Poésies (Desbordes-Valmore, 1822)/Les deux Bergères
LES DEUX BERGÈRES.
Son cours languit, Deris, il n’aime plus la rive ;
Dans nos champs qu’il arrose il roule quelque ennui :
Écoute ! il porte au bois sa musique plaintive ;
Et je voudrais au bois me plaindre comme lui.
Ce ruisseau paraît calme, et pourtant il soupire.
On ne sait trop s’il fuit… s’il cherche… s’il attend…
Mais il est malheureux, puisque mon cœur l’entend.
On le dirait joyeux de caresser des fleurs.
Souvent dans un sourire on devine des pleurs.
Toi qui chantes toujours, tu ne peux le comprendre.
Ma voix n’a plus d’essor, et j’ai le temps d’apprendre
Qu’un chagrin se révèle en soupirant tout bas
Si je pouvais chanter, je ne l’entendrais pas !
Que s’il a ralenti son cours précipité,
C’est qu’il croit voir en toi les grâces recueillies,
Et qu’il prend du plaisir à doubler ma beauté.
Voilà (je te dis tout) ce qu’un berger m’assure ;
Sa parole est sincère, et, pour preuve, il le jure.
Doris, ne choisis pas un flatteur pour miroir.
Pour l’orgueil du ruisseau, mon chiffre et son amour.
Un coup de vent répond de sa fidélité ;
D’une plume légère il compose une fable ;
Ses flèches dans nos cœurs gravent la vérité.
Troublons les flots jaloux ; qu’ils n’affligent personne.
Quand les jours sont moins purs, cessent-ils de courir ?
La pierre d’un long cercle a ridé sa surface
Elle tombe, l’eau roule, et le cercle s’efface.
Comme de ce tableau ?
Lorsque tu le crois seul, errant et malheureux,
Il trouve un filet d’eau caché sous la verdure,
Et l’emporte gaiment dans son sein amoureux.
Surpris par le torrent qui l’entraîne à son tour,
II y jette en tribut son onde désolée,
Et les ruisseaux unis s’y perdent sans retour.
Donner à leur destin d’inutiles soupirs :
J’irai me regarder à la source légère
Qui se livre, naissante, au souffle des zéphyrs.
Sur ses rives, de mousse et de roseaux parées,
Le soir, je conduirai mes brebis altérées.
Ainsi, dans l’eau, qui change au caprice des vents,
Tu verras tes ennuis, je verrai mes beaux ans.
Laisse y couler en paix tes innocentes heures.
Ne donne ni tes pas ni tes vœux au hasard.
On se hâte, on s’arrête, on tremble… il est trop tard.
Enfin (je te dis tout), apprends que, vers la source,
Deux fois j’ai vu l’été s’éteindre sans chaleur :
J’ai vu le triste objet qui ralentit sa course,
Et répand sur ses flots une sombre couleur.
Évite le sentier trop voisin de son onde ;
Il égare, il conduit loin, bien loin du hameau,
Dans le creux d’une roche isolée et profonde,
Où l’eau, comme des pleurs, coule auprès d’un tombeau.
Un cœur tendre s’y cache au jour qu’il semble craindre ;
Il n’a que ce ruisseau pour l’entendre et le plaindre ;
Ce qu’il va murmurant est l’écho d’un regret…
Mais, si je l’ai trahi, garde-moi son secret.