Mais, laissez faire, elle aura sa revanche avant peu ; quelques gros bonnets du parti doivent aller à la ville voisine prendre leur vol dans ce qu’ils appellent des ballons, et ils passeront un mois parmi les lunes, pour voir au juste ce qu’il en est. Lorsque la vieille lune sera sur le point de les quitter, ils en mettront un morceau dans leur poche, et quand les nouvelle-lumière le verront, il faudra bien qu’ils se prosternent.
Mais son cœur s’ouvre plus aux émotions douces et tendres ; la haine et le sarcasme n’y ont accès que par exception. C’est dans sa sensibilité que sa muse puise à chaque pas les plus touchantes inspirations. Tantôt c’est un lièvre blessé qui vient mourir à ses pieds ; tantôt c’est une poule d’eau qu’il effarouche en traversant Loch Turit, endroit sauvage dans les montagnes de Oughtertyre, ou une souris dont il a détruit le nid en conduisant sa charrue, ou une marguerite de montagne que le soc a tranchée, et l’on est tout surpris de se sentir ému au récit de telles infortunes.
L’amour de la patrie lui prête aussi de mâles accens. Écoutez le discours de Robert Bruce à son armée la veille de la bataille de Bannockburn, et dites-moi si dans la main du paysan écossais la cornemuse ne vaut pas un clairon.
Écossais qui avez saigné sous Wallace,
Écossais que Bruce a souvent conduits,
Marchez à votre lit sanglant
Ou à la victoire.
Voici le jour et voici l’heure ;
Voyez le front de la bataille s’obscurcir,
Voyez approcher les forces de l’orgueilleux Édouard. —
Les chaînes et l’esclavage !
Qui sera un infâme traître ?
Qui remplira sa tombe d’un lâche ?
Qui assez bas pour être esclave ?
Qu’il se tourne et fuie !
Celui qui pour le roi d’Écosse et la loi
Veut tirer avec vigueur l’épée de la liberté,
Vivre homme libre, ou mourir homme libre,
Qu’il me suive !
Par les maux et les peines de l’oppression !
Par vos fils aux chaînes de l’esclave !
Nous tarirons nos dernières veines,
Mais ils seront libres !
Jetons bas nos fiers usurpateurs !
Les tyrans tombent dans chaque ennemi !
La liberté est dans chaque coup !
Vaincre ou mourir.
Forcé de borner mes citations, je me contenterai de désigner ici the Death and doctor Hornbook, la Mort et le docteur Hornbook, Address to Deil, l’Épître au Diable, deux morceaux remarquables par l’union du comique à l’imagination, et Scotch drink, la Boisson de l’Écosse, où se trouve cette strophe charmante dans l’original :
La nourriture nous remplit le ventre, et nous tient vivans,
Quoique la vie soit un présent qui ne vaut pas qu’on l’accepte
Lorsqu’on la traîne lourde de maux et de chagrins ;
Mais huilées par toi.
Les roues de la vie descendent légèrement la pente
Avec un joyeux bruit.
et the Jolly beggar’s, les Joyeux mendians, cantate dramatique pleine de verve, qui vous introduit dans une bacchanale digne de la cour des Miracles, et dont la dernière partie est connue, si je ne
me trompe, du célèbre auteur de la chanson des Gueux et de celle
des Bohémiens.
La ballade de John Barleycorn, Jean Grain-d’Orge, dont je transcris ici un essai de traduction, est un symbole ingénieux de la fabrication de l’ale et du whiskey ; il faut l’avouer, l’honneur de cette fiction ravissante ne revient pas tout entier à Burns, qui s’inspira, comme dans plusieurs de ses mélodies écossaises, d’une ancienne chanson connue sous ce titre.
Il était une fois trois rois
En Orient, puissans tous trois :
Ils avaient juré par la gorge
Qu’ils feraient mourir Jean Grain-d’Orge.
Dans un sillon bien labouré,
Tout vivant ils l’ont enterré ;
Puis ils ont juré par la gorge
Qu’ils avaient tué Jean Grain-d’Orge.
Mais le printemps revient joyeux,
La pluie à flots tombe des cieux :
Jean Grain-d’Orge alors se relève ;
C’est bien lui ! ce n’est point un rêve !
Les soleils étouffans d’été
Lui rendent vigueur et santé ;
Sa tête de dards se couronne :
Grain-d’Orge ne craint plus personne.
Le grave automne succédant,
Grain-d’Orge pâlit cependant ;
Son corps se courbe vers la terre,
Sa tête penche ; il dégénère.
Ses couleurs se fanent ; hélas !
C’est l’âge qui vient à grands pas !
Ses ennemis prennent courage,
Ils vont donc assouvir leur rage.
Aiguisant un long coutelas,
D’un seul coup ils l’ont mis à bas,
Et lié sur une charrette,
Comme un faussaire qu’on arrête.
Sur le dos il est renversé,
Il est bâtonné, fracassé ;
Puis à tous les vents on l’expose,
Tournant, tournant sans nulle pause.
Pauvre Grain-d’Orge ! Il faut les voir
Remplir d’eau froide un grand trou noir,
Et, sans nul respect de son âge,
L’y jeter, — enfonce ou surnage !
Voilà qu’on l’a tiré de l’eau
Pour le torturer de nouveau.
Il donne encor signe de vie !
On le secoue avec furie !
Sur la flamme alors ses bourreaux
Brûlent la moelle de ses os ;
Puis un meunier en fait sa proie,
Entre deux pierres il le broie.
Ils ont pris le sang de son cœur,
Ils l’ont bu chantant tous en chœur !
Et plus ils boivent à la ronde,
Plus dans leurs yeux la joie abonde.
Jean Grain-d’Orge avait, il le faut,
Un sang bien généreux, bien chaud ;
Car, prenez-en la moindre goutte,
Son ardeur en vous passe toute.
L’homme oublie alors son chagrin,
Son bonheur même est plus serein ;
La larme aux yeux encor brillante,
La veuve entend son cœur qui chante !
À Jean Grain-d’Orge une santé !
Buvons à sa postérité !
Qu’elle soit féconde et précoce
À jamais dans la vieille Écosse !
Il me reste à parler des poésies amoureuses et lyriques de Burns, que Thomas Moore a imitées dans ses Irish Melodies, autant que l’esprit peut imiter le génie, et le parfum des essences l’odeur naturelle des fleurs. La plupart furent composées sur la demande du libraire d’Édimbourg, Thomson, pour servir de paroles aux chants nationaux de l’Écosse. Elles sont parfois gaies, plus souvent tendres et mélancoliques, suivant l’exigence des airs auxquels elles devaient s’adapter, et ces petits drames passionnés s’encadrent toujours dans de ravissans paysages tracés d’après nature ; j’en citerai pour exemples Lea rig, Soldier’s return, Logan water, Bonnie Jean et Highland Mary, Marie la Montagnarde que je m’étais promis de traduire, surtout Mary in heaven, Marie au ciel, et John Anderson, My jo. Mais tout le parfum de ces divines romances, si je puis les appeler de ce nom profane, s’évaporerait dans la traduction, et on en peut dire ce que Burns dit des plaisirs :
But pleasures are like poppies spread,
You seize the flower, its bloom is shed.
Mais les plaisirs sont des pavots qu’on cueille,
Vous saisissez la fleur, elle s’effeuille.
Ce sont des fleurs trop délicates et trop frêles : il faut les respirer sur pied. L’essai peu satisfaisant que je transcris ici en toute humilité servirait de preuve au besoin.
Voici le vallon, à l’entour
Les bouleaux couvrant le bocage ;
La cloche a dit l’heure au village :
Qui peut retenir mon amour ?
Ce n’est point son appel timide :
C’est quelque zéphyr odorant,
D’un oiseau le fredon mourant
Saluant du soir l’astre humide.
C’est Maria ! j’entends sa voix !
L’alouette des bois appelle
Ainsi sa compagne fidèle,
C’est musique, amour à la fois !
Est-ce bien toi ? toi, toujours vraie ?
Sois bien-venue ! — Heureux amans !
Viens redire tous nos sermens
Sur les bords fleuris de la Cree.
À défaut donc de ces poésies intraduisibles, j’essaierai de donner ici une idée d’un morceau tout différent dont la composition offre assez d’intérêt pour qu’il en reste encore quelque peu dans la traduction.
Quand les chalands abandonnent la rue,
Que le voisin offre à boire au voisin,
Que du marché le jour tire à sa fin,
Que part la foule, à la ville accourue ;
Tout en sablant l’ale des cabarets
À pleine panse, heureux comme à la noce,
Qui de nous songe aux longs milles d’Écosse ?
Que de fossés, barrières et marais,
Sont entre nous et notre humble demeure,
Où la bourgeoise est sombre, et compte l’heure,
Ses noirs sourcils amassant un courroux
Qu’elle mitonne et maintient chaud pour nous ?
Tam O’Shanter en fit l’expérience,
Lorsque la nuit il revint une fois
D’Ayr, la vieille Ayr, ville par excellence
Des braves gens et des jolis minois.
Ô brave Tam, Cathos ta femme est sage :
Pourquoi ne pas l’écouter davantage ?
Elle t’a dit que tu n’es qu’un bavard,
Un fainéant, un vaurien, un soûlard ;
Qu’au grand jamais, de novembre en octobre,
Jour de marché ne t’a vu rester sobre ;
Qu’à chaque grain que te moud le meunier,
Vous y buvez tant qu’il reste un denier ;
Que pour un fer si tu vas à la forge,
Ce sont des cris d’ivrogne à pleine gorge ;
Qu’au mauvais lieu, les dimanches, dit-on,
Jusqu’au lundi tu soûles la Kirton.
Elle a prédit, qu’au fond de la rivière,
Un jour ou l’autre on te saurait noyé ;
Ou, vers minuit, pris par quelque sorcière
Hantant la vieille église d’Halloway.
Ah ! mon cœur saigne à penser, chères dames,
Aux doux avis, si sages et si longs,
Qu’en vrais ingrats, hélas ! nous méprisons,
Par ce seul fait qu’ils viennent de nos femmes !
Mais à mon conte : un soir, son marché fait,
Tam se carrait, comme vous pouvez croire,
Au coin d’un feu flambant clair, et humait
Maints pots mousseux, et qui se laissaient boire
Divinement ; à son coude, un ami,
Son altéré, son fidèle Johnny
Le cordonnier. (Souvent comme deux frères
Ils se grisaient des semaines entières.)
La nuit passait en babil, chants joyeux ;
Les cruches d’ale étaient plus savoureuses ;
L’hôtesse et Tam devenaient gracieux :
Faveurs suivaient, secrètes, précieuses ;
Johnny contait ses plus plaisans rébus ;
L’hôte en riant à tout faisait chorus :
Qu’autour le vent mugisse et se démène,
C’est un sifflet que Tam écoute à peine.
Le Souci, fou de voir des gens heureux,
Au fond des pots se noyait avec eux,
Et s’envolaient, comme un essaim d’abeilles
Lourd de trésors, les minutes vermeilles :
Sans être roi, Tam était glorieux,
Et de tous maux enfin victorieux.
Mais les plaisirs sont des pavots qu’on cueille,
Vous saisissez la fleur, elle s’effeuille ;
Ou bien encor flocons de neige au flot,
Un instant blanche — et fondant aussitôt ;
Ou bien aussi l’aurore boréale,
Qu’on veut montrer et qui s’enfuit avant ;
Ou l’arc-en-ciel à l’orage rendant
Sa forme aimable et qui dans l’air s’exhale. —
Nul bras mortel ne saurait retenir
Temps ni marée : il faut s’en revenir.
C’est l’heure, ô nuit ! clé de la sombre voûte,
Heure d’effroi ! Tam trotte sur la route,
Et par un temps tel que pécheur jamais
Ne fut dehors sous un ciel si mauvais.
Elle ose aller jusqu’au point lumineux ;
Et que voit Tam ? En croira-t-il ses yeux ?
Magiciens et sorcières en danse ;
Non ces pas froids, nouveaux-venus de France,
Mais strathspeys, reels, au lieu des cotillons,
Mettant la vie et la flamme aux talons.
À l’Orient, sur un bord de fenêtre,
Nick[2], le vieux Nick, sous la forme d’un chien,
Un grand chien noir, velu, hargneux, l’air traître,
Se tenait là comme musicien,
De ses tuyaux chassant des voix captives,
Faisant crier la voûte et les solives. —
Comme une presse ouverte, tout autour,
De la muraille et debout, mainte bière
Montrait un mort dans son dernier atour,
À sa main froide ayant une lumière. —
À la clarté, Tammy, notre héros
Put, sur l’autel, apercevoir les os
D’un assassin, tout chargés de leur chaîne ;
Deux nouveau-nés morts sans un sacrement ;
Un malfaiteur décroché récemment,
Bâillant encor comme en perdant haleine ;
Cinq tomahawks, au fer rouge et rouillé ;
Cinq sabres turcs épais de sang caillé ;
Un cou d’enfant dans une jarretière ;
Un coutelas qui dans la main du fils
A déchiré la gorge d’un vieux père,
Où sont encor collés des cheveux gris ;
L’envers dehors, de mensonges cousues
Comme un haillon, trois langues d’avocats ;
Et tout pourris, de vils cœurs de prélats
Puans et noirs, comme ordure des rues ;
Et mille objets horribles à nommer,
Et que citer c’est déjà blasphémer.
Tandis que Tam regardait, l’œil stupide,
La fête allait furibonde et rapide ;
Le vieux flûteur à plus grand bruit soufflait ;
D’un pied plus prompt la danse s’envolait ;
Chaque commère à l’entour de l’église
Si bien tournait, passait et repassait,
Que, de sueur fumante, elle lançait
Tous ses haillons, et restait en chemise !
Oh ! si c’étaient des filles de quinze ans,
Tam, mon cher Tam, grasses, grandes et belles,
Portant, au lieu de crasseuses flanelles,
Linge de neige, aux fils fins et bien blancs !
Cette culotte en panne jadis forte
Et de poil bleu, c’est ma seule ; n’importe :
Vite, elle irait bien loin de mes talons
Pour un regard de ces beaux oisillons !
Mais de vieux corps, secs, en rut, dont la vue
Châtrerait seule un poulain en chaleur
Voulant saillir une vache cornue,
Comment peux-tu les voir sans mal de cœur ?
Tam avait fait certaine découverte,
Le connaisseur ! fille avenante, alerte,
Que cette nuit enrôlait le vieux Nick,
— Long-temps depuis trop connue à Carrick !
Car sous ses coups tomba plus d’une bête ;
Maint beau bateau périt dans la tempête,
Et renversant beaucoup d’orge et de blé
Tout ce côté par elle fut troublé ; —
À sa chemise en toile de Paisley,
Qu’elle portait quand elle était fillette,
Quoiqu’en longueur il manque au moins un lé,
C’est sa meilleure, elle en est satisfaite. —
Ta grand’maman n’eût guère pu prévoir,
Nanny, le jour qu’elle en fit la dépense
Pour deux écus (c’était tout son avoir),
Que des sorciers elle ornerait la danse !
Ma muse ici doit suspendre son vol ;
Un tel essor n’est point fait pour son aile :
Comment chanter Nanny battant le sol
(Elle était souple et forte, la donzelle),
Tam restant droit et comme ensorcelé ;
Jamais ses yeux n’avaient eu telle fête ;
Satan lui-même admirait essoufflé,
Cabriolant et flûtant à tue-tête.
De saut en saut, et de culbute en bond,
Tam acheva de perdre la raison,
Et s’écria : « bravo, courte-chemise ! »
Et tout fut noir à l’instant dans l’église ;
Le vent soufflait à tout briser sur terre ;
La pluie à flots en sifflant fouettait l’air ;
L’ombre avalait de rapides éclairs ;
Haut, creux et long, mugissait le tonnerre :
Un enfant même eût compris que sous main
Le diable avait quelque besogne en train.
Tam, bien monté sur Meg, sa jument grise,
(Jambe meilleure, il ne s’en lève pas),
Bronche, s’embourbe et glisse à chaque pas,
À travers vent, pluie et feux qu’il méprise ;
Tantôt tenant son bleu, son beau bonnet,
Et fredonnant quelque bon vieux sonnet ;
Tantôt guettant s’il ne voit point paraître
Un noir esprit pour le happer en traître.
Kirk-Alloway[3] s’approche, où chaque nuit,
Spectres, hiboux, s’assemblent à grand bruit. —
II traversait le gué (Dieu le protège !)
Où le chaland s’engloutit sous la neige ;
Passé le tremble et la grosse pierre, où
Charlie un jour, ivre, rompit son cou ;
Entre les houx et le mur en ruine
Où les chasseurs virent, rentrant par là,
Un enfant mort ; près le puits et l’épine
Où de Mungo la mère s’étrangla. —
Devant ses pas le Doon répand son onde ;
L’orage double, et dans la forêt gronde ;
D’un pôle à l’autre éclatent les éclairs ;
La foudre approche ; et voilà qu’au travers
Du bois plaintif, Kirk-Alloway brillante
Frappe sa vue : elle semblait en feux ;
Des rayons d’or sortaient de chaque fente,
Et résonnaient gaîté, danses et jeux. —
Ô Jean Grain-d’Orge, inspirateur d’audace !
Comme aux dangers tu nous excites tous !
De l’ale à quatre, et quels maux craignons-nous ?
De l’usquebaugh, vienne le diable en face !
Tam, son cerveau fume tant de boisson,
Qu’à chance égale il battrait un démon !
Mais tout court Meg s’arrête épouvantée. —
Enfin des pieds, des mains admonestée,
Et Tam sur Meg s’était à peine enfui,
Que le sabbat s’élançait après lui.
Comme l’abeille en bourdonnant s’envole
De sa maison qu’un pâtre attaque et vole ;
Comme les chiens, du lièvre ennemis nés,
Jappent après, pop ! s’il leur part au nez ;
Comme la foule avec ardeur se rue ;
Quand « au voleur ! » retentit dans la rue,
Ainsi Maggy ventre à terre s’enfuit,
Et tout l’enfer en hurlant la poursuit.
Tam, mon cher Tam ! ah ! quel cadeau de foire !
Au feu d’enfer griller comme un hareng !
C’est bien en vain que ta Cathos attend !
La pauvre femme ! avant peu quel déboire !
Va de ton mieux, Maggie, avance donc !
Quand tu seras plus d’à moitié du pont[4],
Remue alors la queue : une sorcière
N’a pas le droit de passer la rivière !
Mais à son but avant qu’elle atteignît,
Ce fut le diable à mouvoir que sa queue !
Car sur le reste en avant d’une lieue,
De ses dix doigts Nanny vous l’étreignit.
Et jusqu’à Tam s’alongeait avec rage ! —
Mais de Maggy que ne peut le courage ?
Un élan met son maître en sûreté !
Oui, mais sa queue est laissé en arrière,
Et du croupion que tenait la sorcière
Le tronc à peine à Maggie est resté.
Vous qui lirez cette sincère histoire,
Enfans de père et mère, il faut me croire :
Si vous sentez quelque penchant à boire,
Chemise courte en tête vous trotter,
Songez qu’on paie un plaisir souvent cher,
Rappelez-vous Meg de Tam O’Shanter.