Poésies (Angellier)
Porte de marbre blanc que gardent des cyprès,
Tu dresses, sur le haut de tes piliers carrés,
A peine sillonnés par de minces fissures,
Ton cintre inaltérable et noble, aux lignes sûres.
La cité dont tu fus la parure n’est plus
Que quelques pans de murs croulés sur des talus ;
Toi, tu gardes toujours, dans ta courbe aussi ferme.
Le morceau de ciel bleu que ton arche renferme
D’un trait pur que le temps n’a pas défiguré ;
Les étés, les hivers n’ont pas même altéré
Tes plus légers reliefs, ni tes arêtes vives,
Et le soleil, glissant sur tes lettres votives,
Les entoure d’une ombre aussi nette qu’au jour
Où le César lisait son nom sur leur contour.
Tous les hommes pour qui tu fus jadis dressée
Ont péri : multitude autour de toi pressée,
Triomphateurs hautains qui passaient sur leur char,
Vestales qui marchaient en baissant le regard,
Légions dont le pas résonnait sous ta voûte ;
L’immense majesté romaine s’est dissoute,
En laissant pour jamais le monde en désarroi.
Et, depuis ce temps-là, tu n’as autour de toi
Qu’une chute sans fin d’existences chétives.
Tombant presque sans bruit, ainsi que les olives
Qui jonchent ces coteaux recouverts d’oliviers,
Aux mois où les pressoirs reprennent leurs leviers.
Et c’est pourquoi, sachant toute gloire éphémère,
Porte auguste, tu sers d’entrée au cimetière.
Car la Mort est le seul vainqueur qui dure assez
Pour tes murs éternels de nos grandeurs lassés.
Aux temps impériaux des cruautés romaines,
On dit que, sous les cris du peuple souverain,
Les urnes de métal dont s’ornaient les arènes
Avaient pris lentement un son de voix humain.
Quand le velarium, jetant son jour rougeâtre
Sur les mille gradins du gouffre frémissant,
Mettait un ciel sanglant au vaste amphithéâtre
Dont le sol exécrable était aussi du sang ;
Quand les gladiateurs aux diverses armures,
Saluant le César de leurs prochaines morts,
Tombaient sur le tapis pourpré que leurs blessures
Etendaient à leurs pieds pour y coucher leurs corps ;
Quand le pouce abaissé des pudiques vestales
Abattait des vaincus le geste suppliant,
Que les blessés tordus de spasmes et de râles,
Et roulant sous le casque un regard effrayant,
Au charnier souterrain, terme des agonies,
Par les cordes aux crocs de fer étaient tirés.
Tandis que, sur le sang, l’écume et les sanies,
Les esclaves jetaient dessables altérés ;
Quand les fauves lâchés, lions, tigres, panthères.
Hyènes, léopards, jaguars, ours, éléphans.
Se déchiraient entre eux, et que les sagittaires
Transperçaient les derniers qui restaient triomphans ;
Quand une multitude effarée et poussée
Par les fouets et les dards dans le cirque désert,
Voyait, en tas tremblant et gémissant massée,
S’ouvrir, à l’autre bout, les grillages de fer.
Et s’approcher les bonds des bêtes affamées,
Et qu’au bout d’un instant il ne subsistait plus
Que des marais de sang et des chairs parsemées
Dans lesquels se léchaient des animaux repus ;
Quand le meurtre, montant en monstrueux effluve,
Soulevait tout un peuple en un même transport.
Et que l’amphithéâtre était comme une cuve
Sanglante où fermentait l’ivresse de la Mort ;
Un formidable bruit, plus fort que les orages.
De gradins en gradins courait comme une mer ;
Les acclamations, les bravos, les outrages.
Les clameurs de courroux, les entrechocs du fer,
Les lourds rugissemens, les hurlemens des bêtes.
Les hoquets des vaincus, les défis des vainqueurs,
Les grands cris féminins déchirant ces tempêtes.
Tout un tumulte affreux d’effrois et de fureurs
Grondait dans ce cratère en une immense houle,
Et roulant son délire atroce sur les fronts,
Prenait, sur les milliers de bouches de la foule,
Des grondemens nouveaux qui grandissaient ses bonds
Frappés et recueillant ces redoutables ondes.
Les grands vases d’airain se remplissaient d’émoi,
Et, leurs flancs frémissant de clameurs furibondes
Vibraient à l’unisson avec le Peuple Roi.
Ils enflaient de leur voix la voix de Rome entière ;
Leur métal, s’animant au rythme qu’il contient.
Dans son ébranlement énorme et circulaire.
Embrassait tous ces bruits de son grave soutien.
La rumeur qui montait monstrueuse et mêlée
S’ordonnait en trouvant leur écho souverain,
Tant que, passant par eux, elle en sortait réglée
Sur les grands mouvemens mesurés de l’airain.
Ils donnaient, la prenant dans leur voix surhumaine,
A l’ignoble clameur de la plèbe, un accent
D’orgueil impérial et de grandeur romaine,
Et quelque majesté planait sur tout ce sang.
Mais quand le soir rendait les arcades plus noires,
Quand partait le César, des licteurs précédé,
Et que, par ses nombreux et vastes vomitoires,
L’amphithéâtre énorme était enfin vidé.
Quand les gradins déserts du gouffre taciturne,
Vers la placidité, vers la sérénité.
Vers la sévérité de la voûte nocturne
Montaient, ainsi qu’un mont par les loups déserté,
Les grands vases d’airain, impuissans à se taire,
Continuaient l’émoi dont ils étaient remplis ;
Sur la tragique arène, à présent solitaire,
Ils prolongeaient l’horreur des forfaits accomplis.
Maintenant ils jetaient les plaintes des victimes,
Les prières, les cris, les supplications.
Les appels vers un Dieu qui doit punir les crimes.
Le vol désespéré des malédictions.
Cette criée atroce, immense et continue.
Recouvrait le grand cri triomphal presque éteint,
Comme si la pitié, de ce peuple inconnue,
Avait fini par naître en ces parois d’airain.
Et les derniers échos de victoire et de fête,
Qui, plus ils faiblissaient, plus ils semblaient affreux,
Se taisaient à la fin perdus dans la tempête
De lamentation qui remplissait les cieux.
Puis s’élevait en elle un souffle de colère
Et de menace, tel qu’il aurait pris en soi
Les grondemens voisins et profonds d’un tonnerre,
Sans que son épouvante en reçût un surcroit.
Autour du colossal et tragique édifice,
Le cercle des vaisseaux courroucés proclamait,
D’une voix vengeresse et dénonciatrice,
L’inexpiable opprobre où Rome s’abîmait ;
Et ce chœur, plus puissant que ceux du drame antique
Auxquels les Dieux donnaient de prévoir le Destin,
Annonçait, de son chant justement prophétique,
A la Ville Éternelle un châtiment prochain.
Honore l’Espérance ! Elle est la bienfaitrice
Dont les doigts lumineux pansent la cicatrice
Que laisse à notre chair notre dernier malheur ;
Elle empêche les flots pressés de la Douleur
D’être ininterrompus ; elle est le gué du fleuve,
Par lequel nous gagnons une autre rive neuve,
Différente de celle où nous pleurons assis.
Echappés un instant à nos pâles soucis,
Nous courons nous ébattre aux fraîcheurs de prairies
Où nous pouvons cueillir des guirlandes fleuries
Qui parfument nos mains et caressent nos yeux.
Quand il faut revenir sur le bord douloureux.
Nous rapportons du moins, de ces eaux traversées,
Des membres moins meurtris, des âmes délassées.
Capables de reprendre, et presque de chérir,
Sous les cieux trop fermés, leur tâche de souffrir.
Elle donne à nos cœurs, de l’une à l’autre peine,
L’espace d’un repos ; elle rend moins certaine
Notre angoisse, mélange un doute à notre ennui.
Son souvenir, parfois, est plus fort que celui
Des tourmens supportés, qui deviennent un songe ;
L’inflexible réel est moins que son mensonge,
Et son charme survit aux vérités du sort.
N’advient-il pas aussi, mortel, que son essor
Amène les clartés dont elle est l’hirondelle.
Et que son léger vol, nous demeurant fidèle.
Au lieu de sa promesse apporte le bonheur ?
C’est elle aussi qui donne aux souhaits leur ferveur,
Aux amours, leur audace, aux efforts, leur constance.
Et c’est pourquoi, mortel, honore l’Espérance !
Redoute l’Espérance ! Elle est la messagère
Qui précède les Maux, et dont la main légère
Sollicite nos cœurs à les mieux ressentir.
Sans elle, tes chagrins viendraient s’appesantir
Sur des cœurs résignés et bientôt impassibles.
Des coups trop continus tomberaient moins terribles
A ceux que l’habitude incessante du mal
Durcirait contre lui ; son poids toujours égal
Pèserait moins, alors qu’il ne saurait surprendre.
La perfide Espérance, en nous laissant attendre
Les vains bonheurs brodés sur son voile menteur.
En mollissant nos sens sous sa feinte douceur,
Interrompt notre effort et notre accoutumance,
Et nous livre surpris, séduits et sans défense,
A son complice obscur derrière elle caché.
Dans le morne vouloir où l’homme retranché.
Sachant qu’il doit souffrir, à son destin se hausse,
Elle vient le chercher ; sa main charmante et fausse
Lui présente des fleurs ; lorsque, pour les saisir,
Lâchant le bouclier qui devait le couvrir,
Il avance les doigts vers leur gerbe trompeuse,
Siffle le javelot, qui, dans l’aisselle creuse,
Frappe et vibre enfoncé sous le bras désarmé.
Elle fuit un instant, d’un grand vol alarmé
Qui semble effarouché de l’embûche traîtresse,
Mais, bientôt reparue, elle reprend sans cesse
Sa fourbe entente avec le Destin ténébreux.
Ainsi la cruauté savante de ses jeux
En nos cœurs fatigués rajeunit la souffrance.
Et c’est pourquoi, mortel, redoute l’Espérance I
Regarde le danger, d’où qu’il te vienne, en face !
Quand l’ours est devant toi, ne cherche pas sa trace !
Lance ton javelot si tu l’as avec toi !
Si tu l’as, par malheur, oublié sous ton toit,
Tire ton coutelas, et que ta main soit sûre !
Et si ton coutelas n’est pas à ta ceinture.
Ne perds pas cœur : avant qu’il puisse t’approcher,
Fracasse-lui les dents d’un morceau de rocher !
Si tu n’en trouves pas, ramasse la poussière,
Jette-la des deux mains, aveugle sa colère ;
Peut-être un seul instant doit te sauver encor !
Et si, n’ayant plus rien que l’inégal effort
De tes bras désarmés contre sa lourde étreinte,
Tu te sens pris par lui, surmonte encor la crainte ;
Défends-toi ! défends-toi, tant que ton cœur battra !
Et crève-lui les yeux, quand il t’étouffera !
AUGUSTE ANGELLIER.