Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Florimond

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Œuvres : PoésiesLemerre (p. 95-100).




FLORIMOND




Les tueurs de dragons et les rois chevaliers
Dont le pennon de pourpre est brodé d’une guivre
Heurtèrent tout le jour avec de lourds béliers
Le rempart de sardoine et la porte de cuivre.

Ils se pressaient devant la magique prison
Où leur frère asservi s’enivre d’amours vaines.
Les chars guerriers lâchés sur le calme gazon
Fauchaient au loin les fleurs de sauge et de verveines.
 


Les durs soldats campés dans les champs saccagés
Meurtrissaient pesamment l’herbe surnaturelle :
Les hérauts effrayaient de leurs cris étrangers
Les fabuleux oiseaux qui gardaient la tourelle.

Et des cavaliers dans l’occident enflammé,
Secouant les crins d’or des casques héroïques,
Semblaient en élevant au ciel leur bras armé
Attiser le soir rouge avec leurs longues piques.

Des troupeaux de lions et des griffons domptés
Leur faisaient une horrible et fastueuse escorte.
Des tigres bondissaient sous leurs fouets enchantés,
Et des lionnes se ruèrent sur la porte.

Maintenant les guerriers anxieux et les rois,
Las d’assaillir en vain des pierres merveilleuses,
Du haut de la colline appellent par trois fois
Le prince prisonnier des fleurs victorieuses.

« Nous sommes, disent-ils, tes frères oubliés,
Ceux que ta voix, pareille au clairon des archanges,
Guidait jadis, par les landes et les halliers,
Vers la moisson guerrière et les rouges vendanges.

« Souvent, quand tu chantais tes puissantes chansons,
Nous vîmes dans le ciel de la nuit froide et noire
Au loin resplendir l’or fabuleux des toisons,
Et nous sentions dans l’air une odeur de victoire.


« C’est toi qui nous menais délivrer des cités ;
Et debout sur ton char constellé d’améthystes,
Tu nous montrais les grands pays épouvantés
Par les sphinx accroupis sur les collines tristes.

« Et pourtant te voici prisonnier ! Et tes mains,
Tes folles mains, laissant tomber l’épée ancienne,
Effeuillent des glaïeuls frêles et des jasmins
Dans les cheveux épars de la magicienne.

« Ô frère, nous venions rompre l’enchantement,
Te sauver des jardins et des honteuses roses,
Mais nous sommes vaincus mystérieusement ;
Toi seul, tu peux ouvrir les belles portes closes.

« Prince, prince captif dans les vergers impurs,
Prince qui dors auprès des fontaines fleuries,
N’entends-tu pas devant tes tours, devant tes murs,
La royale rumeur de nos cavaleries ?

« Souviens-toi des chemins rudes que nous foulions
Joyeusement au bruit des conques éclatantes,
Et de nos camps sacrés veillés par des lions,
Et des sommeils virils sous les loyales tentes.

« Viens ! le vent de la plaine et l’embrun de la mer
Ont de meilleurs parfums que les fleurs des parterres.
Viens ! tu respireras encor le charme amer
Des farouches forêts et des grèves austères.

 
« Évade-toi ! Secoue, en franchissant le seuil,
Tous tes désirs ainsi qu’une infâme poussière,
Et chasse de ton cœur, jadis riche d’orgueil,
L’inavouable amour de la Reine sorcière. »

Ils disent ; dans le soir, de sauvages senteurs
Montent des bois et des campagnes endormies,
Et vers les hauts remparts les rois libérateurs
Tendent leurs étendards et leurs armes amies.

Mais voici que, penché sur les balcons en fleurs,
D’un geste de ses mains indulgentes et lasses,
Le doux captif épris de divines douleurs
Écarte ces guerriers des paisibles terrasses :

« Hommes, pourquoi ce bruit d’armes et de buccins ?
Ma féerique prison est à jamais fermée ;
Je ne veux plus vers les chemins libres et sains
Ouvrir le lourd vantail de la porte charmée.

« Car un sombre bonheur me retient en exil ;
Frères, l’amour surgi dans mon âme dormante,
Ce n’est pas le désir joyeux et puéril
D’ensoleiller mes doigts à des cheveux d’amante.

« Je ne suis point pareil au faune maraudeur
Qui ravit en chantant les dryades frivoles,
Et ce que j’aime, hélas ! ce n’est pas la splendeur
Des bras blancs, ni le rire ardent des lèvres folles.


« Une soif de souffrance et de renoncement
Seule m’a fait chercher la mauvaise amoureuse,
Vers qui mon âme épanche intarissablement
Comme une eau triste sa tendresse douloureuse.

« Autrefois, ô guerriers, une étrange langueur
Me glaçait au soleil des heureuses mêlées ;
Un dégoût surhumain se levait en mon cœur,
Et je pleurais d’ennui dans les villes brûlées.

« Et peut-être au matin des triomphes haineux
Rêvais-je seulement de mort expiatoire ;
J’étais l’aventurier morose et dédaigneux
Qui méprise la guerre à cause de la gloire.

« Voici que j’ai trouvé l’atroce paradis
Où des poisons sacrés corrompent les fontaines,
Et celle qui me garde en ces jardins maudits
Sait bien me déchirer avec ses mains hautaines.

« Elle a pris à mon bras, par un charme blessé,
L’anneau de fer forgé par les nains, et, rieuse,
Elle a jeté dans l’herbe immonde du fossé
L’étendard imprégné de brise glorieuse.

« J’aime mystiquement ses jeunes cruautés,
J’aime ses mains souillant ma pourpre solennelle ;
Agenouillé parmi les lys ensanglantés,
Je sens mon cœur princier s’anéantir en elle.


« Et je connais ma honte immense, et j’y consens.
Vous n’aviez pas besoin d’assaillir les murailles
Et d’éveiller les fleurs par vos appels puissants,
Je me souviens assez des antiques batailles.

« Mais nul renom de roi conquérant et de preux
Ne vaut l’orgueil amer des secrètes tortures !
L’amour seul peut remplir mon grand cœur ténébreux,
Divinement élu pour les douleurs obscures. »

Tel le captif, parmi les roses des balcons,
Parle aux guerriers. L’armée invincible recule.
Les casques d’or cimes d’aigles et de faucons
S’éloignent. Des hérauts, dans le fier crépuscule,

Proclament le départ vers des combats nouveaux,
Et le prince enfermé dans son palais de rêve
Regarde au loin, parmi les furieux chevaux,
S’enfuir le char désert où se rouille son glaive.


Octobre 1889.