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Poésies (Couvreur)/Fachoda

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PoésiesHonoré Paulin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 71-72).


FACHODA



Fachoda ! Fachoda ! syllabes lamentables !
Ô cher drapeau, c’étaient des jours impitoyables,
Quand l’ennemi campait sur notre sol fumant ;
Mais tu ne sentais pas le même abaissement,
Car tes plis déchirés flottaient irréprochables,
Ton honneur était pur comme le diamant.

Mais aujourd’hui, c’est toi qu’on insulte et soufflette,
C’est toi qu’on va charger comme un simple colis,
C’est toi que nos soldats, honteux de leur conquête,
Amèneront demain en signe de défaite ;
Car on sait maintenant parmi nos ennemis
« L’art de reprendre un fort que nos troupes ont pris ».

L’opinion se tait. Le silence complice
Jette sur notre honte un voile pudibond.
On feint de n’avoir pas même senti l’affront,
Tant on sait pousser loin l’esprit de sacrifice !
Mais moi je veux au moins qu’une voix retentisse ;
J’ouvrirai la blessure et j’irai jusqu’au fond.

Ô France, le joyau, la couronne du monde,
Comment es-tu tombée, étoile du matin ?
Qui t’a voilé le jour dans le ciel incertain ?
Quel obstacle interrompt ta carrière féconde ?
Comme sinistrement, dans ta chute profonde,
Semble t’accompagner le regard du Destin !

Tu prépares en vain des fêtes pacifiques ;
Comment oseras-tu convier l’univers,
Construire des palais, élever des portiques,
Dresser le jet hardi des courbes symboliques ?
Ironiques échos d’un éclatant revers,
On verra ton malheur et ta honte au travers.

Tu jetteras en vain ta robe de richesse
Sur ce noir souvenir. Le deuil des bataillons
Ne se rachète pas avec des millions,
L’or n’est pas assez pur pour laver la bassesse.
Pour que l’honneur regerme en sa prime jeunesse,
Il faut qu’un autre engrais féconde les sillons.

Ô France, inspire-toi seulement de toi-même !
Rejette le manteau dont on veut te couvrir.
Debout ! ne laisse pas la pitié t’attendrir :
Voici les derniers chants peut-être du poème.
Va ! Si l’heure a sonné de ton destin suprême,
À tes malheureux fils apprends à bien mourir.


1898.