Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Le solitaire

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LE SOLITAIRE


Anywhere out of the world.


Pour accomplir quelque ordre du roi lointain, des serviteurs en un site de forêts et de rochers exposèrent l’enfant. L’abandonné fut placé sur une pierre parmi des herbes monstrueuses ; des fleurs dures autour de lui ouvraient comme des gueules leurs rouges calices hostiles. Mais cette nuit même commença l’année du jubilé, et les prêtres s’étant réunis dans la forêt aperçurent l’enfant. L’un des hiérophantes, se penchant vers la pierre, prophétisa : « Celui-ci, dit-il, est de race noble. Il sera délivré des approches malfaisantes. » Les prêtres chantèrent les hymnes accoutumées ; puis ils allèrent tous ensemble confier l’enfant à des pâtres du roi. Des sonneurs de conque précédaient le cortège ; ils étaient en deuil et, tournés vers les plaines, ils faisaient retentir des appels tumultueux et désespérés. Mais du fond des halliers les buccinateurs en robe blanche leur répondaient par de riches fanfares et l’on voyait monter dans l’aurore les clairons hautains et droits comme des lys d’or.

Dans le village des bergers l’enfant fut appelé Stellus. Il grandit farouche et dédaigneux. Et pourtant une ténébreuse tendresse était en lui. Il ouvrait ses bras aux enfants, il courait vers les mères et les étreignait filialement. Mais tout à coup il s’arrêtait comme blessé d’un mal inconnu ; il baissait la tête et il s’enfuyait vers les coins d’ombre, vers les larges routes désertes. Les autres enfants lui jetaient des pierres, le battaient avec des branches; les vieillards disaient : « Ils ont raison, tu dois jouer avec tes frères. » Docile, il essayait alors de suivre ceux de son âge quand ils allaient dans les jardins voler des fruits et piller des ruches. Et tout à coup, sans comprendre, dans la claire campagne il avait envie de pleurer et de se cacher. Bien souvent il s’enfuyait hors des routes, des villages, dans la forêt où jadis on l’avait trouvé. Une vaste paix descendait sur lui ; les branches amies le frôlaient de bonnes fraîcheurs, il lui semblait que des mains guérisseuses s’imposaient sur son front. Silencieusement il s’asseyait en un lieu de lumière, au bord d’un lac si profondément imprégné d’antique clarté qu’il semblait garder entre ses rives une eau merveilleuse de cinabre et d’or. Stellus restait là, sans rêve, sans désir, s’enivrant d’écouter le vent. D’abord il n’avait entendu qu’un bruit monotone et confus épandu sur tout le pays. Bientôt il sut distinguer le frisson de chaque bois, de chaque ramure. Puis il discerna des sons inouïs, surnaturels, pareils à des chants de fileuses féeriques, pareils à des soupirs de flûtes célestes. Et cette rumeur du vent avait un miraculeux pouvoir. À mesure qu’il écoutait, Stellus sentait surgir en lui des pensées nouvelles. Il comprenait, il savait, il voyait vivre la forêt ; il voyait l’âme ineffable des arbres, des herbes et des eaux ; et des bruits tombés des étoiles lui apprenaient les choses divines. Pourtant il ne s’étonnait pas. Cette révélation lui semblait seulement un souvenir retrouvé et chaque idée qui entrait en lui était comme une exilée qui revenait. Il écoutait paisiblement et il lui semblait tout simple que ces enseignements lui fussent apportés par le vent comme des fleurs arrachées aux vergers de la nuit.

Mais quand les brises se taisaient enfin, une immense tristesse croissait dans l’âme de l’enfant. Après les paroles révélatrices que le vent lui apportait, il se sentait plus prodigieusement étranger. Un désir impérieux lui venait parfois de répéter aux autres ce qu’il avait appris de la forêt. Mais il devinait qu’il parlerait en vain et il se taisait douloureusement. Lorsqu’il revenait parmi ses compagnons, un étrange malaise l’oppressait. Chaque jour il s’attardait davantage dans la forêt, dans les pacages inexplorés. Tout un été, il vécut parmi les arbres. Il resta là, aimant et sauvage, regrettant ses compagnons et n’osant retourner vers eux. Des brumes souillèrent les crépuscules ; un long tressaillement triste agita les ramées ; les arbres se penchaient en arrière effarés et tremblants et comme cabrés de peur devant l’hiver en marche ; les troupeaux dans l’herbe rase s’amaigrissaient et ils bêlaient lamentablement vers la lune.

Un homme vint du village s’enquérir du pâtre attardé. Stellus lui confia sa douleur ; il le supplia de le laisser dans la forêt. L’homme écouta avec un air de comprendre. « Je vois ce que tu désires, dit-il enfin ; les prêtres ont dit que tu étais de race noble. Cela signifie sans doute que tu n’es pas fait pour être un pâtre. Va-t’en à travers le monde en quête de glorieux hasards. Sois soldat. » Stellus crut en cet homme. « Oui, pensa-t-il, peut-être serais-je bien parmi les soldats. » Étant monté sur une roche, il vit au loin dans la nuit les feux inquiets d’un camp. Il laissa les troupeaux et s’en alla par d’âpres sentiers vers les batailles. Les appels des sentinelles sur les collines guidaient sa marche ; des trompettes sonnaient là-bas, comme pour accueillir celui qui venait.

Son casque cime d’un oiseau de cuivre, sous l’armure hérissée de clous, Stellus combattit avec la hache et le glaive. Il servait un roi conquérant dont l’armée s’avançait triomphalement, odieuse aux nations. Une telle haine grondait derrière ces envahisseurs qu’ils achevaient les blessés pour les soustraire aux tortures expiatoires que l’ennemi leur eût sans doute infligées. Et afin que nul ne fût pris vivant, les soldats dans la bataille se liaient les uns aux autres avec des chaînes. Mais une force mystérieuse poussait Stellus à combattre seul. En vain il voulait se rapprocher de ses frères d’armes ; une invincible puissance l’écartait. Dans les nuits d’alarmes, il galopait seul vers les postes périlleux ; il fut le solitaire porteur de torches qui explorait les bois barbares ; il fut le défenseur unique des arrière-gardes, celui qu’on laissait derrière soi comme une martiale offrande aux dieux guerriers pendant la fuite des rois et des capitaines. Et pourtant comme il aurait voulu se mêler à ses compagnons, boire avec eux dans les coupes volées le vin des pillages, chanter avec eux autour des bivouacs ! Comme il enviait ceux qui, les veilles de massacres, dormaient ensemble sous les toiles claquantes des tentes leur sommeil fraternel ! Mais jamais il n’eut de compagnons. Il songeait aux jours des premières batailles. « Sans doute, étant de race noble, je ne puis me plaire parmi les soudards ; je serais heureux si je marchais avec les chefs. » Il accomplit de tels exploits que les rois le saluèrent leur égal. Il reçut la lance d’or et la bannière et il eut sa place parmi les princes de l’armée. Mais dans l’ardent cortège de jeunes souverains, l’ancienne douleur le surprit encore ; sur les places des capitales conquises qu’on lui donnait en apanage, il se sentait, comme dans le village des pâtres, un passant étranger.

Comme il s’affligeait, un vieux capitaine qui l’admirait lui dit : « Je sais ce que tu désires. Ce qui te manque, Stellus, c’est l’amour. Va-t’en par le monde en quête de quelque blanche princesse. Sois un amant. » Stellus crut ce capitaine. Il mit à l’arçon de sa selle d’amples branches de lilas ; il enroula autour de sa lance des pampres et des feuillages et il partit vers l’amour. De féeriques oiseaux, éblouissant l’air d’ailes éclatantes, volaient au-devant du cavalier ; sur les rivières et les campagnes planaient des parfums nuptiaux.

En un pays de soleil et d’eaux vives, Stellus trouva la blanche princesse. Elle était debout près de la fontaine ; elle puisait de l’eau dans une cruche d’argent ; ses bras souples, ses bras pâles s’appuyaient à la margelle. La jeune fille se prit à rire parce que les féeriques oiseaux brusquement posés devant elle lui firent jaillir au visage, en repliant leurs ailes, de claires gouttelettes. Lorsque Stellus approcha, elle s’enfuit. Elle courait dans la campagne et tout en courant elle riait. Par moments elle s’arrêtait, cueillait en grande hâte des roses rouges et des roses blanches et les jetait vers le cavalier, ironiquement. Sa chevelure fauve s’était dénouée et s’épandait sur ses épaules comme un manteau de chasseresse taillé dans quelque dépouille de jeune lionne. À la fin Stellus l’atteignit, l’enlaça, la ravit sur son cheval. Elle riait toujours. « Lâche les rênes » dit-elle. Doucement, avec des paroles de caresse, elle guidait le destrier dompté. Par une allée sablée de poudres bleues elle conduisit Stellus à son palais, et cette nuit-là les tymbrils et les sistres annoncèrent des noces princières.

Les guirlandes nuptiales ne s’étaient pas fanées encore aux balcons du palais, lorsque Stellus vint s’asseoir en sanglotant dans les jardins. Il levait ses mains dolentes vers le ciel et il murmurait : « Qui donc me viendra en aide ? qui donc me conseillera ? » Alors il vit un grand vieillard sacerdotal qui l’écoutait. « Père, dit Stellus, si tu es le sauveur envoyé vers moi, si tu sais les choses cachées, dis-moi pourquoi je suis à jamais solitaire. Dis-moi pourquoi je n’ai pu jouer enfant avec les enfants, pourquoi je n’ai pu révéler aux jeunes hommes les paroles du vent, ni rire avec les soldats, ni dormir voluptueusement près de mon épouse ? » Et d’une voix surnaturelle, le vieillard répondit : a Stellus, Stellus, puisque les enchantements du baiser ne t’ont pas vaincu, puisque ton cœur incurablement noble ne peut s’enivrer des voluptés banales, je parlerai. Tu souffres, Stellus, parce que tu n’es pas semblable aux autres hommes, parce que tu ne peux connaître ni leurs joies, ni leurs espoirs, parce que tu as en toi des rêves obscurs, des passions innommées que tu ne peux exprimer par des paroles. Mais, il faut que tu le saches maintenant, tous les hommes sont ainsi que toi des monstres solitaires. Tu te souviens, Stellus, quand tu étais un tout petit enfant parmi les bergers, tu ne distinguais pas les boucs des béliers et les brebis des chevreaux. Et quand tu entendais au loin quelque bêlement, tu disais : « Ce sont les bêtes qui gémissent. » Comme le bouc diffère du bélier, un homme diffère d’un homme. Ce qu’ils appellent l’humanité n’est qu’un troupeau désordonné d’êtres inconnus et disparates. Stellus, les yeux clairvoyants des initiés aperçoivent des différences là où les yeux vulgaires virent seulement d’évidentes similitudes. Mais les hommes, ignorant l’horrible, la divine vérité, se croient semblables les uns aux autres. Ils se parlent, les insensés, comme si les paroles pouvaient aller d’une âme à une âme. Ils se regardent entre eux comme s’ils n’étaient pas séparés par d’infranchissables murailles de ténèbres. Toi, Stellus, tu as compris obscurément que tu étais seul de ta race. C’est pour cela, Stellus, que tu as souffert. Tu t’apparais à toi-même différent des hommes et tu ne peux te résigner à ta noblesse. Tu t’enfuyais dans les forêts parce que tes compagnons étaient pour toi des étrangers. Et tu souffrais dans les forêts parce que tu n’avais plus de compagnons. Tu aimais la solitude dans les campagnes parce que tu souffrais d’être seul dans les foules. Et tu n’as pas su chercher la délivrance promise par les prophéties. Oui, les prêtres ont bien dit. Tu es d’une race noble. Mais fou, comme les autres, tu as cherché sur la terre ceux de ta race. Tu les as cherchés parmi les soldats et les rois et tu as cru trouver une égale quand tu n’as rencontré qu’une amante. Je t’ai dévoilé les secrets. Médite afin d’être un jour, selon qu’il a été prédit, délivré des approches malfaisantes, des approches malfaisantes de ceux que tu ne peux plus croire tes frères. »

Hors des jardins, hors du palais où dort l’épouse, Stellus s’éloigne. Il marche dans les plaines pierreuses ; il gravit les pentes arides ; il suit des rivages de fleurs funèbres. Le voici venu enfin dans un pays surplombé d’âpres montagnes aux parois droites et lisses. Les habitants de ce pays où Stellus entre étaient dans l’affliction ; car du haut des montagnes un monstrueux cheval ailé, vomissant des flammes, s’était abattu sur leurs moissons. L’hippogriffe aux sabots de diamant ébranlait de ses ailes retentissantes les murs des antiques maisons. Il fouillait le sol, arrachait les graines semées, foudroyait d’un regard les bœufs pendant le labour ; il ravissait les vierges, les emportait au delà des nuages. Puis on les voyait s’abattre sur la terre, nues et sanglantes, et pareilles à des floraisons rouges et blanches tombées du ciel entr’ouvert. Une grande clameur, à la venue du monstre, avait retenti, impérieuse et haute comme une voix de héraut, et des paroles prophétiques avaient été perçues. L’hippogriffe victorieux dévasterait le pays jusqu’à ce qu’un homme volontairement vînt s’asseoir entre les ailes étincelantes et consentît à s’en aller avec le monstre vers les étoiles.

Stellus arriva chez ces hommes épouvantés. Il vit au loin le monstre, et une espérance se leva dans son cœur. Radieux, il alla trouver les chefs du village et proclama qu’il monterait l’hippogriffe. Les hommes saluèrent Stellus par de longs cris d’admiration; les femmes embrassaient ses genoux et répandaient sur ses pieds des huiles et des baumes. Les sages haranguaient le peuple. « Voyez, disaient-ils, celui qui va se dévouer pour vous. Il est jeune et glorieux, il aurait pu vivre de royales années. Et pourtant il va quitter les douces poussières où nous marchons avec joie ; il va laisser les fanges natales où nous nous plaisons ; il va s’en aller vers des étoiles étrangères, vers ce ciel que les hommes prudents n’aiment pas à regarder. Gloire au héros ! Contemplez celui qui nous aime assez pour fuir la terre, celui qui va se dévouer pour ses semblables. »

Tandis qu’il parlait, Stellus, saisissant à pleins poings la resplendissante crinière, entonnait un chant d’allégresse: « Hippogriffe, hippogriffe libérateur, emporte-moi plus haut que le ciel. Pour obéir au divin vieillard nous irons, ô monstre, par delà les portes de l’horizon. Je chevaucherai au-dessus des villes, au-dessus des campagnes où j’ai souffert. Si nul ne nous attend au-dessus des mondes, errons à jamais dans le désert des constellations. Tu feras jaillir vers la terre à travers la nuit de joyeuses étincelles. Et moi je serai délivré ; je n’aurai plus à subir les hommes, je n’aurai plus à aimer les hommes et je connaîtrai enfin librement parmi les étoiles muettes la volupté d’être né solitaire. Mais si j’ai mérité, ô monstre sauveur, de retrouver ceux qui sont de ma race, emporte-moi vers eux. Cheval ailé, destrier digne d’un cavalier noble, emporte-moi enfin vers qui sont vraiment mes frères. Hippogriffe, hippogriffe libérateur ! comme un roi qui revient de la bataille, je rentrerai des pays de la vie vers ma haute demeure sidérale. »

Stellus caressait de la main l’encolure du cheval ailé. Les voûtes astrales s’ouvraient pacifiquement à leur course ; les brises du ciel murmuraient des paroles de bienvenue; des formes lumineuses et blondes se penchaient sur les nuées et, à travers les brumes d’une étrange aurore, le solitaire vit briller enfin au plus lointain des cieux la lumière si longtemps cherchée, la lumière des yeux fraternels.


Novembre 1889.