Poésies (Anna de Noailles, 1917)

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POÉSIES


CELUI QUI MEURT


Regarde longuement celui qui meurt. Voilà
Ce que la guerre atroce à tout instant consomme :
Elle puise en ce corps son effroyable éclat ;
La gloire, c’est Verdun, c’est la Marne et la Somme,
Une armée, c’est un flot compact et rugissant
Où nul visage encor n’émerge et ne se nomme,
Où des milliers de cœurs ont confondu leur sang,
Mais un mourant, c’est un seul homme !

Un seul homme étendu : austère immensité !
Un seul, et tout le poids de la douleur sur lui !
Un seul supplicié sur qui tombe la nuit
Dans les champs. Seul vraiment. Pour lui s’est arrêté
Cet unanime élan de colère et d’audace
Qui l’emportait, puissant, multiplié, tenté,
Épars dans son effort, son espoir et sa race !
Il est seul, il n’est plus de ce groupe irrité
Qui harcèle âprement l’obstacle, et l’escalade !
Il est devenu seul. C’est le plus grand malade.
La mort délie en lui les cordes du héros.
Il est tout seul, avec sa chair, son sang, ses os,
Et toute sa chétive et faible exactitude.
Nul n’est semblable à lui : qui meurt n’a pas d’égaux.
Rien ne peut ressembler à cette solitude !

O corps mourant à qui plus rien n’est marié !
— L’Histoire passe avec ses canons, ses lauriers,
Son tremblement qui moud les routes et les mondes !
Mais cet enfant qui meurt ne sait. La lune est ronde
Au haut du calme ciel où tous les yeux humains
Se posent sans conflit, cependant que les mains
S’acharnent à tuer. Où sont les camarades
De cet enfant qui meurt ? Mais les reconnaît-on
Ces guerriers dans la nuit, ces obstinés piétons
Qui n’ont jamais fini de servir ? A tâtons
Ils continuent l’épique et sombre promenade.
— Et que pourraient-ils dire à celui-là qui meurt ? —
Que vous avez vaincu, cher être, on est vainqueur
Quand on est ce mourant sous les astres. Naguère
Un homme seul, pareil à vous, sans qu’on l’aidât,
Et sans que nul scrutât son suprême mystère,
Mourut, pareil à vous, sans se plaindre, les yeux
Semblables à vos yeux pleins d’espace. O soldats,
Dont le sang juvénile a coulé sur la terre,
Soyez bénis, chacun, comme peut l’être un dieu,
Christ de la monstrueuse et de la juste guerre !


ÉPIGRAMME VOTIVE


Victoire aux calmes yeux qui combats pour les justes,
Toi dont la main roidie a traversé l’enfer,
Malgré le sang versé, malgré les maux soufferts
Par les corps épuisés que tu prenais robustes,
Malgré le persistant murmure des chemins
Où la douleur puissante en tous les points s’incruste,
Je te proclamerais divine, sainte, auguste,
Si je ne voyais pas dans ta seconde main,
Comme un lourd médaillier à jamais » sombre et fruste,
Le grand effacement des visages humains. ?


A MON FILS


Mon enfant, tu n’avais pas l’âge de la guerre,
Tu n’eus pas à répondre à ce grand « En avant, »
Pouvais-je me douter, quand tu naissais naguère,
Que je te destinais à demeurer vivant ?

Trois ans, quatre ans de plus que toi, les enfans meurent,
Car ce sont des enfans, ces sublimes garçons,
Bondissant incendie au bout des horizons,
Tandis que ton doux être auprès de moi demeure,
Et qu’au son oppressant et délicat des heures
Ta studieuse voix récite tes leçons.
— Et voici qu’une année aisément recommence !
Mon cœur, de jour en jour, est moins habitué
A la mystérieuse et sanglante démence,
Et je songe à cela, d’un cœur accentué,
Cependant qu’absorbé par l’Histoire de France,
Tu poses sur la table, avec indifférence,
Ta main humble et sans gloire, et qui n’a pas tué.


ODE A UN COTEAU DE SAVOIE


Espiègle soleil, tu ris
Sur la sourcière prairie,
Où trois, quatre sources jettent
Leur eau tintante et replète,
Qui gonfle, et vient humecter
L’herbeux tapis de l’été !
Les petits arbres fruitiers
Sont posés tout de travers
Sur ce coteau lisse et vert !
Un neuf et frêle poirier,
Par ses feuilles sans repos,
Pépie autant qu’un oiseau :
Il frémit, babille, opine,
Sous la brise la plus fine.

Quand, le soir, la lune nette
La peinture d’argent clair,
Il fait, dans le calme éther,
Un bruit frais de castagnettes !
J’entends ce bruit d’arbre et d’eau
Qui s’obstine et se dépense
Comme si le monde immense
Et les vents qui montent haut
Recherchaient la confidence
De l’humble et faible coteau !

— O petite bosse verte
Que le soleil illumine,
Renflement des prés inertes,
Frère cadet des collines,
Coteau dont nul ne saurait
Le vif et pimpant secret,
Si mon œil, en qui tout chante,
N’avait posé sa folie,
Sa foi, sa mélancolie,
Sur ta mollesse penchante,
J’aime tes airs sérieux !
— Petit fragment sous les cieux
De l’univers qui tourmente,
Toi, fier des sources ailées,
De tes hautes roses menthes
Dont les tiges sont mêlées
A l’absinthe crêpelée,
Toi, laborieux autant
Qu’un moulin qui, tout le temps,
Fait mouvoir sa forte roue,
Toi qui travailles et joues,
Ne devrais-je pas aussi
Plier parfois mon souci
A des tâches coutumières ?
Mais, cher coteau, je ne puis !
Il faut à mon âme fière
Tout l’univers pour appui.
Non, je ne suis pas modeste,
Je n’ai pas d’humble devoir,

Tous mes rêves, tous mes gestes
Ont les matins et les soirs
Pour témoins sûrs et célestes !
Que veux-tu, j’ai, tout enfant,
Dans le soleil et le vent,
Gravi un secret chemin,
Où ne passe nul humain ;
Un chemin où nul ne passe,
Car il n’a, en plein espace,
Ni bornes, ni garde-fou,
Ni discernable milieu.
Ceux qui franchissent ces lieux
Rendent les humains jaloux !
L’on subit grande torture
Sur ces sommets de Nature !
Plus jamais l’on n’est pareil
À ce qui vit sur la terre,
Mais on est un solitaire
A qui parle le soleil !
Jamais plus l’on ne ressemble
A tous ceux qui vont ensemble
Travaillant, riant, dormant ;
On rêve du firmament,
Même aux bras de son amant.
Jamais plus l’on n’est joyeux,
Mais l’on est ivre ! Parfois
On est un martyr en croix,
D’où coulent des pleurs de sang,
Et l’on n’a plus d’envieux.
Mais on est un cœur puissant,
Et l’on appartient aux dieux !


PAROLES DANS LA NUIT


Le soir est un lac pâle ; un floconneux nuage,
Tendre comme un œillet, fleurit le bleu du ciel.
C’est l’heure inexprimable où le bonheur voyage,
Invisible, certain, obstiné, sensuel.
Il n’est de ciel vivant qu’alentour des visages :

Aimons. Laisse mon front rêver sur tes genoux,
Bientôt ces soirs si beaux ne seront plus pour nous.
L’on n’y pense jamais, mais la jeunesse passe,
Et puis le temps aussi, et c’est enfin la mort.
Reste, ne bouge pas. Que rien ne se défasse
De tes yeux sur les miens, de tes doigts que je mords,
De tout ce qui nous fait si serrés dans l’espace,
Allégés de souhaits, de crainte et de remords,
Et conformes, enfin, aux éternelles choses
Où tout penche, s’apaise et humblement repose.
Il n’est que de mourir pour échapper au temps,
Et je suis morte en toi. À peine si j’entends,
Dans les confus soupirs de la nuit cristalline,
Le bruit léger d’un train faufiler la colline…

Mais mon cœur que l’amour avait exténué,
Hélas ! sent rebondir sa guerrière cuirasse.
Le vent de l’infini sur mon front s’est rué,
Il n’est jamais bien long le temps qui me harasse.
Est-ce qu’un jour mon cœur pourra n’espérer plus ?
J’ai toujours attiré tout ce que j’ai voulu.
Vivre, aimer, endurer, c’est toujours l’espérance :
Si je ne t’aimais pas du fond de ma souffrance,
Je pourrais, mon amour, croire espérer encor
Un autre triste amant dans un autre décor.
Tu comprends, n’est-ce pas, ce que ces mots expriment,
Puisque l’amour permet que l’on rêve tout haut.
Ne te tourmente pas, mon âme est un abîme
De fidélité triste, immense et sans défaut.
Je suis le haut cyprès, debout sur la pelouse,
Dont la branche remue au pas du rossignol,
Mais qui reste immobile et qui bénit le sol.
Tu rirais de savoir combien je suis jalouse
Dès qu’un de tes regards semble fixer au loin
Je ne sais quel espoir par quoi tu sembles moins
Exiger ma prodigue et turbulente offrande.
Mais je t’écoute vivre, et ta faiblesse est grande
Si je compare à toi mon cœur retentissant.
Comprends-moi, l’univers, pensif ou bondissant,

Avec sa grande ardeur, céleste et souterraine,
Est toujours de moitié dans mes jeux et mes peines.
Ce conciliabule ébloui où je vis
Avec l’ombre agitée et les matins ravis
M’a donné mon orgueil rêveur et solitaire.
— Rien n’a jailli plus haut du centre de la terre ! —
Et parfois, retournant sur toi mes bras chargés
De ce fardeau divin, invisible, léger,
Je te parais, dardant mes yeux mystérieux,
Un monstre lapidant un homme avec les cieux !
Tu ne peux déchiffrer cette énigme qui songe.
Et pourtant, mon esprit, sans masque et sans mensonge,
N’aime que toi, ne veut, ne peut aimer que toi,
Et c’est ce qui me rend souvent chétive et triste ;
Il est beau qu’un amour obstinément persiste
Et qu’il soit comme un ciel d’automne, lisse et coi,
Et qu’il connaisse aussi les misérables transes
Que même un sûr désir traîne encor après soi.
Mais quoi ! Ne plus goûter la subite présence
D’un bonheur vague encor, d’un brumeux paradis,
Ne plus rêver, d’un cœur craintif qui s’enhardit,
A quelque inconcevable et chaude complaisance…
Hélas ! N’écoute pas tous ces mots que je dis.
Mais j’avais tant aimé l’espérance !


DANS LA PAIX DU SOIR


Dans l’éther où la lune luit,
Et verse sur la capitale
Sa grande paix provinciale,
Une horloge sonne minuit.
— A travers les nocturnes voiles,
Elle sonne, on ne sait pas d’où,
Et ce son est si pur, si doux,
Qu’il semble qu’une blanche étoile
Tombe du ciel à chaque coup,
— Douze coups lents, chantans, tranquilles, —
Comme l’argent dans la sébile…


LE SOMMEIL


Je ne puis sans souffrir voir un humain visage
Clore les yeux, dormir, et respirer si bas :
Un mystère m’étreint, j’ai peur, je ne sais pas
Pourquoi soudain cet être est devenu si sage,
Sans défense, lointain, hors de tous les débats…

— Ne ferme pas les yeux ! Se peut-il que je voie,
O mon unique enfant, ton clair et jeune corps
Tout plein de vive humeur, de bourrasque, de joie,
De colère, de feu, de raison et de torts,
Emprunter tout à coup, dans la paix qui te noie,
L’humble faiblesse, hélas ! et la bonté des morts !


RENONCIATION


J’ai cessé de t’ai mer, Vie excessive et triste,
Mais tu t’agrippes à mon corps,
Mon être furieux veut mourir, et j’existe !
Et ta force me crie : « Encor ! »

Je me hausse en souffrant jusqu’au néant céleste,
Mais tes pieds d’aigle sont sur moi ;
Et plus je te combats, Destin sournois et leste,
Plus notre embrassement s’accroît.

— Quel plaisir désormais, ou quelle accoutumance
Mêlerait nos yeux ennemis ?
Je ne peux pas vouloir que toujours recommence
Une chance éclose à demi.

J’ai tout aimé, tout vu, tout su ; la turbulence
M’aurait fait marcher sur les flots,
Tant le suprême excès a le calme et l’aisance
Des larges voiles des vaisseaux !


Le plaisir, — c’est-à-dire amour, force, prière, —
Eut en moi son prêtre ébloui ; Je ne puis accepter de tâche familière,
J’étais vouée à l’inouï.

Je ne peux pas vouloir que toujours se prolonge
Un chemin qui va décroissant ;
Le réel m’offensait, la tempête et le songe
Secouraient mon âme et mon sang.

Certes, j’ai bien aimé la raison, haute et nette,
Elle fut mon rocher rêveur ;
Mais ayant soutenu ses volontés secrètes,
Je cède ma force à mon cœur.

— Beau ciel d’un jour d’automne, où vraiment rien n’espère,
Ni l’azur froid, ni l’air peureux,
Accueillez dans le deuil calme de l’atmosphère
Mon chagrin candide et fougueux !

Accueillez votre enfant qu’ici plus rien ne tente,
A qui ce drame prompt survint
D’avoir bu la douleur au point d’être contente
De quitter le soleil divin !


QUE SUIS-JE DANS L’ESPACE ?…


Que suis-je dans l’espace ? Et pourtant je contiens,
Cependant que le temps me dédaigne et me broie,
L’infini des douleurs et l’infini des joies,
Et l’univers ne luit qu’autant qu’il m’appartient !

Imperceptible grain de la moisson des mondes,
Les flagellans destins me sont des oppresseurs,
Et pourtant, par mes yeux sans entraves, j’affronte
Les astres dédaigneux dont je me sens la sœur.
Nul ne peut contester cette altière concorde
A l’esprit que soulève une incessante ardeur,
Car c’est par le regard que l’être a sa hauteur,
Et l’âme a pour séjour les sommets qu’elle aborde !


SIMILITUDE


Nous sommes surpris tous les deux
D’être nous deux, et d’être ensemble ;
Nous devinons que nos yeux tremblent,
Errant sur le calme des cieux,
Et nous croyons, dans la faiblesse
De notre bonheur ample et coi,
Que ce beau ciel aussi nous voit,
Et que sa suave tristesse
Avec compassion s’abaisse
Sur vous qui songez près de moi.
— Ce serait un sublime échange
De tout secret essentiel
Si la musique, comme un ciel
Qui soudain délivre ses anges,
Jaillissait de nous tout à coup,
De mes talons jusqu’à mon cou,
Épandait son langage étrange,
Ce saint langage sensuel
Que seule donne la musique,
Et notre ardeur serait unique,
O mon amour, ma passion,
Si dans nos rêves sans remède
Nous sentions venir à notre aide
Cette ineffable explosion !…


LES ESPACES INFINIS


« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »
PASCAL.


Je reviens d’un séjour effrayant ; n’y vas pas !
Que jamais ta pensée, anxieuse, intrépide,
N’aille scruter le bleu du ciel, distrait et vide,
Et presser l’infini d’un douloureux compas !

Ne tends jamais l’oreille aux musiques des sphères,
N’arrête pas tes yeux sur ces coursiers brûlans :
Rien n’est pour les humains dans la haute atmosphère,
Crois-en mon noir vertige et mon corps pantelant.


Le poumon perd le souffle et l’esprit l’espérance,
C’est un remous d’azur, de siècles, de néant ;
Tout insulte à la paix rêveuse de l’enfance,
En l’abime d’en haut tout est indifférent !

Et puisqu’il ne faut pas, âme, je t’en conjure,
Aborder cet espace, indolent, vague et dur,
Ce monstre somnolent dilué dans l’azur,
Aime ton humble terre et ta verte nature :

L’humble terre riante, avec l’eau, l’air, le feu,
Avec le doux aspect des maisons et des routes,
Avec l’humaine voix qu’une autre voix écoute,
Et les yeux vigilans qui s’étreignent entre eux.

Aime le neuf printemps, quand la terre poreuse
Fait sourdre un fin cristal, liquide et mesuré ;
Aime l’humble troupeau automnal sur les prés,
Son odeur fourmillante, humide et chaleureuse.

Honore les clartés, les senteurs, les rumeurs ;
Rêvé ; sois romanesque envers ce qui existe ;
Aime, au jardin du soir, la brise faible et triste,
Qui poétiquement fait se rider le cœur.

Aime la vive pluie, enveloppante et preste,
Son frais pétillement stellaire et murmurant ;
Aime, pour son céleste et jubilant torrent,
Le vent, tout moucheté d’aventures agrestes !

L’espace est éternel, mais l’être est conscient,
Il médite le temps, que les mondes ignorent ;
C’est par ce haut esprit, stoïque et défiant,
Qu’un seul regard humain est plus, fier que l’aurore

Oui, je le sens, nul être au cœur contemplatif
N’échappe au grand attrait des énigmes du monde,
Mais seule la douleur transmissible est féconde,
Que pourrait t’enseigner l’éther sourd et passif ?


En vain j’ai soutenu, tremblante jusqu’aux moelles,
Le combat de l’esprit avec l’universel,
J’ai toujours vu sur moi, étranger et cruel,
Le gel impondérable et hautain des étoiles !

Entends-moi, je reviens d’en haut, je te le dis,
Dans l’azur somptueux toute âme est solitaire,
Mais la chaleur humaine est un sûr paradis ;
Il n’est rien que les sens de l’homme et que la terre !

Feins de ne pas savoir, pauvre esprit sans recours,
Qu’un joug pèse sur toi du front altier des cimes,
Ramène à ta mesure un monde qui t’opprime,
Et réduis l’infini au culte de l’amour.

 — Puisque rien de l’espace, hélas ! ne te concerne,
Puisque tout se refuse à l’anxieux appel,
Laisse la vaste mer bercer l’algue et le sel,
Et l’étoile entr’ouvrir sa brillante citerne,

Abaisse tes regards, interdis à tes yeux
Le coupable désir de chercher, de connaître,
Puisqu’il te faut mourir comme il t’a fallu naître,
Résigne-toi, pauvre âme, et guéris-toi des cieux…


COMTESSE DE N0AÏLLES