Poésies (Éphraïm Mikhaël)/L’Imposteur

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Œuvres de Éphraïm Mikhaël Voir et modifier les données sur WikidataAlphonse Lemerre Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 226-231).

L’IMPOSTEUR


U n peu avant le jour, les douze rabbins s’assemblèrent dans une salle secrète. Le front couvert d’un voile sacré, ils se tournèrent vers l’Orient dans l’attente de la lumière. Puis des hérauts ayant soufflé dans les trompettes torses qui sont faites avec des cornes de béliers, le grand prêtre Hazanias entra parmi les porteurs d’encensoirs et de flambeaux. Debout au milieu de la salle, il lut les paroles écrites sur un rouleau de parchemin, et tous écoutèrent, anxieusement.

C’était une prophétie que le grand prêtre lui-même avait recueillie autrefois quand il suivait sur les routes syriennes le dernier des Voyants, celui qui fut nourri par des colombes et qu’un cheval noir ravit vers l’Idumée. Au son des harpes et des flûtes, l’Inspiré avait chanté : « Dans la dixième année de l’exil, le troisième jour du mois d’Éloul, quand les aloès éclos sur les parvis éclateront en fleurs merveilleuses, le voyageur descendra des collines, des collines ensanglantées de roses, des collines purifiées de lys.

« Le vengeur entrera dans les villes au bruit des buccins d’or proclamant l’heure des justes massacres, au bruit des flûtes d’ébène soupirant l’heure de l’éternelle paix.

« Le vengeur surgira dans une grande ville blanche près d’un lac paisible et fleuri.

« Et vous le trouverez penché sur la margelle de la fontaine, parmi les oiseaux étrangers. »

Les rabbins méditèrent, la face cachée sous les voiles. À la fin, un d’eux fit signe qu’il voulait parler. Celui-là était rabbi Iéhouda, fils d’Éléazar.

« La dixième année est révolue, dit-il, depuis que nous avons fui Hiérouschalaïm, chassés comme des bêtes sous les hautes lances des cavaliers, et voici la troisième aurore d’Éloul. Nous vivons ici dans une grande ville blanche près d’un lac paisible et fleuri. Qu’il soit donc loué, le Fort, le Bouclier d’Israël ! Car c’est ici, car c’est aujourd’hui que le sauveur viendra, et c’est nous qui annoncerons aux tribus dispersées l’heure de Dieu. C’est pourquoi il faut que le plus illustre d’entre nous, que le vénérable Hazanias s’en aille vers les fontaines et vers les puits, et il nous ramènera l’attendu, l’envoyé de l’Éternel. »

Tous dirent : « Qu’il soit ainsi ! » Et parmi les jardins frissonnants d’aurore, Hazanias marcha vers la ville.

Les rues étaient désertes. Elles s’étalaient dans le matin, lumineuses et larges. Des reflets d’or coulaient dans les ruisseaux, des reflets d’or pavoisaient les marbres des murailles, et des clartés roses jonchaient comme une neige heureuse les toits et les terrasses. Le grand prêtre s’avançait par la ville. Lui qui depuis le jour de l’exil s’était enfermé dans les sanctuaires aux portes closes, il respirait le vent du matin comme un parfum retrouvé, et ses yeux accoutumés à l’ombre sacrée s’émerveillaient du jeune soleil. Il lui semblait qu’une joie extraordinaire était répandue dans l’air ; les arbres des allées tendaient leurs rameaux dans les brumes bleues comme pour saluer une mystérieuse venue. Et des cris d’oiseaux en voyage éclataient, stridents et clairs comme des rires de fête. Sur une place solitaire un chariot plein de fleurs était renversé. Des marchands sans doute l’avaient abandonné là, à cause de l’essieu brisé, et il demeurait penché, entr’ouvert, comme une riche galère échouée ; des roses, des hyacinthes, des amarantes et des jasmins s’étaient épandus. Tout un flamboiement de fleurs triomphait sur la place. Hazanias pensa que c’était là un signe de Dieu. Certainement une volonté surnaturelle avait arrêté le chariot éblouissant de pampres embaumés, et toutes ces fleurs apparaissaient maintenant comme jetées en offrande vers celui qui allait venir. Peu à peu la ville commençait à vivre, et des clairons matinaux chantèrent au delà des remparts dans le camp de l’Impérator. Très clairement alors, le grand prêtre remarqua que les appels des clairons étaient saccadés et tremblants comme si les sonneurs, pris d’une merveilleuse angoisse, frissonnaient d’éveiller le camp. Les auxiliaires barbares en sentinelle au seuil des portes s’appuyaient sur leurs grandes hastes avec des gestes de voyageurs las : et quand Hazanias passait près d’eux, il les voyait épier le chemin comme pour une fuite.

Enfin le grand prêtre arriva sur une place ombreuse où une fontaine laissait pendre, vers un bassin plein de sagittaires, de blanches et lentes franges d’eau. À ce moment quelqu’un parut du côté de l’Orient, et s’approcha de la fontaine et se pencha vers l’eau fleurie. C’était un jeune homme vêtu de lin blanc ; ses cheveux étaient longs et sa barbe divisée en deux pointes avait la couleur des vignes mûres. Il était grand et robuste, et sa main brune qu’il appuyait maintenant aux vasques de pierre semblait garder des souvenirs d’épée. Soudain deux oiseaux du désert surgirent dans le ciel, et lentement, ployant leurs ailes sonores, ils s’abattirent sur la fontaine aux deux côtés de l’étranger. Hazanias accourut, le cœur troublé de joie sacrée ; il tremblait, il n’osait plus parler, il balbutiait, mêlant des mots de bénédiction aux versets de la prophétie ; il s’agenouillait devant le jeune homme et baisait sa robe de lin, pieusement : « Salut, disait-il, maître d’Israël, gloire à toi qui viens délivrer et purifier ! » Le jeune homme regarda longtemps Hazanias avec curiosité. Puis, dédaigneusement, il lui tendit une pièce de monnaie : « C’est une aumône que tu veux, dit-il ; tiens. Il était inutile de se prosterner. Lève-toi et va-t-en. »

Hazanias ne bougea pas. Les yeux noyés d’extase, les bras étendus dans une attitude prière, il répondit à l’étranger : « Je bénis le Seigneur à cause de tes dures paroles, à cause de tes mains levées sur moi. Il fallait sans doute cette épreuve pour que je fusse digne de te conduire vers ceux qui t’attendent. »

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Octobre 1889.