Poésie - La Guirlande marine

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Alfred Droin
Poésie - La Guirlande marine
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 658-665).
POÉSIES

LA GUIRLANDE MARINE

HOMO DUPLEX


I


Je gagne vers midi le haut du promontoire
Où, caché par les pins, verdoyante prison,
Comme un faune rieur que grise la saison,
J’écrase entre mes dents la figue obèse et noire.

Puis je regarde au loin, plissant sa souple moire,
La rondeur de la mer emplir tout l’horizon,
Et dans mes sens, repris par l’antique frisson,
L’urne d’or du soleil verse sa chaude gloire.

Je suis aux premiers jours de la terre : j’entends
La danse des sylvains, sous les myrtes flottants ;
La volupté gémit, une flûte se pâme :

Puis des sistres aigus font résonner les bois,
Aphrodite surgit de l’écume, et je vois
Sa chair, rosier de feu, qui fait flamber mon âme.

II


Mais lorsque le croissant se courbe dans le ciel,
Lorsque l’Angélus tinte, et meurt et se prolonge,
Cette fête insolente obscurcit son mensonge :
Lentement la syrinx assourdit son appel.


Une grave douceur baigne mon cœur charnel,
Le suave fantôme au fond des eaux se plonge ;
L’étoile de Marie, en un halo de songe,
Attire ma raison vers le surnaturel.

J’entends distinctement l’appel de l’invisible !
Je vois s’évanouir, aussi prompt qu’un éclair,
Le tumulte pompeux de l’univers sensible.

Et le myrte païen, chargé de fruits, l’hiver,
Offre mystiquement à ma ferveur ravie
Le symbole chrétien de l’éternelle vie.

L’ÉNIGME


Une aile sur la mer, une aile solitaire,
Palpitante, au milieu d’une étrange torpeur...
Les choses ont perdu leur robe de vapeur,
Mais le soleil ne fait qu’augmenter leur mystère.

Le sommeil chatoyant des eaux et de la terre,
Tant d’immobilité, tant d’ors et tant d’ardeur,
Inexplicablement inquiètent mon cœur,
Et j’aspire à la nuit dont l’ombre désaltère.

Mais à quoi bon rêver à ses baumes épars ?
La plage resplendit de multiples regards,
Dans chaque grain de sable un prodige étincelle.

Et là-bas, ce rocher au robuste contour,
Comme un sphinx de granit, couronné par le jour,
Propose à ma pensée une énigme éternelle.

RONDEL


La trace de ton pied, sur le sable des plages,
S’efface au vent léger qui la touche de l’aile :
Chaque seconde rend l’empreinte moins fidèle,
Et la vague bientôt la recouvre d’herbages.


Les chevaux de la mer aux crinières sauvages
Apaisent devant toi leur fougueuse querelle :
La trace de ton pied, sur le sable des plages,
S’efface au vent léger qui la touche de l’aile.

Par l’espace attiédi, la neige des nuages
Fait fondre sa candeur presque immatérielle,
Et l’azur transparent ne conserve rien d’elle ;
Mais moi, je vois toujours, charme de ces rivages
La trace de ton pied, sur le sable des plages.

MARSYAS


Lassé de contempler les stériles prairies
Que déroule la mer,
J’ai gagné les vallons dont les herbes fleuries
Aromatisent l’air.

Là, j’ai baigné mon cœur en de vertes féeries,
Loin du rauque concert
Qui, tout à l’heure encor, froissait mes rêveries
De son archet de fer.

Mais lorsque vint le soir illuminer les cimes,
Et noircir les ravins,
Le front pacifié par les rayons ultimes,

J’ai cru voir, suspendue au plus rouge des pins,
La peau de Marsyas, dans l’or crépusculaire,
Eterniser l’horreur d’une antique colère.

LE VOYAGE


Je ne vois plus les fleurs dont je sens encor l’âme,
Ni les rameaux tressant autour de moi leur dôme
Par les sentiers obscurs erre, léger fantôme,
Le souvenir du Jour dont je garde la flamme.

Prestigieuse, avec une haleine de femme,
La nuit fait des jardins son humide royaume,
Et tandis que la mer solennise son psaume,
L’ardeur des daturas charnellement se pâme.


Mais le ciel resplendit, plein d’astres, et je songe,
Qu’elle rayonne aussi dans l’infini, la Terre,
Qu’en sereines clartés, son éclat s’y prolonge :

Et, le front rafraîchi par ses nocturnes voiles,
Je me sens, à travers l’éblouissant mystère,
Porté, par une étoile, au milieu des étoiles,

LE RETOUR AU CRÉPUSCULE


Vous ne m’en voulez pas si mon âme parfois
Dans l’ombre se retire,
Et si même la fleur qui sourit à vos doigts
Ne me fait plus sourire.

Il est de certains jours où le seul bruit des mots
M’offense et me chagrine ;
Où la musique même, aux suaves sanglots,
N’est plus ma sœur divine.

Vous ne m’en voulez pas si la douce amitié,
Comme un ange visible,
Ne défait pas le nœud dont apparaît lié
Mon cœur trop insensible.

Vous laissez mon esprit, dans un secret exil,
S’enivrer de lui-même,
Oublieux du plaisir, au sceptre puéril,
Au pâle diadème.

Vous ne m’en voulez pas de contempler la mer,
Calme ou bouleversée,
L’être tout frémissant au sublime concert
De ma propre pensée.

Vous ne m’on voulez pas, seul, parmi les rochers
Que le flot âpre entame,
De chercher les joyaux que les dieux ont cachés
Dans le fond de mon âme.


Vous ne m’en voulez pas de rester loin de vous,
Penché sur le mystère,
Pareil à ces pêcheurs dont les engins jaloux
Fouillent la vague amère,

Car vous savez qu’à l’heure où s’étoilent les cieux,
Fatigué des abîmes,
Je vous rapporterai des trésors merveilleux
Au filet de mes rimes.

LES .BAMBOUS


O graciles bambous, époux de la lumière,
Qui livrez au zéphir vos cheveux délicats,
Cependant que la mer se plaint au loin, tout bas,
Et parfume d’embruns la brise printanière :

Sage selon le ciel, et fou selon la terre,
Laissez-moi prendre part à vos jeunes ébats,
O graciles bambous, époux de la lumière,
Qui livrez au zéphir vos cheveux délicats.

Vous frémissez encor de l’averse dernière
Qui vous pare un instant de mobiles éclats,
Et les futurs hivers ne vous flétriront pas,
Végétaux délivrés du poids de la matière,
O graciles bambous, époux de la lumière.

L’AUTEL


O vous, dont tous les pas sont enlacés aux miens,
Et dont les doigts sont prompts à tresser des guirlandes,
Récoltez avec moi ces thyms et ces lavandes,
Et mêlez-y l’ardeur des feuillages païens.

Amoncelez pour moi, sur cette haute pierre,
La vigne dont l’automne orne les bras nerveux,
Le pin, dont chaque écaille est comme une paupière,
Et le genévrier aux hirsutes cheveux.


N’oubliez pas surtout d’ajouter à leur gloire
Le coquillage où chante une peine illusoire,
Et des fucus encor tout alourdis de sel,

Car il me faut, pieux, dans l’ombre qui s’allonge,
Fidèle à la clarté d’un suave mensonge,
Aux nymphes de la mer élever un autel.

LE LINCEUL


Toute blanche, pareille à l’esprit délivré
De sa gangue charnelle,
Cette mouette errant dans le matin nacré
A caressé les flots des candeurs de son aile.

Mon âme bien longtemps séduite par ses jeux
A suivi ses caprices,
De la plage sonore où, près des chardons bleus,
Des ondes de velours mouraient avec délices.

Mais brusquement l’oiseau, sous le plomb d’un chasseur,
Tomba, parmi les vagues,
Et tout le jour je vis son cadavre obsesseur
Eclairer les sillons marins de pâleurs vagues.

Elle m’assombrissait le faste universel,
Quoique aperçue à peine,
Cette tache ténue à l’aspect irréel,
Que faisait osciller une houle incertaine.

Les beaux rythmes heureux ne chantaient plus en moi,
Et mes strophes blessées
D’une inerte douleur augmentaient mon émoi :
Quelques gouttes de sang écrasaient mes pensées.

Mais le déclin du jour versa sur mon chagrin
Sa mystique influence :
Le calme vespéral rendit mon cœur serein,
Par sa sombre magie et sa magnificence.

Et je sentis des pleurs monter jusqu’à mes yeux,
O voluptés secrètes,
Quand la mer ne fut plus, sous la pitié des cieux,
Qu’un fluide linceul tissé de violettes.


LE NAUFRAGE


La science et l’amour se partagent mon cœur :
Aux murailles des cieux, je lis partout des signes ;
Par delà les couleurs et par delà les lignes,
D’un visage divin j’entrevois la lueur.

L’Éden velouté encor le doux fruit que je mange :
La nouveauté du monde éblouit mon esprit,
Tout s’anime à mes yeux, la pierre me sourit,
Le silence me frôle avec des ailes d’ange.

Le rêve et la raison se fiancent en moi :
Je sais que la matière est la sœur de mon âme,
Et que dans l’invisible est sa suprême loi.

Aussi je vais sans crainte, en chantant, sur la lame
Et je songe, devant l’horizon, noir ou bleu :
« Je ne puis naufrager que dans le sein de Dieu. »

L’INACCESSIBLE


Aujourd’hui, c’est en vain que sourit le gazon,
Comme un tapis fleuri pour la danse des Heures ;
En vain que le troène, orgueil de la saison,
Attire mon espoir vers le plus doux des leurres.

C’est en vain que le cyste éclaire les sous-bois,
Et que les lys, nimbés d’une pâle lumière,
Prolongent leur extase et s’inclinent parfois,
Pareils à des esprits immortels en prière.

Mon cœur est insensible au charme des pêchers
Qu’entoure le labeur musical des abeilles ;
Que me font ces rameaux où des nids sont cachés ?
Tant de parfums et tant de fragiles merveilles ?

Car je suis, malgré moi, l’amant de l’infini :
Le bonheur s’évapore au feu de mon haleine,
La grâce des jasmins, sous mon doigt, se ternit,
Je préfère toujours la fleur la plus lointaine.


Et ce matin, devant ces vergers et la mer,
Je songe aux plis secrets de l’Alpe verte et rude,
Où le rhododendron, rajeuni par l’hiver,
Remplit de sa ferveur la haute solitude.

CLAIR DE LUNE


Par l’espace tranquille expire en faible plainte
Le chant du jour qui meurt :
La terre vaporeuse et le soir d’hyacinthe
Unissent leur langueur.

Ils sèchent sur l’arène,
Les filets fatigués de labourer la mer,
Et l’heure élyséenne
Enlève au vent marin tout ce qu’il a d’amer.

On dirait que s’éveille
Une douceur vivante aux profondeurs du ciel,
Et l’âme s’émerveille
A voir naître dans l’ombre un jour surnaturel.

Des anges ou des muses
Éclairent par instants les grands sapins obscurs,
Et sur les rochers durs,
Des pieds blancs font briller des lumières confuses.

Mais l’onde qui s’émeut
Magiquement allume un lumineux sillage,
Car, là-bas, peu à peu,
Séléné pâle y met son incertaine image ;

Le zéphire s’endort,
Et tandis que s’éveille une lyre étouffée,
La lune aux cheveux d’or
Oscille sur les flots comme le chef d’Orphée.


ALFRED DROIN.