Poésie américaine - Une Légende des Prairies

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Poésie américaine - Une Légende des Prairies
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 9 (p. 689-705).
POÉSIE AMÉRICAINE

UNE LÉGENDE DES PRAIRIES.


The Song of Hiawatha, by Henry Wadsworth Longfellow, 1 vol. in-12.



« Si vous me demandez d’où viennent ces histoires, d’où viennent ces légendes et ces traditions imprégnées des odeurs de la forêt, de la rosée et de l’humidité des prairies, de la tournoyante fumée des wigwams, retentissantes du mugissement des grands fleuves, de leurs murmures aux répétitions fréquentes et de leurs résonnemens aux violens échos, semblables au roulement du tonnerre dans les montagnes,

« Je vous dirai, je vous répondrai : Elles viennent des forêts et des prairies, des grands lacs de la terre du nord, du pays des Ojibways, du pays des Dacotahs; elles viennent des montagnes, des bruyères et des marécages, où le héron, le Shuh-shuh-gah, vit parmi les roseaux et les joncs. Je les répète telles que je les ai apprises des lèvres de Nawadaha, le musicien, le doux chanteur.

« Si vous me demandez où Nawadaha trouva ces chants sauvages et bizarres, trouva ces légendes et ces traditions, je vous dirai, je vous répondrai : dans les nids d’oiseaux des bois, dans les cabanes des castors, dans les traces du pied du bison, dans faire de l’aigle.

« Tous les oiseaux sauvages les lui chantaient dans les bruyères et dans les marécages, dans les marais mélancoliques; Chetowaik le pluvier les lui chantait, et Mahng le plongeon, et Wawa l’oie sauvage, et le héron bleu, le Shuh-shuh-gah, et le coq de bruyère, le Mushkodasa.

« Si vous m’interrogez encore, me disant : Qui donc était ce Nawadaha? Parlez-nous de ce Nawadaha, — je répondrai à vos questions à peu près dans les termes que voici :

« Dans la vallée de Tawasentha, dans la verte et silencieuse vallée, sur le bord des plaisans cours d’eau, habitait le chanteur Nawadaha. Tout autour du village indien s’étendaient les prairies et les champs de blé, derrière se dressait la forêt, s’élevaient les bosquets de plus harmonieux, verts en été, blancs en hiver, toujours soupirant, toujours chantant.

« Et les rians cours d’eau, vous pouviez facilement suivre leurs traces à travers la vallée, par leur murmure au printemps, par leurs rideaux d’aunes en été, par leurs blanches vapeurs en automne, par la ligne noire de leurs rives en hiver. Et sur leurs bords habitait le chanteur, dans la vallée de Tawasentha, dans la verte et silencieuse vallée.

« Là, il chantait Hiawatha, il chantait le chant d’Hiawatha, il chantait sa naissance et sa vie merveilleuse, comment il pria et comment il jeûna, comment il vécut, travailla et souffrit, afin que les tribus des hommes pussent prospérer, afin qu’il pût faire prospérer son peuple.

« Vous qui aimez les retraites de la nature, qui aimez le soleil dans la prairie, qui aimez l’ombre dans la forêt, qui aimez le vent à travers les branches, et les averses de la pluie, et les tourbillons de neige, et le mugissement des grands fleuves entre leurs palissades de pins, et le tonnerre dans les montagnes, dont les innombrables échos bruissent comme des aigles dans leurs aires, prêtez l’oreille à ces sauvages traditions, à ce chant d’Hiawatha ! »


Cette délicieuse introduction donne bien l’idée ou plutôt l’impression du ravissant poème d’Hiawatha, l’œuvre la plus achevée que M. Longfellow ait produite jusqu’à présent. Un souffle de la nature a passé sur ces pages ; il soulève pour ainsi dire et fait trembler leurs images, comme le vent soulève et fait trembler les feuilles dans les bois. La mélodie des vers, rapide et monotone, ressemble singulièrement aux voix de la nature, qui ne se fatigue jamais de répéter toujours les mêmes sons. Deux ou trois notes composent toute la musique de cette poésie, mélodieuse et bornée comme un chant d’oiseau. Les mots qui vont se répétant entretiennent dans le récit comme un balancement qui fait ressembler la poétique histoire à ces nids d’oiseaux d’Amérique suspendus entre les rameaux de deux arbres. Le sentiment de la nature qui règne dans ce poème est à la fois très raffiné et très familier. Le poète sait prêter, comme un moderne, des voix à tous les objets inanimés de la nature ; il connaît la langue des oiseaux, il comprend le murmure du vent dans les feuilles, il interprète le bruit des ruisseaux, et cependant, en dépit de cette subtilité poétique, il ne s’égare jamais dans une description minutieuse, et ne s’oublie pas complaisamment à prolonger par la pensée les sensations éprouvées. Son poème, fait avec un art exquis, participe ainsi de deux caractères : il est homérique par la précision, la simplicité et la familiarité des images ; il est moderne par la vivacité des impressions et par un souffle tout lyrique qui parcourt toutes ses pages. De ce mélange naît un sentiment particulier, un peu artificiel et archaïque, mais singulièrement exquis et rare, assez semblable au sentiment que font éprouver d’autres tentatives analogues de grands poètes modernes, s’essayant à reproduire la vie et l’esprit des temps qui ne sont plus, certaines ballades de Goethe par exemple ou certains poèmes d’Henri Heine.

La nature que décrit M. Longfellow n’est point celle qui nous est familière, et cependant le poète nous introduit dans son intimité, il nous en fait sentir en quelque sorte les douceurs et le charme domestique. La forêt vierge, les grands fleuves, les savanes infinies, n’excitent pas plus notre étonnement dans ce poème qu’ils n’excitent l’étonnement du sauvage dont les yeux sont depuis longtemps habitués à ces spectacles grandioses. La nature la plus extraordinaire n’inspire de sentimens sublimes ou excessifs que lorsqu’elle est surprise à la dérobée, vue en passant, prise comme antithèse des tableaux qui nous avaient été familiers jusqu’alors. Il y a une grande différence par exemple entre les sentimens que la nature inspire à un citadin et ceux qu’elle inspire à l’habitant des campagnes. Le premier la voit et la sent plus vivement, mais son impression, étant plus exceptionnelle, est pour ainsi dire plus exagérée, parce qu’elle ressemble à une surprise, à un tressaillement subit, à la première sensation d’un bonheur inconnu, dont la nouveauté augmente l’énergie. L’habitant des campagnes sent moins vivement, l’habitude lui enlève le plaisir des surprises; mais toutes les impressions naturelles agissent en lui néanmoins d’une manière lente et latente, donnent un moule à ses pensées, teignent son langage de leurs nuances, tout cela à son insu et par le seul effet d’influences ininterrompues. Pour l’un, la nature est une passion et en quelque sorte une aventure; pour l’autre, elle est une habitude. Cette différence dans la manière de sentir la nature se retrouve presque au même degré entre un poète qui chante les paysages d’une terre étrangère et un poète qui chante la nature qui lui est familière. Le premier est exagéré sans cependant être faux; il devient facilement pompeux sans être pour cela emphatique. Ce qui le frappe et ce qu’il reproduit, c’est l’aspect nouveau de la nature qui se révèle à lui, un ciel plus brumeux ou plus pur, une austérité âpre ou une exubérance de fertilité. Un poète du Midi qui chante la nature du Nord est surtout frappé par son esprit rigide et triste : ce qu’il voit et ce qu’il décrit, ce sont les sombres sapins, les glaces et les neiges; mais il oublie que sous ces sapins les oiseaux chantent dans les saisons heureuses, et que la verdure dort sous ces neiges. On sera tout surpris, lorsqu’on lira un poète septentrional, de voir qu’il ne s’en est pas laissé imposer par les choses qui ont tant frappé l’imagination de l’étranger, que lui aussi, quoique enfant du Nord, il connaît les tièdes brises, aime le parfum des fleurs, sait chanter le printemps, parler du soleil, qu’il connaît toute une flore et toute une faune auxquelles n’a point pris garde le voyageur trop enthousiaste des glaciers. L’Européen qui chante l’Orient s’enivre de soleil, et croit ne pouvoir jamais mettre dans ses vers assez de fleurs, de parfums et de voluptés; mais ouvrez un poète oriental, et vous n’y trouverez pas plus de roses qu’il ne faut, fût-ce même chez le chantre de Gulistan ou des amours de Boulboul; l’exagération admiratrice aura disparu, et les choses auront toutes repris leur véritable mesure. La familiarité, l’intimité avec les choses rétablit mille nuances que l’admiration passagère et l’imagination ne peuvent pas apercevoir.

Le poème de M. Longfellow confirme cette observation. La nature américaine y apparaît toute différente de ce qu’elle est aux yeux d’un Européen. Cette nature, qui semble si imposante aux voyageurs modernes, et dont M. de Chateaubriand s’est plu à nous décrire avant tout les côtés terribles ou les irrésistibles et dangereuses séductions, se révèle à nous sous un aspect tout familier. Nous sentons qu’elle tient en réserve pour ceux qui vivent dans son intimité, pour l’Indien chasseur nomade, pour le pionnier, pour le colon, des douceurs et des caresses qu’ignorent ceux qui n’ont fait que la traverser. Ce n’est plus une dangereuse Circé, abondante en plaisirs, riche en poisons, magnifiquement vêtue de ses savanes et de ses forêts vierges, comme pour une fête des sens; c’est une bonne et bienfaisante nourrice qui a souci du bien-être et de la santé de ses enfans. Les forêts sont pleines d’ombres rafraîchissantes; les hautes herbes ondulent dans les immenses prairies avec un doux frémissement, tout semblable à celui de la moisson courbée sous le vent; les fleuves et les lacs fourmillent de poissons, les marécages sont peuplés d’oiseaux. Toute cette nature étrange perd sa singularité, et se présente à nous comme un paysage connu, dont nous savons par cœur tous les détails. Nous ne redoutons plus ni la bête sauvage, ni le marais pestilentiel, ni la fleur aux parfums empoisonnés, ni le dangereux serpent. Tel est le sentiment de la nature américaine qui règne dans le poème de M. Longfellow : il n’est pas grandiose, il est familier; il résulte en quelque sorte d’une longue habitude, et il nous fait partager quelque chose de cette impression. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de ses descriptions de la nature, c’est certainement de dire qu’elles charment plus qu’elles n’étonnent, et qu’elles inspirent plutôt une impression de bonheur qu’une impression d’admiration.

On a beaucoup chicané M. Longfellow sur l’originalité de son poème; une controverse s’est même engagée pour savoir si le mythe qui fait le fond de cette œuvre est une véritable tradition indienne, ou si M. Longfellow, qui est familier avec les littératures du Nord, ne l’a pas tiré, sans en rien dire, d’un vieux poème finlandais. Le fait serait exact, qu’il n’infirmerait en rien la valeur du nouveau poème. Toutes les traditions des peuples primitifs ont quelques traits de ressemblance. Hiawatha ressemble non-seulement au héros du poème finlandais, que nous ignorons d’ailleurs parfaitement, mais à tous les héros dont l’imagination populaire a placé l’existence au premier âge des sociétés. Il réunit en lui les traits d’un Triptolème et d’un Hercule; il enseigne l’agriculture et les arts de la paix comme le premier, il lutte contre les forces naturelles comme le second. Il sait combattre les dragons gardiens des trésors enfouis, comme Sigurd ou Jason; il porte des mitaines enchantées, il possède des bottes de sept lieues, il est pieux, il prie, jeune et médite comme un roi de l’Inde brahmanique; il est prophète, devin, comme un prêtre d’Egypte; il enseigne à son peuple l’art de figurer la pensée par des symboles tracés sur la peau des bêtes. Héros, il a pour amis deux héros qui se retrouvent au commencement de toutes les civilisations : Kwasind, emblème de la force unie à la douceur, de la force qui s’applique avec tendresse au bonheur des hommes, et le mélodieux Chibiabos, le chanteur, le poète musicien, qui vit dans la familiarité de la nature, et dont les chants rendent les hommes meilleurs. M. Longfellow a donc rassemblé dans Hiawatha les traits particuliers qui caractérisaient le mieux les héros de tous les pays. S’il y a dans ce poème un souvenir littéraire, cette réminiscence est bien plus étendue que ne le disent ses adversaires; il ne s’est pas contenté de reproduire une tradition ignorée d’un pays peu connu. L’accusation de plagiat tombe devant cette réflexion si simple, que l’imagination populaire s’est plagiée elle-même à son insu dans tous les pays, que partout elle a prêté aux héros les mêmes pouvoirs et les mêmes instrumens magiques, et que partout elle a incarné les forces naturelles sous des formes humaines.

Malgré ces emprunts faits aux mythologies héroïques de tous les pays, la création de M. Longfellow n’en conserve pas moins son originalité. Tous les traits empruntés sont habilement fondus, de manière à se rapporter exactement à la nature d’un héros des savanes et des forêts vierges. Les mocassins enchantés sont nécessaires pour traverser les interminables prairies, les mitaines magiques sont très utiles pour briser les rochers qui opposent un obstacle au cours des fleuves, ou qui barrent la route au voyageur. Les trésors conquis par Hiawatha sont cachés sous les marécages et les lacs. L’âme du héros est bien celle d’un héros indien, et jamais rien ne fait songer à un héros d’un autre pays; jamais aucune maladresse poétique ne transporte l’esprit au-delà du village rustique et de la vie de la tribu. On n’y devine aucun degré de civilisation supérieur à celui que rêve Hiawatha. Chasser, pêcher, cultiver le maïs, vivre dans l’intimité de la nature, tel est l’idéal de la vie indienne, et tel est l’idéal que Hiawatha s’efforce de prêcher à son peuple. La réalité qu’il maudit, c’est le vice unique et irrémédiable de ses compatriotes, la férocité belliqueuse, la guerre de tribu à tribu. Abattre cette férocité belliqueuse, faire dominer ces habitudes paisibles de la vie rustique et nomade, telle est la tâche que Hiawatha s’est imposée, tâche digne d’un héros peau-rouge, dont l’âme n’a de rapport qu’avec la nature et ne trouve autour d’elle aucun stimulant qui puisse l’élever au-dessus d’un idéal de douceur et de paix. Les conseillers, les amis et les précepteurs d’Hiawatha sont les grands arbres, les ruisseaux et les oiseaux, qui tous lui répètent à l’envi la même leçon de bonheur tranquille. Les rixes sanglantes des tribus, qui ne sont accompagnées d’aucun autre résultat que de chevelures scalpées et de guerriers liés au poteau, ne lui révèlent aucune idée de civilisation et de société humaine supérieure. La violence, qui, aux temps primitifs, a été pour les grandes âmes une révélation de ce que peut devenir la nature humaine pétrie par d’habiles mains, lui apparaît donc stérile et contraire aux desseins du Grand-Esprit, D’un autre côté, l’homme, étant comme noyé et perdu au milieu de la nature qui l’environne, ne conçoit, en présence de ces imposans spectacles, d’autres images de la vie que des images de repos et de calme. Dans de telles conditions, même pour l’âme d’un héros, toute conception d’une haute société est impossible. Hiawatha est un héros de la vie sauvage : l’aimable fatalité de sa situation n’est nulle part exprimée, mais elle se sent partout dans le poème; la nature entoure de ses bras cet enfant de la savane et des lacs, elle refuse de le laisser s’éloigner d’elle. Tel est le héros du poème de M. Longfellow, héros tout à fait en harmonie avec la nature qui l’environne et avec les hommes que le Grand-Esprit lui a donné mission de civiliser. Cette mission civilisatrice elle-même n’est que la vie sauvage élevée à son plus haut point de perfection.

Hiawatha ne tire pas sa mission d’une inspiration personnelle; il est une sorte de rédempteur envoyé par le Grand-Esprit. C’est là ce qui explique sa grande douceur et son esprit pacifique. S’il eût obéi à ses instincts et à ses passions, peut-être aurait-il été un grand guerrier, capable de fonder sur les bords du Lac-Supérieur, sa patrie, un empire qui aurait rivalisé avec les empires du sud; mais, prophète du Grand-Esprit, il s’oublie lui-même, et son génie tout pacifique ne songera pas à détruire la république sauvage des tribus du nord. C’est l’horreur que la guerre a causée au Grand-Esprit qui est la cause première de la mission d’Hiawatha. Un jour Gitche-Manitou, le Grand-Esprit, ennuyé des querelles des tribus indiennes, descendit sur une montagne, se façonna une gigantesque pipe en terre rouge et fuma le calumet de paix. Averties par les nuages qui sortaient de la pipe divine, toutes les tribus environnantes vinrent au signal du Grand-Esprit.

« Descendant les rivières, traversant les prairies, les guerriers de toutes les nations arrivèrent : les Delawares et les Mohawks, les Choctaws et les Comanches, les Shoshonies et les Pieds-Noirs, les Mohicans et les Dacotahs, les Hurons et les Ojibways, tous les guerriers arrivèrent, attirés simultanément par le signal du calumet de paix aux montagnes de la prairie, à la grande carrière de terre de pipe rouge.

« Et ils se tenaient sur la prairie, avec leurs armes et leur équipement de guerre, peints comme les feuilles d’automne, peints comme le ciel du matin, se regardant sauvagement en face. Sur leurs visages éclatait une cruelle défiance, dans leurs cœurs les querelles des siècles, les haines héréditaires, la soif de vengeance, legs des ancêtres.

« Gitche-Manitou, le tout-puissant, le créateur des nations, les regarda avec compassion, avec une tendresse et une pitié paternelles, contempla leurs colères et leurs luttes comme des querelles et des combats d’enfans.

« Sur eux, il étendit sa main droite, pour soumettre leurs natures obstinées, pour éteindre leur soif et leur fièvre par l’ombre de sa main droite ; il leur parla avec une voix majestueuse, semblable au retentissement des eaux lointaines tombant dans les profonds abîmes :

« O mes enfans, mes pauvres enfans ! écoutez les paroles de la sagesse, écoutez ces paroles de conseil des lèvres du Grand-Esprit, du maître de la vie qui vous forma.

« Je vous ai donné des terres pour chasser, je vous ai donné des ruisseaux pour pêcher, je vous ai donné l’ours et le bison, je vous ai donné le chevreuil et le renne, je vous ai donné la bernache et le castor, j’ai rempli vos marais d’oiseaux sauvages, j’ai rempli vos rivières de poissons. Pourquoi donc n’êtes-vous pas contens ? Pourquoi vous faites-vous mutuellement la chasse ?

« Je suis fatigué de vos querelles, fatigué de vos guerres et du sang répandu, fatigué de vos prières où vous me demandez vengeance, de vos disputes et de vos dissensions. Toute votre force est dans votre union, tout votre danger est dans la discorde ; c’est pourquoi vivez en paix désormais, comme des frères vivent entre eux.

« Je vous enverrai un prophète, un libérateur des nations, qui vous guidera et vous enseignera, qui travaillera et souffrira avec vous. Si vous écoutez ses conseils, vous multiplierez et prospérerez ; si vous laissez passer sans y prendre garde ses avertissemens, vous disparaîtrez et vous périrez !

« Baignez-vous dans le courant qui est devant vous ; lavez les peintures guerrières qui vous couvrent le corps, lavez les taches de sang qui souillent vos doigts, enterrez vos armes et vos massues de guerre, brisez la pierre rouge de cette carrière, pétrissez-la et faites-en des pipes de paix ; prenez les roseaux qui croissent auprès de vous, ornez-les de vos plumes les plus brillantes, fumez le calumet ensemble, et vivez désormais ensemble comme des frères. »

Selon l’habitude des peuples primitifs, les forces naturelles sont divinisées, ou plutôt transformées en personnages gigantesques, demi-héros, demi-divinités; mais dans cette légende indienne de l’intérieur des terres, ce ne sont pas les forces violentes des peuples du sud ou du littoral, le feu central et volcanique, l’océan, qui figurent : ce sont les forces vagues qui agitent les rameaux de la forêt primitive ou les hautes herbes des prairies, — les vents. La plus puissante de ces divinités est le vent de l’ouest, le vent de la contrée où cette légende a pris naissance; c’est Mudjeekewis, le vainqueur de l’ours des montagnes, l’habitant des rochers et des cavernes sauvages. Roi de l’empire de l’air, Mudjeekevis a distribué son royaume entre ses trois fils : à Wabun il a donné le vent de l’est, à Shawondasa le vent du sud, et au féroce Kabibonokka, le cruel vent du nord. Wabun est le plus jeune et le plus beau de tous, c’est le vent adolescent et frais, le vent de l’aube, « celui qui amène le matin, celui dont les flèches d’argent chassent les ténèbres sur les collines et dans les vallées, celui dont les joues sont peintes du rouge le plus brillant, dont la voix éveille le village, appelle le daim et appelle le chasseur. » Il s’ennuyait tout seul dans le ciel, le jeune Wabun, malgré le chant des oiseaux, les parfums des prairies, les bruits sonores des forêts. Un jour il aperçut dans une prairie une belle jeune fille, et son ennui disparut aussitôt. Ils étaient tous deux solitaires, elle sur la terre et lui dans le ciel. « Il la supplia par ses caresses, il la supplia par le rayonnement de ses sourires, il la supplia par ses mots flatteurs, par ses soupirs et ses chants, par ses gentils chuchotemens dans les branches, par la plus douce musique, par les plus suaves odeurs, jusqu’à ce qu’il l’eût attirée contre son sein, enveloppée de ses robes de pourpre, et changée en une étoile toujours palpitante contre son sein. Et depuis lors on les voit toujours dans le ciel allant ensemble, — Wabun et l’étoile du matin.» Le cruel Kabibonokka (le vent du nord) n’avait point ces grâces et ce charme romantique. Il n’avait pas de penchans amoureux, il était insociable et morose, et voulait que la solitude régnât autour de sa maison de glace, située dans la terre du Lapin-Blanc. La présence d’un être vivant autour de sa demeure lui semblait un défi et une menace, et une fois il engagea même avec Shingebis le plongeur, qui s’obstinait à rester dans son royaume, un combat dans lequel il fut vaincu. Le troisième des fils de Mudjeekewis, Shawondasa (le vent du sud), était un véritable créole, gras, paresseux, toujours couché sur les fleurs, perpétuellement assoupi, faisant la sieste avec délices, opulent, généreux, prodigue, ami du faste. C’est lui qui envoyait au nord les oiseaux et les fleurs, « qui envoyait Opechee le rouge-gorge, qui envoyait Owaissa l’oiseau bleu, qui envoyait Shawshaw l’hirondelle et Wawa l’oie sauvage, qui envoyait les melons et le tabac, et les raisins en grappes pourprées. » Il était porté à l’amour, mais son tempérament et sa paresse lui défendant d’aimer activement, son amour se résolvait en rêverie et en contemplation. — Ainsi sont enveloppés dans de gracieuses allégories le rôle des forces naturelles et les phénomènes physiques familiers aux Indiens.

Mais le plus puissant des quatre vents du ciel était toujours Mudjeekewis, le vent de l’ouest; c’était aussi, si nous pouvons parler ainsi, le plus humain. Il n’était pas fait pour l’amour adolescent comme son fils Wabun, ni pour la rêverie paresseuse comme Shawondasa, ni pour la domination stérile comme Kabibonokka; il était fait pour l’activité, la lutte, la passion. Mudjeekewis est un héros et un conquérant. Il passe comme un tourbillon, enlève, séduit, et s’éloigne sans songer au mal qu’il a fait et aux ruines qu’il laisse derrière lui. La belle Wenonah fut sa victime. Wenonah était la fille de la vieille Nokomis, qui autrefois était tombée de la lune dans la prairie. Vainement Nokomis avait averti sa fille de se défier de Mudjeekewis. Wenonah négligea cet avertissement, et un soir que le vent de l’ouest passait légèrement sur la prairie, chuchotant à travers les feuilles, courbant les fleurs et le gazon, il trouva la belle Wenonah couchée parmi les lis. « Il la séduisit par ses caresses, il la séduisit par ses doux mots, » puis il s’éloigna et ne revint plus. Wenonah mourut de douleur en donnant le jour au héros Hiawatha, aussi vaillant et plus fidèle que son père, aussi doux et plus prudent que sa mère.

L’enfance du héros est décrite en vers charmans, qui ont toute la douceur d’une chanson de nourrice. La vieille Nokomis l’éleva sur les bords du Lac-Supérieur et lui fit un petit berceau en bois de tilleul, bien rembourré de mousse et de roseaux. Elle le berçait en chantant : « Ewa-Yea, ma petite chouette, qui est-ce qui éclaire le wigwam? Avec ses grands yeux, qui éclaire le wigwam, Ewa-Yea, ma petite chouette? » Et à mesure qu’il grandit, elle lui enseigna tout ce qu’elle savait d’astronomie fantastique et d’histoire naturelle légendaire. Cette éducation primitive, qui s’adresse à l’imagination seule et qui a été celle de tous les peuples à leur enfance, est poétiquement décrite par M. Longfellow. « Nokomis lui enseigna bien des choses sur les étoiles qui brillent au ciel, lui montra Ishkoodah la comète, Ishkoodah aux tresses enflammées; elle lui montra la danse de mort des esprits, les guerriers avec leurs plumes et leurs massues de guerre, fuyant vers le nord, et brillant comme une flamme pendant les nuits glacées de l’hiver; elle lui montra la large, blanche route du ciel, grand chemin des fantômes... Quand il voyait la lune sortir de l’eau ronde et ridée, avec ses ombres et ses taches, il chuchotait : « Qu’est-ce que cela, Nokomis? » Et la bonne Nokomis répondait : « Autrefois un guerrier très irrité saisit sa grand’mère et la lança contre le ciel à minuit; il la lança contre la lune, et c’est son corps que vous voyez là. » Lorsqu’il voyait l’arc-en-ciel, il chuchotait : « Qu’est-ce que cela, Nokomis? » Et la bonne Nokomis répondait : « C’est le ciel des fleurs que vous voyez là. Toutes les fleurs sauvages de la forêt, tous les lis de la prairie fleurissent dans ce ciel au-dessus de nous, lorsque sur la terre ils se fanent et périssent. »

Pour jouets, le petit Hiawatha eut des fleurs et des métaux brillans; pour compagnons, les petits êtres animés qui l’entouraient, « Il apprit le langage des oiseaux, leurs noms et tous leurs secrets, comment ils bâtissaient leurs nids en été, pourquoi ils se cachaient en hiver, et il leur parlait toutes les fois qu’il les rencontrait, et les appelait les poulets d’Hiawatha. — Il apprit le langage de toutes les bêtes; il apprit leurs noms et tous leurs secrets, comment les castors construisaient leurs maisons, où les écureuils cachaient leurs provisions de glands, comment le renne courait si rapidement, pourquoi le lapin était si timide. Il parlait avec eux toutes les fois qu’il les rencontrait, et les appelait les frères d’Hiawatha. » Cette familiarité avec tous les êtres animés lui donna une grande tendresse pour la nature. Lorsqu’il grandit, un vieil ami de Nokomis, merveilleux conteur d’histoires merveilleuses, grand voyageur et grand parleur, lui fit un arc et des flèches; mais Hiawatha s’en servait peu, et il ne put jamais devenir un grand chasseur. A chaque coin de bois, dans chaque clairière volait ou courait un de ses anciens amis. « Ne nous tue pas, Hiawatha, lui disaient le rouge-gorge et l’oiseau bleu en venant chanter sur son épaule. — Ne nous tue pas, Hiawatha, lui disait l’écureuil en riant à travers les branches. — Ne me tue pas, lui disait le lapin en se dressant sur les pattes de derrière. » Le moyen de résister à d’aussi douces supplications? Cependant Hiawatha n’était point un doux brahme, égarant sa tendresse sur tous les êtres qui témoignent de la toute-puissance du Créateur; cette tendresse était virile. S’il se servait peu de son arc et de ses flèches, ce n’était point par faiblesse, car il savait poursuivre le cerf et le daim sauvage, et il était renommé parmi les chasseurs de sa tribu.

S’il aimait les beaux enfans de la nature, il détestait ses avortons et ses monstres, les reptiles qui vivent dans la vase des marais, les poissons énormes qui se cachent sous l’eau profonde, les bêtes sauvages qui menacent la vie de l’homme. Il en voulait surtout aux monstres des eaux qui empoisonnent les marécages, envoient la peste et la fièvre à l’homme. Pour les combattre, il se construisit un beau canot, en écorce de bouleau, relié par des branches de cèdre et des racines de mélèze, enduit de résine, orné de piquans de porc-épic. « Ainsi fut construit le canot dans la vallée, près de la rivière, au sein de la forêt, et la vie de la forêt était en lui, tous ses mystères et toute sa magie, toute la légèreté du bouleau, toute la force du cèdre, tous les souples nerfs du mélèze, et il flottait sur la rivière comme une feuille jaune en automne, comme un jaune lis des eaux. » Muni de ce canot, Hiawatha combattit sur le grand lac le puissant Nahmah, roi des esturgeons, et le vainquit après des périls et des aventures qui rappellent la légende du prophète Jonas et l’Histoire véritable, de Lucien. Encouragé par ce premier exploit, il défia le magicien qui cache ses trésors au fond des marais, les dérobe aux hommes, et leur prodigue en revanche la peste et les fièvres. La vieille Nokomis, qui avait à se plaindre du magicien, encouragea son petit-fils à cette aventure périlleuse. « C’est lui qui a tué mon père par ses vils artifices et ses ruses, lorsqu’il descendit de la lune, lorsqu’il vint sur la terre pour me chercher. Lui, le plus puissant des magiciens, il nous envoie la fièvre des marais, il envoie les vapeurs pestilentielles, les exhalaisons empoisonnées, et du fond des marécages, il envoie parmi nous le gris brouillard, la maladie et la mort. Prends ton arc, Hiawatha, prends tes flèches à la tête de jaspe et ta massue de guerre, et tes mitaines magiques, et ton canot de bouleau, et l’huile de Nahmah l’esturgeon pour frotter ses flancs, afin que rapidement tu puisses fendre l’eau noire comme la poix. Tue ce magicien impitoyable, sauve le peuple de la fièvre qu’il respire du fond des marais, et venge le meurtre de mon père! » Ainsi excité, Hiawatha marche à la rencontre du magicien, à travers l’eau noire des marécages. Il rencontre les hôtes de la fange, les serpens jaloux qui gardent l’entrée des trésors, et lèvent vers lui leurs têtes sifflantes en essayant de l’intimider. Hiawatha use une partie de ses flèches contre ce peuple de pythons. « Chaque résonnement de la corde de l’arc était un cri de guerre et un cri de mort; chaque sifflement d’une flèche était un chant de mort pour les serpens. »

Il fallut longtemps à Hiawatha pour atteindre la demeure du magicien. « Toute la nuit il navigua, il navigua sur cette eau croupissante, couverte de la vase des siècles, noire de roseaux en putréfaction, épaisse d’iris et de lis des marais, stagnante, morte, terrible, sombre, éclairée par le pâle éclat de la lune, illuminée par les feux-follets des lumières allumées par les fantômes des morts dans leurs campemens de nuit. L’air tout entier était blanc de la lumière de la lune, l’eau tout entière était noire d’ombres, et autour de lui les moustiques chantaient leur chant de guerre, et les mouches à feu agitaient leurs torches pour l’égarer, et la grenouille levait sa tête au clair de lune, fixait ses jaunes yeux sur lui, coassait, et s’enfonçait dans la vase. Et pendant ce temps-là mille sifflemens se répondaient sur toute l’étendue des marécages. Et le héron, le Shuh-shuh-gah, au loin, debout sur la rive fertile en roseaux, annonçait l’arrivée du héros. »

Cependant le magicien défié se présente, et un dialogue s’engage selon l’habitude des héros indiens et dans le style pour ainsi dire aphoristique que les indigènes de l’Amérique aiment à donner à leurs discours : « Retire-toi, lâche, retire-toi parmi les femmes, retourne vers Nokomis, cœur tremblant; je te tuerai si tu restes, comme jadis j’ai tué son père. » Mais Hiawatha l’intrépide répondit : « Les gros mots ne frappent pas aussi bien que des massues de guerre, les paroles insolentes ne sifflent pas comme la corde de l’arc, les vanteries ne sont pas aussi aiguës que les flèches, les actions valent mieux que les paroles, les actes sont plus puissans que les bravades. » Le combat dure tout un jour d’été; Hiawatha use ses flèches et sa massue contre les vêtemens féeriques du magicien. Enfin le soir, lorsqu’il s’incline blessé contre un arbre, prêt à perdre tout espoir, le pic, qui dans tout pays est un oiseau plein d’expérience et de bons conseils, murmure à son oreille : « Ajuste tes flèches à sa tête, frappe à cette touffe de cheveux; c’est là seulement qu’il peut être blessé. » Le magicien est vaincu, et Hiawatha s’empare de ses richesses et de ses armes magiques. En reconnaissance du service que lui avait rendu le pic, il frotte du sang de sa victime la petite tête de l’oiseau, ce qui explique pourquoi depuis cette époque le pic d’Amérique porte sur la tête une touffe de plumes rouges. Tel fut le plus grand des exploits guerriers d’Hiawatha. Depuis la mort du magicien, le peuple ne souffrit plus autant de la peste. Il est impossible de donner une tournure plus poétique au service de pure utilité rendu par le héros, à cette question d’économie agricole qui est connue sous le nom de question du dessèchement des marais.

Tous les exploits d’Hiawatha sont, pour ainsi dire, d’un ordre économique. Il était écrit en vérité que dès l’origine cette Amérique du Nord serait le théâtre des triomphes de l’économie politique. Toutes ses actions ont un caractère utile, et tous ses combats, même les plus acharnés, un but pacifique. Il est pieux, il jeûne et il prie; mais ce n’est point par un désir de perfection idéale, ce n’est point par ambition des qualités qu’il n’a pas : c’est pour le profit de son peuple, pour le profit des nations. Tel qu’il est, Hiawatha est bien le héros précurseur des hommes au visage pâle dont il prédit l’arrivée à la fin du poème, qui devaient fonder la civilisation pacifique de l’Amérique du Nord, pionniers, fermiers et marchands. Le Grand-Esprit le contemple avec d’autant plus de tendresse qu’il est plus pacifique. « Toutes vos prières sont entendues dans le ciel, Hiawatha, car vous ne priez pas, comme les autres, pour être plus habile à la chasse, pour être plus rusé à la pêche, pour obtenir le triomphe dans la bataille ou un grand renom parmi les guerriers, mais pour le profit du peuple, pour l’avantage des nations. » Aussi tous ses vœux sont exaucés. Après avoir passé en revue toutes les substances tant animales que végétales dont se nourrit l’homme, Hiawatha pensa qu’il devait y avoir une nourriture plus salubre que celles qu’il connaissait, et il supplia le Grand-Esprit de la lui faire connaître. Alors se présenta à lui un beau jeune homme, Mondamin, personnification poétique du maïs. Hiawatha lutta avec lui, le vainquit et le mit en terre, (c Jour et nuit Hiawatha alla veiller près de son tombeau, eut soin de garder doucement remuée la terre qui le recouvrait, de la garder pure des herbes et des insectes, et d’éloigner avec des cris et de grands gestes Kahgahgee, le roi des corbeaux, jusqu’à ce qu’enfin une petite plume verte pointa lentement hors de terre, puis une autre et puis une autre. Et avant que l’été fût fini, le maïs s’était dressé dans toute sa beauté, enveloppé de ses robes brillantes et de ses longues, soyeuses et jaunes tresses. Transporté de bonheur, Hiawatha s’écria : « C’est Mondamin! c’est l’ami de l’homme, Mondamin! » Il y a dans cet épisode une réminiscence littéraire évidente, mais habilement dissimulée. Le combat de Hiawatha contre Mondamin rappelle la lutte des rois contre John Barleycorn et la résurrection miraculeuse de ce dernier dans l’admirable ballade de Burns.

Hiawatha était aidé dans ses travaux par deux amis avec lesquels il passa la plus grande partie de sa vie, l’homme fort, Kwasind, et Chibiabos le chanteur. Ils composaient son conseil politique. Le caractère de Kwasind est dessiné en traits ingénieux. Kwasind est l’emblème de la force unie à la tendresse et à l’intelligence. Il lui répugne d’employer sa force à des objets familiers et d’une utilité mesquine. Il la laisse reposer lorsqu’elle ne trouve pas un objet digne d’elle. Aussi l’accusait-on dans son enfance d’être étourdi, paresseux et rêveur. Jamais il ne jouait, jamais il ne chassait, ou ne péchait comme les autres enfans le font. Il était pieux cependant et même dévotieux. « Paresseux, lui disait sa mère, vous ne m’aidez jamais dans mes travaux. » Pour lui complaire, il prit un jour les filets de pêche qui séchaient au soleil, et les rompit rien qu’en les touchant, tant sa force était grande. Abattre des forêts, soulever des rochers, frayer des sentiers dans les solitudes épaisses de troncs d’arbres et de broussailles, tels étaient les jeux auxquels il aimait à s’exercer. Il était la main d’Hiawatha, ou, pour mieux dire, il représente le génie pratique du héros, comme Chibiabos le musicien en représente le génie idéal; il représente la douceur unie à la force, la justice, la religion pratique, le travail. Quant à Chibiabos, s’il n’avait pas, comme Orphée, la puissance de bâtir des villes au son de la lyre, il avait, comme lui, l’art d’enchanter et d’étonner la nature. Le délicieux portrait que trace M. Longfellow est bien celui d’un chanteur des grandes forêts primitives, d’un Orphée plus près de la nature et moins tourmenté que le héros grec du désir de lui échapper.


« Très aimé d’Hiawatha était l’aimable Chibiabos, le meilleur de tous les musiciens, le plus doux de tous les chanteurs. Il était beau et pareil à un enfant, brave comme un homme, doux comme une femme, pliant comme une branche d’osier, imposant comme un cerf à andouillers.

« Lorsqu’il chantait, le village prêtait l’oreille; tous les guerriers se rassemblaient autour de lui, toutes les femmes venaient pour l’entendre, tantôt il éveillait dans leurs âmes la passion, tantôt il y remuait la pitié.

« Avec les roseaux creux, il façonnait des flûtes si musicales et si douces, que le ruisseau cessait de murmurer dans les bois, que les oiseaux des bois cessaient de chanter, que l’écureuil Adjidaumo cessait de bavarder dans les chênes, que le lapin, le Wabasso, s’asseyait sur ses pattes de derrière pour regarder et écouter.

« Oui, le ruisseau s’arrêtant disait : O Chibiabos, enseignez à mes flots à couler en musique, doucement comme les paroles de vos chants!

« Oui, l’oiseau bleu, l’Owaissa envieux, disait : O Chibiabos, enseignez-moi des mélodies aussi étranges et fantasques, enseignez-moi des chants aussi pleins de passion!

« Oui, Opechee, le rouge-gorge joyeux, disait : O Chibiabos, enseignez-moi des mélodies aussi douces et aussi tendres, enseignez-moi des chants aussi pleins de gaieté!

« Et la veuve Wowonaissa, sanglotant, disait : O Chibiabos, enseignez-moi des chants aussi mélancoliques, enseignez-moi des chants aussi pleins de tristesse !

« Tous les sons de la nature empruntaient eux-mêmes de la douceur à ses chants, tous les cœurs des hommes étaient adoucis par l’expression de sa musique, car il chantait la paix et la liberté, car il chantait la beauté, l’amour et le désir; il chantait la mort et la vie immortelle dans les îles des bienheureux, dans le royaume de Ponemah, dans le pays d’outre-tombe. »


Ce qui plaît surtout dans Hiawatha, c’est que, quoique prophète envoyé par le Grand-Esprit et malgré sa naissance merveilleuse, il n’a rien de surnaturel et reste strictement humain. Il n’est point solitaire, sa piété n’est pas extatique; il aime les douces joies de la vie, il a des amis. Quand il eut accompli tous ses grands exploits, il songea à se marier. « Ce que la corde est à l’arc, la femme l’est à l’homme, » se dit-il en véritable héros rustique qu’il était. Il pensa à la belle Minnehaha (l’eau riante), qui habitait dans la terre des Dacotahs, chez son père, le fameux faiseur de flèches renommé au loin dans toutes les tribus. « Marie-toi à une fille de notre nation, lui dit la vieille Nokomis, ne va pas à l’est, ne va pas à l’ouest chercher une étrangère que nous ne connaissons pas! La fille d’un voisin qui nous est familièrement connue est comme un feu dans le foyer; la plus belle des étrangères est comme la lumière de la lune. » Mais Hiawatha n’écouta pas sa trop prudente grand’mère et partit pour le pays des Dacotahs, d’où il ramena bientôt la belle Minnehaha. Le retour de l’heureux couple est décrit en vers délicieux :


« Charmant fut le voyage à travers les forêts interminables, à travers les prairies, à travers les montagnes, à travers les rivières, les collines et les ravins. Il sembla court à Hiawatha, quoiqu’ils voyageassent lentement, quoiqu’il retardât et mesurât son pas aux pas de la belle Eau Riante.

« A travers les fleuves larges et rugissans, il portait la jeune fille dans ses bras; il la trouvait légère comme une plume, légère comme la plume qui ornait sa chevelure; il écartait les broussailles du sentier, courbait les branches gênantes, faisait à la nuit une cabane avec des branches, un lit avec des fleurs de ciguë, et allumait devant la porte un feu avec les pommes sèches du pin.

« Tous les vents voyageurs les accompagnaient par la prairie, à travers la forêt; toutes les étoiles de la nuit les contemplaient, et de leurs yeux sans sommeil surveillaient leurs rêves; de son embuscade dans le chêne, Adjidaumo l’écureuil sortait pour contempler les amans avec ses yeux indiscrets, et le lapin, le Wabasso, décampait devant eux, et les regardait de son clapier, ou bien, assis sur ses pattes de derrière, épiait les amans avec des yeux curieux.

« Charmant fut le voyage; tous les oiseaux chantaient doucement et ardemment des chants de bonheur et de paix du cœur; l’oiseau bleu, l’Owaissa, chantait : « Heureux êtes-vous, Hiawatha, d’avoir une telle femme pour vous aimer. » Opechee le rouge-gorge chantait : « Heureuse êtes-vous. Eau Riante, d’avoir un tel noble époux !

« dans le ciel, le soleil bienfaisant les regardait à travers les branches, leur disant : O mes enfans, l’amour est le rayon, la haine est l’ombre, la vie est composée par moitié de rayon et d’ombre; gouverne par l’amour, Hiawatha !

«Du ciel, la lune les regardait, remplissait leur cabane de splendeurs mystiques, et leur chuchotait : mes enfans, le jour est sans repos, la nuit tranquille, l’homme impérieux, la femme faible; mais quoique j’obéisse et vienne la dernière, la moitié du temps m’appartient; gouverne par la patience. Eau Riante ! »


Le récit de la noce d’Hiawatha est fait avec un art consommé et un tact exquis des délicates nuances qu’il fallait observer : on dirait une fête de village héroïque. C’est une noce de campagne; dans cette occasion la campagne, ce sont les savanes et les grandes forêts, et les fermiers sont des guerriers peaux-rouges. Le mélange de vie rustique et de vie héroïque qui caractérise les mœurs indiennes a été vivement saisi et reproduit. Tous les types que la vie rustique engendre dans tout pays se retrouvent dans ce récit sous une forme locale : le dandy du village, Pau-Puk-Keevis, le mauvais plaisant aimable, chéri des femmes pour sa bonne humeur, beau danseur, joueur rusé, possesseur des plus beaux mocassins et des plus belles fourrures; Iagoo, le conteur de la veillée, celui qui sait les plus merveilleuses histoires et qui raconte les plus amusans mensonges. La vie humaine qui nous est familière se retrouve ainsi dans cette légende reconnaissable encore sous le costume sauvage dont elle est enveloppée.

Le mariage d’Hiawatha marque l’apogée de son bonheur, ses exploits sont achevés; maintenant les années sombres vont se dresser devant lui. L’une après l’autre toutes les joies de la jeunesse l’abandonnent; sa vie se décolore lentement et s’assombrit. Chibiabos meurt, et avec lui toute la poésie de l’existence d’Hiawatha. Désormais plus de rêves, plus de désirs, plus d’espérance; tout ce qui pouvait être a été; l’imagination ne colore plus le monde de son prisme. Puis Kwasind disparaît à son tour, victime des embûches de méchans démons. Hiawatha ne compte plus autant sur la douceur pour gouverner les hommes. Par la mort de Kwasind, qu’ont tué les petits nains des eaux, il apprend à se méfier de la méchante race des petits nains humains. Le mal s’est glissé parmi son peuple, et la corruption, et la débauche, sous la forme du dandy Pau-Puk-Keevis. C’est un jour d’amère expérience pour lui que le jour où il est obligé de faire la chasse à ce malfaisant personnage, de le frapper dans les retraites du castor, dans les cavernes des serpens, dans les airs, où il vole en compagnie des oiseaux sauvages, dont il a revêtu la forme.

Enfin d’étranges hôtes viennent s’asseoir à son foyer : ce sont trois vieilles femmes silencieuses et tristes qui prennent leur repas sans mot dire à la table de famille, et qu’on entend la nuit pousser de profonds gémissemens. Ces vieilles femmes sont les esprits des morts chéris qui reviennent supplier qu’on n’afflige plus par des larmes et des lamentations inutiles les âmes de ceux qui ne sont plus. Cette visite sinistre est une prédiction : elle parle d’une manière sensible de malheurs et de morts prochaines. La famine désole le peuple d’Hiawatha; la belle Eau Riante meurt elle-même de privations et d’angoisses. La tribu rustique est décimée, ruinée, la vie sauvage corrompue et désorganisée; rien n’est plus de ce que Hiawatha avait rêvé. C’est le moment pour lui de disparaître; la place est prête pour de nouveau-venus, pour ces hommes au visage pâle qui arrivent des contrées du soleil.

Tel est ce gracieux poème, œuvre délicate et véritablement exquise où se trouvent toutes les qualités de M. Longfellow, et où ses défauts même deviennent des qualités. La musique de son vers accompagne harmonieusement les voix de la nature qu’il veut faire parler; sa douceur un peu vague et molle est bien à sa place en un pareil sujet; sa monotonie fréquente n’a ici rien qui déplaise, elle est bien conforme au sentiment qu’il a essayé d’exprimer. C’est une lecture rafraîchissante et doucement enivrante comme les tièdes brises des bois et les arômes de la nature. Deux qualités recommandent avant toutes les autres cette œuvre remarquable : c’est d’abord un mélange extrêmement heureux du génie épique et du génie lyrique, mélange qui était nécessaire pour reproduire la vie indienne, dans laquelle l’héroïsme naturel à l’âme humaine primitive est comme étouffé sous le lyrisme absorbant de la nature. Puis le Chant d’Hiawatha est bien une œuvre américaine : là nous n’avons plus ces souvenirs de la poésie européenne auxquels se laisse si facilement aller M. Longfellow, ces réminiscences littéraires des bords du Rhin, des rues de Bruges, des cloîtres du moyen âge, pour lesquelles le poète a oublié si souvent les prairies et les lacs de son pays. Tout est américain et ne parle que de l’Amérique. Quoique fondé sur une légende indienne, c’est en bien des sens un poème national. Puisse le succès de cette œuvre charmante persuader à M. Longfellow de marcher dans cette voie sans être tenté d’en sortir désormais ! Le public européen est resté froid devant ses Légendes dorées, ses Hyperion, ses Étudians espagnols; mais toutes les fois qu’il a essayé de chanter la nature américaine, ou d’exprimer les sentimens américains modernes, M. Longfellow a conquis toutes les sympathies. Hiawatha, Evangeline, Excelsior, le Psaume de la Vie, voilà ses véritables titres littéraires. Que ce soit en même temps un avertissement aux poètes européens qui seraient trop possédés du désir de chanter la nature tropicale ou d’exprimer des sentimens d’autant plus séduisans qu’ils ne leur sont pas familiers.


EMILE MONTEGUT.