Poésies (Éphraïm Mikhaël)/La Dame en deuil

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LA DAME EN DEUIL



À Camille Bloch.





La dame en deuil, parmi les glycines des treilles,
Erre languissamment dans les longues allées
Où des senteurs de fruits et de grappes foulées
Flottent en l’air vibrant d’une rumeur d’abeilles.

Ses mains blondes avec une lente indolence
Saccagent en passant des lys et des verveines,
Et chaque fois qu’au loin sonnent les heures vaines
Ses grands chiens familiers hurlent dans le silence.


Par les grilles, là-bas, à travers les champs calmes
Elle regarde fuir la route grise et plate,
Et voici que paraît en manteau d’écarlate
Un cavalier portant des roses et des palmes.

        « Viens, ô dame en deuil, vers les vallons
        De joie et de paix ; allons ensemble
        Cueillir aux jardins des Avallons
        La fleur en exil qui te ressemble.

        « Viens, à mon baiser qui t’implorait
        Des lèvres de reine étaient amères :
        Pour venir à toi, dans la forêt
        J’ai tué la Guivre et les Chimères.

        « Viens ! Dans des pays blonds de soleil,
        Nous nous aimerons sur l’or des grèves…
        Notre amour sera comme un sommeil
        Où nous deviendrons nos propres rêves. »

Elle, le regard plein de clémences souffrantes,
Tend son bras vers la plaine heureuse et monotone :
« Cavalier, tes chansons d’amour sont enivrantes
Et splendides ainsi que les raisins d’automne.

« Mais ton âme aurait peur dans mon âme nocturne.
Ô cavalier, je ne suis pas celle qu’on aime.
Va-t’en ! je veux rester la veuve taciturne
De mes rêves d’antan que j’ai tués moi-même.


« Ton amour sombrerait en mon cœur vaste et vide,
Vaisseau royal perdu parmi les mers profondes ;
J’ai pris les clairs bonheurs avec ma main avide
Et maintenant je sais la vanité des mondes. »

L’air glorieux frémit d’un rhythme de cantique
Et dans le jardin clos, riche de fleurs hautaines,
C’est un moine souillé de la cendre mystique
Qui parle, l’œil ardent d’espérances certaines :

        « Puisque tu veux fuir le mauvais brait
        Du bonheur charnel et de la vie,
        Que les beaux vergers n’ont pas de fruit
        Pour calmer ta soif inassouvie,

        « Partons ! sous le ciel des durs étés
        Viens t’agenouiller en Galilée.
        Nous engloutirons tes sens domptés
        Dans une prière immaculée.

        « Les hommes impurs sont engourdis
        Dans le long hiver des jours prospères.
        Viens ! nous monterons en paradis
        Par d’âpres sentiers pleins de vipères. »

Regardant en ses mains pâlir des fleurs blessées
Elle répond : « C’est vrai, ces demeures sont viles ;
Je suis si lasse de la chair et des pensées.
Pourtant je n’ose pas m’enfuir aux saintes villes.


« Mon cœur frivole a peur de tes graves paroles
Et j’aurai froid sur la route de délivrance.
Je veux vivre parmi mes mondaines corolles
Et m’endormir ; je suis malade d’espérance.

« Moine, si dans le sable infécond de mon âme
La Rose de miracle allait enfin éclore ?
L’horizon des matins semble rouge de flamme,
Si c’étaient mes péchés qui brûlent dans l’aurore ? »

Et seule encor la dame en deuil attend et songe,
Et les grands chiens, tandis que dans le vent frissonne
La caresse du vieil espoir et du mensonge,
Hurlent tous à la mort quand l’heure lourde sonne.