Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Le Sillage
LE SILLAGE
ur le jaspe du lac, une jonque
d’ébène aux voiles noires, qui
vogue sans rameurs, ouvre un
long sillage de neige. C’est vers
l’Occident qu’elle s’en va lentement. — Oh !
si lentement que l’on entend à peine le frisson
de ses ailes tristes. Et pourtant, dans la calme
langueur du soir, je perçois à présent un son
immatériel qui est un cri exhalé par l’Âme de
la Jonque.
L’Âme de la Jonque gémit, et dans cet étrange gémissement, mon Esprit reconnaît — ainsi que les sens séparent deux odeurs mêlées — l’ennui et l’épouvante. Car la Jonque depuis des heures est lasse de voir éternellement derrière elle ce sillage de la couleur des linceuls. Elle voudrait s’enfuir de lui, pour aller reposer là-bas près des magiques palais de cuivre rouge que bâtit le soleil couchant ; ou bien s’arrêter silencieusement afin que le lac ne soit plus autour d’elle qu’une plaine de marbre vert.
Mais un vent impérieux enfle sans trêve ses voiles, et c’est elle-même qui creuse avec sa lourde carène le sillage qui l’ennuie et l’épouvante.
Alors une voix tellement mystérieuse et tellement intime que je ne sais si elle vient de la Jonque ou de mon âme, murmure dans l’air violet du soir : « Oh ! ne plus voir derrière moi, sur le lac de l’Éternité, l’implacable Sillage du Temps. »