Poésies (Dujardin)/Connais-tu le pays

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PoésiesMercure de France (p. 125-138).


CONNAIS-TU LE PAYS…


VARIATIONS

I


 
Quand est venu l’automne,
Parfois, à certains jours, des lueurs
De printemps anciens, d’étés rieurs
Brillent encore parmi les feuilles que le vent moissonne ;

Dans le jardin vieilli et monotone,
A certains retours d’un soleil plein de pleurs,
La floraison des fleurs
Chante des renouveaux et de nouveau rayonne.

Ainsi dans le parc sombre, jadis si vert.
Dans le parc où poind l’hiver.
Dans le parc de mon âme,

Ô clarté ! ô sourire ! ô soleil reparu !
Votre présence, ô merveilleuse femme,
Fait que le temps passé avec ses fleurs a revécu.


II

L’ITALIE


Connais-tu le pays
Des rêves épanouis,
La terre dorée
Où s’émerveille l’idée,
Le pays des cieux infinis
Et de l’infinie envolée ?

Connais-tu
Le pays de songe éperdu
Où les soirs vibrent de liesses ?
Après les nocturnes ivresses
L’aube du matin tôt venu
Ranime de sans cesse nouvelles promesses.

Connais-tu le pays des désirs caressants
Où la mer a des flots berçants,
Où, muette de toute parole,
En des rythmes de barcarolle
L’âme des amants
Vole ?


O toi dont les regards
Sont pleins de cieux épars
Et de nuits d’harmonie
Et de fête et de silencieuse folie,
Connais-tu les bienheureux départs
Vers ce pays de l’Italie ?


III


Oui, je sais
Que vous êtes une petite reine
De naissance lointaine,
Enfant d’obscures forêts.

Quels inconnus relais
Mènent en cette terre incertaine,
Oh ! je sais
Que vous êtes une petite reine.

Votre primordial palais,
C’était quelque roche hautaine,
Un champ pâle de marjolaine,
Une lande d’irréels genêts…
Oui, je sais.


II

L’ESPAGNE


Connais-tu le pays au delà des monts ?
Autrefois, dans les siècles féconds,
Régna sa force et sa merveille ;
Maintenant il sommeille
En des repos profonds
Où la souvenance seule veille.

temps ! ô splendeur ! ô effroi !
Gloire de l’épée et de la foi !
Pays d’ombre et de lumière !
Âme ténébreuse et fière.
Force où resplendissait la loi !
Orgueil qu’accompagnait la prière !

Maintenant près de l’obscur arceau
De la cathédrale effondrée au cours fuyant de l’eau.
Tandis que le soleil et l’heure nonchalante passe,
Rien ne trouble le vide de l’espace
Que le refrain du boléro
Où rêve quelque voix très lasse.


Connais-tu le pays ombreux
Des grands midis silencieux
Où de folles gloires sanglotent,
Où chuchotent
Les passés les plus radieux,
Cette Espagne où nos âmes flottent ?


V


Un jour, un rêvé chevalier,
Tandis qu’une pauvre pucelle,
Sous l’oppression du siècle grossier

Et de l’injustice et de la loi cruelle
Et du monde où tout ment
Et de la vie qui tout flagelle,

Se tordait les bras, invoquant
L’impossible,
Et fléchissait misérablement,

Un jour, un chevalier vêtu d’argent incorruptible
Est apparu du fond brumeux
De l’éternel inaccessible ;

Il est venu, venant des cieux.
Il est descendu d’une nue,
Souverain et mystérieux,


Et vers l’élue
Il a penché son front vainqueur,
Demandant le baiser de bienvenue.

… Ainsi, tandis que mon lamentable cœur
Saigne et se déchire à vivre
Et se consume en sa langueur,

Tout à coup mon destin se délivre
Et toutes espérances ont leur retour.
Car voici que derrière le givre,

A l’horizon tout blanc de jour.
Dans l’infini resplendissant de ma fenêtre,
Ô toi, le Lohengrin de mon amour,

Femme, tu viens d’apparaître.


VI

L’ANGLETERRE


Connais-tu l’île blanche de Thulé ?
Connais-tu ce ciel de nuages auréolé,
Ce ciel ceint de brume éphémère ?
Connais-tu la vaporeuse terre,
Le pays pâlement constellé,
L’Angleterre ?

Connais-tu ce sol fourmillant
Où tout est bruit et mouvement ?
Là les foules humaines
En des confusions souveraines
Grouillent éternellement
Vers où l’illusion les mène.

Combien moelleux le songe dort
Et s’envole et se repose et vole encor
Parmi ces rives, ô Tamise,
Où la paix de l’être s’hyperbolise,
Tandis qu’en un insatiable effort
Roule la multitude grise !


O trop pensive Dalila,
N’est-ce pas là
Que deux amours immaculées
Auraient leur couche appareillée,
En ce calme et ce brouhaha
Par qui toutes choses sont emmêlées ?


VII


Vous êtes femme, et dans mon âme
Ainsi qu’une Notre-Dame
Il me plaît parfois vous vêtir
D’un blanc manteau de martyr
Et d’un sourire oint de dictame.

Ma passion qui vers vous brame
En vos yeux découvre une inexhaustible flamme,
Quand en vos bras je suis venu m’anéantir ;
Vous êtes femme…

Comme une princesse de mélodrame
Je vous adore dans nos soirs d’épithalame,
Et d’idéal j’aime à vous investir…
Mais de la splendeur qu’en votre front je ne veux cesser de sertir
Je connais la féerique trame :
— Vous êtes femme.


VIII

LA-BAS


Le connais-tu ? c’est un pays lointain,
Si lointain qu’à travers le surhumain
Hors le temps et l’espace
Il s’efface,
Au delà de l’hier et du demain,
En deçà de toute place.

Le connais-tu, le beau pays de méditation,
La Sion
Éperdue
Que le cœur institue,
Le royaume de suggestion
Où l’âme erre nue ?

Il suffit, il suffit,
Pour vivre au pays infini,
Que tu me baises, ô maîtresse,
Qu’en ton âme ma caresse
Éveille un écho ami,
Et que nous enlacions notre double tristesse,


Et là, si tu le veux,
Dans le lieu étroit où s’enferment nos yeux,
En cette minute brève,
Nous aurons l’heure que rien n’achève
Et l’étendue des plus illimités cieux…
Le connais-tu, dis, le pays du rêve ?


IX


Non, tu n’es qu’une femme parmi les autres ;
Et qui sait
Si les visions où se plaît
Notre songe, sont bien nôtres ?

Entre les sensuelles fleurs où tu te vautres,
J’ignore quel hochet
Exalte le secret
De tes yeux qui de l’idéal semblent apôtres.

Mais dans la langueur
De ta face et de tes mains et de ton cœur
Toute l’œuvre de mon désir se ligue ;

Et, comme en un site d’apparition,
Follement et divinement je navigue
En ta délicieuse illusion.