Poésies (Abel Bonnard, 1911)

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POESIES.





PAYSAGE


Le jour étend son étoffe
Et l’on voit, sous les ormeaux,
Allongé, le philosophe,
Comme un pâtre sans troupeaux.

Il croit méditer, il laisse
La brise le parfumer,
Et jouit de la mollesse
Sans oser se la nommer.

D’autres vont, loin du bois sombre,
Dans les prés pleins de couleurs,
Car le sage cherche l’ombre,
Le voluptueux, les fleurs.

Les vents sont doux, lents, propices ;
L’herbe rayonne ; l’azur
Ouvre ses grands précipices
Sur le pays calme et sûr.

Le mulet, le long des treilles
Marchant d’un pas en ciseau,
Quand palpitent ses oreilles,
A l’air coiffé d’un oiseau.

Dans la ronce dégrafée
Que la brebis fait plier,
Comme un rustique trophée
Émerge un front de bélier.

La chèvre invente des poses ;
Le chevreau craint le péril
Et sur les vieux rochers roses
Pousse un appel puéril,

Mais la vache, molle et sage,
Laisse, en rêvant sous les cieux,
Le reflet du paysage
Se délayer dans ses yeux.

Dans la campagne indolente
Tout m’attire également,
Et la plus modeste plante
Me jette un enchantement.

J’arrache la graminée
Qui pendait à ce portail,
Et mon âme fascinée
S’abîme dans son détail.

Partout le même vertige
Reparaît et m’engloutit ;
Le calice sur la tige,
C’est un gouffre plus petit.

Je cueille une pâquerette,
Je la contemple, et je puis
Tomber dans cette fleurette
Comme un homme dans un puits

Mais déjà, comme une loque,
Flotte une chauve-souris,
Et dans le soir équivoque
Traînent au loin de longs cris.


Les choses sont inquiètes ;
Les bergers, noirs et douteux,
Reviennent, poussant leurs bêtes
Et leur ombre devant eux.

Je vois passer, pâle et mièvre
Sous son vêtement grossier,
Un pauvre homme à qui la fièvre
A fait des yeux de sorcier.

Là-bas le soleil sauvage
Qui sur les horizons sourds
Se mutile et se ravage,
Semble appeler au secours ;

Mais cependant qu’emphatique,
Il s’exaspère, il rougit,
Là-haut, mince, despotique,
La jeune lune surgit ;

Et tandis que, reine grêle,
Elle monte au ciel bleui,
Tout se retourne vers elle,
Et le couchant est trahi.

Lui-même il rompt sa couronne
Et, ruisselant de rubis,
Comme un roi qu’on abandonne
Il déchire ses habits ;

Mais, s’emparant du mystère
Où le soir passe en fraudeur,
La lune inonde la terre
De sa splendide froideur.




LA VILLA ROMAINE


En ces jardins muets on sent qu’il faut se taire,
L’air dort ; les piédestaux portent des noms divins.
Les cyprès sont debout et leur muraille austère
Dessine dans le ciel de grands domaines vains.

Le jour ne perce pas leur cloison grave et sombre ;
Les chênes-verts épais s’arrondissent, moins haut,
Et l’on entend couler dans leur caverne d’ombre,
Comme une source étroite, un chant glacé d’oiseau.

La mousse est abondante et chausse de silence
Les pas que nous faisons sur ses tapis velus ;
Une statue, au loin, dans sa morne indolence,
Semble un passant figé qui ne s’en ira plus.

Vois : tous les Dieux sont là, subissant la morsure
Des jours ; chaque moment les blesse et leur déplaît ;
Narcisse fasciné qui dans l’eau se mesure
Sent qu’il devra bientôt tomber dans son reflet.

Quelques-uns font encore un vague effort superbe
Et nue, auprès d’un Faune aux bras estropiés,
Une Vénus se dresse, et son ombre sur l’herbe
A l’air d’être sa robe écroulée à ses pieds.

L’air ronge Jupiter ; près des balustres blêmes
Le sol couvre à demi Pluton gisant et las ;
En vain d’un air morose ils tiennent leurs emblèmes
Leur élément ingrat ne les reconnaît pas.

Ils ne peuvent parer le coup qui les mutile ;
Sur eux traîne et s’attarde un lierre insinuant,
Et le geste qu’ils font n’est qu’un acte inutile
Qui ne défendra pas leur gloire du néant.

Ils proclamaient l’orgueil, la force ou la colère ;
Chacun vivait ; mais sourde à leurs expressions,
L’insensible nature à qui rien ne peut plaire
Éclipse de sa paix toutes leurs passions.

Et même, au-dessous d’eux, les masques des fontaines
Retournent à la pierre et cependant que l’eau
Efface en s’échappant leurs lèvres incertaines,
Laissent leurs traits humains s’enfuir avec le flot.

Impérieux, le marbre a malgré lui pour frère
Le nuage indécis qu’absorbe le soleil ;
Car, s’il semble d’abord en être le contraire,
Il ne faut que du temps pour qu’il lui soit pareil.

Il expire dans l’air par des formes perdues.
Incorruptible, il crut pouvoir tout mépriser,
Mais il n’est, sous l’assaut des heures assidues,
Qu’un nuage qui met des siècles à s’user.

Le temps lèse la pierre et nourrit la racine ;
Le feuillage est toujours plus dense et plus obscur ;
La vigne vierge éclate auprès de la glycine
Comme un fol incendie appliqué sur le mur.

Par la ronce, partout, les portes sont masquées ;
Le portique en ruine est épars dans les bois,
Et le ciel pâle sur ses colonnes tronquées
Pose ironiquement sa coupole sans poids.

L’herbe pousse ; et tandis qu’une douceur navrante
Subsiste seule encor des anciennes amours,
L’eau, rongeant les bassins, fait sa fête ignorante
Et chante ingénument l’éternité des jours.

Asseyons-nous ici, près des broussailles roses,
Devant ces dieux de marbre aux gestes incompris
Et disons seulement, sans préciser les choses,
Quelques mots incomplets pareils à leurs débris.

Est-ce que nous soutirons ? Pourtant l’heure est sereine :
La rumeur d’un hameau se perd et se disjoint,
Et l’espace étalé semble une immense traîne
Que borde de fourrure une fumée, au loin.

On voit des arbres roux que l’automne résume,
Et seul, ne gardant pas le repos qui convient,
Un chasseur affairé court là-bas, mais la brume
Bâillonne doucement les abois de son chien.

Un cri mince et ténu parvient jusqu’à notre âme.
Contemplons. Oublions tout ce qui nous brûlait,
Et, calmes, préférons pour un jour, loin du drame,
Aux minutes d’ardeur les heures de reflet.

Ce qu’on nomme plaisirs, ce ne sont que les voiles
De la mélancolie ; elle en porte beaucoup,
Danses, rires furtifs, chansons sous les étoiles,
Que saisit le désir, que jette le dégoût ;

Mais le dernier d’entre eux avant qu’elle soit nue,
Le plus subtil de tous, le plus aérien,
Et qui sur elle n’est qu’une écharpe ténue,
C’est d’être paresseux dans un parc ancien.

Jouissons prudemment de cette vague extase
Où le soleil lui-même est un fantôme errant,
Et comme sur un corps une suprême gaze,
Ne le soulevons pas, ce plaisir transparent !

Défaisons-nous. Cédons, puisque rien ne résiste.
Il est doux de rêver, et dans cette langueur
Inerte, sans savoir même si l’on est triste,
D’abolir un instant la forme de son cœur.



ÉCRIT SUR LES MONTS OMBRIENS


O toi dont les instans sont pleins de découvertes,
O voyageur, rêveur, seul homme sans prisons,
O dernier possesseur des demeures désertes,
O conquérant des horizons,

Toi qui, comme un dévot dans ses pèlerinages,
En des temples divers recherche un Dieu pareil,
Ne t’es jamais lassé, dans mille paysages,
D’adorer le même soleil,


Aujourd’hui, dans ce vent, debout sur cette crête,
Ivre et seul au milieu des cris aériens,
Bataillant par ta voix contre l’air qui t’arrête,
Chante sur les monts ombriens !

Vois ! La terre, partout, de lumière frappée,
Elève autour de toi ses aspects singuliers,
Et ton regard se heurte aux monts, comme une épée
Qui rencontre des boucliers.

Ainsi qu’on reconnaît un fauve à sa morsure,
Reconnais chaque ville à sa ligne, là-haut
Cortone, et Gubbio toujours fidèle et sûre
Où le rocher devient créneau.

L’espace illustre est plein de clameurs éperdues ;
Tous les drapeaux de l’air battent sur un couvent
Et là-bas, au-dessus des plaines épandues,
Pérouse est le trône du vent.

Et chaque mont s’inscrit et chaque roc insigne
Implante dans l’azur son profil irrité,
Et les fleuves étroits brillent, et chaque ligne
Pousse son long cri de beauté.

Le hameau qui semblait, assoupi par la brume,
Ainsi qu’un paysan vers le sol se plier,
Se dresse et tous ses toits dont l’éclat se rallume
L’équipent comme un chevalier.

On croit ouïr partout des querelles célestes,
La pierre même vibre et, seuls sur les hauteurs,
Bruyans et remuans, les arbres pleins de gestes
Sont comme un peuple d’orateurs.

Le chêne fait le bruit d’une belle sentence
Et debout, mâle et fort, sur ses rochers hautains.
Interprétant les vents dans son feuillage dense,
Il semble plein de mots latins.

Les oliviers ténus, si sages d’habitude,
Écument follement sur le mur de l’enclos
Qui, presque submergé sous leur inquiétude,
A l’air d’un môle dans les flots.

Seul l’arbre monacal que nul vent ne peut tordre,
Le cyprès, reste calme en ce ciel agité,
Et ne renonce point, malgré tout ce désordre,
A son vœu d’immobilité.

Une rumeur épique emporte les haleines
Des jardins, des buissons, des vergers délicats,
Et les monts dilatés semblent au fond des plaines
Les orgues de tout ce fracas.

Je vous salue, ô vents, libérateurs du monde,
Vous qui, hors de l’ornière épaisse du brouillard,
Vers des plateaux d’azur où le soleil abonde,
Tirez la terre comme un char,

Vous qui, penchant sur nous vos figures outrées,
Soufflant votre délire aux arbres envahis,
Faites rire aux éclats dans les forêts lustrées
La face folle des pays,

Saints Georges qui tuez des dragons de fumées
Sur les villes, vous qui, dans l’espace exalté,
Mêlez si bien, parmi vos tumultes d’armées,
La fureur à la pureté,

Vous dont les cris aigus, jetés sur la chaumière,
Criblent comme des traits son toit couleur de miel,
O vous qui, violens amans de la lumière,
La déshabillez en plein ciel,

O vous qui secouez la grenade et la pomme
Et qui froissez la ronce en rasant le terreau,
Et qui jouez autour de la montagne, comme
Des enfans autour d’un taureau,

O vous qui déchirez partout de la musique
Et faites un concert de votre désaccord,
Je veux jeter ma voix dans votre bruit magique,
Ainsi qu’un sou dans un trésor !

J’entends partout un bruit de chute, je regarde,
Je cherche quel palais laisse crouler son mur,
Mais j’ai beau te scruter, tu n’as pas de lézarde,
O voûte immense de l’azur !

J’ai trop peu de mes yeux pour voir tout ce qui bouge,
Que tout, comme une mer, est tumulte et fraîcheur,
Et qu’une vigne vierge est là-bas chaude et rouge
Comme la voile d’un pêcheur.

Là-bas, l’air étincelle et souligne une ville.
Le pays éclatant perd ses derniers rideaux,
Et l’on voit, supposant au vent qui les effile,
Les petits faucons féodaux.

Avec le même orgueil tout se révèle et, fière,
Ainsi qu’une Vertu siège chaque cité.
Courage, dit Pérouse inquiète et guerrière ;
Assise chante : O Pauvreté !

Et les petits hameaux que jamais on ne nomme
Et qui n’ont pas produit de héros ni de saints,
Humbles, ne sachant pas comment on fait un homme,
Montrent seulement leurs raisins.

O vents, courez partout et sonnez chaque cloche,
Mêlez à votre émeute un fabuleux espoir,
Vous annoncez l’hiver et, tandis qu’il approche,
Vous vous retournez pour le voir.

C’est l’hiver âpre et gai, c’est le vieillard alerte,
C’est l’artiste au goût fier qui figera les eaux
Et creuse d’un trait noir dans la lumière ouverte
Les arbres comme des rinceaux.

C’est lui qui met des soirs sans tache et sans limites
Au lieu des soirs d’été troubles, lourds et fumans,
Et qui serre le froid sur les reins des ermites
Comme un cilice en diamans.

Il chasse les passans comme des feuilles mortes,
Il étreint les clochers qui semblent se raidir
Et voit, lorsqu’il a fait clore toutes les portes,
La solitude resplendir.

— Mais le soir, maintenant, aigrit l’immense espace,
L’air est strident et pur sur le monde inquiet,
Et juché sur son roc un village rapace
Semble un aigle qui fait le guet.

La musique du vent devient ténue et vaine ;
Lourdement, vers la vigne et les lointains sillons,
Dans un ciel susceptible aux couleurs de verveine,
Descend le soleil sans rayons.

Mais ronde et froide, en face, au-dessus des monts pâles,
La lune est apparue et monte en s’allégeant ;
Et le soir tout à coup saisit ces deux cymbales,
L’une d’or et l’autre d’argent ;

Et tandis que vers lui tout le pays s’exhausse.
Il les oppose, brusque, en des cieux presque verts,
Et tirant de ce heurt sa note à peine fausse,
Jette en extase l’univers !


ABEL BONNARD.