Poésies/Lemerre, 1883/Éloa/Chant III
CHANT TROISIÈME
D’où venez-vous, Pudeur, noble crainte, ô Mystère,
Qu’au temps de son enfance a vu naître la terre,
Fleurs de ses premiers jours qui germez parmi nous,
Rose du Paradis ! Pudeur, d’où venez-vous ?
Vous pouvez seule encor remplacer l’innocence,
Mais l’arbre défendu vous a donné naissance ;
Au charme des vertus votre charme est égal,
Mais vous êtes aussi le premier pas du mal ;
D’un chaste vêtement votre sein se décore :
Ève avant le serpent n’en avait pas encore ;
Et, si le voile pur orne votre maintien,
C’est un voile toujours, et le crime a le sien ;
Tout vous trouble, un regard blesse votre paupière,
Mais l’enfant ne craint rien, et cherche la lumière.
Sous ce pouvoir nouveau, la Vierge fléchissait,
Elle tombait déjà, car elle rougissait ;
Déjà presque soumise au joug de l’Esprit sombre,
Elle descend, remonte, et redescend dans l’ombre.
Telle on voit la perdrix voltiger et planer
Sur des épis brisés qu’elle voudrait glaner,
Car tout son nid l’attend ; si son vol se hasarde,
Son regard ne peut fuir celui qui la regarde…
Et c’est le chien d’arrêt qui, sombre surveillant,
La suit, la suit toujours d’un œil fixe et brillant.
Ô des instants d’amour ineffable délire !
Le cœur répond au cœur comme l’air à la lyre.
Ainsi qu’un jeune amant, interprète adoré,
Explique le désir par lui-même inspiré,
Et contre la pudeur aidant sa bien-aimée,
Entraînant dans ses bras sa faiblesse charmée,
Tout enivré d’espoir, plus qu’à demi vainqueur,
Prononce les serments qu’elle fait dans son cœur,
Le prince des Esprits, d’une voix oppressée,
De la Vierge timide expliquait la pensée.
Éloa, sans parler, disait : « Je suis à toi. » ;
Et l’Ange ténébreux dit tout bas : « Sois à moi !
« Sois à moi, sois ma sœur, je t’appartiens moi-même ;
Je t’ai bien méritée, et dès longtemps je t’aime,
Car je t’ai vue un jour. Parmi les fils de l’air
Je me mêlais, voilé comme un soleil d’hiver.
Je revis une fois l’ineffable contrée,
Des peuples lumineux la patrie azurée,
Et n’eus pas un regret d’avoir quitté ces lieux
Où la crainte toujours siège parmi les Dieux.
Toi seule m’apparus comme une jeune étoile
Qui de la vaste nuit perce à l’écart le voile ;
Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours,
Ce que l’homme poursuit dans l’ombre de ses jours,
Le dieu qui du bonheur connaît seul le mystère,
Et la Reine qu’attend mon trône solitaire.
Enfin, par ta présence, habile à me charmer,
Il me fut révélé que je pouvais aimer.
« Soit que tes yeux, voilés d’une ombre de tristesse,
Aient entendu les miens qui les cherchaient sans cesse,
Soit que ton origine, aussi douce que toi,
T’ait fait une patrie un peu plus près de moi,
Je ne sais, mais depuis l’heure qui te vit naître,
Dans tout être créé j’ai cru te reconnaître ;
J’ai trois fois en pleurant passé dans l’Univers ;
Je te cherchais partout : dans un souffle des airs,
Dans un rayon tombé du disque de la lune,
Dans l’étoile qui fuit le ciel qui l’importune,
Dans l’arc-en-ciel, passage aux Anges familier,
Ou sur le lit moelleux des neiges du glacier ;
Des parfums de ton vol je respirais la trace ;
En vain j’interrogeai les globes de l’espace,
Du char des astres purs j’obscurcis les essieux,
Je voilai leurs rayons pour attirer tes yeux,
J’osai même, enhardi par mon nouveau délire,
Toucher les fibres d’or de la céleste lyre.
Mais tu n’entendis rien, mais tu ne me vis pas.
Je revins à la terre, et je glissai mes pas
Sous les abris de l’homme où tu reçus naissance.
Je croyais t’y trouver protégeant l’innocence,
Au berceau balancé d’un enfant endormi,
Rafraîchissant sa lèvre avec un souffle ami ;
Ou bien comme un rideau développant ton aile,
Et gardant contre moi, timide sentinelle,
Le sommeil de la vierge aux côtés de sa sœur,
Qui, rêvant, sur son sein la presse avec douceur.
Mais seul je retournai sous ma belle demeure,
J’y pleurai comme ici, j’y gémis, jusqu’à l’heure
Où le son de ton vol m’émut, me fit trembler,
Comme un prêtre qui sent que son Dieu va parler. »
Il disait ; et bientôt comme une jeune reine,
Qui rougit de plaisir au nom de souveraine,
Et fait à ses sujets un geste gracieux,
Ou donne à leurs transports un regard de ses yeux,
Éloa, soulevant le voile de sa tête,
Avec un doux sourire à lui parler s’apprête,
Descend plus près de lui, se penche, et mollement
Contemple avec orgueil son immortel amant.
Son beau sein, comme un flot qui sur la rive expire,
Pour la première fois se soulève et soupire ;
Son bras, comme un lis blanc sur le lac suspendu,
S’approche sans effroi lentement étendu ;
Sa bouche parfumée en s’ouvrant semble éclore,
Comme la jeune rose aux faveurs de l’aurore,
Quand, le matin lui verse une fraîche liqueur,
Et qu’un rayon du jour entre jusqu’à son cœur.
Elle parle, et sa voix dans un beau son rassemble
Ce que les plus doux bruits auraient de grâce ensemble ;
Et la lyre accordée aux flûtes dans les bois,
Et l’oiseau qui se plaint pour la première fois,
Et la mer quand ses flots apportent sur la grève
Les chants du soir aux pieds du voyageur qui rêve,
Et le vent qui se joue aux cloches des hameaux,
Ou fait gémir les joncs de la fuite des eau :
« Puisque vous êtes beau, vous êtes bon, sans doute ;
Car, sitôt que des Cieux une âme prend la route,
Comme un saint vêtement nous voyons sa bonté
Lui donner en entrant l’éternelle beauté.
Mais pourquoi vos discours m’inspirent-ils la crainte ?
Pourquoi sur votre front tant de douleur empreinte ?
Comment avez-vous pu descendre du Saint Lieu ?
Et comment m’aimez-vous, si vous n’aimez pas Dieu ? »
Le trouble des regards, grâce de la décence,
Accompagnait ces mots, forts comme l’innocence ;
Ils tombaient de sa bouche, aussi doux, aussi purs,
Que la neige en hiver sur les coteaux obscurs ;
Et comme, tout nourris de l’essence première,
Les anges ont au cœur des sources de lumière,
Tandis qu’elle parlait, ses ailes à l’entour,
Et son sein et son bras répandirent le jour :
Ainsi le diamant luit au milieu des ombres.
L’archange s’en effraye, et sous ses cheveux sombres
Cherche un épais refuge à ses yeux éblouis ;
Il pense qu’à la fin des temps évanouis,
Il lui faudra de même envisager son maître,
Et qu’un regard de Dieu le brisera peut-être ;
Il se rappelle aussi tout ce qu’il a souffert
Après avoir tenté Jésus dans le désert.
Il tremble ; sur son cœur où l’enfer recommence,
Comme un sombre manteau jette son aile immense,
Et veut fuir. La terreur réveillait tous ses maux.
Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies,
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries ;
Hérissé, l’oiseau part et fait pleuvoir le sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend,
Regarde son Soleil, d’un bec ouvert l’aspire,
Croit reprendre la vie au flamboyant empire ;
Dans un fluide d’or il nage puissamment,
Et parmi les rayons se balance un moment ;
Mais l’homme l’a frappé d’une atteinte trop sûre ;
Il sent le plomb chasseur fondre dans sa blessure ;
Son aile se dépouille, et son royal manteau
Vole comme un duvet qu’arrache le couteau.
Dépossédé des airs, son poids le précipite ;
Dans la neige du mont il s’enfonce et palpite,
Et la glace terrestre a d’un pesant sommeil
Fermé cet œil puissant respecté du Soleil.
Tel, retrouvant ses maux au fond de sa mémoire,
L’Ange maudit pencha sa chevelure noire,
Et se dit, pénétré d’un chagrin infernal :
" Triste amour du péché ! sombres désirs du mal !
De l’orgueil, du savoir gigantesques pensées !
Comment ai-je connu vos ardeurs insensées ?
Maudit soit le moment où j’ai mesuré Dieu !
Simplicité du cœur, à qui j’ai dit adieu !
Je tremble devant toi, mais pourtant je t’adore ;
Je suis moins criminel puisque je t’aime encore ;
Mais dans mon sein flétri tu ne reviendras pas !
Loin de ce que j’étais, quoi ! j’ai fait tant de pas !
Et de moi-même à moi si grande est la distance,
Que je ne comprends plus ce que dit l’innocence ;
Je souffre, et mon esprit, par le mal abattu,
Ne peut plus remonter jusqu’à tant de vertu.
« Qu’êtes-vous devenus, jours de paix, jours célestes ?
Quand j’allais, le premier de ces Anges modestes,
Prier à deux genoux devant l’antique loi,
Et ne pensais jamais au delà de la foi ?
L’éternité pour moi s’ouvrait comme une fête ;
Et, des fleurs dans mes mains, des rayons sur ma tête,
Je souriais, j’étais… J’aurais peut-être aimé ! »
Le Tentateur lui-même était presque charmé ;
Il avait oublié son art et sa victime,
Et son cœur un moment se reposa du crime.
Il répétait tout bas, et le front dans ses mains :
« Si je vous connaissais, ô larmes des humains ! »
Ah ! si dans ce moment la Vierge eût pu l’entendre,
Si la céleste main qu’elle eût osé lui tendre
L’eût saisi repentant, docile à remonter…
Qui sait ? le mal peut-être eût cessé d’exister.
Mais, sitôt qu’elle vit sur sa tête pensive
De l’Enfer décelé la douleur convulsive,
Étonnée et tremblante, elle éleva ses yeux ;
Plus forte, elle parut se souvenir des Cieux,
Et souleva deux fois ses ailes argentées,
Entr’ouvrant pour gémir ses lèvres enchantées,
Ainsi qu’un jeune enfant, s’attachant aux roseaux,
Tente de faibles cris étouffés sous les eaux.
Il la vit prête à fuir vers les Cieux de lumière.
Comme un tigre éveillé bondit dans la poussière,
Aussitôt en lui-même, et plus fort désormais,
Retrouvant cet esprit qui ne fléchit jamais,
Ce noir esprit du mal qu’irrite l’innocence,
Il rougit d’avoir pu douter de sa puissance,
Il rétablit la paix sur son front radieux,
Rallume tout à coup l’audace de ses yeux,
Et longtemps en silence il regarde et contemple
La victime du Ciel qu’il destine à son temple ;
Comme pour lui montrer qu’elle résiste en vain,
Et s’endurcir lui-même à ce regard divin.
Sans amours, sans remords, au fond d’un cœur de glace,
Des coups qu’il va porter il médite la place,
Et, pareil au guerrier qui, tranquille à dessein,
Dans les défauts du fer cherche à frapper le sein,
Il compose ses traits sur les désirs de l’ange ;
Son air, sa voix, son geste et son maintien, tout change
Sans venir de son cœur, des pleurs fallacieux
Paraissent tout à coup sur le bord de ses yeux.
La vierge dans le Ciel n’avait pas vu de larmes,
Et s’arrête ; un soupir augmente ses alarmes.
Il pleure amèrement comme un homme exilé,
Comme une veuve auprès de son fils immolé ;
Ses cheveux dénoués sont épars ; rien n’arrête
Les sanglots de son sein qui soulèvent sa tête.
Éloa vient et pleure ; ils se parlent ainsi :
« Que vous ai-je donc fait ? Qu’avez-vous ? Me voici.
— Tu cherches à me fuir, et pour toujours peut-être.
Combien tu me punis de m’être fait connaître !
— J’aimerais mieux rester ; mais le Seigneur m’attend.
Je veux parler pour vous, souvent il nous entend.
— Il ne peut rien sur moi, jamais mon sort ne change,
Et toi seule es le Dieu qui peut sauver un Ange.
— Que puis-je faire ? Hélas ! dites, faut-il rester ?
— Oui, descends jusqu’à moi, car je ne puis monter.
— Mais quel don voulez-vous ? — Le plus beau, c’est nous-mêmes.
Viens ! — M’exiler du Ciel ? — Qu’importe, si tu m’aimes ?
Touche ma main. Bientôt dans un mépris égal
Se confondront pour nous et le bien et le mal.
Tu n’as jamais compris ce qu’on trouve de charmes
A présenter son sein pour y cacher des larmes.
Viens, il est un bonheur que moi seul t’apprendrai ;
Tu m’ouvriras ton âme, et je l’y répandrai.
Comme l’aube et la lune au couchant reposée
Confondent leurs rayons, ou comme la rosée
Dans une perle seule unit deux de ses pleurs
Pour s’empreindre du baume exhalé par les fleurs,
Comme un double flambeau réunit ses deux flammes,
Non moins étroitement nous unirons nos âmes.
— Je t’aime et je descends. Mais que diront les Cieux ? »
En ce moment passa dans l’air, loin de leurs yeux,
Un des célestes chœurs, où, parmi les louanges,
On entendit ces mots que répétaient des Anges :
« Gloire dans l’Univers, dans les Temps, à celui
Qui s’immole à jamais pour le salut d’autrui. »
Les Cieux semblaient parler. C’en était trop pour elle.
Deux fois encor levant sa paupière infidèle,
Promenant des regards encore irrésolus,
Elle chercha ses Cieux qu’elle ne voyait plus.
Des Anges au Chaos allaient puiser des mondes.
Passant avec terreur dans ses plaines profondes,
Tandis qu’ils remplissaient les messages de Dieu,
Ils ont tous vu tomber un nuage de feu.
Des plaintes de douleur, des réponses cruelles,
Se mêlaient dans la flamme au battement des ailes.
« Où me conduisez-vous, bel Ange ? — Viens toujours.
— Que votre voix est triste, et quel sombre discours !
N’est-ce pas Éloa qui soulève ta chaîne ?
J’ai cru t’avoir sauvé. — Non, c’est moi qui t’entraîne.
— Si nous sommes unis, peu m’importe en quel lieu !
Nomme-moi donc encore ou ta sœur ou ton Dieu !
— J’enlève mon esclave et je tiens ma victime.
— Tu paraissais si bon ! Oh ! qu’ai-je fait ? — Un crime.
— Seras-tu plus heureux ? du moins es-tu content ?
— Plus triste que jamais. — Qui donc es-tu ? — Satan. »
Écrit en 1823, dans les Vosges.