Poésies (Desbordes-Valmore, 1822)/Le Ruisseau
LE RUISSEAU.
Le soleil brûlait la plaine ;
Les oiseaux étaient muets ;
Le vent balançait à peine
Les épis et les bluets.
Quelques chèvres dispersées
Sur le penchant des coteaux
Broutaient aux jeunes ormeaux
Les vignes entrelacées.
Les troupeaux, au fond des bois,
S’égaraient dans la bruyère ;
Les chiens étaient sans colère ;
Les bergers étaient sans voix.
On entendait le murmure
D’un ruisseau vif et jaseur,
Qui livrait à l’aventure
Le secret d’un jeune cœur.
Sur les flots de son rivage,
Chloé, fuyant le soleil,
Penchait sa brûlante image,
Belle comme un fruit vermeil.
» À cette heure où mes compagnes
» Cherchent l’ombre à l’autre bord,
» Qu’au bruit vague des campagnes
» Tout s’engourdit et s’endort ;
» Sous ma guirlande nouvelle,
» Dites-moi, petit ruisseau,
» Me trouvez-vous aussi belle
» Que Daphnis me paraît beau ?
» En vain avec ma couronne
» J’ai l’air aussi d’une fleur ;
» Tout l’éclat qu’elle me donne
» Ne fait pas battre mon cœur.
» Aux bergères de mon âge
» Je vois les mêmes appas ;
» Elles dorment sous l’ombrage,
» Et je n’en soupire pas !
» Sans Daphnis tout m’est contraire ;
» Daphnis a donc plus d’attraits ?
» Et je sens qu’on ne peut plaire
» Qu’en ayant les mêmes traits.
» Ô Daphnis ! si la parure
» Me rendait belle à tes yeux,
» J’apprendrais, dans l’onde pure,
» À tresser mes longs cheveux.
» J’irais supplier mon père
» De m’accorder pour un jour
» Le ruban qu’avait ma mère
» Quand il lui parla d’amour.
» Je cultiverais des roses,
» Pour les cueillir avec toi ;
» J’inventerais mille choses
» Pour t’attirer près de moi.
» Hélas ! ma triste espérance
» Néglige un frivole soin ;
» Si j’avais ta ressemblance,
» Je n’en aurais pas besoin !
» Tes yeux bleus ont une flamme
» Pareille aux astres tremblans ;
» Leurs rayons pénètrent l’âme :
» Les miens sont noirs et brûlans.
» Sur ton front ta chevelure
» Forme un gracieux bandeau ;
» La mienne ombre ma ceinture,
» Quand je quitte mon chapeau.
» Comme des feuilles dorées
» Se balancent sur les fleurs,
» Sous mille boucles cendrées
» Brillent tes vives couleurs.
» Le jeune orme est ton image ;
» Et, (tout me parle aujourd’hui !)
» Au lierre il prête un ombrage ;
» Je suis faible comme lui :
» Ô Daphnis !… » — Et quelques larmes
Tombèrent dans le ruisseau ;
Elles en troublèrent l’eau
Comme elles voilaient ses charmes.
Dans le léger mouvement
De cette glace agitée,
Sous la surface argentée
Elle entrevit son amant.
» Ô prodige ! cria-t-elle,
» Je vois l’ombre du pasteur ;
» Et cette glace fidèle
» Réfléchit jusqu’à mon cœur. »
Du saule le doux feuillage
Dans les airs se balança ;
Sur les pleurs de son visage
Un souffle amoureux passa.
L’Enfant qui porte des ailes
Se sauvait d’un ciel de feu :
De brûlantes étincelles
Aux champs annonçaient un dieu.
On n’en sait pas davantage.
Le dieu baissa son bandeau,
Couvrit le jour d’un nuage,
Et fit taire le ruisseau.