Poésies (Charles Guérin)

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Poésies (Charles Guérin)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 437-443).
POÉSIES


I


Avant que mon désir douloureux soit comblé
D’un amour qui l’apaise enfin ou dont je meure,
Entendrai-je souvent encor la mer du blé
Bruire aux alentours de ma chère demeure ?

Trop de fois, taciturne et sombre, et regardant
Mes chiens souples bondir à travers l’herbe haute,
J’ai dispersé ton feu stérile, ô cœur ardent,
A tous les vents du soir qui soufflent sur la côte !

J’ai trop de fois déjà sous un ciel attristé,
Quand les bois abdiquaient à mes pieds leur couronne,
Rêvé d’une tragique amante ou convoité
Le plaisir qu’un bonheur sans remords environne !

Les jours s’en vont, les mains, hélas ! vides de fleurs,
Me laissant seul avec une finie inassouvie
Qu’ils ont marquée au sceau des plus âpres douleurs.
Aurais-je donc en vain mis ma foi dans la vie ?

Je ne sais. Mais, sentant ma jeunesse finir,
Déçu dans mon plus tendre espoir par les années,
Je tremble en contemplant la trame où l’avenir
Enchevêtre les fils secrets des destinées.

Pourtant l’heure présente est douce sous ce toit.
Humble et vieille maison rustique ! De ma chambre,
Au-delà d’un fertile herbage, on aperçoit
La forêt dans un fin brouillard d’azur et d’ambre.

Le soleil soucieux se couche en ce moment,
La fraîcheur et la paix du jardin sont plus grandes,
Je vois le long du buis cheminer lentement
Le jardinier qui verse à boire aux plates-bandes.

Le jour baisse. La brise agite mon rideau,
Et, tandis que je suis des yeux sur le parterre
L’arrosoir qui répand sa chevelure d’eau,
Mon âme à son murmure égal se désaltère.

J’écoute, pied furtif, sur les chemins sablés,
Rôder mon épagneul en peine de son maître,
Une servante passe, avec un bruit de clefs,
Et son ombre remplit un instant ma fenêtre.

C’est un des soirs pensifs du déclin de l’été,
Je songe. Un livre ouvert sur ma table frissonne,
Et je respire avec des pleurs de volupté
L’air dont l’odeur trahit l’approche de l’automne.

Bientôt les écoliers qui savent l’heure où luit
La lampe coutumière à ma tâche muette,
Attirés comme un vol de papillons de nuit,
Heurteront brusquement aux vitres du poète.

Alors, levant soudain le front, je leur crierai :
« Enfans, ne troublez pas mon rêve ; têtes folles,
Fuyez ; que mon travail, amis, vous soit sacré ! »
Mais tous au loin déjà riront de mes paroles.

Et moi, dans mon labeur profond me replongeant,
Ramené par ces jeux aux jours du plus bel âge,
Je laisserai mourir dans mon cœur indulgent
Les dernières clameurs de la troupe volage.

Adieu, dirai-je, avec un long soupir, adieu,
Eclats candides, joie ingénue et sonore,
Saison vierge où le sang naïf et plein de feu
De l’ardeur qu’il nourrit ne souffre pas encore !

Du tournant de la vie où je touche de près,
Chers bonheurs de jadis, adieu, je vous salue !
Et vous, regrets, quittez, quittez, lâches regrets,
Une âme dès ce soir fervente et résolue,

Car elle veut porter sans gémir de leurs poids
Tes roses dont le joug la couronne et la blesse,
O désir de l’amour qui fais tout à la fois
Le tourment immortel de l’homme et sa noblesse.


II


L’amour le plus limpide a sa secrète boue.
Un rêveur altéré, devant ce cristal pur
Où son reflet mobile à fleur de ciel se joue,
S’agenouille, joyeux d’y boire en plein azur.

Il étanche sa soif sublime de mirage,
Puis, d’un cœur insensé suivant le prompt désir,
Dans l’infini trompeur où flotte son image,
Avide, il veut encor soi-même se saisir.

Mais, dès qu’il est entré dans la claire fontaine,
Il voit, jailli du sein de sa virginité,
L’épais tourbillon noir d’une vase soudaine
Se répandre à travers l’idéal convoité.

On trouve l’ombre au fond de toute foi qu’on creuse,
Aussi, jaloux du peu d’illusions qu’il a,
Le sage s’en tient-il à l’apparence heureuse,
Sois donc, si tu le peux, mon fils, ce sage-là.


III


Tel que l’acier qu’on forge au sortir de la flamme
Sous les coups du Destin qui m’arrache à l’amour
Par toutes les douleurs de la chair et de l’âme
Je passe tour à tour.

Le bloc pâle et de pourpre étincelante fume ;
Il résiste, on l’entend retentir et crier,
Martelé, retourné, façonné sur l’enclume
Par son dur ouvrier.

Bientôt, brûlant encor d’une chaleur obscure,
Epée ou soc, plongé dans l’eau froide soudain,
Le métal y reçoit la trempe qui l’azuré
Et resserre son grain.

Moi-même ainsi, frappé par le sort implacable,
Je tire ma valeur des chocs qui m’ont dompté,
Et chaque effort nouveau dont mon bourreau m’accable
Accroît ma volonté.

Grâce à toi, donc, Destin qui semblés me réduire,
Instrument d’un labeur pacifique et sacré
Où, dominant la lutte humaine et fier d’y luire,
Demain je te vaincrai.


IV


Une branche, l’honneur des jardins où je rêve
Dans l’ombre qui descend de sa verte beauté,
Formant des fruits de jour en jour plus pleins de sève,
Sous leur poids filial a langui tout l’été.

Elle qui répandait ses larges rameaux libres,
Naguère encor parmi l’azur vierge et le vent,
La féconde douleur suspendue à ses fibres
Jusqu’à terre a courbé son feuillage mouvant.

Mais voici qu’à ta main, jardinier qui les cueilles,
Abandonnant ses beaux fruits mûrs chargés de miel,
La branche heureuse enfin de n’être plus que feuilles
D’un invincible essor remonte vers le ciel.


V


J’allais voir se lever le jour sur la montagne
Avec un braconnier pour guide, et pour compagne
Une nuit étoilée et notre de juillet.
La route, poudre sourde au bruit des pas, fuyait
Entre d’obscurs buissons au loin, vaguement blanche.
Je cheminais, buttant sans cesse et front qui penche,
Et mes yeux, des vapeurs du sommeil encor lourds,
D’étranges visions peuplaient les alentours.
Quelquefois, saisissant mon guide par l’épaule,
Je lui nommais, autour du point où luit le Pôle,
Les étoiles qui sont l’antique honneur des cieux.

Nous approchions du bas des monts silencieux.
Je vis alors, rougeur fidèle et solitaire,
Trembler tout près de nous dans l’ombre une lumière.
« C’est le moulin, me dit mon compagnon songeur ;
Sa lampe dans la nuit fait signe au voyageur
Allant là-haut qu’on doit ici quitter la route. »
Et l’homme, précédé par son bâton qui doute,
Commença de gravir la pente d’un pas lent.
Apre, étroit, entravé de racines, croulant,
Le sentier rampe au bord d’une gorge où l’eau gronde.
Nous marchions à travers l’obscurité profonde,
Guidés par la blancheur des pierres à nos pieds.
Souvent dans une halle au milieu des halliers
Où circule la brise, invisible passante,
Suspendu, j’écoutais la feuille frémissante
Se gonfler en formant un de ces longs soupirs
Tels qu’en élève un cœur chargé de souvenirs.

Le chemin se perdit plus haut dans des prairies
Où l’herbe étincelait de fraîches pierreries.

Plus haut encor ce fut un village endormi
Dont nos pas répandus par le silence ami
Firent d’un creux écho résonner les ruelles.
Des fontaines causaient craintivement entre elles
Sous l’auvent des lavoirs ténébreux et déserts.
Les fenêtres ayant leurs vantaux grands ouverts,
On entendait au fond des chambres d’ombres pleines
Les sommeils confians expirer leurs haleines.
Des outils de labour brillaient dans les hangars.
Nous longions des greniers à foin où les regards
Plongent par une notre et béante embrasure.

Quand nous eûmes passé la dernière masure,
C’était l’heure où le jour triste qui point et luit
Se mêle par degrés aux choses de la nuit
Pour rendre au paysage obscur ses formes vraies,
L’heure humide où l’on voit le liseron des haies
S’épanouir avec l’étoile du matin.
A travers les épis bercés d’un champ voisin
Le vent du crépuscule errait comme un fantôme.
Et voici qu’un premier oiseau, du creux d’un chaume,
Rompit l’universel silence en adressant
Sa prière timide et brève au jour naissant.
Chaque nid répéta cette note isolée.
Au même instant le cri des coqs de la vallée
Monta parmi l’éther sonore jusqu’à nous.
Un torrent dévalait dans son lit de cailloux,
L’air était embaumé par les fleurs riveraines,
Et nous suivions le bord d’un bois de jeunes chênes
Dont la lisière offerte au Levant blêmissait.

Le sentier se brisant à son dernier lacet
Aboutit dans un vaste espace entre deux cimes.
Une hutte était là près d’un parc où nous vîmes
Par groupes indistincts des animaux couchés.
Soudain d’un rauque aboi remplissant les rochers
Un chien bondit dans l’ombre humide à notre approche,
Un bœuf se mit debout en agitant sa cloche,
Et, le troupeau sortant de son sommeil transi,
La paix du lieu parut mystérieuse ainsi

Mêlée au remuement obscur et doux des bêtes.
Mais déjà, nous pressant d’être au but, sur nos têtes,
L’azur éblouissant couronnait les hauteurs.

Ambitieux d’atteindre aux pics dominateurs,
Notre destin ressemble, ô ma chère compagne,
À cette ascension de nuit dans la montagne.
Nous avons, pèlerins solitaires, quitté
La ville qui dormait dans son iniquité.
Bientôt la plaine au bas de notre route ardue
S’est dans une vapeur de ténèbres perdue
Depuis lors nous marchons les yeux ouverts, sans voir.
Le chaos flotte autour de nous, informe et noir.
— Ah ! me dis-tu, docile à des terreurs soudaines,
Es-tu sûr qu’en ces lieux sombres, toi qui m’entraînes,
L’empreinte de nos pas regarde l’Orient ?

Mon bien-aimé, sors-moi de ce doute effrayant. —
Je réponds en levant la tête hors des ombres :
— Contemple ces milliers d’étoiles que les Nombres
Font graviter en chœur dans un ordre éternel.
Les voyageurs, la nuit, ont pour guide le ciel.
D’ailleurs, ne sens-tu pas toujours, ô mon amie,
Ma présence sourire à ton âme affermie ?
Tout près d’une poitrine où gronde un sang viril,
Pourrais-tu, faible enfant, croire encore au péril ?
Que l’orgueil de l’amour te soutienne. Sois fière.
Si l’on pied chancelant se blesse à quelque pierre
Etouffe entre mes bras le cri de ta douleur,
Et puisque enfin la douce et franche paix du cœur,
Incorruptible, au seuil d’un horizon immense,
Doit couronner là-haut notre longue espérance,
En hâte, ô bien-aimée, ou plus lents tour à tour,
Achevons de gravir le chemin vers le jour.


CHARLES GUERIN.